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Full text of "Amsterdam et Venise .."

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I 


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AMSTERDAM 


ET 


VENISE 


L'auteur  et  Ii'.>  édileuia  deelnreiit  réserver  leurs  droit>  de  Iraduelion  et  <lc  renroduetion 
à  rélraiijier, 

Ce    \(dume    a    été    député    au    uiiuislènj    de    l'intérieur    (seelion    de    la    liljrairle)    en 
(Htuhre  1876. 


PARIS.    T^POCHAPIIIb    DE    E.    ILOS    ET    C"',     HUE    CARANCIËRE,    8. 


I 


AMSTERDAM 


ET 


VENISE 


L'auteur  et  le"»  pciiteuia  dériareiil  révser\er  leurs  droil>  de  traduclion  el  de  repioduitit^n 
à  rctian{»rr. 

Ce    vulutne    a    été    déposé    au    niiuîstère    de    rintéiieur    (. section    dv    la    librairie)    rn 
(H'iobre  1876. 


PARIS.    T\POGHAPIim    DE    L.    TLOX    ET    C"*,     I\UE    CARANClÈRE,    8. 


^^.-^■<,.;r^>l|y;' 


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^  '  /3% 


HENRY    HAVARD 


AMSTERDAM 

ET 

VENISE 


DE  SEPT  EAUX'FORTKS.  PAR  HU.  LËOPOLD  FLAUEHG  ET  GAUGMKREL 

KT    DE   CKNT    VI NOT-QII ATRE  CBAVCBES    SCR    BOIS 


PARIS 

lî.   PLON    ET   C'',   IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

10,    RUE    UAflANCIÈRE 

1816 


«r     r 


A  MADAME  LÉON  PIET, 


À    ÀJSGOULÉAIE 


»<  Cest  une  belle  chose  que  les  voyages^  a  écrit  un  grand  esprit 
du  siècle  dernier;  mais  il  faut  avoir  perdu  son  père,  sa  mère,  ses 
amis,  ou  nen  avoir  jamais  eu,  pour  errer  par  état  sur  la  surface 
du  globe.  » 

Cette  boutade  de  Diderot  est  peu  faite  pour  développer  chez  nous 
le  goût  des  excursions  lointaines  ;  aussi  est-^e  pour  lui  donner  un 
démenti  que  je  vous  offre  ce  livre,  résultat  de  longs  séjours  au  delà 
de  nos  frontières,  et  je  vous  prie  d'en  accepter  r hommage  comme 
un  témoignage  de  mon  inaltérable  et  filiale  affection. 


IlEtiHr  HAVARD. 


La  Haye ,  30  septembre  1876. 


J 


AVERTISSEMENT  DES   ÉDITEURS 


Le  livra  que  nous  publions  aujourd'hui  répond,  croyons- 
nous,  aux  exigences  de  notre  époque  cuneuse  et  instruite, 
parce  qu'il  sait  dissimuler,  sous  une  fbraie  enjouée  et  des 
allures  pittoresques,  un  grand  fonds  d'érudition,  des  recherches 
sérieuses   et   une  foule  de  détails  vrais  contrôlés  aux  sources 


mêmes. 


L'intérêt  que  présente  un  pareil  ouvrage  se  comprend  de 
prime  abord  ;  et  il  n'est  guère  besoin  d'insister  pour  que  le 
lecteur  sente  quels  piquants  problèmes  d'histoire,  d'ethnogra- 
phie et  d'esthétique  en  forment  la  base. 

Les  noms  des  deux  brîllantes  cités  inscrits  au  frontispice 
de  ce  livre  suffisent  pour  évoquer  tout  un  monde  de  faits 
glorieux ,*  d'institutions  remarquables,  de  mœurs  particulières, 
pour  rappeler  à  l'esprit  ébloui  les  sublimes  pages  d'un  art 
merveilleux  qui  ont  pu  ètve  égalées  par  d'autres  écoles, 
mais  qui  n'ont  été  dépassées  dans  aucun  autre  temps,  ni  dans  ' 
aucun  pays. 

Toutes  ces  particularités  de  mœurs  et   d'art  composent  la 

« 

trame  de  cette  patiente  étude,  trame  richement  brodée  d'aneo- 


a 


AYERTISSEMEPST  DES   ÉDITEURS. 


c 


lotes  piquantes,  de  faits  nouveaux,  d'appréciations  esthétiques 
et  philosophiques  dictées  par  une  science  de  bon  aloi,  c'est- 
à-dire  irréprochable,  mais  aimable  et  sans  pédantisme.  Car 
telles  sont  les  qualités  que  le  lecteur  exige  aujourd'hui  des 
écrivains  qui  veulent  lui  plaire,  en  même  temps  qu'il  réclame 
des  éditeurs  une  exécution  matérielle  en  harmonie  avec  le 
caractère  général  de  l'ouvrage. 

Pour  mener  à  bonne  fin  une  œuvre  aussi  complexe,  nul 
ne  nous  paraissait  mieux  préparé  par  ses  travaux  antérieurs  que 
l'écrivain  des  Mei^eilles  de  l'art  hollandais,  que  l'historien 
des  Filles  mortes  du  Zuiderzée  et  de  tant  d'auti^es  ouvrages. 
Dans  les  pays  mêmes  qu'il  s'est  chargé  de  nous  faire  connaître, 
M.  Henry  Havard  s'est  en  effet  acquis  par  ces  publications  la 
plus  légitime  autorité. 

La  tâche  de  l'auteur  a  été  facilitée  d'ailleurs  par  de  savantes 
amitiés  :  M.  Henry  Havard  ne  nous  permettrait  pas  d'oublier 
dans  l'expression  de  sa  gratitude  M.  Campbell,  directeur  de 
la  Bibliothèque  royale  de  la  Haye;  M.  Valentinelli ,  directeur 
de  la  bibliothèque  Marciana  à  Venise,  et  M.  Scheltema, 
le  laborieux  archiviste  d'Amsterdam. 

Le  livre  écrit,  il  fallait  songer  à  l'illustrer.  Pour  que 
l'illustration  complétât  dignement  le  texte,  nous  avons  eu  recours 
au  beau  talent  de  deux  des  premiei^  aquafortistes  de  noti^ 
temps.  MM.  Léopold  Flameng  et  Gaudiei^el  ont  gravé  pour 
nous ,  l'un  sur  les  bords  de  l'Amstel ,  l'autre  à  Venise  ^  toute 
une  série  de  planches  lumineuses  qui  seix)nt  vivement  goûtées  des 
amateui^.  En  outre,  cent  vîngt-quati^  bois  répartis  dans  le  texte, 


AVERTISSEMENT   DES  ÉDITEURS.  xi 

et  dont  UQ  certain  uombre  ont  été  dessinés  d'après  nature  par 
Tauteur  lui-même,  viennent  animer  Touvrafje  et  lui  donner 
ce  caractère  pittoi'esque  qui  aide  tant  à  la  lecture.  —  Con- 
naissant du  i^este  le  {joùt  du  public  d'élite ,  auquel  nous 
nous  adressons ,  pour  les  œuvres  des  vieux  maîtres ,  nous 
avons  fait  en  sorte ,  chaque  fois  que  cela  nous  était  possible , 
de  reproduire  quelqu^un  de  leurs  ouvrages.  Et  sur  ce  point, 
nous  devons  des  remercîments  à  M.  Loones,  l'habile  éditeur 
de  V Histoire  des  peiiitres ,  qui  a  bien  voulu  mettre  à  notre 
disposition  la  précieuse  série  de  documents  quUl  possède. 

Quant  à  l'exécution  typographique,  désireux  de  lui  donner 
tous  nos  soins,  nous  avons  tenu  à  ce  qu^ÀMSTERDAM  ET 
Venise  fut  imprimé  avec  deSw  caractèi'cs  neufs ,  fondus  exprès , 
sur  un  beau  papier  vélin,  spécialement  fabriqué  par  les  pa- 
peteries du  Marais. 

Nous  avons  fait ,  on  le  voit ,  tout  notre  possible  pom* 
réussir  suivant  le  précepte  d'Horace.  Nous  espérons  que  le 
public  nous  saura  gré  de  nos  efforts ,  et  nous  prouvera 
qu^en  comptant  sur  sa ,  bienveillance  nous  ne  nous  sommes 
pas  trompés. 


PREMIÈRE   PARTIE 


LES    DEUX   VILLES 


J 


AMSTERDAM  ET  VENISE 


I 


LA  VENISE  DU  NORD 

Eaison  d*mL  snmom.  -r-  Conforinité  d*liÎ8toire,  —  La  'politique^  les  •cieneet  et  lei  erte. 

Noire  programme.  —  En  avant. 


A  Tëpoque  où  j'habitais  Amsterdam ,  il  ne  m'est  g[uère  arrivé  de 
prononcer,  devant  un  étranger,  le  nom  de  cette  g[raQde  et  belle 
ville  sans  l'entendre  immédiatemeiït  appeler  la  «  Venise  du  Nord  » . 

Il  est  certain  qae,  pour  ceux  qui  connaissent  à  fond  l'histoire  de 
la  Hollande  et  celle  de  la  Yénétie^qui  ont  vécu  dans  les  deux  pays, 
étudié  le  caractère  des  habitants,  pénétré  les  mœurs  et  les  cou*- 
tumes,  fouillé  les  traditions,  il  y  a  entre  Amsterdam  et  Venise  des 
analogies  frappantes. 

Placées  toutes  deux  au  fond  d'un  golfe,  à  la  base  d'une  pres«* 
qu'île,  elles  ont  dû,  l'une  et  l'autre,  au  commercé  maritime  une 
prospérité  inouïe.  Gouvernées  par  une  bourgeoisie  patricienne 
amoureuse  de  son  indépendance,  impatiente  du  moindre  joug^ 
elles  ont  vu  fonctionner  chez  elles  le  système  républicain,  à  une 
époque  où  il  était  banni  de  tout  le  reste  du  monde.  Toutes  deux, 
elles  ont  pratiqué  la  tolérance  religieuse,  dans  un  temps  où  la 
guerre  et  les  persécutions  s'attaquant,  suivant  les  lieux ,  à  la  plu- 
part des  croyances,  couvraient  la  campagne  de  ruines  et  leà  gibets 
de  cadavres  sanglants.  Toutes  deux,  elles  ont  dû  à  cette  indé- 
pendance d*esprit  de  pouvoir  trafiquer  avec  des  peuples  que  les 
autres  nations  savaient  seulement  combattre,  et  d'amasser  des 
richesses  immenses  en  devenant  les  entrepositairiea  de  l'Orient, 


I 


2  AMSTERDAM   ET  VENISE.' 

Plaçant  tout  leur  espoir  dans  leurs  forces  navales,  elles  ont  conquis 
une  inaltérable  renommée,  parla  bravoure,  Taudace  et  la  science 
de  leurs  amiraux,  la  valeur  de  leurs  équipages,  rexcellence  de 
leurs  flottes  et  le  nombre  de  leurs  navires,  qui  leur  assuraient  la 
suprématie  des  mers^  Poussées  toutes  deux  par  un  même  mobile, 
se  défiant  de  l'obéissance  passive  des  troupes  et  voyant  dans  la 
gloire  des  généraux  une  menace  perpétuelle  pour  leur  liberté ,  elles 
abandonnèrent  à  des  mercenaires  la  défense  de  lem*  territoire. 
Mais,  malgré  cet  abandon  de  leur  sécurité  en  des  mains  étrangères, 
elles  surent,  dans  les  revers,  faire  face  à  tous  leurs  ennemis,  ne 
désespérèrent  jamais  de  l'avenir,  et  c'est  avec  une  énergie  et  une 
résolution  sans  égales  qu'elles  ont  fait  échec  aux  nations  les  plus 
redoutables,  et  tenu  tête  aux  plus  effroyables  coalitions. 

Si  de  la  politique  nous  passons  dans  le  domaine  de  l'industrie, 

>  L'histoire  des  Pays-Bas  est  si  peu  connue  en  Europe,  qu^un  grand  nombre 
de  personnes  pourraient  s'étonner  de  l'importance  que  nous  donnons  à  Amster- 
dam et  croire  que  nous  exagérons  le  rôle  que  cette  cité  a  joué  dans  cette  histoire. 
— ^  11  n'en  est  rien  cependant.  En  apparence,. Amsterdam  n'était  en  effet  qu'une 
ville  principale  de  la  province  de  Hollande,  et  cette  province  ne  disposait  point, 
dans  la  réunion  des  Ëtats-Généraux ,  d'un  nombre  de  voix  supérieur  à  celui 
que  possédait  chacune  des  six  autres  provinces  qui  composaient  l'Union.  En 
sorte  que  la  Hollande  n'avait,  sur  les  décisions  à  prendre,  ni  plus  ni  moins  d'in* 
fluence  que  la  Gueldre  ou  l'Overyssel.  Mais,  dès  qu'on  passait  du  chapitre  des 
résolutions  à  celui  des  voies  et  moyens,  les  choses  changeaient  d'aspect.  Le 
vote  des  Ëtats-Généraux  n'engageant  que  ceux  qui  avaient  adhéré  à  ce  vote, 
il  suffisait  que  la  Hollande  se  prononçât  dans  un  sens  ou  dans  l'autre  pour 
rendre  l'exécution  possible  ou  pour  l'empêcher.  Cette  province,  en  effet,  payait 
à  elle  seule  plus  que  les  six  autres,  car  les  charges  étaient  réparties  de  la  ma* 
nière  suivante  : 

Pour  chaque  dépense  de  cent  livres, 

La  Gueldre  donnait 5  livres,  12  sols,  B  deniers, 

La  Zélande 9  3  8 

L'Utrecht 5  16  5  1/2 

La  Frise 11  13  3  1/2 

L'Overyssel 3  11  5 

LaGroningue 16  7  1/2 

et  la  Hollande  à  elle  seule  foarnissait.  58  6  3  1/2 


•^m 


100  0  0 

Ou  comprend  dès  lors  de  quelle  importance  était  le  concours  de  cette  pro- 
vince. H  lui  suffisait  de  se  retirer  pour  empêcher  toute  entreprise,  et  dès  qu'elle 


LÀ  VENISE  DU   NORD.  3 

des  lettres ,  et  dans  celui  des  sciences  et  des  arts ,  nous  trouverons 
là  encore  des  analogies  bien  singulières.  Venise  et  Amsterdam  ont 
TU  fleurir  les  mêmes  métiers;  à  côté  de  l'industrie  et  surtout  du 
commerce ,  elles  ont  l'une  et  l'autre  fait  une  large  place  aux 
érudits  et  aux  savants ,  et  la  typographie  européenne  s'ehorgueiUit 
presque  autant  des  éditions  d'Amsterdam  que  de  celles  de  Venise. 
La  pensée  humaine,  en  effet,  doit  aux  libraires  de  ces  deux  villes 
d'avoir  pu  se  perfectionner  et  s'élever  à  des  hauteurs  inconnues 
jusque-là.  L'art,  enfin,  présente  dans  les  deux  pays  les  mêmes  carac- 
tères. Leur  architecture,  autochthone  bien  qu'empruntée  en  partie  à 
des  peuples  méridionaux ,  affecte  les  mêmes  défauts  et  des  beautés 
analogues.  La  sculpture  y  est  lettre  morte,  et  ni  l'une  ni  l'autre  n'ont 
vu  naître  dans  leurs  murs  un  statuaire  de  renom.  La  musique  y 
est  adorée  sans  qu'elle  ait  donné  le  jour  à  uo  seul  compositeur 
de  génie.  Par  contre ,  la  peinture  y  a  brillé  d'un  éclat  identique* 
Après  l'école  vénitienne,  Técole  hollandaise  est  la  plus  coloriste 
de  celles  qui  ont  illustré  les  temps  modernes.  Chose  curieuse  !  quand 
nous  en  serons  arrivés  à  l'étude  de  ces  questions  artistiques  si  inté- 
ressantes et  si  attachantes,  nous  verrons  que  ce  sont  encore  lés 
mêmes  louanges  et  les  mêmes  reproches  qu'on  adresse  aux  deux 
écoles,  les  mêmes  qualités  qu'on  leur  reconnaît  et  les  mêmes  défauts. 

avait  résolu  de  se  lancer  dans  une  aventure,  elle  entraînait  à  sa  suite  les  autres 
provinces,  les  menaçant  sans  cela  de  faire  des  traités  particuliers.  Aussi  l'avis 
du  grand  pensionnaire  de  Hollande  avait- il  une  influence  extrême.  C'est 
lui  qui,  pour  ainsi  dire,  gouvernait  ioute  l'Union  et  conduisait  les  décisions 
des  États  Généraux,  et  les  intérêts  des  autres  provinces  se  trouvaient  parla 
subordonnés  à  ceux  de  la  Hollande. 

Or,  ce  qui  se  passait  aux  Ëtats  Généraux  pour  la  province  de  Hollande  se 
répétait  dans  les  états  provinciaux  de  Hollande  pour  la  ville  d'Amsterdam. 
Celle-ci  usait  des  mêmes  moyens  pour  forcer  la  main  aux  autres  cités  de  la 
province.  H  est  curieux  de  lire,  dans  les'  mémoires  du  dix-septième  et  du  dix- 
huitième  siècle,  les  récriminations  des  villes  hollandaises  contre  la  domination 
qu'Amsterdam  a  établie  sur  elles,  et  celles  des  provinces  néerlandaises  contre 
la  fc  tyrannie  que  la  Hollande  s'est  arrogée.  » 

Le  rôle  de  la  province  de  Hollande  avait  du  reste  aux  yeux  de  l'Europe  une 
importance  telle  que  c'est  sous  son  nom  qu'on  prit  l'habitude  de  désigner 
l'Union.  Et  aujourd'hui  encore',  nous  donnons  généralement  le  nom  de  Hol- 
lande au  royaume  des  Pays-Bas,  alors  que  la  Hollande  ne  forme,  à  pro- 
prement parler,  que  deux  des  onze  provinces  qui  le  composent. 


4  AMSTERDAM   ET   VENISE. 

Une  semblable  identité,  de  pai^ettles'  anfilogîes  'dans  la  vie  dis 
deux  peuples ,  suffisent  et  au  delà  à  légitimer  le  suruotti'  qui  nous 
occupe;  mais,  chose  bizarre,  ce  n^est  daDs  aucun  de  ^es,  rappwr 
chen>ents,  si  intéressants  pourtant  et  si  attachants,  que.  ee  surnom 
à  pris  naissance  ;  il  existait  avant  qu'Amsterdam  e&t  uu  art  partie 
culier,  un  commerce  sans  rival,  des  institutions  et  une  politiq^ 
semblables  i  celles ;de  Venise.  Au  scv^ième.sièçle,' alors  qu'elle  était 
encore  en  parloritîoa  de ;sa  grandeur,  Ouicciardini  le  lui  aecorde. 
Quelques  années  plus  tard,  Barléus^  dans  son  récit  détaillé  de 
Feutrée  de  Marie  de  Médicis,  le  lui  conserve,  et  le*  docte  Fokkens, 
dans  la  description  qu'il  en  fait  ^,  €onsaci*e  quelques  pages  à  un 
parallèle  d'autant  plus  curieux  que,  lui-même,  il  n'avait  jamais  vu 
la  reine  de  l'Adriatique.  '  • 

*  Pour  le  vulgaire,  qui  «'approfondit  pas,  ce' ne  sont  point  non 
plus  ces  analogies  si  piquantes  qui  pèsent. dans  la  balancé  :  la 
forme  extérieure  frappe  seule  les  imaginations  communes.  Les 
deux  villes  sont  bâties  sur  pilotis;  l'une  et  l'autre  sont  percées  dé 
canaux  sans  nombre  ;  chacune  est  un  composé  d'îlots  réunis  par 
des  centaines  de  ponts.  Il  n'en  faut  pas  plus  pour  constituer  une 
identité  indéniable,  et  ce  seul  fait  a  suffi  pour  qu'Amsterdam  devint 
la  «  Venise  du  Nord  ». 

Placé  par  les  événements  dans  d'excellentes  conditions  pour 
bien  connaître  Amsterdam  et  Venise;  ayant  pu  les  inspecter  à 
loisir,  les  parcourir  dans  tous  les  sens,  les  "vOir  sous  tous  leurs 
aspects,  il  nous  a  paru  intéressant  de  rechercher  quelles  étaient,  au 
point  de  vue  pittoresque,  les  similitudes  qui  pouvaient  exister  entre 
ces  deux  grandes  cités.  Nous  les  avons  doiïc  étudiées  avec  un  soin 
tout  spécial  et  une  attention  particulière,  cherchant  la  physionomie 
intime,  fouillant  les  coins  obscurs  et  nous  efforçant  de  faire  revivre^ 
dans  les  édifices  restés  debout,  les  glorieux  souvenirs  des  époques 
disparues. 

Cette  première  tâche  accomplie,  et  n'ayant  point  trouvé  dans  cet 
examen  physique  la  justification  du  surnom  qui  nous  préoccupait, 

»  •  ■  « 

>  Beschrijuingh  der  wijdt'-ifemiaarde  Koop-sfadt  Amstelredam, 


.   LA   VENISE  DU   NORD.  .  B 

il  nous  a  semblé  curieax  de  rechercher  si  les  analogies  historiques 
qui  nous  avaient  frappé  tout  d'abord,  sont  le  fait  d'un  pur  hasard, 
ou  la  dépendance  fatale  d'un  organisme  particulier,  commun  A 
Amsterdam  et  à  Venise.  En  un  mot,  ces  deux  arbres  situés  aux 
deux  extrémités  de  l'Allemagne  ont-ils  vu  grandir  les  méi|ies 
rameaux,  s'épanouir  les  mêmes  fleurs,  mûrir  les  mêmes  fruits 
par  un  accident  absolument  fortuit ,  ou  bien  parce  qu'ils  étaient 
d'une  même  essence  morale  et  placés ,  au  point  de  vue  ethnogra- 
phique, dans  une  situation  identique  ? 

Pour  résoudre  ce  problème;  l'un  des  plus  difficiles  mais  aussi 
l'un  des  plus  attrayants  que  l'on  puisse  poser,  il  nous  fallait  péné- 
trer la  vie  et  le  caractère  des  deux  peuples ,  observer  leurs  cou'» 
tuines,  étudier  leurs  moeurs  et  leurs  usages.  Cette  étude  minutieuse, 
s'appuyant  sur  la  connaissance  du  passé  ,  devait  nous  apprendre  si 
les  analogies  qui  se  rencontrent  à  chaque  pas  dans  l'existence  des 
deux  grandes  républiques  ne  se  retrouveraient  point  par  hasard 
dans  celle  des  habitants;  si  le  caractère  de  ces  deux  nations,  si  sem- 
blables daus  les  manifestations  publiques,  ne  montrerait  point  dans 
la  vie  privée  des  tendances  analogues;  si  eniîa  nous  ne  verrions 
pas ,  dans  les  mœurs  et  dans  les  usages ,  la  trace  de  cette  confor- 
mité d'esprit  qui  se  manifeste  dans  la  politique,  dans  l'adminis- 
tration de  l'État  en  même  temps  que  dans  les  arts. 

Pour  atteindre  notre  but,  nous  n'avions  point  cependant  la  pré- 
tention de  refaire  l'histoire  des  deux  grandes  villes.  M.  Daru  a 
écrit  celle  de  Venise;  elle  comprend  dix  gros  volumes,  et  les.savants 
la  tiennent  pour  fort  incomplète.  La  Beschryving  van  Amsterdam 
de  Wagenaar  n'en  compte  pas  moins  de  treize  et  remonte  à  un 
siècle,  c'est-à-dire  à  une  époque  où  les  archives  locales  n'avaient 
point  dit  leur  dernier  mot'.  Ces  deux  seuls  exemples  prouvent 
combien  une  semblable  besogne    sort  dii  cadre  que  nous  nous 

*  Toas  ceux  qui  se  sont  occupés  de  l'histoire  de  la  Hollande  savent  quelle 
lumière  les  travaux  de  MM.  Van  Lennep,  Motley,  Schelteina,  Eechoff,  etc.,  etc., 
ont  jetée  sur  certains  points  restés  jusque-là  fort  obscurs;  et  ceux  qui 
s'occupent  d'art  savent  quels  services  MM.  Bilrger,  Ch.  Blanc,  Immerzeel, 
Kramm,  etc«,  etc.,  ont  rendus  à  l'école  hollandaise. 


6  AMSTERDAM    ET   VENISE. 

sommes  tracé.  Aussi  nos  incursions  dans  le  temps  passé  n*ont-elles 
eu  lieu  que  sous  une  forme  purement  anecdotique,  et  c'est  sur  le 
temps  présent  que  nous  avons  concentré  nos  études  et  nos  efforts. 

Avons -nous  mieux  réussi  dans  celte  seconde  étude  que  dans 
la  première?  C'est  au  lecteur  de  décider  en  connaissance  de  cause* 
Il  nous  a  paru  intéressant  de  placer  sous  ses  yeux  ce  double 
parallèle  et  de  le  mettre  à  même  de  se  rendre  compte  des  dissem- 
blances et  des  analogies  qui  existent  entre  ces  deux  grandes  et 
nobles  cités. 

Pour  plus  de  clarté,  nous  avons  laissé  notre  travail  divisé  en 
deux  parties  :  la  première  comprend  les  deux  villes  ;  la  seconde 
est  consacrée  aux  deux  peuples. 

Dans  la  première,  nous  étudions  Amsterdam  et  Venise  au  point 
de  vue  pittoresque.  Nous  suivons  les  rues  et  les  quais ,  nous  lon*- 
geons  les  canaux,  nous  franchissons  les  ponts  et  les  traghetti^  nous 
prenons  des  vigilantes^  et  des  gondoles,  nous  flânons  sur  les  places, 
admirant  chaque  fois  que  cela  nous  est  possible ,  critiquant  lorsque 
nous  ne  pouvons  faire  autrement,  mais  toujours  observant,  remar- 
quant, comparant,  cherchant  à  étabUr  des  rapprochements  et 
notant  les  dissemblances. 

Dans  la  seconde,  nous  nous  efforçons  de  pénétrer  les  mœurs  et 
les  coutumes.  Nous  asseyant  au  foyer  de  la  famille,  parcourant  les 
théâtres,  les  bals  et  les  concerts,  nous  introduisant  dans  les  cercles, 
questionnant  les  gens  et  notant  leurs  réponses,  nous  tâchons  de 
démêler  le  caractère  et  la  physionomie  vraie  des  deux  peuples  tels 
qu'ils  ressortent  de  ces  habitudes  qu'on  a  si  justement  appelées 
une  seconde  nature.  Et  enfin,  comme  c'est  par  les  fruits  qu'il  donne 
qu'on  peut  le  mieux  juger  de  Tarbre  et  de  sa  qualité,  nous  ter- 
minons en  étudiant  avec  soin  l'art  de  nos  deux  nations. 

£t  maintenant  que  le  lecteur  sait  où  nous  voulons  le  mener, 
c'est  à  lui  de  décider  s'il  consent  à  nous  suivre.  Pour  nous,  nous 
n'avons  qu'un  mot  à  prononcer  :  Vooruit^  comme  on  dit  en  Hol- 
lande, ou  Àvantij  comme  on  dit  à  Venise.  C'est-à-dire:  En  avant! 


II 


ASPECT    GÉNÉRAL 


Un  mot  d*un  homme  el*esprit.  —  Toutes  les  gares  se  ressemblent.  —  Une  heureuse  excep- 
tion. —  Arrivée  ^  Venise.  —  Ombre  et  soleil.  —  Joie  et  tristesse.  —  Une  première 
impression.  *-*  Sur  mer.  — «  La  reine  de  TAdriatique.  —  Émotions  et  sensations.  — 
Marines  et  paysages.  —  Les  écluses  de  Scbellingwoude.  —  L*Y  et  ses  rivages. Am- 
sterdam. —  Son  port.  —  Sensations  et  émotions. 


Un  homme  d'infiniment  d'esprit  disait  qu'il  ne  devrait  être 
permis  aux  étrangers  d'entrer  la  première  fois  dans  Paris,  qu'en 
passant  sous  l'Arc  de  triomphe  de  l'Étoile,  en  descendant  les 
Champs-Elysées,  et  en  traversant  la  place  de  la  Concorde  et  les 
boulevards;  Cet  homme  d'esprit  avait  pleinement  raison.  Quelle 
idée  voulez-vous  qu'un  étranger  pût  concevoir  de  la  «  grande 
ville  ",  en  entrant  dans  Paris  par  la  barrière  Saint-Jacques  ou  le 
faubourg  Saint  «Denis?  Il  avait  beau  se  pencher  à  la  portière  de 
sa  chaise  de  poste  (en  ce  temps«là,  les  chemins  de  fer  n'existaient 
point  encore),  dévorer  des  yeux  les  rues,  les  ruelles  et  les  maisons. 
La  vue,  l'odorat,  tout  en  lui  était  blessé.  La  pi*emière  impression 
était  désastreuse;  et  tous  ceux  qui  se  mêlent  d'analyser  leurs  sen- 
sations, savent  le  rôle  immense  que  cette  première  impression  joue 
dans  la  vie. 

Depuis  l'invention  des  chemins  de  fer,  c'est  encore  bien  pis. 
L'arrivée  dans  une  ville,  quelle  qu'elle  soit,  est  toujours  d'une 
banalité  désespérante.  Toutes  les  gares  se  ressemblent.  Ces  vastes 
hangars ,  moitié  fer  et  moitié  cristal ,  ces  serres  énormes  où  fleu« 
rissent  les  wagons  et  les  locomotives,  on  l'on  est  aveuglé  par  la 
famée,  assourdi  par  les  coups  de  sifflet  et  le  roulement  des  wagons, 
oppressé  par  une  odeur  insupportable  de  houille  et  de  graisse, 
appartiennent  toutes  à  la  même  famille.  Point  d'émotion  spéciale. 


8  AMSTERDAM    ET  VENISE. 

point  de  caractère  particulier,  rien  qui  distingue  un  pays  d*un  antre, 
si  ce  n'est  le  langage ,  le  costume  des  employés  et  leur  brutalité  plus 
ou  moins  grande.  Et  puis  ce  sont  les  voitures  qu*il  faut  retenir, 
les  bagages  qu*il  faut  obtenir.  Au  milieu  de  tous  ces  tracas ,  de  ce 
brouhaha  intense,  la  première  impression  est  perdue.  C'est  un  vol 
que  le  progrès  a  fait  à  l'imagination. 

Venise  cependant  offre  une  exception  à  la  règle.  L'arrivée  n*y 
est  point  banale,  et  dès  qu'on  est  descendu  de  wagon,  le  caractère 
particulier  de  cette  ville  si  particulière  apparaît  dans  sa  nouveauté 
originale.  Le  courrier  qui  vous  attend  ne  vous  offre  point  de  monter 
en  voiture,  mais  bien  de  descendre  en  bateau.  La  gondole  est  là 
avec  ses  gondoliers.  Vous  n'y  songiez  plus.  Préoccupé  de  vos 
paquets ,  de  vos  billets  et  de  vos  malles ,  vous  aviez  oublié  le  lieu 
où  vous  êtes,  et  ce  que  vous  venez  voir.  Une  seule  parole  vous  rend 
à  la  réalité.  Vous  rentrez  brusquement  dans  un  monde  à  part,  que 
vous  rêvez  depuis  longtemps.  Vous  suivez  votre  nouveau  guide; 
vous  descendez  les  grandes  marches  de  pierre,  vous  entrez  dans 
la  gondole  et  vous  prenez  place  dans  la  petite  chambre  noire,  sur 
les  grands  coussins  de  cuir  rembourrés  de  duvet. 

Là,  étendu,  presque  couché,  mollement  bercé  par  le  mou-* 
vement  cadencé  de  vos  deux  rameurs,  vous  regardez  défiler,  par 
le  carreau  du  felze,  les  palais  de  marbre  et  de  brique,  les  églises 
inondées  de  soleil,  et  les  gondoles  noires  qui  volent  à  côté  de 
vous  sur  la  surface  argentée  du  Grand  Canal.  Mais  tout  à  coup  l'on 
tourne  brusquement.  Vous  voilà  dans  une  ruelle  étroite ,  naviguant 
entre  deux  longues  murailles  qui  vous  cachent  le  ciel.  On  rase  les 
poteaux  de  bois  peint;  on  frôle  les  marches  des  palais  verdies  par 
la  mousse  et  descellées  par  le  temps.  Le  silence,  que  vous  remar- 
quiez à  peine  quand  le  soleil  animait  tout  sous  vos  yeux,  semble 
devenir  plus  intense.  Seuls  le  bruissement  de  l'eau  et  le  cri  mono* 
tone  du  gondolier  viennent  troubler  ce  recueillement  étrange  d'une 
ville  qui  semble  endormie.  Cette  obscurité  et  ce  silence  vous  pénè- 
trent d'une  vague  inquiétude.  Il  semble  qu'on  traverse  un  lieu  aban- 
donné depuis  longtemps,  et  cette  sohtude  vous  pèse.  Mais  voilà  la 
lumière  qui  revient.  Voilà  de  nouveau  le  Grand  Canal  avec  ses 


ASPECT    GËNËRAL.  ,9 

-palais  dentelés,  ses  terrasses  de  granit  et  ses  façades  de  marbre. 
C'est  la  vie,  c'est  la  joie,  c'est  la  gaieté  exubérante. 

Du  premier  coup  vous  avez  ressenti  ces  deux  grandes  impres- 
sions qui  sont  le  propre  de  la  Venise  actuelle  :  la  mélancolie  de  sa 
grandear  passée,  et  la  folie  joyeuse  de  sa  lumière  éternelle.  Vous 


voyez  que  Venise  fait  exception  à  la  règle.  Mais ,  quelles  que 
soient  les  émotions  que  vous  venez  d'éprouver,  elles  n'appro- 
chent point  de  celles  qui  vous  attendent  si  vous  abordez  la  ville 
du  côté  de  la  mer.  Partons,  s'il  vous  plaît,  de  Trieste  ou  d'Ancône. 
Embarquons-nous  le  soir.  Le  lendemain  matin,  quand  le  soleil  aura 


10  AMSTERDAM    ET  VENISE. 

salué  la  nature ,  nous  monterons  sur  le  pont.  Fouillant  Thorizon 
du  reg[ard,  cherchant  à  percer  la  brume,  nous  nous  efforcerons 
de  démêler,  des  nuages  qui  nous  la  cachent,  la  merveille  que  nous 
cherchons.  Tout  à  coup,  au-dessus  des  flots  verts,  en  avant  des 
montagnes  bleues  dont  les  assises  se  perdent  dans  le  brouillard, 
nous  la  voyons  surgir.  Elle  scintille  au  milieu  des  îles  qui  l'entou- 
rent. Ses  palais  blancs  et  roses  semblent  flotter  sur  l'Adriatique. 
On  dirait  un  collier  de  perles  égaré  sur  un  tapis  de  velours  éme- 
raude. 

Mais  nous  avançons  toujours,  le  spectacle  grandit.  Malamocco, 
le  Lido,  Saint-Erasme,  forment  le  premier  plan.  A  droite,  Murano 
et  le  cimetière;  à  gauche,  San  Clémente,  San  Spirito  et  la  Grazia 
semblent  des  sentinelles  avancées.  Au  centre ,  les  monuments  se 
dressent;  le  campanile  et  les  dômes  de  Saint-Marc,  le  clocher  rose 
de  San  Giorgio-Maggiore  et  la  coupole  de  Santa  Maria  délia  Salute 
dessinent,  sur  le  ciel  bleu,  leurs  courbes  arrondies  ou  leurs  sommets 
pointus.  Les  formes  n'apparaissent  point  encore  claires  et  précises. 
Pas  de  contours  exacts  ;  ce  sont  des  taches  roses  et  blanches  qui 
font  saillie  sur  un  horizon  bleu  d'une  douceur  exquise  et  sur  les 
flots  verts  qui  s'argentent  aux  rayons  du  soleil.  A  droite,  à  gauche, 
au  milieu,  partout,  les  palais  de  marbre,  et  au-dessus  d'eux  les 
cimes  des  monuments  qui  s'éparpillent  dans  la  brume  dorée  comme 
les  notes  joyeuses  d'une  folle  chanson. 

A  chaque  instant,  le  spectacle  change.  A  mesure  que  nous 
approchons,  tout  ce  délicieux  chaos  se  débrouille  :  les  campaniles 
dedsinleni'leui^  profil  délicat  '  et  leâ'dèmes  leut*  coiffure  obèse;  les 
palaisi découpent  lèvre  bdlcohj  dentelés  et  leurs  toitures  orientales; 
les  oontoii^S'  ^'accusent'  davantage,  mais  les  tons  restent  les  mêmes. 
La  ville  conserve  des  teintes  blanches  et  roses,  le  ciel  et  la  mer 
leuTir*  nuances  ventes  «et  bleues^.  ' 

Spectacle  merveilleux  1  Gn* quelques  minutes  l'enthousiasme  qxiil 
inspire  nous  transporte  dans  un  monde  idéal.  Fatigues,  ennuis, 
dégpoùts^  tout  est  oublié.  II  suffît  d'un  regard  jeté  sur  ce  tableau 
superbe  pour  ne  plus  se  souvenir  de  la  propreté  douteuse  du  bord, 
du  lit  incommode  et  malsain  où  l'on  a  passé  tant  de  nuit^/et  des 


ASPECT   GÉNËRA.L.  11 

visages  anguleux  et  moaotones  qu'on  a  depuis  longtemps  sous  les 
yeux. 

Tout  cela  disparait  comme  par  enchantement.  Ou  ne  voit  et  l'on 
□é  veut  voir  que  la  ville  féerique.  On  est  là  haletant,  ému,  attendri. 
Ah  !  comme  ils  devaient  être  heureux  ces  intrépides  enfants  de 
l'Adriatique ,  quand  ,  après  avoir  surmonté  des  périls  et  des 
ohstacles  sans  nombre;  quand,  après  avoir  risqué  cent  fois  leur 
vie  pour  leur  patrie  hien-aimée,  ils  retrouvaient  leur  Venise  si  belle 
et  leur  cité  de  marbre  si  joyeusement  ensoleillée! 


VEKISE 
La  Madone  Jea  Lagunes. 

Nous  voilà  maintenant  dans  la  lagune.  Sur  ces  bas-fonds  la 
mer  prend  des  colorations  étranges.  Il  nous  faut  entrer  dans  le 
Canal  et,  pour  un  instant,  la  terre  et  les  maisons  qui  sont  proches 
nous  cachent  la  ville  à  laquelle  elles  servent  de  remparts.  IjCS 
bouées  nous  entourent  balançant  sur  les  eaux  leurs  têtes  vertes 
et  noires.  Puis  apparaissent  les  vaisseaux  à  l'ancre,  les  phares 
blancs,  les  palissades  et  les  petits  forts,  qui  montrent  au-dessus 
des  flots  leurs  créneaux  garnis  de  terre  et  leurs  embrasures  armées 
de  gros  canons  noirs.  A  di'oite  une  longue  bande  de  prairies  s'étend 
à  perte  de  vue.  Des  maisonnettes  faites  de  planches,  peintes  en' 


12  AMSTERDAM    ET    VENISE. 

couleur  claire  et  perchées  sur  des  pilotis,  projettent  en  avant  de 
petits  ponts  verts  ou  bleus,  qui  s'avancent  dans  la  mer. 

Puis,  au  milieu,  des  poteaux  de  bois  et,  surmontant  une  grosse 
poutre,  la  petite  niche  aux  parois  bariolées  qui  abrite  l'image  de 
la  Madone.  Devant  elle,  nuit  et  jour,  brûle  une  lampe  en  miniature 
qu'entretient  la  piété  des  matelots  et  que  le  vent  balance  au  gré 
de  ses  caprices.  Plus  loin,  nous  doublons  la  pointe  du  Lido.  Les 
maisons,  les  phares  et  les  bateaux  se  succèdent,  s*enlevant  en 
taches  foncées  sur  le  bleu  tendre  du  ciel,  et  mirant  dans  les  eaux 
limpides  leurs  masses  à  la  fois  sombres  et  gaies.  Une  minute 
encore  et  nous  voici  de  nouveau  devant  la  ville  de  marbre. 

Plus  on  approche  et  plus  elle  semble  belle.  A  droite,  le  jardin 
public  arrondit  ses  cimes  verdoyantes  ;  les  vaisseaux  majestueux 
semblent  dormir  sur  les  flots ,  tandis  que  les  grandes  barques  avec 
leurs  voiles  jaunes  paraissent  voler  à  leur  surface.  Les  palais, 
les  dômes  et  les  clochers,  les  quais  de  pierre  et  les  ponts  de 
marbre,  les  campaniles  rouges,  la  brique  rose  et  le  marbre  blanc^ 
les  fenêtres  bleues  et  les  toits  noirs,  tout  se  colore  et  s'illumine. 
C'est  un  concert  merveilleux  des  plus  riches  couleurs,  un  cliquetis 
des  nuances  les  plus  vives  et  les  plus  joyeuses. 

Toutes  les  merveilles  de  la  cité  sans  pareille  se  déroulent  alors 
devant  nous.  Les  tours  de  l'arsenal,  le  quai  des  Esclavons,  le 
Palais  ducal,  la  liibrairie  vieille,  la  Piazzetta  et  ses  colonnes,  les 
dômes  de  Saint-Marc,  le  Grand  Canal  avec  la  Sainte,  la  Dogana 
di  Mare  avec  ses  statues  et  sa  boule  d'or,  tout  cela  brille,  étin- 
celle, éblouit;  tout  cela  nous  charme,  nous  émeut  et  nous  électrise. 
On  sent  son  cœur  qui  bat  plus  vite;  il  semble  qu'une  fièvre  de  joie 
et  d'amour  s'empare  de  l'être  tout  entier ,  et  dans  ces  quelques 
minutes,  ivre  de  soleil  et  de  lumière ,  on  croit  appartenir  à  un 
monde  en  dehors  et  se  trouver  tout  à  coup  transporté  dans  le 
royaume  des  fées. 

Mais  le  port,  qui  jusque-là  avait  été  calme  et  tranquille,  s'anime 
tout  à  coup  ;  le  vaisseau  s'arrête  et  les  gondoles  accourent  ;  elles 
tournent  autour  de  nous.  Debout  à  l'arrière,  le  gondolier  nous 
hèle,  avec  son   meilleur  sourire  et  sou  salut  le  plus  gracieux. 


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ASPECT   GÉNÉRAL.  lô 

Encore  quelques  minutes  et  nous  voilà  à  son  bord.  Son  frêle  esquif 
s'ébranle,  et  bercés  par  son  mouvement  cadencé,  nous  rasons  la 
surface  de  Feau,  éblouis  par  le  soleil  et  caressés  par  la  brise. 

Voyez  combien  la  différence  est  grande  entre  la  vulgaire  arrivée 
par  le  chemin  de  fer  et  cette  entrée  majestueuse  que  nous  venons 
de  faire  dans  le  port  de  Venise  lu  Belle.  C'est  toujours  par  la 
mer  qu*il  faut  pénétrer  dans  les  cités  maritimes.  G^est  par  là 
seulement  qu'il  est  permis  de  juger  la  ville  dans  son  ensemble, 
et  d'embrasser  d'un  regard  ses  beautés  multiples. 

Vous  plait-il  que  nous  agissions  de  même  avec  Amsterdam  ? 

Laissons  pour  les  gens  d'affaires  le  chemin  de  fer  hollandais 
et  le  chemin  rhénan.  Supposons  que  nous  venons  du  Zuiderzée. 
Nous  nous  sommes  embarqués  à  Harlingen,  à  Lemmer,  à  Enkhuizen 
ou  simplement  à  Rampen.  Nous  venons  de  franchir  les  écluses  de 
SchelUngwoude.  Les  grandes  portes  ont  tourné  sur  leurs  gonds 
énormes  scellés  dans  le  granit.  Le  sifflet,  s'est  fait  entendre  et  notre 
bateau  s'est  mis  en  marche,  lançant  dans  les  airs  un  joyeux  panache 
de  blanche  fîimée.  Nous  'voilà  au  milieu  de  TY.  Les  rivages  qui 
sont  encore  proches  déroulent  à  perte  de  vue  de  verdoyantes  prai- 
ries, émaiUées  de  bestiaux  noirs  et  blancs.  Sur  la  droite,  l'Over-p 
toom  et  Nieuwendam  semblent  cacher  leurs  maisons  noires  et 
ronges  dans  les  grands  champs  de  colza  qui  les  entourent.  Plus 
bardis,  le  cloqher  relève  la  tête,  lance  dans  les  airs  sod  faite  pointu, 
et  le  moulin  à  vent  tourne  follement  ses  grandes  ailes  verted,  qui 
craquent  à  chaque  souffle  qui  passe.  Puis  c'est  la  pointe  du  Water- 
laad,.du  pays  de  l!eau,  qui  s'avance  dans  le  golfe  et  semble  tendre 
la  main  aux  jetées  de  la  ville  ^  et  par  derrière,  le  pays  de  la  Zaan 
avec. ses  myriades  de  moulins  noirs,  aux  ailes  jaunes  et  rouges^ 
qui,  dans  l'éloignement,  semblent  une  armée  bourdonnante  de 
gigantesques  sauterelles,  abattues  sur  la  prairie  sans  fin. 

Devant  nous  les  «  Tjalks  »  ventrus,  couchés  sur  le  côté ,  laissant 
flotter  leur  «  zward  »,  la  voile  brune  gonflée  par  le  vent,  le  pavillon 
tricolore  au  haut  du  mât,  sillonnent  en  tous  sens  la  plaine  argentée. 
Les  u  stoombooten  n  gagnent  bruyamment  l'entrée  du  Grand  Canal, 
qui  doit  les  mener  à  la  pointe  du  Helder.  Les  bateaux  roux,  chargés 


16  AMSTERDAM    ET    VENISE. 

de  lait  et  de  légumes,  dirigent  vers  la  grande  ville  leurs  montagnes 
de  provisions,  et  les  pêcheurs  nonchalants,  aux  chemises  rouges 
avec  leurs  vestes  brunes,  couchés  sur  le  pont  de  leurs  barques  arron- 
dies, attendent  le  milieu  du  jour  pour  franchir  les  écluses  et  com- 
mencer leur  course  aventureuse. 

Au  loin,  la  ville  nous  apparaît  perdue  dans  une  brume  azm*ée 
d'une  douceur  extrême.  Ses  campaniles  et  ses  clochers  se  dessinent 
à  peine.  Ses  vingt  mille  pignons  forment  une  immense  bande  noire 
qui  borde  Thorizon ,  et  qu'on  prendrait  à  cette  distance  pour  une 
dentelle  énorme  plaquée  sur  un  drap  d'argent. 

Bientôt  nous  longeons  la  digue  de  l'Est.  Les  bâtiments  qu'elle 
abrite  dressent  leur  forêt  de  cordages  et  de  mâts.  Derrière  eux, 
les  Docks  de  la  marine  royale  profilent  leurs  longues  silhouettes 
brunes,  et  le  bruit  de  la  ville,  qui  devient  plus  intense,  com- 
mence à  peupler  l'air  d'une  joyeuse  animation. 

Mais  notre  bâtiment  décrit  une  courbe  savante.  Tout  à  coup  il  fait 
face  à  la  grande  cité.  Nous  marchons  droit  sur  elle  et,  à  mesure  que 
nous  approchons,  ses  lignes  se  dessinent  et  ses  contours  s'accusent. 

Le  premier  plan  appartient  de  droit  à  une  flottille  de  légers 
bateaux  qu'on  charge  ou  qu'on  décharge.  De  petits  vapeurs,  prêts 
à  partir,  appellent,  avec  leur  cloche  joyeuse,  le  voyageur  en  retard. 
Les  grues  gémissent  en  enlevant  les  marchandises.  Les  tonneaux 
roulent  sur  le  pont,  et  les  ballots  s'engouffrent  dans  les  écoutilles 
béantes.  Puis,  derrière,  c'est  le  quai  avec  son  animation  joyeuse, 
sa  population  particulière  et  son  personnel  à  part.  Les  uns  fument 
et  causent,  attendant  qu'on  les  appelle  au  travail;  les  autres 
.déchargent  les  voitures  ou  chargent  les  bateaux.  Les  omnibus 
passent,  les  camions  s'arrêtent,  les  marchandises  arrivent.  On  les 
entasse  sur  le  quai  posément ,  tranquillement,  méthodiquement, 
sans  désordre  et  sans  fièvre. 

Plus  loin  se  dressent  les  maisons  longues,  étroites,  effilées  et 
peintes  en  couleur  sombre.  Par  leurs  fenêtres  sans  nombre  et 
toutes  encadrées  de  blanc,  elle  semblent  regarder  les  travailleurs 
et  surveiller  le  port.  Leur  perron  de  granit,  avec  sa  petite  balus- 
trade, les  défend  contre  les  indiscrétions  du  dehors,. et  l'ehtabie- 


j 


ASPECT   GÉNÉRAL.  17 

ment  qui  les  surmonte,  ombrageant  leur  sommet,  prend  les  airs 
victorieux  d'un  panache  de  bataille.  Entre  elles,  les  canaux  ouvrent 
de  longues  perspectives,  qui  permettent  au  regard  de  fouiller 
jusqu'au  centre  de  la  ville.  Alors  l'œil,  s'engouffrant  dans  ces 
longues  avenues,  s'en  va  chercher  dans  un  lointain  vague  et  indécis 
des  profils  d'une  douceur  exquise  qui,  perdus  dans  la  vapeur 
bleuâtre,  se  confondent  avec  les  nuages  de  l'horizon.  A  cette 
distance,  les  maisons^  si  longues  auprès  de  nous,  semblent  se  faire 
petites  pour  n'être  point  vues,  et  chaque  coup  d'œil  lancé  sur 
elles  a  l'air  d'une  indiscrétion.  Les  bateaux  rebondis  leur  font  un 
rempart  mouvant  de  leurs  longs  mâts ,  qui  balancent  en  l'air  leurs 
pavillons  multicolores;  et  ceux-ci  figurent  assez  bien  une  armée 
de  girouettes  dont  le  moindre  souffle  entretient  le  frémissement 
perpétuel.  Puis  c'est  un  brouhaha  joyeux,  une  sorte  de  grondement 
cadencé  indiquant  l'activité  et  la  vie,  qui  nous  arrive  par  ces 
artères ,  comme  ferait  le  sang  courant  à  gros  bouillons ,  et  Ton  se 
sent  exister  doublement ,  de  sa  vie  propre  d'abord  et  puis  de  celle 
de  cette  cité  turbulente  dont  chaque  instant  nous  révèle  davantage 
le  caractère  personnel  et  la  puissante  vitalité. 

Mais  bientôt  les  navires  qui  se  rapprochent  nous  empêchent 
de  fouiller  les  profondeurs  des  canaux.  Le  port  avec  son  animation 
appelle  de  nouveau  toute  notre  attention  et  occupe  tous  nos  regards. 
Notre  bateau  ralentit  sa  marche  et  semble  chercher  une  place  propice 
pour  pouvoir  nous  débarquer.  Les  mâts  des  vaisseaux,  les  portiques 
des  ponts-levis,  le  sommet  des  églises  et  le  toit  des  maisons  for- 
ment une  ligne  richement  colorée,  qui  tranche,  par  ses  teintes 
sombres,  sur  la  blancheur  argentée  du  ciel.  Au-dessus  de  ce 
chaos  d'habitations  brunes  et  titubantes,  se  dressent  les  campa- 
niles, les  tours,  les  dômes,  et  les  clochers  peints  en  noir.  Leurs 
formes  étranges,  bizarrement  dentelées,  orientales  ou  espagnoles 
pour  la  plupart,  accrochent  les  rayons  du  soleil^  et  les  carillons 
bruyants  lancent  dans  les  airs  les  refrains  cadencés  de  leurs  inters 
minables  chansons. 

A  mesure  que  nous  approchons,  le  merveilleux  spectacle  de 
cette  ville  bruissante,  agissante  et  vivante  nous  attache  et  non- 


18  AMSTERDAM  ET  VENISE, 

charme.  Curieuse  cité!  il  semble,  à  la  voir  pour  la  première  fois, 
qu'on  la  connaisse  depuis  longtemps  et  qu'on  l'ait  déjà  vue.  Tout 
en  elle  est  étrange,  unique,  original,  et  cependant  rien  ne  choque, 
rien  ne  contrarie  ni  ne  blesse. 

Elle  déroute  de  l'idée  qu'on  s'en  était  forgée ,  et  on  l'aime  mieux 
telle  qu'elle  est ,  que  comme  on  l'avait  imaginée.  Sa  vie  à  la  fois 
bruyante  et  calme,  tranquille  et  tumultueuse,  attii-e,  charme  et 
retient.  Elle  exerce  une  sorte  de  fascination  bizarre,  et  l'on  com- 
prend que  ceux  qui  ont,  dès  leurs  jeunes  ans,  appris  à  la  connaître, 
l'aiment  par-dessus  tout  et  ne  veuillent  jamais  la  quitter. 


III 


LA   PLACE   SAINT-MARC. 

Impressions  premières.  — Comparaison.  —  Guardati  daW  inira  cotunnio.  —  Le  Palais  ducal 
et  U  Librairie  Weille.  —  Le  campanile  et  la  Loggetta,  —  Saint-Marc,  les  Procuraties  et 
la  Fabhrica  nuova,  —  Sansovino,  Scnmozzi  et  Soli.  —  L'église  San  Gominiano.  ^-  Une 
antique  cérémonie.  —  La  place  et  ses  pijjeons.  —  Fêtes  populaires.  —  Le  gondolier 
Sanlo.  —  Le  Brogtio,  —  Intrigues  ei  conspirations.  —  Tumulte  populaire.  —  Uiîe  année 
(glorieuse  et  néfaste.  —  Manin  et  le  peuple.  —  Venise  la  nuit. 


Maintenant  que  nous  avons  pu  comparer  l'aspect  général  des 
deux  Venise^  que  nous  avons  éprouvé  les  sensations  que  font 
naître  à  première  vue  ces  deux  villes  si  originales ,  résumons  nos 
impressions  premières  et  voyons  quelles  analogies  nous  trouvons 
entre  elles.  A  bien  prendre,  il  n'y  en  a  qu'une  :  la  couleur.  Il 
est  difficile,  en  effet,  de  voir  deux  cités  plus  merveilleusement 
colorées. 

Mais  cette  analogie  unique  s'exprime  d'une  façon  si  différente 
dans  chacun  des  deux  cas ,  qu'il  est  à  peu  près  impossible  de  dire 
qu'elle  constitue  une  ressemblance.  Venise  se  détache  en  blanc 
et  en  rose  sur  un  ciel  bleu  foncé  et  une  mer  émeraude.  Amsterdam 
s'enlève  en  brun-roux  sur  un  ciel  d'aziu'  pâle  et  une  mer  argentée.- 

La  couleur  existe  de  part  et  d'autre,  mais  l'effet  produit  est 
absolument  contraire. 

L'impression  morale,  nous  l'avons  noté,  est,  elle  aiissi,  tout  à 
fait  différente.  Venise  est  calme  et  silencieuse  ;  Amsterdam  est 
plein  de  mouvement  et  de  bruits  L'une  est  la  ville  du  repos 
joyeux,  de  la  nonchalante  flânerie,  des  paresseux  et  des  rêveurs; 
l'autre  est  la  ville  du  travail  constant,  du  labeur  incessant,  la 
patrie  du  calcul  et  de  l'exactitude.  L'une  semble  se  plaire  dans  un 
recueillement  voisin  de  la  somnolence,  joyeux  avec  une  pointe  de 


22  AMSTERDAM    ET    VENISE. 

douce  mélancolie;  Faiitre  bourdonne  comme  une  ruche  prévoyante 
et  afFairée,  où  Ton  ne  s*abandonne  au  plaisir  que  lorsque  la 
beso{;ne  est  faite  et  la  tâche  du  jour  accomplie. 

Voyons  maintenant  lés  choses  plus  à  fond.  Parcourons  les  deux 
villes  et  regardons  si  nous  ne  découvrirons  pas  à  l'intérieur  quelques 
ressemblances  un  peu  mieux  dessinées. 

Nous  venons  de  quitter  notre  gros  -navire.  Nous  avons  pris 
place  dans  une  gondole  découverte.  Le  barcarol,  faisant  pivoter 
l'éperon  de  sa  barque,  se  dirige  vers  la  Piazzetta.  Il  aborde  en 
face  des  colonnes  de  granit,  et  Saint-Georges,  du  haut  de  son 
antique  belvédère,  laisse  tomber  sur  nous  un  regard  protecteur. 
Gardons -nous  toutefois  de  passer  entre  les  colonnes.  Gela  porte 
malheur.  «  Guardati  daW  intra  colunnio!  »»  C'est  depuis  bien 
longtemps  un  dicton  populaire.  Autre  part,  la  chose  ne  tirerait 
point  à  conséquence  ;  mais  nous  sommes  ici  dans  le  pays  de  la 
gettatura.  Il  ne  faut  pas  plaisanter  avec  ces  sortes  de  choses. 
Un  doge,  pour  n'y  avoir  pas  pris  garde,,  paya  de  sa  vie  cette 
fatale  imprudence.  C'est  un  exemple  qu'iL  faut  avoir  bien  soin  de 
ne  pas  imiter. 

Le  lieu,  du  reste,  est  assez  sinistre  pour  que  nous  l'évitions  :  c'est 
là  que  jadis  on  suspendait  les  cadavres  des  criminels;  les  uns,  de 
simples  malfaiteurs,  voleurs  ou  assassins,  par  la  gorge;  les  autres, 
criminels  d'État,  par  les  pieds. 

La  vue  de  ces  loques  humaines,  se  balançant  dans  les  airs, 
piquées  par  les  corbeaux  voraces  et  déchiquetées  par  le  temps» 
était,  parait-il,  d'un  salutaire  effet  sur  la  populace.  On  Je  petisait 
du  moins  ;  h  ce  point  que  lorsque ,  faute  de  coupables ,  la  place 
se  trouvait  momentanément  libre,  on  s'en  allait  quérir  aux  hôpi- 
taux quelque  triste  grabataire,  qu'on  accrochait  là  en  manière 
d'épouvantail. 

Mais  que  ce  péristyle  sinistre  ne  nous  empêche  pas  d'admirer 
les  merveilles  qui  se  déroulent  sous  nos  yeux.  Au  premier  plan,  les 
Colonnes  de  granit,  ht  Zecca,  le  Palais  ducal  et  la  Librairie  vieille, 
le  môle  et  le  ponte  delta  Pag  lia;  au  second,  le  campanile  et  le 
profil  de  l'église  Saint-Marc,  et  de  l'autre  côté  de  la  place,  dcr- 


LA  PLACE  SAINT-MARC.  2a 

rière  les  grands  mâts,  la  toui*  de  l'horloge  avec  son  cadran  étoile, 
son  lion  d'or  et  ses.  jacquemards  qui  frappent  les  heures.  Est- il 
rien  de  plus  magnifique  au  monde ,   surtout  rien  de  plus  complet  ? 

Examinons  maintenant  en  détail  chacun  des  monuments  qui 
composent  ce  merveilleux  tableau ,  chacun  des  bijoux  qui  meublent 
cet  écrin  sans  pareil. 

A  notre  droite ,  voilà  le  palais  ducal ,  avec  ses  gros  piliers  et  ses 
fines  ogives,  avec  sa  loggia  de  style  arabe,  soutenant  sur  une  gale- 
rie trilobée  sa  grande  marqueterie  de  marbre,  avec  sa  dentelle 
d'ogives ,  de  trèfles  et  de  quatrefeuilles ,  avec  ses  grandes  fenêtres 
encadrées  dans  leurs  gracieux  festons,  avec  ses  coins  ourlés  d'élé- 
gantes colonnettes.  La  corniche  qui  le  surmonte,  corniche  de 
marbre  blanc  moitié  gothique  et  moitié  byzantine,  découpe  sur 
le  ciel  bleu  ses  pyramides  évidées  et  ses  frêles  aiguilles,  semblables 
à  des  créneaux  dentelés.  Son  gracieux  balcon  brodé  dans  le  marbre, 
les  délicates  sculptures  qui  entourent  ses  chapiteaux ,  qui  grimpent 
aux  angles  des  fenêtres  et  accompagnent  les  ogives  dans  leurs  courbes 
majestueuses,  lui  donnent  un  aspect  de  richesse  et  d'élégance  qui 
charme  les  yeux ,  alors  que  son  grand  mur,  avec  sa  large  mosaïque 
de  marbre  rouge  et  blanc ,  lui  communique  une  physionomie 
robuste  et  solide  qui  étonne  et  impose.  A  la  fois  tribunal  et  con- 
seil, palais  et  prison,  cette  grande  merveille  s'accommode  à  ravir 
de  ce  superbe  contraste.  Sa  gracieuse  solidité  et  sa  sévère  élé- 
gance nous  disent  son  histoire,  bien  mieux  que  les  longues  chro- 
niques du  vieux  temps.  Ses  sombres  galeries  évoquent  un  autre 
âge,  et  ses  délicats  arceaux  racontent  à  tous  les  yeux  les  fêtes  d'au- 
trefois et  les  grandeurs  disparues. 

A  leur  vue  on  sent  le  passé  renaître.  L'antique  Venise  revit  sur 
cette  place  déserte,  où  jadis  elle  préparait  sa  politique  et  ses 
expéditions,  où  l'on  décidait  de  la  paix  du  monde  et  du  com- 
merce de  l'Orient.  Les  portiques  se  repeuplent  d'une  foule  animée , 
agitée,  anxieuse,  et  les  dalles  de  granit  disparaissent  sous  la  robe 
traînante  des  pregati,  sous  la  sombre  simarre  des  patriciens,  dont  les 
regards  se  reposent  avec  orgueil  sur  le  port  majestueux  couvert 
de  navires  et  encombré  de  richesses. 


»i 


24  AMSTERDAM   ET   VEHISE. 

A  notre  gaucbe  s'élève  un  autre  palais,  non  moins  beau  de 
lignes,  non  moins  gracieux  dans  ses  détails,  mais  qui  n'a  pas  cette 
majesté  sereine  ni  cette  austère  grandeur  :  c'est  la  Librairie  vieille, 
dont  la  façade   passe  pour  être  le  chef-d'œuvre  du  Sansovioo. 


PONTE   DELLA    PAGUA 
d'aprè»    une    |ieiDlarc    de    Canaletiu. 


L'ordonnance  eu  est  belle,  simple  et  savante,  bien  qu'elle  rompe 
avec  les  règles  antiques  '  ;  la  décora.lioD  surtout  en  est  magolfique. 
Ijcs  figures  qui  remplissent  les  tympans  des  archivoltes,  tes  clefs 
des  arcs,  ainsi  que  les  grandes  lignes  de  l'ai'chitecture  qui  les 

'  A  l'époque  OH  la  Librairie  vieille  fut  construite  par  le  Sansovino,  la  sou- 
mission aux  préceptes  de  Vilruve  était  telle,  que  certains  détails  de  ce  superbe 
monumeut  furent  critiqués  avec  une  ardeur  excessive,  notamment  la  bauteurdc 
l'entablement  et  l'abscucc  d'une  demi-inélope  sur  l'angle  de  )a  frise,  Hon-seule- 
menl  les  archilecles  du  temps,  mais  les  savants,  les  Itltéraleurs  et  le  cardinal 
Bembo  lui-même,  prirent  la  plume  ponr  di'puler  »ur  ces  pravos  <iiie«!o'is. 


LA  PLAGE  SAINT-MARC.  25 

entoure,  se  projettent  en  avant  avec  des  saillies  énormes,  d'un  relief 
et  d'une  hardiesse  incroyables.  Elles  colorent  ainsi  par  des  jeux  de 
lumière  cette  façade ,  qui  sans  cela  paraîtrait  froide  et  nue ,  terne  et 
sombre,  et  ne  pourrait  supporter  l'écrasant  voisinage  du  Palais  ducal. 
Ce  bel  édifice,  Tua  des  plus  élégants  qui  soient  non-seulement 
à  Venise,  mais  dans  toute  l'Italie,  faillit  pourtant  cofiter  la  liberté  à 
son  auteur  et  peut-être  lui  coûta  la  vie.  Tandis  que  Sansovino  acti- 


VENISE 
Le  (Umpenile  dé  Saïnl-Marc. 

vait  les  travaux,  une  des  voûtes  s'écroula.  Le  conseil  des  Dix,  tou- 
jours soupçonneux,  y  vit  un  crime  volontaire.  Préférant  accuser 
son  architecte'  de  malversation  plutôt  que  de  négligence  ou  de  faux 
calculs,  il  le  fit  jeter  en  prison,  le  dépouilla  de  sou  titre  d'archi- 
tecte de  la  Bépnblique,  et  allait  lui'faire  son  procès,  quand',  sur 
les  démarches  et  les  instances  du  Titien  et  de  l'Arétin,  le  pauvre 
homme  fut  rendu  à  la  liberté  et  à  ses  chers  travaux.  Toutefois, 
il  fallait  que  ce  crime  imaginaire  ou  imaginé  fût  expié  par 
quelqu'un.  L'officier  de  police  qui  avait  arrêté  le  grand  artiste 
fut  emprisonné  à  son  tour.  Le  malheureux  paya  d'une  longue 


26  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

détention  l'accident  arrivé  à  Farchitecte.  Mais  cette  étrange  justice 
dîstributive  ne  profita  guère  à  Sansovino.  Soit  que  les  émotions 
qu'il  avait  éprouvées  pendant  sa  détention  eussent  ébranlé  sa  santé, 
soit  pour  toute  autre  cause ,  il  ne  survécut  que  quelques  mois  à 
ce  retour  inespéré  de  la  faveur  publique.  Il  mourut  laissant  son 
œuvre  inachevée  ;  et  ce  fut  Scamozzi  qui  la  termina,  en  suivant  à  la 
lettre  les  projets  de  celui  qui  avait  été  son  ami  et  son  maître. 

Le  Sénat,  s'il  eût  voulu  réfléchir,  avant  d'accuser  son  archi- 
tecte favori,  eût  bien  pu  attribuer  à  l'inconsistance  du  sol  l'évé- 
nement dont  il  rendit  Sansovino  responsable.  Malgré  les  pilotis  sur 
lesquels  on  a  été  obligé  d'asseoir  tous  les  monuments  de  Venise,  le 
terrain  mouvant  s'est  plus  d'une  fois  dérobé  sous  leur  poids.  Le 
campanile  de  Saint-Marc,  qui  est  à  Venise  le  campanile  par  excel- 
lence, comme  la  place  qu'il  domine  est  la  seule  qui  porte  le  nom 
dé  piazza  ",  le  campanile  auquel  nous  sommes  arrivés  peut  nous 
en  fournir  un  exemple.  Fondé  dans  le  premier  quart  du  dixième 
siècle,  il  était  en  1080  parvenu  au  tiers  de  sa  hauteur  quand  le  terrain 
qui  lui  servait  de  base  céda  brusquement  sous  la  charge  des  maté- 
riaux. Dominique  Selvio,*  qui  pour  lors  était  doge,  ne  songea 
point  à  sacrifier  l'architecte  Vilipardi.  Il  se  contenta  de  faire 
abattre  le  clocher  et  de  le  faire  réédifier  quelques  toises  plus  loin , 
sur  l'emplacement  actuel. 

Toutefois  cette  énorme  construction  ne  fut  point  achevée  d'un  coup. 

Tout  d'abord  la  tour  ne  s'éleva  que  jusqu'à  la  plate-forme,  où 
sont  actuellement  les  cloches.  En  1178,  on  la  compléta  avec  une 
flèche  copiée  sur  un  modèle  antique*  Mais  cette  flèche  faisait, 
paraît-il,  un  assez  triste  effet.  C'est  pourquoi  en  1510,  sous  le  règne 
de  Lorédan,  on  la  démolit,  et  on  la  remplaça  par  celle  qui  existe  à 
présent,  avec  ses  lames  de  bronze,  ses  marbres  orientaux,  ses 
colonnes   de   granit  et  de  vert  antique. 

Tel  que  nous  le  voyons  aujourd'hui,  le  campanile  est  un  mo- 
nument plus  bizarre  que  joli ,  plus  imposant  que  gracieux ,  moins 


1  Les  places  sont  nombreuses  à  Venise.  Mais  seule  la  place  Saint-Marc  porte 
le  nom  de  place  (piazza)^  les  autres  sont  appelées  campo* 


LA  PLAGE  SAINT-MARG.  27 

élégant  qu'étrange.  Et  cependant  il  complète  d'une  façon  curieuse 
cet  ensemble  merveilleux  d'admirables  monuments.  On  est  telle* 
ment  habitué  à  le  voir  là,  qu'on  ne  peut  le  supposer  autre  part,  ni 
imaginer  quoi  que  ce  soit  qui  puisse  le  remplacer.  Il  fait  partie  d'un 
tout.  C'est  une  note  fantasque,  mais  qui  ne  trouble  point  l'har- 
monie générale. 

A  ses  pieds,  se  trouve  une  délicieuse  bonbonnière,  un  joli 
petit  édifice  dans  le  goût  florentin,  sculpté,  fouillé,  ciselé  avec 
amour,  et  dont  la  luxuriante  et  délicate  ornementation  tranche 
vivement  sur  la  robuste  nudité  du  beffroi,  dont  il  orne  la  base.  La 
Loggetta  est  un  bijou  de  marbre  et  de  bronze,  échappé  des  mains 
du  Sansovino.  Il  la  construisit  en  1540,  et  ses  élèves  l'ornèrent  de 
charmantes  statues ,  un  peu  maniérées  peut-être ,  et  de  chapiteaux 
finis,  fouillés  comme  des  pièces  d'orfèvrerie.  C'est  une  merveille 
que  cette  petite  loge.  Il  est  impossible  d'imaginer  rien  de  plus 
délicat  et  de  plus  riche;  et  l'on  ne  devinerait  guère,  à  la  voir  si 
pimpante  et  si  coquette  dans  ses  artistiques  atours ,  à  quelle  desti- 
nation particulière  elle  était  jadis  affectée. 

D'abord  elle  servit  aux  réunions  privées  des  nobles  patriciens. 
Puis,  en  1618,  après  que  l'effroyable  conspiration  dirigée  par  le 
comte  de  Bédemar  eut  miraculeusement  échoué  par  suite  de  la 
délation  de  Jossier',  la  Loggetta  devint  un  poste  d'observation. 
Elle  fut  occupée,  à  certaines  heures  du  jour,  par  un  procurateur 
de  Saint-Marc  et  une  troupe  d'ar^ena/o^//.  Cette  garde  avait  pour 


'  Cette  -conspiration,  connue  sous  le  nom  de  Conjuration  des  Espag^nols^ 
mit  la  république  et  la  ville  de  Venise  à  deux  doigts  de  leur  perte.  Ourdie  avec 
un  machiavélisme  inouï,  elle  était  à  la  veille  d'éclater,  lorsqu'un  des  conjurés, 
pris  de  remords  subit,  dénonça  ses  amis,  qui  presque  tous  périrent  dans  les 
plus  affreux  supplices.  Le  comte  de  Bédemar,  l'instigateur  et  le  chef  de  cette 
conspiration  extraoïxiinaire ,  ne  dut  la  vie  qu'à  son  audace  et  à  son  titre  d'am- 
bassadeur d'Espagne.  11  fut  du  reste  désavoué  par  le  roi  son  maître;  mais  les 
titres  et  les  honneurs  qu'il  obtint  dans  la  suite^  en  même  temps  que  le  chapeau 
de  cardinal,  prouvent  suffisamment  la  part  qui  revient  à  l'Espagne  dans  ce 
gigantesque  complot. 

Voir  à  ce  sujet  la  Conjuration  des  Espagnols.  Paris,  1674;  —  le  Mercure 
français,  161B,  et  les  historiens  Nani  etCappelletti.  —  M.  Daru  la  révoque  en 
doute,  mais  rien  ne  justifie  l'opinion  émise  par  l'historien  français. 


28  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

mission  de  veiller  sur  les  séances  du  grand  conseil,  et,  en  empêchant 
les  gens  armés  de  s'approcher  du  Palais,  de  prévenir  toute  surprise. 

Il  ne  faisait  pas  bon  braver  cette  consigne  rigoureuse  à  l'excès. 
Plus  d'un  imprudent,  qui  en  fit  l'essai,  ne  recommença  point,  et 
pour  cause.  Un  jour,  deux  sbires  qui  cherchaient  un  individu 
dénoncé  au  conseil  des  Dix,  crurent  l'apercevoir  dans  la  foule 
circulant  sur  la  Piazzetta.  Ils  passèrent  devant  le  campanile  pour 
aller  arrêter  leur  homme.  Tous  deux  avaient  la  rapière  au  côté. 
Un  des  arsenaloiti  les  héla  et  leur  intima  l'ordre  de  rétrograder. 
Ils  n^en  tinrent  point  compte.  En  un  instant  ils  furent  entourés', 
arrêtés  et  conduits  devant  le  procurateur.  Celui-ci  dressa  sur-le- 
champ  son  rapport.  La  procédure  ne  traîna  point  en  longueur.  Les 
pauvres  gens  ne  sortirent  de  la  Loggetta  que  pour  se  diriger  vers 
les  colonnes  de  granit,  et,  quelques  instants  plus  tard,  leurs  cadavres 
se  balançaient,  pendus  par  les  pieds  au  milieu  de  ceux  des  Cri- 
minels d'État. 

Pénétrons  maintenant  sur  la  place  Saint-Marc.  A  notre  droite,  la 
vieille  basihque,  que  nous  voyions  de  loin  dessiner  son  étrange 
profil,  développe  sa  superbe  façade,  avec  ses  courbes  bizarres, 
ses  cintres  enchevêtrés,  et  sa  profusion  de  colonnes,  dépouilles 
des  sanctuaires  byzantins  et  des  temples  antiques.  Partoot  les 
tons  les  plus  chauds  et  les  couleurs  les  plus  vives;  les  marbres  et  les 
mosaïques  étincellent  au  soleil;  l'or  resplendit,  formant  le  fond  des 
saints  tableaux  et  décorant  les  chapiteaux  des  colonnes.  C'est  un 
cliquetis  de  nuances  joyeuses,  une  harmonie  bruyante  de  tons  vifs 
et  généreux ,  que  dominent  les  grosses  coupoles  d'étain,  coifiRées 
de  lanternes  orientales,  et  portant,  en  guise  d'aigrettes,  des  croix 
fleuronnées ,  qui  brillent  dans  le  ciel  bleu  comme  des  étoiles  d*or. 

Plus  tard,  nous  reparlerons  de  cette  église  unique  au  monde  et 
de  cette  façade  sans  pareille.  Considérons  pour  le  momeni  la  place 
dôtit  elle  forme  la  base  et  dont  elle  est  le  principal  ornement.  Les 
trois  autres  côtés  de  cette  admirable  cour  de  marbre  sont  fermés 
par  de  larges  et  somptueux  édifices,  noblement  assis  sur  un  vaste 
portique  où  la  foule  se  presse  et  s'entasse,  regardant  et  caquetant, 
indiscrète  et  curieuse. 


LA  PLACE  SAINT-MARC.  29 

Ces  édifices  à  arcades  sont  les  Procuraties.  A  droite,  en  tour- 
nant le  dos  à  la  Basilique,  s'étendent  les  Procuraties  vieilles.  A 
gauche,  sont  les  Procuraties  neuves,  et  au  fond,  faisant  face 
à  l'église ,  la  partie  plus  récente  de  ces  somptueux  bâtiments  porte 
le  nom  de  Fubbrica  nuova.  La  place  n'est  point  régulière.  La  base 
est  plus  large  que  le  sommet,  et  l'ensemble  forme  un  trapèze  qui 
n'a  rien  cependant  que  d'agréable  à  l'œil  ' . 

Jadis  les  Procuraties  vieilles  et  nouvelles  sei*vaient  de  demeure 
aux  procurateurs  de  la  République.  Les  premières ,  oeuvre  de 
Lombarde,  sont  conçues  dans  le  goût  vénitien,  avec  des  ouver- 
tures nombreuses,  une  profusion  de  colonnes,  des  arcades  pres- 
sées et  des  corniches  crénelées,  dont  les  pinacles  à  jour  se  décou- 
pent sur  le  ciel.  Les  Procuraties  neuves  furent  édifiées  par  Scamozzi 
dans  le  goût  florentin.  Elles  portent  la  trace  de  l'inspiration  et  des 
conseils  du  Sansovino.  On  y  retrouve  cette  sage  et  noble  ordon- 
nance que  nous  avons  rencontrée  dans  la  Librairie  vieille,  dont 
ellei  ne  sont  du  reste  que  la  savante  continuation. 

Aujourd'hui  qu'il  n'y, a  plus  de  procurateurs  à  Venise,  les  unes 
et  les  autres  ont  changé  de  destination.  Les  Procuraties  neuves 
forment  une  façade  du  palais  royal.  Les  Procuraties  vieilles  sont 
devenues  des  habitations  particulières ,  et  tout  le  tour  de  la  place, 
abandonné  à  l'industiûe  privée,  est  garni  de  magasins  de  ver- 
reries, de  boutiques  d'orfèvres,  de  cafés  et  de  restaurants. 

Au  commencement  de  ce  siècle,  le. quatrième  côté,  celui  qui 
forme  le  sommet  du  trapèze,  était  occupé  par  l'église  San  Gemi- 
niano.  Cette  église ^  qui  faisait  face  à. la  Basilique  de  Saint-Marc, 
n'était  pas  fort  ancienne.  Elle  était  l'œuvre  du  Sausovino,.qui,  à 
sa  mort,  y  fut  enterré*. 


*  On  a  ppétëndii  que  te  campanile  avait  été  «ouâlruU  à  Tendroît  on  il  s'élève 
pour  rectifier  l>li(]pnement  de  la  place  qui  ,n*est  point  régulière.  Celte  opinion 
esl  saus  valeur,  puisque  le  campanile  est  antérieur  aux  autres  constructions 
qui  bordeht  la  place. 

*  A  la  démolition  de  Téglise,  en  1809,  les  cendres  du  grand  artiste  furent 
transportées  dans  réalise  San  Maurizîo;  aujourd'hiû  elles  se  trouvent,  siinsi  que 
son  mausolée,  au  Semuiaris  patriarcale ,  dont  la  chapelle  est  continue  à  ré(;li8e 
délia  Salute. 


30  AMSTERDAM   ET   VENISE. 

En  1809,  à  l'époque  où  Napoléon,  devenu  roi  d'Italie,  s*occu- 
paît  d'embellir  les  capitales  de  son  royaume,  l'église  fut  jetée 
bas,  et  l'architecte  Soli  fîit  chargé  de  compléter,  par  un  troisième 
palais  à  galeries,  l'ensemble  de  la  place  Saint-Marc.  Il  s'en  acquitta 
fort  heureusement,  prit  pour  modèle  l'œuvre  de  Sansovino,  et  la 
Fabbrica  nuova  ne  dépare  point  l'ensemble  de  cette  grande  et  belle 
place. 

Cette  église  San  Geminiano,  qu'on  détruisit  si  prestement, 
n'était  pas  la  première  de  ce  nom  qu'on  vît  sur  la  place  Saint- 
Marc.  Au  douzième  siècle,  il  en  existait  une  autre  à  l'endroit  où  se 
trouve  aujourd'hui  le  café  Florian,  c'est-à-dire  vers  le  milieu  des 
Procuraties  neuves.  Elle  gênait  la  circulation.  On  résolut  de  la 
démolir,  et  comme ,  à  cette  époque,  c'était  une  grosse  affaire  que 
de  toucher  à  un  lieu  sanctifié,  le  doge  en  demanda  l'autorisation 
à  Rome.  La  chambre  apostolique  répondit  doucement  que,  «  si 
le  Saint-Siège  ne  peut  autoriser  le  mal  que  l'on  veut  faire ,  il 
a  été  institué  pour  pardonner  celui  que  l'on  a  fait  ».  Aussi,  le 
sacré  collège  ne  tarda-t-il  pas  à  apprendre  que  l'église  avait  cessé 
d'être.  Il  réprimanda  doucement  la  République,  et  infligea  au  doge 
la  pénitence  de  faire  chaque  année  une  de  ces  processions  à  grand 
fracas,  dont  les  Vénitiens  furent  si  friands  à  tous  les  temps  de  leur 
histoire.  Tous  les  ans  donc,  suivi  d'un  pompeux  cortège,  le  doge  se 
rendait  sur  le  lieu  où  l'église  avait  jadis  existé.  Le  curé  le  recevait 
humblement,  lui  faisait  de  sages  et  timides  remontrances,  qu'il 
terminait  par  cette  invariable  question  : 

M  Quand  plaira-t-il  à  Votre  Sérénissime  Grandeur  de  faire  rebâtir 
mon  église?  » 

A  quoi  le  doge  répondait  :  «  L'an  qui  vient!  " 

Cette  pompeuse  cérémonie  dura  près  de  trois  cents  ans. 

Le  milieu  de  cette  place  si  grandiose,  qui,  moins  les  fleurs  et 
les  arbres,  ressemble  assez  au  Palais-Royal  de  Paris,  est  entièrement 
pavé  de  larges  dalles  de  granit.  C'est  là  que  s'ébattent  les  pigeons 
de  Saint-  Marc,  nourris  jadis  aux  frais  delà  République,  enti'etenus 
maintenant  par  la  générosité  des  promeneurs.  On  a  beaucoup  écrit 
pour  indiquer  l'origine  de  ces  gracieux  habitants,  et  la  source  des 


Lm  pigeons  de  S*i or-Marc. 


LA  PLAGE   SAINT-MARC.  33 

faveurs  que  leur  pro(li{juait  l'antique  Venise;  mais,  comme  tou- 
jours, on  s'est  trouvé  peu  d'accord.  L'opinion  la  plus  répandue 
est  que  leurs  glorieux  ancêtres  aidèrent  l'amiral  Dandolo  à  s'em- 
parer de  Candie.  Us  portaient  les  messages  de  l'armée  vénitienne, 
et  le  vainqueur  en  ramena  quelques  couples  dans  sa  patrie.  La 
République  les  adopta  et  pourvut  à  leurs  besoins.  Telle  est  la 
légende  la  plus  accréditée.  Le  certain,  c'est  que,  depuis  le  treizième 
siècle,  ils  vivent  en  bandes  sur  cette  place,  se  logent  dans  les  édifices 
qui  l'entourent,  et  se  réunissent  par  compagnies  sur  les  corniches  de 
Saint-Marc  et  les  arceaux  des  palais. 

Quand  la  République  cessa  d'être,  ils  ne  furent  point  aban- 
dobnés  pour  cela.  Une  des  maisons  composant  les  Procuraties 
vieilles  eut,  comme  redevance,  la  charge  de  les  nourrir,  et  quelques 
âmes  généreuses,  entre  autres  la  comtesse  Palcastro,  leur  firent 
des  distributions  quotidiennes.  Il  est  encore  curieux  de  les  voir 
accourir  à  heure  fixe ,  se  grouper  au  soleil  et  attendre  leur  pâture 
ordinaire.  Jamais  un  passant  ne  les  épeure,  jamais  un  gamin  ne  les 
poursuit.  La  foule  indignée  punirait  immédiatement  celui  qui  insul- 
terait ses  gracieux  protégés.  Aussi  ne  son^ils  nullement  farouches  ; 
ils  Viennent  prendre  dans  la  main  le  grain  qu'on  leur  offre ,  et  c'est 
uû  charmant  spectacle  que  de  voir  de  blondes  jeunes  filles,  aux 
toilettes  fraîches  et  aux  visages  plus  frais  encore,  dondant  à 
manger  à  ces  joyeux  oiseaux ,  qui  courent ,  volent  et  tburbillokiiieût 
autour  d'elles,  se  posant  sur  leurs  bras  ou  grimpant  sur  leurs  épaules. 

Il  y  en  a  une  légion ,  mais  on  doit  s'étonner  qu'il  n'y  en  ait  point 
encbra  davantage.  Songez  ce  qu'a  dû  produire  cette  libre  mul- 
tiplication depuis  six  siècles  que  les  premiers  exemplaires  furent 
importés  là.  On  dit  bien,  que  les  pieux  Vénitiens  poussent  Tamiour 
dé  leurs  hôtes  ailés  jusqu'à  dénicher  les  petits  et  en  faire  des 
fricassées  excellentes.  C'est  à  cette  affection  qu  on  devrait  de 
n'en  point  voir  un  nombre  bien  autrement  considérable.  Cette 
imputation,  qui  ne  manque  point  au  fond  d'une  certaine  vraisem- 
blance, doit  être  cependant  une  affreuse  calomnie.  Du  reste,  il 
nous  serait  assez  difficile  d'approfondir  ce  mystère.  Laissons-le 
donc  pour  de  plus  curieux  ou  pour  de  mieux  instruits. 


5 


34  AMSTERDAM   ET   VENISE. 

Les  pigeons  ne  sont  point  toutefois  le  seul  souvenir  d'Orient  qu'on 
retrouve  sur  la  place  Saint-Marc.  Devant  le  portail  de  l'église  se  dres- 
sent trois  grands  mâts  auxquels,  chaque  dimanche,  on  voit  flotter 
le  pavillon  italien.  Us  sont  fixés  dans  des  piédestaux  de  bronze  du 
plus  beau  travail.  Ces  piédestaux  remontent  aux  premières  années 
du  seizième  siècle.  Us  furent  sculptés  et  ciselés  par  Alexandre  Leo- 
pardo.  Les  trois  grands  mâts  qui  s'en  échappent  supportaient 
jadis  les  pavillons  de  Chypre,  de  Candie  et  de  Négrepont,  les  trois 
royaumes  orientaux  que  possédait  la  République.  Le  drapeau 
de  Négrepont  fut  remplacé  par  celui  de  Morée;  puis,  l'un  après 
l'autre ,  tous  trois  ils  disparurent. 

En  1811,  le  pavillon  français  flottait  seul  au  miheu.  L'amiral 
comte  de  Villaret-Joyeuse ,  qui  commandait  à  Venise,  eut  l'idée 
assez  étrange  d'utiliser  les  grands  mâts  de  droite  et  de  gauche. 
Il  les  convertit  en  mâts  de  cocagne ,  divertissement  fort  à  la  mode 
en  ce  temps-là.  On  les  lissa,  on  les  graissa,  et  tout  au  haut  on 
suspendit  une  couronne  de  feuillage,  ornée  de  la  timbale  de 
rigueur,  de  la  bourse  traditionnelle  et  du  couvert  d'argent.  Atti- 
rés par  l'appât  du  butin ,  gondoliers  et  matelots  se  présentèrent 
en  foule.  Mais  les  premiers  qui  tentèrent  l'aventure  furent  aussi 
les  derniers.  Un  marin  de  l'arsenal  était  parvenu  à  grimper  au  som- 
met. Déjà  il  soupesait  les  prix,  discutant  en  lui-même  celui  qui 
devait  le  mieux  lui  convenir,  quand  tout  à  coup,  pris  de  ver- 
tige, il  lâcha  tout,  tomba  sur  la  place  comme  une  masse  inerte,  et 
se  fendit  le  crâne.  Au  même  moment,  un  matelot  de  la  flotte,  jou- 
teur non  moins  heureux ,  était  parvenu  à  se  hisser  au  haut  de 
l'autre  mât,  quand  celui-ci,  se  brisant  à  sa  base,  s'abattit  loui^ 
dément  au  milieu  de  la  place ,  écrasant  dans  sa  chute  une  demi- 
douzaine  de  bourgeois  curieux.  Le  gouvernement  fit  une  pension 
aux  familles  des  malheureuses  victimes,  et  depuis  ce  temps  les 
mâts  de  cocagne  furent  pour  toujours  bannis  de  Venise. 

La  grande  place,  du  reste,  avait  vu  bien  d'autres  fêtes.  Elle  ne 
se  contentait  point  jadis  d'être  le  centre  de  la  cité,  elle  en  était 
aussi  le  cœur  et  le  cerveau.  C'est  sur  ses  dalles  unies  que  circu- 
laient pompeusement  les  processions  et  les  cortèges.  C'est  au  milieu 


LA  PLAGE  SAINT-MARC.  35 

de  ses  arcades  gracieuses  que  s'élevait  tous  les  ans  cette  ville  de 
bois,  avec  ses  rues  et  ses  boutiques,  où  se  tenait  la  célèbre  foire, 
la  Fiera  franco,  qui  durait  un  long  mois  et  attirait  des  milliers 
d'étrangers.  Ce  qui  s'entassait  là  d'étofFes  de  prix,  de  bijoux  de 
valeur,  de  perles  et  de  diamants,  d'orfèvrerie,  de  cristaux  et  de 
matières  précieuses,  est  incalculable.  Les  charlatans,  y  débitaient 
leurs  boniments,  et  les  saltimbanques  y  jouaient  leurs  parades.  Les 
masques  italiens  se  livraient  sur  leurs  tréteaux  aux  improvisations 
les  plus  excentriques. 

On  y  voyait  «  les  robes  de  palais,  les  manteaux,  les  robes  de 
u  chambre^  les  Turcs  et  les  Grecs,  les  Dalmates,  les  Levantins  de 
a  toute  espèce,  hommes  et  femmes,  les  tréteaux  de  vendeurs  d'or- 
a  viétan,  de  bateleurs,  de  moines  qui  prêchent  et  de  marionnettes  * .  n 
C'étaient  les  Revues  d'alors.  Les  événements  de  l'année  étaient 
racontés,  critiqués  et  interprétés  de  la  façon  la  plus  singulière. 
Les  personnages  en  vedette  étaient  contrefaits,  ridiculisés,  bafoués, 
à  la  grande  joie  de  la  multitude  et  à  la  grande  hilarité  des  badauds. 
Pendant  ces  jours  de  joie  et  de  folie ,  la  liberté  la  plus  entière  était 

laissée  à  ces  masques  improvisateurs  des  comédies  de  fart.  Nul 

• 

n'avait  le  droit  de  les  molester,  de  les  rudoyer  ni  de  tirer  ven- 
geance de  leurs  malins  propos.  Et  c'était  une  prérogative  que  le 
Conseil  des  Dix  s'était  réservée,  que  celle  de  juger  les  insultes 
faites  aux  masques*. 

C'est  là  aussi  que  le  carnaval  déployait  ses  pompes  et  nouait 
ses  intrigues.  Le  jeudi  gras,  on  immolait  le  taureau  et  les  douze 
porcs  qui  représentaient^  aux  yeux  de  la  populace,  le  patriarche 
d'Aquilée  et  ses  douze  chanoines,  insurgés  d'abord,  vaincus, 
soumis,  et  finalement  tributaires  de  la  République. 

C'est  au  milieu  de  la  place  que  se  présentait  pour  la  première 
fois  le  doge  nouvellement  élu,  porté  sur  les  épaules  des  arsena-^ 
lotti,  et  jetant  à  la  multitude  des  poignées  de  monnaie.  C'est  de 
Saint -Marc  qu'il  sortait  processionnellement ,  suivi  des  grands 


*  Président  de  Brosses. 

*  Galibert,  Histoire  de  Venise,  Système  judiciaire. 


36  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

dignitaires  de  TËtat,  pour  s'embarquer  sur  le  Bucentaure,  et 
aller  porter  à  l'Adriatique  l'anneau  traditionnel.  A  chaque  grand 
événement,  à  chaque  victoire ,  à  chaque  conquête,  il  y  avait  fête 
sur  la  place ,  et  l'on  accourait ,  l'on  s'entassait  pour  bien  voir. 

La  plupart  de  ces  réjouissances  se  terminaient  par  un  voL  Uae 
corde  était  tendue,  qui  allait  du  campanile  au  grand  mât  d'une 
galère  ancrée  dans  le  port;  un  homme  partait  d'en  haut,  costumé 
en  archange,  avec  des  ailes  d'azur  et  une  couronne  d'or.  Arrivé 
devant  le  palais  ducal,  à  la  hauteur  du  balcon  où  se  trouvait  le 
doge,  il  lui  faisait  un  long  discours,  félicitait  le  conseil ,  le  sénat, 
la  noblesse  et  le  peuple,  et  récitait  un  sonnet.  Puis,  après  avoir 
jeté  à  la  multitude  des  copies  de  ses  vers  et  de  sa  prose,  il  achevait 
sa  descente  au  milieu  des  cris  de  joie,  des  vivat  et  des  trépigne-* 
ments  ^ . 

Un  jour,  un  gondolier,  plus  hardi  que  les  autres,  au  lieu  de 
descendre  du  clocher,  y  grimpa  à  cheval.  Une  corde,  qui  passait 
dans  la  selle ,  tenait  l'animal  suspendu  au  câble  qui  allait  du  cam- 
panile à  la  terre,  pendant  qu'une  autre  corde,  munie  d'un  contre- 
poids ,  tirait  la  pauvre  béte  et  lui  faisait  lentement  gravir  la  distance 
qui  la  séparait  du  clocher.  Au  milieu  de  sa  course,  Santo  (c'était  le 
nom  de  cet  étrange  cavalier)  s'arrêta  brusquement.  U  fit  son 
discours,  récita  son  sonnet,  en  jeta  des  copies,  présenta  un  bou- 
quet au  doge;  puis,  reprenant  son  ascension,  gagna  le  sommet  de 
la  tour,  d'où  il  sauta  lestement  sur  la  plate-forme,  saluant  le  popu- 
laire enthousiasmé.  L'année  suivante,  il  recommença,  mais  cette 
fois,  en  gondole.  11  nourrissait  le  projet  de  monter  au  clocher 
en  chaise  roulante,  c'est-à-dire  en  carrosse,  quand  la  mort  vint  le 
surprendre.  Nul  ne  sait  à  quelles  ingénieuses  combinaisons  son  esprit 
ne  serait  point  parvenu.  Toutefois,  nous  tous,  qui  avons  frémi  en 
voyant,  il  y  a  vingt -cinq  ans,  un  aéronaute  s'enlever  dans  les 
airs  à  cheval,  reconnaissons  qu'il  n'y  a  rien  de  neuf  sous  le  soleil. 
Mais  avouons  aussi  que  nous  sommes  singulièrement  plus  ingrats 
que  les  Vénitiens  du  bon  temps.  Santo  mourut  riche.  «<  On  fit 

'  Freschot,  Du  gouvernement  de  Venise. 


LÀ   PLAGE  SAINT-MARC.  37 

«  peindre  et  graver  son  portrait  avec  des  éloges  extraordinaires ,  et 
a  longtemps  après  on  en  parlait  encore  à  Venise,  comme  d'un 
tt  homme  que  personne  n'a  précédé  ni  suivi  dans  ses  hasardeux 
a  desseins  ' .  » 

Plus  loin,  sur  la  Piazzetta^  se  tenait  le  Broglio.  C'était  le  rendez- 
vous  des  nobles  avant  d'entrer  au  conseil.  On  préparait  là  les  élec- 
tions, les  changements  et  les  destitutions.  Les  conspirations  par- 
lementaires y  prenaient  naissance.  On  créait  des  ambassadeurs, 
des  généraux  et  des  Sages  de  terre  ferme.  On  briguait,  on  intri- 
guait, on  sollicitait  pour  ses  amis,  ses  protégés  ou  sa  famille. 
On  ourdissait  mille  petits  complots  ténébreux,  qui  venaient  se 
dénouer  au  second  étage  du  Palais  ducal.  C'est  là  que  prenaient 
naissance  les  grandes  résolutions  et  les  basses  combinaisons,  que 
les  destinées  de  la  République  étaient  examinées  et  débattues, 
et  qu'on  préludait  publiquement  aux  décisions  souveraines. 

Ces  intrigues  toutefois  étaient  le  privilège  de  la  noblesse.  La 
foule  bruyante  et  bouillante  ne  se  mêlait  point  de  politique  ni  de 
gouvernement.  Elle  se  laissa  dépouiller  de  ses  droits  et  de  ses 
privilèges  presque  sans  mot  dire,  paraissant  n'y  tenir  que  médio- 
crement; et  c'est  à  peine  si,  dans  l'histoire  de  Venise,  on  voit 
quelques  rares  exemples  de  guerre  civile ,  de  conjuration  publique 
et  armée,  d'émeute  et  de  bataille  dans  la  rue.  Une  seule  insur- 
rection ensanglanta  la  Piazzetta  :  celle  de  Querini,  Badouer  et 
Boëmond  Tiepolo  (1310).  Cette  fois,  mais  cette  fois  seulement, 
Saint-Marc  vit  le  sang  vénitien,  versé  par  des  mains  vénitiennes, 
couler  à  flots  sur  ses  dalles  rougies.  I^a  terreur  que  cette  con- 
juration, aussi  formidable  qu'insolite,  inspira  au  parti  aristocra- 
tique, fut  de  longue  durée.  «  Elle  lui  fit  prendre,  pour  sa  sûreté, 
«  des  précautions  qui  dénaturaient  entièrement  la  constitution  de 
u  l'État^,  n  C'est  de  là  que  naquit  le  Conseil  des  Dix,  de  sinistre 
mémoire.  C'est  le  point  de  départ  de  cette  inquisition  perma- 
nente à  laquelle  fut  livrée  l'existence  de  chaque  citoyen,  de  cette 


*  Freschot,  Du  gouvernement  de  Venise, 

*  Sismondi. 


38  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

terreur  effroyable  qui ,  pendant  près  de  cinq  cents  ans ,  pesa  sur  le 
peuple  tout  entier. 

La  conspiration  de  Marino  Faliero ,  qui  éclata  quarante-cinq  ans 
plus  tard,  ne  fut,  à  proprement  parler,  qu'une  conjuration  mili- 
taire, une  sorte  de  coup  d'État  combiné  entre  le  dog[e  et  le  chef 
des  troupes  de  l'arsenal.  Et  encore  avorta-t-elle  avant  que  d'être 
arrivée  à  terme.  Les  chefs,  arrêtés  la  veille  du  jour  décisif, 
payèrent  de  leurs  têtes  leur  entreprise  téméraire ,  et  le  peuple, 
en  voyant  leurs  cadavres  décapités,  ignora  pendant  longtemps 
qu'ils   étaient  morts  pour  sa   cause. 

Il  faut  que  nous  arrivions  à  cette  année  mémorable  où  le  souffle 
de  l'indépendance  populaire ,  parti  des  frontières  de  la  France ,  se 
répandit  sur  toute  l'Italie  et  vînt  agiter  le  drapeau  de  Saint-Marc , 
pour  trouver  de  nouveau  le  peuple  en  émoi  groupé  devant  le  Palais 
ducal. 

Le  12  mai  1797,  pendant  que  ses  ambassadeurs  traitaient  à 
Milan  avec  le  général  Bonaparte,  le  Grand  Conseil,  effrayé  des 
rumeurs  de  la  foule  et  tremblant  au  bruit  des  coups  de  fusil  qu'on 
tirait  sur  la  Place,  renonçait  aux  droits  héréditaires  de  l'aristo- 
cratie, abdiquait  la  souveraineté  et  reconnaissait  «  qu'elle  réside 
dans  la  réunion  des  citoyens  » .  II  ne  mettait  à  cette  abdication  com- 
plète qu'une  seule  condition  :  c'est  que  le  nouveau  gouvernement 
garantirait  la  dette  pubUque,  les  pensions  viagères  et  les  secours 
accordés  aux  nobles  vénitiens  ' . 

Deux  autres  fois,  mais  dans  des  temps  plus  proches,  la  populace 
se  rassembla  en  tumulte  sur  la  place  Saint- Marc.  C'était  encore 
dans  une  de  ces  époques  d'effervescence  libérale,  où  l'Europe 
tout  entière  semble  à  la  veille  de  prendre  feu. 

Le  20  juin  1849,  assiégée  par  les  Autrichiens,  bombardée  par 
leurs  canonnières  et  bloquée  par  leur  flotte,  Venise  tout  à  coup 
vit  trembler  ses  monuments  sur  leur  base  incertaine.  Une  effroyable 
détonation,  accompagnée  de  lueurs  sanglantes,  vint  jeter  la  terreur 
dans  toutes  les  âmes.  La  ville  crut  que  sa  dernière  heure  allait 

>  L.  GalJbert. 


LA  PLAGE  SAINT-MARC.  80 

sonner.  La  fabrique  de  poudre  venait  de  sauter  en  l'air.  A  peine 
remise  de  la  peur  indescriptible  qu'elle  avait  ressentie ,  la  foule  se 
porta  sur  la  Piazzetta.  Honteuse  de  sa  terreur  passée,  elle  en 
accusait  ceux  qui  lui  étaient  suspects,  et  demandait  à  grands  cris 
qu'on  lui  livrât  les  traîtres.  Le  nom  des  infortunés  n'était  point 
un  mystère.  Les  meneurs  les  criaient  à  pleins  poumons,  et  la 
foule  répétait  «  Pereat!  pereat!  n  Transporté  d'indignation,  Manin 
se  précipita  à  la  fenêtre.  A  sa  vue,  le  silence  se  fit.  Alors,  d'une 
voix  tonnante  : 

—  Vénitiens  !  s'écria  le  dictateur,  Vénitiens  1  croyez-vous  qu'agir 
ainsi  soit  digne  de  vous?  Vous  n'êtes  pas  le  peuple,  vous  n'en 
êtes  qu'une  fraction  infime.  Je  n'ai  point  à  me  laisser  dicter  ma 
conduite  par  des  gens  attroupés.  Ni  les  menaces,  ni  les  cris,  ni  les 
fusils,  ni  les  poignards  ne  n'empêcheront  de  vous  dire  la  vérité. 
Et  maintenant  retirez-vous  tous!  passez  votre  chemin!  {Adesso 
andate  via  tutti.) 

Un  seul  cri  s'éleva  de  la  foule  :  «  Evviva  Manin!  »  et,  confuse, 
vaincue  par  le  superbe  langage  qu'elle  venait  d'entendre ,  la  popu- 
lace s'écoula  silencieusement  et  sans  oser  protester.  Le  14  juillet, 
une  nouvelle  explosion  eut  lieu,  mais  cette  fois  la  population  de- 
meura tranquille.  Ce  ne  fut  que  le  7  août,  à  dix  heures  du  soir, 
qu'une  nouvelle  manifestation  osa  se  présenter.  Ce  soir-là,  dit  un 
témoin  occulaire^  la  place  Saint-Marc  offrait  un  aspect  vraiment 
inquiétant.  On  criait  :  «  Fuori  Manin!  »  ou  bien  :  u  Leva  in  massa!  n 
Manin  parut  enfin  et  adressa  à  la  manifestation  la  question  ordi- 
naire : 

—  Que  veut  le  peuple  î 

Alors  une  voix  s'élevant  de  la  foule  dît  que  le  peuple  de  Saint- 
Marc  voulait  s'armer  pour  le  salut  commun  et  demandait  la  levée 
en  masse,  et  la  populace  reprenait  en  chœur  :  «  Leva  in  massa  !  leva 
in  massa  !  » 

—  Le  peuple  de  Saint-Marc  n'a  pas  besoin  de  faire  cette  de- 
mande,  répondit  résolument  Manin.  Les  registres  sont  ouverts.  Si 

*  Jean  Debrunner,  Venise  en  1848  el  1819. 


40  AMSTERDAM   ET  VENISE, 

vous  voulez  voas  battre,  enrôlez-vous.. .  Je  suis  las  de  vous  entendre 
crier.  U  me  faut  des  actes  et  non  des  paroles.  Dans  un  instant  je 
descends  au  milieu  de  vous  et  j'ouvrirai  les  listes. 

Le  dictateur  descendit  eo  effet.  On  installa  uae  table  au  milieu 
de  la  place,  et  Manin  appela  ceux  qui  voulaient  se  faire  inscrire. 

Dix-huit  jeunes  gens  répondirent  à  son  appel.  Et  sur  ce  nombre 
quinze  n'étaient  point  aptes  au  service  militaire  '. 


Aujourd'hui  que  Venise,  rendue  à  la  liberté,  mais  déchue  de 
son  ancienne  splendeur,  n'a  plus  ni  royaume,  ni  troupes,  ni  vais- 
seaux, que  son  commerce  est  mort  et  que  la  source  de  ses  richesses 
est  tarie,  c'est  encore  la  place  Saint-Marc  avec  la  Piazzetta  qni  sont 
le  cœur  et  le  cerveau  de  toute  la  cité.  C'est  là  qu'on  se  réunit, 
qu'on  cause,  qu'on  se  dit  les  nouvelles.  C'est  un  vaste  salon,  où  l'on 
se  rencontre,  se  salue  et  s'aborde.  C'est  le  lieu  des  cancans,  le  ren- 
dez-vous des  flâneurs,  la  promenade  des  coquettes.  C'est  là  que 
toutes  les  oisivetés  se  réunissent,  se  donnant  mutuellement  le  spec- 
tacle et  s' offrant  réciproquement  une  gratuite  comédie.  Dans  le  jour, 

'  H.  Dcbriiiincr,  à  qui  je  laisse  U  responsabilité  de  la  fin  de  cette  anecclocte, 
prétend,  dans  son  livre,  en  tenir  le  récit  du  major  Fontana,  à  celte  époque 
directeur  du  dépAt  d'enraiement. 


LÀ  PLAGE   SÀINT-MÀRG.  41 

on  y  écoute  la  musique ^  on  y  lorgne  les  femmes,  on  8*y  moque  des 
étrang[ers.  Le  soir,  on  y  prend  son  café,  son  granit,  son  gelato  ou  son 
verre  d'eau  glacée,  on  médit  du  prochain,  on  critique  les  toilettes, 
on  fume  de  mauvais  cigares,  ou  bien  encore  on  rêve  en  regardant 
la  lune  et  en  écoutant  distraitement  un  chanteur  nazillard  qui 
s'accompagne  sur  une  guitare  fêlée. 

Cela  fait  partie  intégrante  de  l'existence  du  Vénitien.  Retran- 
chez-en  quelque  chose  et  vous  brisez  sa  vie.  Il  supportera  tout 
plutôt  que  de  renoncer  à  cette  douce  flânerie  sur  sa  Piazza  et  sa 
Piazzetta  bien -aimées.  Les  événements  les  plus  extraordinaires  ne 
peuvent  l'en  tirer.  Même  pendant  les  journées  lugubres  dont  nous 
parlions  tout  à  l'heure ,  quand  le  canon  autrichien  grondait  sur  les 
lagunes  et  que  les  patriotes  mouraient  pour  le  salut  de  leur  cité  chérie, 
«  comme  d'ordinaire,  la  place  Saint-Marc  était  tout  aussi  animée,  et 
u  les  nombreux  cafés  étaient  sans  cesse  remplis  de  monde.  On  était 
u  péniblement  affecté  en  rencontrant  tant  de  jeunes  gens  robustes 
<i  auxquels  il  aurait  mieux  convenu  de  prendre  un  fusil,  que  de 
u  se  promener  dans  les  rues  avec  bottes  vernies,  gants  glacés  et  le 
«  cigare  à  la  bouche*.  » 

Mais  qu'y  faire  ?  Cela  est  dans  le  sang ,  et  si  vous  ou  moi  nous 
restions  quelques  années  à  Venise,  nous  agirions  probablement  de 
même.  Nous  viendrions  grossir  ce  personnel  d'oisifs,  de  perpétuels 
promeneurs,  de  conteurs  frivoles  et  de  noctambules.  Car  la  nuit  a 
beau  étendre  sur  la  cité  ses  ombres  diaphanes ,  la  place  se  vide  un 
peu,  mais  elle  n'est  jamais  complètement  déserte.  A  quelque  heure 
<|ue  vous  passiez  et  quelque  temps  qu'il  fasse,  vous  trouverez  tou- 
jours des  causeurs  établis  au  café ,  et  des  flâneurs  perdus  sous  les 
arcades. 

Le  Vénitien  aime  la  nuit  avec  ses  myriades  d'étoiles ,  sa  lumière 
douce  et  mélancolique  qui  argenté  les  palais  de  marbre ,  paillette 
de  ses  reflets  les  flots  du  Grand  Canal  et  répand  sur  toute  la  cité 
une  merveilleuse  poésie. 

Je  ne  sais  rien  de  plus  beau,  du  reste,  qu'une  belle  nuit  à 

'  J.  Debrunncr. 

6 


42  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

VeDise.  On  se  sent  transporté  dans  an  monde  idéal.  Od  n'a  qu'à  se 
laisser  vivre.  On  regarde  avec  une  tendresse  émue  ces  grandes  et 
nobles  façades  respectées  par  le  temps  et  que  la  lune  caresse  de 
ses  plus  doux  rayons.  On  écoute  la  brise  qui  passe  sous  les  por- 
tiques de  marbre,  et  semble  porter  dans  son  doux  murmure  les 
refrains  éloignés  d'une  mélancolique  chanson.  Tout  semble  encore 
plus  majestueux  et  plus  riche;  tout,  enfin,  semble  plus  grand.  Les 
détails  s'effacent,  les  contours  s'atténuent  et  deviennent  indécis.  Et 
l'esprit,  emporté  par  un  rêve  plein  de  charmes,  peuple  de  joyeuses 
fantaisies  cette  obscurité  transparente  que  fouille  un  rayon  argenté, 
ce  silence  que  troublent  à  peine  quelques  soupirs  d'amour,  qui.font 
tressaillir  les  échos  du  rivage. 

Et  quand  la  tour  de  l'horloge  et  le  campanile  ont  épuisé  les 
heures  de  la  nuit,  quand  à  l'horizon  l'aube  nouvelle  commence  à 
blanchir  les  dômes  de  Saint-Marc ,  quand  les  derniers  promeneurs 
disparaissent  un  à  un  sous  les  sombres  vestibules  des  palais,  alors 
c'est  avec  chagrin  qu'on  quitte  sa  rêverie  et  qu'on  se  reprend  k 
vivre  de  la  vie  des  humains. 


VENISE 
Le  poit,  TU  de  la  Gin 


IV 


LE  DAM 

La  cœar  et  le  cerreaa  d*une  cité.  —  Gomment  nos  deax  yilles  naissent  et  se  déreloppent. 
-—  Le  port  d* Amsterdam  et  la  Nieuwe  Stadsherbery  »  —  Coup  d*œil  sur  le  Damrak,  -^ 
La  huitième  merveille  du  monde.  —  Le  Dam.  —  Le  Temple  des  cigares.  —  Zeemanskoop 
et  Groote^Ctub.  —  La  Nieuwekerk  et  la  Bourse.  —  Gamins,  fifres  et  tambours.  —  Conju- 
ration des  Ejipagnols.  —  La  Croix  de  métal.  — •  Le  vieux  temps.  — -  Peintres  et  graveurs  ; 
estampes  et  tableaux.  —  Les  bûtes  du  Dam.  —  Les  badauds  du  bon  temps.  —  Exé- 
cutions et  supplices.  —  Les  anabaptistes.  —  Étrange  insurrection.  *—  Les  cadioliques 
«xpulsés.  —  Émotion  populaire  de  1696.  —  Les  Prussiens  sur  le  Dam.  ^-  Une  capitu- 
lation. —  Orangistes  et  patriotes.  —  La  paix  mise  aux  enchères.  —  Les  Français  k 
Amsterdam.  —  La  République  batavc.  —  Le  roi  Louis.  —  Indépendance  et  liberté. 


Noas  avons  dit  que  la  place  Saint-Marc  est  le  cœur  et  le  cerveau 
de  Venise.  C'est  là  en  effet  que  naissent  les  projets,  que  les  impres- 
sions se  concentrent,  que  les  pensées  et  les  passions  se  développent, 
que  les  sentiments  nationaux  se  manifestent,  et  qu'aux  grands 
jours ,  les  émotions  populaires  se  produisent.  Il  ne  peut  du  reste 
guère  en  être  autrement.  La  Piazza  est  le  seul  endroit  de  la  ville  où 
les  habitants  puissent  se  rassembler  en  nombre ,  la  seule  place  sur 
laquelle  cinq  cents  personnes  puissent  tenir  sans  effort. 

N'essayons  point  d'en  sortir,  nous  nous  perdrions  dans  un  éche- 
veau  de  canaux  et  de  sous^portiques ,  dans  un  dédale  inextricable 
de  ruelles  et  d'impasses ,  où  trois  personnes  ne  peuvent  s'arrêter  un 
instant  et  causer  une  minute  sans  que  le  passage  soit  obstrué  et  la 
circulation  interrompue  '.  Dans  la  plupart  des  calte^,  il  est  impos- 


'  tt  Les  rues  sans  nombre  sont  étroites  à  ne  pouvoir  y  passer  deux  de  front 
sans  se  coudoyer...  Elles  se  communiquent  par  cinq  cents  ponts  ou  plus.  Le 
labyrinthe  de  Dédale  n'y  fait  œuvre...  »,  écrivait  le  président  De  Brosses  dans 
ses  Lettres  familières,  que  nous  aurons  plus  d'une  fois  l'occasion  de  citer. 

*  A  Venise,  les  rues,  les  passages  et  les  places  ont  des  noms  spéciaux  et  s'ap- 
pellent  autrement  que  dans  le  reste  de  Tltalie.  Caile  est  le  nom  général  de  la 


44  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

sible,  faute  de  place,  de  circuler  avec  un  parapluie  ouvert.  Du  reste, 
la  pluie  n'y  est  guère  à  craindre,  caries  maisons  se  touchent  presque 
au  sommet,  et  d'une  fenêtre  à  l'autre  on  peut,  au  travers  de  la 
rue,  non-seulement  se  donner  le  bonjour,  mais  encore  se  serrer 
la  main. 

Passons,  s'il  vous  plaît,  sous  la  tour  de  l'horloge.  Prenons  cette 
voie  importante  que  l'on  nomme  les  Merceries.  C'est  la  plus  large 
des  rues  vénitiennes.  On  y  peut  à  peine  tenir  quatre  de  front.  Et, 
malgré  cela ,  les  boutiques  empiètent  sur  la  chaussée ,  les  étalages 
débordent  des  maisons ,  au  risque  d'accrocher  les  flâneurs  au  pas- 
sage. Toutes  ces  ruelles,  tous  ces  passages  ne  sont  et  ne  peuvent 
être  que  les  artères ,  les  veines  et  les  vaisseaux  chargés  de  charrier 
le  san[;  de  la  ville,  de  le  répandre  dans  tout  ce  grand  corps  et  de  le 
faire  afQuer  au  cœur  et  au  cerveau,  qui,  cette  fois,  se  trouvent 
réunis  sur  un  même  point  :  la  place  Saint-Marc. 

A  Amsterdam ,  rien  de  pareil.  Ce  point  spécial  fait  absolument 
défaut.  La  vie  s'épanouit  sur  toute  la  surface  de  la  ville.  Pas  de 
Forum  qui  absorbe  les  pensées;  celles-ci  naissent  un  peu  partout, 
s'y  développent  et  produisent  leurs  effets  naturels,  sans  être  forcées 
devenir  se  condenser  dans  un  milieu  commun.  Les  places  abondent. 
Les  rues  larges,  les  canaux  majestueux,  bordés  de  vastes  quais, 
ombragés  de  beaux  arbres ,  divisent  la  ville  en  quartiers  bien  aérés , 
bien  percés ,  qui  ont  chacun  leur  existence  propre ,  leur  population 
particulière,  riche  ou  pauvre,  oisive  ou  laborieuse,  mais  toujours 
économe  et  réfléchie.  Les  ruelles  ne  sont  que  des  passages  acciden- 
tels qui  relient  les  grandes  artères ,  et  celles-ci  se  développent  avec 
une  superbe  ampleur,  animées  ou  silencieuses,  suivant  les  gens  qui 
les  habitent,  leurs  occupations  et  leurs  besoins.  Ce  n'est  pas  qu'Am- 
sterdam ne  possède  aussi  sa  Place.  Le  Dam  est  là  pour  pro- 
tester. Le  grand  palais  du  Roi,  la  Bourse,  la  Nieuwekerk,  la  Groix 
de  métal  en  font  le  centre  moral  et  intellectuel  de  la  ville;  mais  il 

rue.  Lista  est  la  ruelle  à  laquelle  aboutissent  d'autres  ruelles.  SaUzada  (rue 
pavée)  se  (lit  des  rues  larges.  Le  campo  est  une  place;  le  campiello,  une  petite 
place.  La  corie  une  place  sans  issue.  Le  sotto  portico  (sous-portique)  8i[^niBc  uu 
pass;ige  sous  arcades  allant  d'une  rue  à  l'autre. 


LE  DAM.  45 

n*est  ni  un  lieu  de  constante  promenade,  ni  un  rendez-vous  perpé- 
tuel des  oisifs  et  des  badauds,  ni  le  point  où  convergent  toutes  les 
forces  vives  de  la  puissante  cité. 

La  raison  de  cette  différence  essentielle  entre  les  deux  grandes 
villes  est  facile  à  saisir.  La  fondation  de  Venise  fut  accidentelle. 
Celle  d* Amsterdam ,  au  contraire ,  fut  parfaitement  raisonnée. 

En  452,  quand  Attila  vient  ravager  l'Italie,  les  Venètes  qui  habi- 
taient les  côtes  de  l'Adriatique  s'enfuient  devant  le  vainqueur,  et, 
pour  échapper  à  l'invasion ,  se  réfugient  dans  les  iles  qui  bordent  le 
rivage.  Us  consolident  à  la  hâte  les  îlots,  établissent  sur  ceux-ci  leurs 
premières  demeures,  les  groupent  autour  du  point  le  plus  élevé, 
le  jRivo  alto,  et  se  serrent  les  uns  contre  les  autres  pour  tenir  moins 
de  place  et  pouvoir  mieux  se  défendre.  En  568,  l'invasion  des 
Lombards  amène  un  nouveau  contingent  de  réfugiés  :  ce  sont  les 
riches  seigneurs  des  provinces  voisines  qui  redoutent  le  pillage  et 
viennent ,  avec  leurs  effets  les  plus  précieux ,  demander  un  asile  à  la 
ville  flottante;  ce  sont  les  prêtres  catholiques  qui  fuient  devant 
Tarianisme  des  conquérants.  On  fait  place  aux  nouveaux  venus.  On 
se  presse,  on  s'entasse ,  et  voilà  la  ville  qui  s'étend  sur  son  terrain 
incertain  et  mouvant.  Au  neuvième  siècle ,  nouvelles  menaces  d'un 
ennemi  du  Nord,  nouvelle  immigration.  Pépin,  devenu  roi  d'Italie, 
promène  sur  les  bords  de  l'Adriatique  son  drapeau  victorieux. 
Malamocco ,  qui  renferme  un  certain  nombre  de  familles  venètes  et 
abrite  le  gouvernement  de  la  république  naissante,  est  menacé  par  le 
vainqueur.  Ses  habitants  l'abandbnnent  et,  se  réfugiant  à  Venise, 
y  transfèrent  l'administration  de  la  fortune  publique  et  le  siège  du 
gouvernement.  C'est  donc,  on  le  voit,  une  série  d'accidents  suc- 
cessifs qui  fondent  cette  cité  et  la  peuplent. 

Pour  Amsterdam,  il  n'en  est  point  ainsi.  Au  onzième  siècle, 
quelques  pêcheurs  se  groupent  sur  les  bords  de  l'Amstel  et  y  con- 
struisent leurs  cabanes  priuiitives.  Les  seigneurs  du  pays,  pour  pro- 
téger cette  agglomération  naissante,  ou  plutôt  pour  l'exploiter  quand 
elle  sera  devenue  riche  et  puissante ,  élèvent  un  château  qui  domine 
ces  humbles  demeures.  Puis ,  pour  défendre  leurs  nouveaux  sujets 
contre  les  incursions  des  pirates  de  la  Frise,  ils  les  aident  à  bâtir  des 


46  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

ponts ,  à  construire  des  tours  et  à  entourer  la  ville  naissante  d*ane 
forte  palissade.  Au  treizième  siècle,  la  petite  cité,  qui  a  pris  son 
essor,  s'augmente  chaque  jour  et  se  développe.  La  place  est  bien 
choisie,  on  y  peut  commercer  avec  les  pays  voisins  et  servir  de  trait 
d'union  entre  la  Germanie,  l'Angleterre  et  la  Frise.  Mais  les  Kenne- 
mers  arrivent,  la  contrée  est  dévastée,  les  digues  sont  percées^  et 
Tinondation  couvre  le  plat  pays.  Il  faut  se  remettre  au  travail. 
C'est  alors  qu'on  construit  ce  Dam^  cette  digue  qui  doit  préserver 
la  ville  et  la  placer  au-dessus  des  plus  fortes  tempêtes.  Gomme  on  a 
acquis  de  l'expérience  et  qu'on  connaît  les  exigences  de  la  naviga- 
tion, les  nouveaux  quartiers  que  l'on  bâtit  sont  édifiés  rationnelle- 
ment, d'après  un  plan  sagement  mûri  et  savamment  ordonné.  Rien 
n'est  abandonné  au  hasard.  Les  canaux  développent  leurs  courbes 
harmonieuses,  qui  aboutissent  au  port  et  donnent  à  la  ville  la  forme 
d'un  immense  éventail. 

Partout  le  gracht^  se  borde  de  quais,  et  les  quais  de  maisons; 
partout  des  ponts  larges  et  commodes  facilitent  la  circulation,  et  les 
rues,  qui^  partant  du  centre,  franchissent  les  ponts  et  traversent  les 
canaux ,  viennent  abréger  les  distances  et  rapprocher  les  quartiers 
les  plus  éloignés. 

A  mesure  que  la  ville  grandit  en  force  et  en  richesse ,  elle  aug- 
mente son  étendue,  elle  s'adjoint  des  terrains,  elle  s'enveloppe 
d'une  zone  de  constructions  nouvelles  ;  mais ,  fidèle  au  plan  qu'elle 
s'est  tracé,  elle  continue  à  se  développer  en  demi-cercle,  et,  grâce 
à  cette  savante  persistance,  elle  devient  la  ville  maritime  la  plus 
logiquement  construite  et  la  plus  commodément  disposée.  Elle  aura 
beau  dans  l'avenir  s'augmenter  et  s'accroître  ^  chaque  jour  elle 
constatera  l'excellence  de  sa  position  et  ne  renoncera  point  au  plan 
qu'elle  a  adopté.  Bientôt  ses  grandes  destinées  se  font  jour.  Elle 
qui  dans  le  principe  ne  devait  être  qu'un  trait  d'union  entre  l'Aile- 
magne  et  le  Nord ,  la  voilà  devenue  le  point  commercial  qui  relie 
l'Occident  à  l'Orient,  l'Europe  à  l'Asie  japonaise  et  chinoise.  Elle 
est  le  comptoir  du  vieux  monde ,  la  reine  des  mers ,  la  maîtresse  de 

*  Nom  donné  en  Hollande  aux  canaux  des  villes 


50  AMSTERDAM    ET    VENISE. 

prenions  le  chemia  des  écoliers?  Non.  —  Vous  choisissez  le  plus 
court.  —  Prenons  donc  le  Damrak.  C'est  par  son  large  bassin  que 
l'Amstel  écoule  ses  ondes  dans  la  mer.  Il  nous  mène  tout  droit  à 
notre  but.  Mais  avant  de  nous  engager  sur  son  grand  quai  de 
briques,  jetons  un  dernier  regard  sur  le  port,  que  nous  allons 
quitter,  et  sur  la  ville ,  avec  laquelle  nous  allons  faire  plus  ample 
connaissance. 

Là  où  se  trouve  ce  petit  kiosque,  où  fument  ces  cheminées  de 
bateaux  dragueurs,  où  des  massues  de  fer  enfoncent  à  grand  fracas 
une  forêt  de  pilotis,  on  voyait  encore  ces  années  dernières  une 
construction  bizarre  et  chancelante,  édifiée  au  milieu  des  eaux, 
comme  une  habitation  lacustre,  isolée  du  reste  de  la  ville,  et  pei> 
chée  comme  un  oiseau  sur  de  grandes  poutres  noires.  C'était  la 
Nieuwe-^tadsherberg ,  hôtel  (ou,  si  vous  aimez  mieux,  auberge) 
fréquenté  par  les  marins,  chéri  par  les  gens  de  mer.  Jadis,  elle  avait 
une  grande  importance.  Avant  Finvention  de  la  vapeur,  et  surtout 
à  Fépoque  où  Amsterdam  était  fortifiée ,  située  en  dehors  de  la  ville 
et  au  milieu  du  port,  cette  auberge  pittoresque  était  le  rendez-vous 
de  tous  les  voyageurs,  qui  venaient  attendre  là  qu'un  vent  favorable 
leur  permît  de  prendre  la  mer.  Le  vent  s'élevant  souvent  au  milieu 
de  la  nuit,  ils  pouvaient  s'embarquer  et  partir  de  suite ,  ce  qui  leur 
eût  été  impossible  s'ils  eussent  habité  l'intérieur  de  la  ville ,  dont 
les  portes  demeuraient  fermées  du  coucher  au  lever  du  soleil.  Plus 
tard,  la  Nieuwe -- Stadsherberg  était  devenue  le  plus  curieux 
belvédère  qu'on  pût  souhaiter  pour  bien  voir  ce  port  superbe  et 
son  incessante  animation.  De  tous  côtés,  les  stoombooten,  les  fré- 
gates et  les  bricks,  les  tjalks  pesants,  les  koffen  rebondis,  les 
bolters,  les  schokhers,  les  chaloupes  et  les  barques;  et  puis,  sur 
les  quais,  cette  émotion  bruyante,  cet  entrain,  cette  agitation 
sans  fin;  les  hommes  qui  passent,  les  voitures  qui  roulent,  les 
gens  qui  causent.  Combien  d'heures,  à  la  fois  occupées  et  oisives, 
se  sont  écoulées  pour  les  hôtes  de  la  Nieuwe  ^  Stadsherberg  à 
contempler  ce  superbe  tableau!  A  leurs  pieds,  on  venait  s'em- 
barquer pour  Purmerend  et  le  pays  de  la  Zaan.  Ils  voyaient 
défiler  les  paysannes  au  casque  d'or,  et  les  enfants  chagrins  de 


LE   DiVM.  51 

quitter  si  vite  Amsterdam  ;  les  paysans  vêtus  de  noir  et  les  maîtres 
de  moulin  toujours  pressés  et  empressés  de  quitter  la  grande 
ville,  affaires,  préoccupés,  lisant  le  Handelsblad,  ou  discutant 
sur  le  change  et  les  cours.  Et  puis  au  loin,  derrière  les  voiles 
rouges  et  blanches,  ils  apercevaient  les  prairies  éternellement  vertes 
du  Waterland,  les  clochers  des  villages,  Zaandam  et  ses  moulins. 

Aujourd'hui  cette  auberge,  unique  en  son  genre,  a  complètement 
disparu.  C'est  encore  un  des  sacrifices  que  la  Hollande  pittoresque 
a  dû  faire  au  progrès.  Messieurs  les  ingénieurs  sont  venus.  Ils  ont 
sondé  la  mer.  Us  ont  mesuré,  calculé  la  pesanteur  des  matériaux, 
supputé  la  résistance  du  fond.  Les  travailleurs  se  sont  mis  à  l'ou- 
vrage. On  a  planté  des  pilotis,  entassé  des  fascines,  apporté  de  la 
terre,  construit  des  murs  de  brique  et  de  ciment.  Et  bientôt,  au 
milieu  de  cette  plaine  liquide,  vous  verrez  se  dresser  une  gare  de 
chemin  de  fer.  une  gare  gigantesque,  qui  mettra  en  communication 
le  Nord  et  l'Est,  l'Ouest  et  le  Sud,  l'Allemagne,  la  Belgique  et  la 
pointe  du  Helder. 

Où  les  pêcheurs  entêtés  et  patients  jetaient,  hier  encore,  la 
pesante  ligne  de  fond ,  on  entendra  bientôt  le  sifflet  des  machines , 
et  la  fumée  des  locomotives  remplacera  les  tourbillons  que  lançaient 
les  bateaux  à  vapeur. 

Maintenant  venez  sur  le  milieu  du  pont ,  et  tournons  nos  regards 
du  côté  de  la  ville.  Admirons  un  instant  ce  large  canal.  Tous  ces 
bateaux  qui  s'entassent,  tous  ces  mâts  qui  se  dressent,  et  les  pavillons 
qui  flottent  an  vent,  lui  donnent  un  aspect  vraiment  féerique.  D*un 
côté,  les  maisons  baignent  leurs  pieds  dans  l'eau.  C'est  un  des  rares 
quartiers  d'Amsterdam  où  les  quais  fassent  parfois  défaut.  Mais  de 
l'autre  aussi,  la  foule  se  dédommage,  et  voyez  comme  elle  se  presse 
affairée  et  remuante  sous  les  grands  arbres  verts.  Tout  le  long  du 
pavé  de  briques,  protégées  par  des  bornes  de  granit  et  des  chaînes 
de  fer,  les  boutiques  s'alignent,  se  serrent  les  unes  contre  les  autres, 
et  semblent  se  faire  petites  pour  tenir  moins  de  place.  Elles  ren- 
ferment tontes  les  provisions  nécessaires  au  schipper,  et  reçoivent 
de  la  mer  une  partie  de  leurs  approvisionnements.  Aussi  l'on  va  des 
boutiques  aux  bateaux  et  des  bateaux  aux  boutiques ,  et  les  uns  et 


52  AMSTERDAM   ET  VENISE, 

les  autres,  boutiques  et  bateaux,  sont  tellement  soignés,  lavés  et 
cirés,  si  bien  entretenus,  si  fraîchement  peints,  en  un  mot  si 
nets,  comme  on  dit  en  Hollande,  et  si  propres,  qu'on  les  croirait 
construits  d'hier,  alors  qu'ils  ont  cependant  bien  des  lustres 
d'existence  ! 

Deux  ponts  coupent  le  Damrak  au  tiers  de  sa  longueur,  et 
ce  petit  bâtiment,  auprès  du  pont-levis,  est  la  Bourse  aux  grains. 
C'est  là  que  les  spéculateurs  s'assemblent,  et  que  meuniers  et  bou- 
langers viennent  faire  leurs  achats.  On  tire  les  petits  cornets  de  sa 
poche ,  on  fait  rouler  le  froment  doré  dans  le  creux  de  sa  main ,  on 
le  regarde,  on  le  soupèse,  et  l'on  achète  ou  Ton  vend  '.  Au  fond, 
ce  vaste  édifice  à  toit  plat,  à  lucarnes  et  à  pilastres,  sombre^  froid 
et  sévère,  c'est  la  grande  Bourse,  la  Bourse  aux  valeurs.  A  voir  ce 
grand  bâtiment,  si  massif,  si  fermé  et  si  triste  d'aspect,  on  ne 
soupçonnerait  guère  sa  destination.  On  croirait  voir  un  tombeau 
plutôt  que  le  temple  de  la  spéculation.  Un  tombeau!  Hé!  mon 
Dieu,  l'image  n'est-elle  point  juste?  Que  de  fortunes  sont  venues 
s*anéantir  en  ce  lieu,  que  de  capitaux  s'y  sont  engloutis  pour 
jamais!  L'épargne  de  la  Hollande  y  a  subi  de  bien  rudes  saignées, 
surtout  dans  ces  années  dernières  !  Les  Espagnols  et  les  Américains 
en  savent  quelque  chose. 

Maintenant,  suivons  le  quai,  longeons  les  magasins,  évitons  les 
lourds  chariots,  marchons  sur  la  bande  de  brique  qui  borde  la 
chaussée,  et  dirigeons-nous  vers  la  Bourse.  Une  fois  que  nous  y 
serons  arrivés^  nous  n'aurons  qu'un  pas  à  faire  pour  être  au  milieu 
de  la  place  à\xDam. 

*  Cet  établissement  fut  reconstruit  en  1728,  tel  que  nous  le  voyons  aujour- 
d'hui. Jadis  il  avait  une  importance  qu'il  n'a  plus  maintenant,  et  les  transac- 
tions qui  se  faisaient  dans  ce  petit  local  étaient  énormes.  Amsterdam  en  effet 
fut  pendant  longtemps  le  g;rcnier  du  nord  de  l'Europe.  «  Cette  ville,  dit  sir 
Ralcigh,  a  toujours  dans  ^s  ma(jasins  cinq  à  six  millions  de  boisseaux  de  blé 
dont  pas  un  seul  grain  n'est  poussé  en  Hollande;  et  une  année  de  famine,  dans 
un  autre  pays  du  continent,  enrichit  les  Pays-Bas  pour  sept  ans.  »  Luzac,  dans 
son  livre  intitulé  la  Richesse  de  la  Hollande,  s'exprime  presque  dans  les  mêmes 
termes  que  sir  Walter  RaleJ(;h  :  «  Que  la  disette  règne  dans  les  quati-e  parties  du 
monde,  dit-il  en  terminant,  vous  trouverez  à  Amsterdam  du  froment,  du  seigle 
et  d'autres  grains.  Ils  n'y  manquent  jamais.  » 


LE  DAM.  53 

Tout  d* abord,  c'est  le  palais  du  Boi  qui  frappera  nos  regards.  Sa 
grande  masse  inipose.  Et  quand  on  réfléchit  qu'il  a  été  construit 
sur  un  sol  incertain,  qu'on  a  dû  le  consolider  avec  treize  mille 
sept  cents  pilotis  ;  quand  on  songe  que  chacune  des  pierres 
énormes  qui  en  composent  les  assises  a  dû.  être  amenée  de  pays 
lointains ,  que  c'est  la  Suède  et  la  Norvège  qui  ont  fourni  la  forêt 
sur  laquelle  il  repose ,  on  se  sent  pris  d'une  sorte  de  stupéfaction 
admiradve  et  de  respectueuse  déférence  pour  ce  petit  peuple 
capable  d'aussi  gigantesques  efforts. 

Le  palais  du  Dam  est  du  reste  célèbre  parmi  les  architectes.  Sa 
grandeur  et  sa  masse ,  sa[^régularité  et  ses  nobles  proportions ,  le 
placent  au  rang  des  monuments  modernes  les  plus  remarquables, 
et  si  l'on  ne  peut  s'empêcher  de  trouver,  avec  M.  Quatremère  de 
Quincy,  que  l'emploi  des  deux  ordres  (corinthien  et  composite) 
qui  s'étagent  sur  sa  façade  «  et  présentent  le  même  système  de 
proportion  et  le  même  style  de  décoration  »  est  empreint 
d'une  certaine  monotonie^  il  faut  reconnaître  que  l'ensemble  de 
ses  lignes  est  fort  imposant  et  ne  manque  pas  d'une  indiscutable 
majesté. 

Sur  un  vaste  soubassement,  s'élèvent  deux  ordres  de  pilastres  de 
même  hauteur.  L'ordre  inférieur  porte  le  chapiteau  composite; 
l'ordre  supérieur,  le  chapiteau  corinthien.  Chacun  de  ces  deux 
ordres  renferme  deux  étages ,  marqués  chacun  par  une  rangée  de 
fenêtres;  celles  de  la  rangée  supérieure  étant,  comme  hauteur, 
juste  la  moitié  de  celles  qui  sont  en  dessous.  Entre  ces  grandes  et 
ces  petites  fenêtres  sont  sculptés  des  festons  isolés.  Au  milieu  de  la 
façade,  se  dresse  un  avant-corps  que  couronne  un  tympan  tout 
rempli  de  figures  en  bas  et  haut  relief.  Ces  figures  représentent 
Amsterdam,  qu'entourent  le  dieu  des  ondes  et  ses  dévoués  sujets, 
Neptune ,  avec  ses  fougueux  tritons ,  ses  chevaux  marias  et  ses 
blanches  naïades.  Sur  les  acrotères  du  fronton,  s'élèvent  trois 
statues  allégoriques,  et,  derrière  elles ^  un  campanile  un  peu  lourd 
arrondit  son  petit  dôme ,  soutenu  par  huit  arcades  cintrées  et  huit 
demi-colonnes.  Un  vaisseau  en  girouette  tourné  au-dessus  de  la 
lanterne.  Un  grand  cadran  doré  marque  l'heure  officielle.  Et  le 


54  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

carillon  babillard,  hôte  inévitable  des  clochers  hollandais ^  entonne 
à  chaque  quart  d'heure  une  chanson  nouvelle,  dont  les  notes  se 
perdent  dans  le  bruit  de  la  cité. 

Vous  le  voyez,  c'est  un  g[rand,un  noble,  un  beau  monument. 
Malheureusement  il  lui  manque  une  porte.  Sept  petites  entrées 
donnent  accès  sur  la  place,  mais  si  étroites,  si  timides,  si  réservées, 
qu'on  songe  à  peine  à  les  remarquer,  et  qu'on  cherche  malgré  soi 
la  porte  monumentale  qui  devrait  compléter  cette  majestueuse  et 
superbe  façade. 

Le  Dam  y  lui  non  plus,  ne  répond  pas  à  la  splendeur  du  palais. 
La  place,  en  efFet,  est  tout  irrégulière.  Ses  maisons  n'ont  rien  de 
grandiose,  ni  de  bien  remarquable.  Il  en  existe,  à  travers  la  ville, 
des  centaines  qui  ont  une  physionomie  plus  noble,  une  tournure 
plus  élégante,  et  surtout  un  plus  grand  air.  Les  seules  qui  méritent 
quelque  attention  datent  de  ces  temps  derniers ,  et  ont  été ,  pour 
ainsi  dire,  construites  sous  nos  yeux.  L'une  est  la  demeure  d'un 
marchand  de  tabac ,  et  l'on  pourrait  l'appeler  le  Temple  des 
cigares.  Au  dehors, 

Ce  ne  sont  que  festons,  ce  ne  sont  qu^astragales  ! 

A  l'intérieur,  les  boites  de  cigares  s'entassent  sur  les  comptoirs 
de  marbre  et  grimpent,  le  long  des  colonnes,  de  bronze,  jus- 
qu'aux corniches  sculptées  et  aux  lambris  dorés.  Dans  les  autres 
maisons ,  nous  trouvons  installés  deux  grands  cercles  ^  deux  socie- 
teit,  comme  l'on  dit  en  Hollande.  La  première,  qui  est  aussi  la 
plus  ancienne,  s'appelle  le  Zeemanshoop^  l'espoir  des  marins. 
Comme  son  nom  l'indique,  elle  est  le  rendez-vous  des  per- 
sonnes qui  vivent  de  la  mer  et  sur  mer  :  négociants,  expor- 
tateurs, armateurs,  assureurs  maritimes,  courtiers  et  capitaines. 
L'autre,  qui  se  nomme  le  Groote-Club,  le  grand  club,  ouvre 
ses  portes  hospitalières  à  l'aristocratie  industrielle  et  à  la  jeu- 
nesse dorée. 

De  l'autre  côté  de  la  place,  nous  apercevons,  dominant  les  mai- 
sons d'alentour,  les  grandes  et  nobles  lignes  de  la  Nieuwekerk. 


LE  DAM.  55 

C'est  une  des  plus  belles  églises  qui  soient  daas  les  Pays-Bas.  Ses 
soixante  fenêtres  lui  donnent  un  aspect  de  légèreté  et  de  sveltesse 
que  ne  démentent  ni  la  beauté  ni  la  grâce  de  ses  ogives  élé- 
gantes. On  ne  dirait  point,  à  voir  sa  simple  et  délicate  ornemen- 
tation et  la  pureté  de  son  style,  qu'elle  fut  commencée  en  1404  et 
qu'elle  ne  fut  achevée  qu'un  siècle  plus  tard.  Elle  repose,  elle 
aussi,  sur  une  véritable  forêt.  Six  mille  pilotis  supportent  les 
cinquante -deux  colonnes  qui  soutiennent  ses  voûtes  et  les  char- 
pentes de  son  toit. 

Un  peu  plus  loin,  et  du  même  côté,  voici  la  Bourse.  Étant  sur 
le  Damrak,  nous  avions  déjà  contemplé  sa  masse  pesante  et  sans 
beauté.  La  façade,  qui  règne  sur  le  Dam,  n'est  guère  plus  heureuse. 
Ce  sont  deux  grands  murs,  nus  et  froids,  entre  lesquels  s'ouvre  un 
vaste  péristyle.  En  soiiie  que  si  l'on  peut  dire  que  le  palais  est  une 
maison  sans  porte ,  on  peut  ajouter  par  contre  que  la  Bourse  est 
une  porte  sans  maison.  C'est  dans  ce  gouffre  béant  qu'à  trois 
heures  sonnantes  les  négociants  de  la  cité ,  les  banquiers  et  les  spé- 
culateurs, les  armateurs  et  les  schippers  se  plongent  à  corps  perdu 
et  disparaissent. 

Aussitôt  que  l'heure  sonne ,  on  les  voit  accourir  de  tous  les  coins 
et  de  tous  les  points,  marchant  droit  devant  eux,  sans  mot  dire, 
pressés,  affairés,  sérieux  comme  des  gens  qui  vont  accomplir  un 
devoir,  remplir  un  sacerdoce.  Puis,  le  temps  venu,  ils  sortent  de 
de  la  même  façon,  gagnent  les  rues  adjacentes,  la  Kalverstraat,  la 
Damstraaty  ou  le  Rokin,  et  disparaissent  comme  ils  sont  apparus, 
toujours  pressés,  sérieux,  soucieux,  silencieux  et  affairés.  Il  y  a 
loin,  vous  le  voyez,  de  cette  foule  active  aux  badauds  et  aux  flâ- 
neurs qui  peuplent  la  Piazza  San  Marco. 

Dans  la  première  semaine  de  la  Kermesse ,  la  Bourse  reçoit  une 
série  d'autres  visites^  beaucoup  plus  tapageuses  et  infiniment  moins 
graves.  Les  enfants  y  sont  admis  avec  des  fifres  et  des  tam- 
bours. Ils  ont  le  droit  de  faire  tout  le  bruit  qu'ils  désirent;  et 
les  petits  diables  abusent  de  cet  étrange  privilège  pour  faire 
retentir  l'air  du  plus  effroyable  charivari  qu'on  puisse  imaginer. 
L'origine  de  cette  curieuse  coutume   remonte,  parait -il,  à  l'an- 


56  AMSTERDAM    ET  VENISE. 

née  1622  '.  En  ce  temps-là,  les  Espag^nols,  qui  n'avaient  point  encore 
pu  pardonner  à  la  libre  Hollande  d'avoir  secoué  le  joug;  odieux  qu'ils 
avaient  fait  peser  sur  elle ,  essayèrent  de  faire  sauter  la  Bourse. 
Comme  l'Âmstel  passe  justement  dessous,  et  comme,  à  cette  époque, 
le  passag^e  n'étant  pas  fermé  ,  les  bateaux  de  petites  dimensions 
pouvaient  suivre  cet  étroit  chemin,  ils  avaient  projeté  de  faire 
entrer  dans  le  canal  une  barque  chargée  de  poudre,  et  de  lancer  en 
l'air  le  temple  de  Plutus  et  les  négociants  ses  pontifes.  Un  orphelin- 
bourgeois  découvrit  le  complot;  il  en  fît  part  aux  bourgmestres. 
Ceux-ci,  pour  le  récompenser  d'avoir  éventé  la  mèche  (c'est  le  cas 
de  le  dire),  lui  demandèrent  ce  qu'il  désirait,  lui  promettant 
d'avance  de  le  lui  accorder.  Le  petit  drôle ,  poussé  par  je  ne  sais 
quel  malin  esprit,  réclama,  pour  ses  camarades  et  pour  lui,  le 
privilège  que  vous  savez.  On  avait  promis  ;  on  dut  en  passer 
par  là.  Et,  depuis  tantôt  deux  siècles  et  demi,  la  promesse  des 
bourgmestres  a  été  religieusement  respectée  par  leurs  suc- 
cesseurs. Mais  ici  une  question  se  pose  :  dans  peu  d'années,  une 
ou  deux,  je  ne  sais  pas  au  juste,  la  Kermesse  d'Amsterdam 
sera  complètement  supprimée.  Que  deviendra  alors  le  fatal  pri- 
vilège? 

Il  faut  dire  toutefois  que  ce  n'est  point  contre  le  monument  que 
nous  avons  sous  les  yeux  que  complotèrent  jadis  messieurs  les 
Espagnols.  Celui-là,  si  on  le  faisait  sauter,  personne  n'aurait 
le  droit  de  s'en  plaindre.  Il  dépare  la  ville,  enlaidit  la  place  et 
choque  le  bon  goût.  Il  s'agit  d'une  autre  Bourse,  antérieure  de 
deux  siècles,  jolie  cour  pavée  de  marbre,  entourée  de  gracieuses 
arcades,  avec  un  élégant  campanile  dans  le  fond.  On  l'a  démolie 
pour  construire  celle  que  vous  voyez,  et  qui  fut  achevée  en  1845. 

*  11  est  assez  curieux  de  constater  que  c'est  à  la  même  époque  que 
les  Espag^nols  firent  contre  Venise  et  Amsterdam  des  tentatives  qui  au- 
raient pu  amener  la  destruction  de  ces  deux  villes.  La  conjuration  du 
comte  de  Bédemar,  dont  nous  avons  parlé  dans  le  précédent  chapitre, 
faillit  éclater  en  1618,  c'est-à-dire  quatre  ans  avant  la  tentative  sur  in 
Bourse  d'Amsterdam.  Heureusement,  pas  plus  à  Amsterdam  qu'à  Venise, 
les  détestables  projets  de  ces  ennemis  sans  scrupules  ne  furent  couronnés 
de  succès. 


^ 


LE  DAM.  59 

Francbemeat ,  ou  n*a  pas  eu  la  main  heureuse.  Ce  n'est  point  du 
reste  le  seul  monument  disgracieux  qui  dépare  cette  pauvre  place. 
II  y  a  encore  cette  g^rosse  bâtisse  carrée  qui,  après  avoir  servi  aux 
autorités  militaires ,  est  devenue ,  je  crois ,  le  refuge  d'ingénieurs 
civils  ensevelis  dans  des  montagnes  de  chiffres  ;  et  cette  Croix  de 
métal,  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure,  colonne  bizarre,  con- 
struite en  granit,  pleine  de  ressauts,  de  pointes  et  d'aspérités 
étranges.  Elle  doit  symboliser  le  dévouement  dont  la  nation  fit 
preuve  pendant  deux  années  critiques  en  1831  et  1832.  Franche- 
ment, ce  n'est  guère  le  moyen  d'exciter  un  peuple  à  la  pratique 
d'une  des  plus  nobles  vertus,  que  de  la  figurer  à  ses  yeux  par  des 
oeuvres  pareilles. 

Jadis  le  Dam,  qui  n'avait  point  subi  tous  ces  enjolivements,  était 
une  place  bien  autrement  belle  et  vaste.  Sa  jolie  perspective,  son 
aspect  à  la  fois  riche  et  simple  ont  tenté  plus  d'un  peintre  et  séduit 
plus  d*un  graveur.  Les  estampes  abondent  qui  représentent  la  place 
un  peu  sous  toutes  ses  faces;   et  les  meilleurs  artistes  n'ont  pas 
craint  de  lui  consacrer  leurs  pinceaux.  Lingelbach,  avec  son  talent 
si  fin  et  si  spirituel,  en  a  tracé  un  ravissant  portrait,  qui  est  main- 
tenant la  propriété  de  la  commune  d'Amsterdam.  L'œuvre  date  de 
1656,  du  temps  où  l'on  construisait  l'hôtel  de  ville,  qui  est  devenu 
le  palais  actuel.  Dans   le    fond,  se  profile   majestueusement  la 
Nieuwekerk ,   le  poids   de  la  ville  {de  fVaag)^  puis  le  Damrak^ 
avec  sa  flotte  de  gros  navires.   A  gauche  et  au  premier  plan,  le 
Stadhuis  arrive   à  son  premier  étage.  Il  est  renfermé  dans  une 
ceinture  de  longues  perches,  de  poutres,  de  palissades,  en  un  mot, 
tout  l'attirail  des  maçons.  Au  milieu  de  tout  cela,  une  foule  de 
personnages  s'agitent.  Ils  sont  là  une  centaine  au  moins  qui  vont 
et  qui  viennent,  s'occupent  de  leurs  affaires  et  de  celles  des  autres. 
Car    autrefois    l'activité    commerciale    était    singulièrement    plus 
grande  que  de  nos  jours.    Elle    débordait   des    canaux  jusqu'au 
milieu    de  cette  vaste   place.    Regardez  dans  le  fond  le    Dam- 
rak   et   ses  maisons    penchées;    elles   semblent   crouler    sous   le 
poids   des  marchandises    qu'on   y    entasse,    et  tous  les  bateaux 
qui  sont  là  ne   montrent  que  leurs  mâts,  forcés  qu'ils  sont,  par 


(JO  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

les  richesses  qu'ils  portent^  de  cacher  dans  les  flots  leur  panse 
rebondie  ' . 

Van  der  Heyden,  lui,  nous  montre  le  Dam  douze  ans  plus  tard, 
en  16G8,  alors  que  le  Stadhuis  est  terminé.  Pour  dessiner  son 
tableau ,  qui  est  maintenant  au  Louvre  ',  et  passe  à  juste  raison 
pour  être  son  chef-d'œuvre  ;  le  peintre  s'était  placé  près  de  la  kal- 
verstraat.  C'est  de  là  que  son  œil  inflexible  embrassait  le  palais  et 
la  place,  n'oubliant  aucun  détail,  ne  négligeant  aucune  ligne, 
n'omettant  aucun  contour. 

La  façon  dont  cette  œuvre ,  si  remarquable  du  reste ,  est  entrée 
dans, la  collection  du  roi,  d'où  elle  est  passée  au  Musée  du  Louvre, 
est  assez  curieuse  pour  trouver  place  ici.  Souffrez  donc  que  je  vous 
la  raconte.  Cette  peinture  était  restée  dans  la  famille  de  Van  der 
Heyden.  A  la  mort  du  peintre,  on  avait  pailagé  ses  biens  et  le 
le  ttibleau  était  échu  à  l'un  de  ses  parents,  qui,  bien  que  fort  riche, 
se  plaignait  souvent  de  l'avoir  payé  mille  florins  sur  estimation 
d'inventaire.  Néanmoins,  flatté  d'avoir  chez  lui  le  plus  bel  ouvrage 
de  son  aïeul ,  il  avait  à  différentes  reprises  refusé  de  s'en  dessaisir^ 
et  M.  Randon  de  Boisset,  lui  ayant  offert  de  le  céder  à  la  galerie 
du  roi  de  France,  avait  vu  ses  offres  repoussées  avec  une  obstina- 
tion invincible.  Sur  ces  entrefaites,  M.  d' Angiviller ,  directeur 
général  des  bâtiments  et  jardins  de  Louis  XVI,  chargea  M.  Paillet 
d'aller  achetai*  en  Hollande  quelques  tableaux  pour  le  compte  du 
roi.  Celui-ci  vint  à  Amsterdam,  vit  le  Van  der  Heyden,  et,  sachant 
les  refus  qu'avait  éprouvés  M.  Randon  de  Boisset,  eut  recours  à 
une  ruse  assez  étrange.  A  l'heure  de  la  Bourse ,  il  chargea  un 
courtier  d'aller  trouver  le  propriétaire  du  tableau,  de  lui  dire 
qu'un  étranger  se  présentait  pour  en  faire  l'acquisition,  et  que  le 
seul  moyen  de  se  débarrasser  de  ses  importunités  était  de  mettre 
ledit  tableau  à  un  prix  tellement  élevé,  qu'il  fût  forcé  d'y  renoncer. 
Le  propriétaire  goûta  le  conseil.  Il  demanda  six  mille  florins.  Alors 

*  Ce  tabJcau  se  trouve  fort  miiiulieusemcut  décrit  dans  notre  livre  intitulé 
les  Merveilles  de  tari  hollandais,  Arnlieim,  1872. 

'  Ce  tableau  est  catalo^jué  sous  Je  n^  202.  (Notice  des  tableaux,  etc.,  écoles 
allemande,  flamande  et  hollandaise.) 


LE  DAM.  fil 

le  courtier  Ini  mettant  une  pièce  d'or  de  quatorze  florins  dans  la 
main,  s'écria  : 

«  ï*  tableau  est  à  moi;  lereste  va  vous  être  soldé.  « 

Comme  les  engagements  pris  à  la  Bourse  étaient  irrévocables,  le 


LE  DAM 
Supplice  dei  pioli-atant) ,  d'aprèi  ui 


propriétaire  du  tableau  eut  beau  jurer,  tempêter  et  maudire,  il  fal- 
lut s'exécuter.  Et,  bien  q«e  furieux  d'avoir  été  pris  à  un  pareil 
piège,  il  fut  obligé  de  tenir  sa  parole'. 

Bien  d'auti-es  peintres  ont  peint  et  repeint  sous  tontes  leurs  faces, 
ou  plutôt  sous  toutes  leurs  façades,  l'hôtel  de  ville  et  le  Dam*.  S'il 
fallait  tracer  ici  la  nomenclature  de  leurs  œuvres ,  elle  nous  pren- 


'  Filliol. 

»  Sans  sortir  de  la  Tlotlande,  on  i)L'ut  trouver  un  noinbi-c  considérable  do 
tableaux  représeniant  ce  que  les  Amsterdamois  appclaiciil  complaîsaminem  h 
builièine  merveille  du  moadc.  —  Citons  un  peu  au  hasard  :  le  rauiée  d'Aoïstu'- 
dam,  qui  possède  1'  une  vue  du  palais  et  du  Dam,  par  Gcrril  Dercklieijden  ; 
2>  les  ruines  de  l'ancien  hôlel  de  ville  après  l'încendie  de  1652,  par  Bcerslraa- 
Icn;  —  lo  musi^  Van  der  IIoop,  qui  contient  1*  nue  vue  dti  Dain  et  du  p:i'.'iis. 


(S2  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

drait  trop  de  temps.  Poursuivons  donc  notre  examen  de  la  place  ef 
passons  en  revue  ses  hôtes  excentriques  et  sa  population  iiabituelie. 
A  ce  dernier  titre,  nous  aurons  beau  regarder  autour  de  nous  et 
chercher  avec  soin,  nous  ne  verrons  que  quelques  commissionnaires 
juifs,  armés  de  la  boite  traditionnelle  et  de  la  brosse  de  rigueur, 
qui  accostent  le  passant,  le  poursuivent  et  l'obsèdent  pour  arriver  à 
pouvoir  cirer  ses  bottes  ou  faire  quelque  course  pour  lui ,  et  une 
douzaine  de  vieux  Israélites,  au  nez  crochu  et  aux  mains  sales,  qui, 
un  portefeuille  graisseux  sous  le  bras,  vous  proposent  avec  insis- 
tance des  numéros  de  la  Loterie.  Ajoutons  encore  les  omnibus 
dont  la  Croix  de  métal  est  le  rendez-vous  central.  C'est  de  là  qu  ils 
rayonnent  sur  tous  les  points  de  la  ville,  dispersant  dans  toutes  les 
directions  les  habitants  que  leurs  occupations  ont  appelés  près  du 
Dam.  Outre  les  voyageurs  qu'ils  transportent,  les  omnibus  ont 
encore  le  privilège  d'attirer  sur  la  place  un  certain  nombre  de 
curieux.  Les  yeux  grand  ouverts,  le  nez  au  vent  et  la  bouche 
béante,  ceux-ci  ne  peuvent  se  lasser  d'admirer  ces  gracieux  véhi- 
cules. Ce  n'est  point  d'hier  cependant  qu'Amsterdam  possède  des 
omnibus;  mais  cette  admiration  persistante  est  une  des  preuves 
les  moins  discutables  de  la  constance  du  brave  peuple  hollandais. 
Ce  sont  du  reste  les  seuls  badauds  que  nous  pourrions  trouver  sur 
toute  la  place. 

Jadis,  alors  que  le  gracieux  Philippe  II  régnait  en  maître  sur  les 
sept  provinces,  le  nombre  des  curieux  était  autrement  plus  considé- 
rable. Il  faut  dire  qu'il  y  avait  constamment  sur  la  place  grand  spec- 
tacle et  émouvante  comédie.  On  flambait  les  protestants.  La  cruauté 
espagnole ,  toujours  ingénieuse  et  souvent  inventive ,  trouvait 
chaque  jour  quelque  nouveauté  pour  réjouir  son  public  et  ses 
amis.  Tantôt  on  attachait  le  patient  aux  barreaux  d'une  échelle 

par  Ab.  Stork;  2*  trois  vues  du  palais  par  Bcrckeijden ,  Tune  prise  de  la  place 
et  de  fiace,  la  seconde  de  côté,  la  troisième  par  derrière  ;  —  la  {galerie  de  madame 
Van  Loon,  qui  renferme  une  vue  du  vieil  hôtel  de  ville,  celui  qui  précéda  le 
palais  actuel,  tableau  remarquable,  mais,  selon  nous,  attribué  faussement  à  Van 
der  Heyden,  qui,  né  en  1637,  n^avait  que  quinze  ans  au  moment  où  l'hôtel  de 
ville  fut  incendié;  —  et  enfin  la  galerie  de  M.  Van  Reede  van  Oudtsfaoorn, 
d'Utrecht,  qui  possédait  une  vue  du  Dam,  de  Berckbeijdeu. 


J 


LE  DAM.  63 

et  on  le  laissait  tomber  la  face  en  avant  au  milieu  d*un  brasier 
ardent.  Alors  tout  se  mettait  à  brûler,  à  pétiller,  à  lancer  des 
étincelles,  l'échelle,  Tbomme  et  ses  vêtements.  D'autres  fois,  on 
piquait  en  terre  une  rangée  de  grandes  poutres,  on  y  enchaînait 
une  douzaine  de  vieillards,  de  femmes  et  d'enfants.  On  construisait 
autour  d'eux  un  petit  bûcher  qui  leur  montait  jusqu'à  la  ceinture. 
Puis  on  y  mettait  le  feu.  Le  bois  sec  flambait  joyeusement.  La 
fumée  et  les  flammes  montaient  en  spirale  vers  le  ciel.  On  enten- 
dait sortir  de  cette  fournaise  des  saints  cantiques  psalmodiés  par 
des  voix  fermes  ou  tremblantes,  mais  toujours  résolues.  Peu  à  peu 
les  cris  de  douleur  alternaient  avec  les  saints  versets.  Les  éclats  du 
désespoir  faisaient  vibrer  la  place.  Emportés  dans  les  airs  par  les 
tourbillons  d'une  fumée  roug[e  et  puante,  ils  devenaient  ensuite  de 
plus  en  plus  rares. 

Puis  le  silence  se  faisait ,  glacial ,  terrible ,  interrompu  seulement 
par  le  craquement  d'une  dernière  javelle  ou  par  un  fragment  de 
poutre  tombant  au  milieu  du  brasier.  La  fumée  cessait.  Faute 
d'aliments,  la  flamme  s'éteignait  doucement  et  découvrait  d'hor- 
ribles squelettes  à  moitié  calcinés,  des  crânes  et  des  poitrines 
affreusement  décharnés ,  loques  humaines  suspendues  par  le  cou  au 
sommet  des  sinistres  poteaux. 

Mais  on  se  lasse  de  tout,  même  des  chants  religieux.  Les  ana- 
baptistes en  surent  quelque  chose  ,  surtout  ceux  auxquels  on  arra- 
chait la  langue  avant  de  les  livrer  au  bûcher.  Ces  anabaptistes,  qui 
forment  aujourd'hui  une  secte  si  douce,  si  réservée,  si  tranquille, 
étaient  alors  un  grand  sujet  de  crainte  et  d'épouvante.  En  posses- 
sion de  Munster,  ils  étaient  pour  les  États  voisins  une  perpétuelle 
menace.  En  1525,  ils  avaient  tenté  de  s'emparer  de  la  ville,  et,  déjà 
maîtres  du  StadhuiSy  ils  se  croyaient  au  but  de  leurs  désirs,  quand 
tout  à  coup  la  fortune  qui  les  avait  favorisés  jusque-là  changea  brus- 
quement. Attaqués  par  une  troupe  considérable,  ils  essayèrent  vai- 
nement de  résister.  Ne  se  trouvant  point  en  nombre,  ils  furent 
vaincus,  faits  prisonniers,  et  payèrent  de  leur  vie  leur  audacieuse 
tentative.  Quelques  années  plus  tard,  ils  essayèrent  encore  de  s'em- 
parer d'Amsterdam;  mais  cette  fois  leur  attitude  était  moins  belli- 


G4  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

queuse,  car  c'est  dans  le  costume  de  nos  premiers  parents,  les  mains 
jointes  et  les  regards  levés  au  ciel,  qu'ils  se  mirent  à  parcourir  les 
rues  de  la  grande  cité.  Cette  u  seconde  manière  »  toutefois  ne  leur 
réussit  pas  mieux  que  la  précédente.  La  tentative  ne  fut  pas  davan* 
tage  couronnée  de  succès.  La  population  demeura  froide  devant 
cette  étrange  sortie.  Avouons  toutefois  que  Téxhibition  ne  devait 
pas  manquer  d'un  certain  côté  pittoresque.  Cette  foule  de  tout  âge 
et  de  tout  sexe ,  circulant  à  travers  les  rues  dans  un  état  de  nudité 
complète,  devait  présenter  quelque  chose  de  bizarre  et  d'iusolite  au 
premier  chef.  Le  personnel  féminin  de  Texpédition,  le  côté  da» 
dames,  comme  nous  diriqns  aujourd'hui  ^  aurait  dû  tout  au  moins, 
par  ia  nouveauté:  du  spectacle,  désarmer  les  plus  implacables 
ennemis  de  l'anabaptisme.  Il  n*eu  fut  rien  cependant.  Cette 
étrange  sédition  fut  aussi  sévèrement  réprimée  que  l'avait  été  la 
première. 

Ce  ne  sont  point  }à^  du  reste,  les  seules  émotions  populaires 
que  les  dissidences  religieuses  occasionnèrent  sur  le  Dam.,  Le 
26  mai  1578,  la  multitude  en  armes  occupait  toutes  les  issues  de  la 
place  ;  on  avait  roulé  des  canooas  au  pied  du  Roids  de  la  ville  (de 
Waag),  et  les  milices  bourgeoises,  farquebuse  au  poing  et  la  mèche 
allumée,  étaient  rangées  en  bataille  dovaut  l'hôtel  de  ville.  Il  s'agis- 
sait d'expulser  les  fprvents  cathoUques. 

Amsterdam ,  que  ses  intérêts  commerciaux  liaient  à  l'Espagne , 
avait  été  la  dernière  ville  de  la  Hollande  à.  acceptei*  «a  réunion  aux 
États  et  à  secouer  le.  joug  de  l-étranger.  Pour  la  convertir  aux  doc- 
trines de  rindépcndaiice^  on  fut  obligé  de  l'assiéger. 

Ce  ne  fut  qu'api'ès  avoir  été  longtemps  «  resserrée  par  terre  et 
par  mer,  qu'elle  fit  un  traité  avec  les  gens  du  prince  d'Orange.  » 
Les  principaux  artieles  de  ce  traité'  donnaieut  accès  dans  Amster* 
dam  aux  réforniés,  qui  jusque-là  en  avaient  été  proscrits.  Ils  les 
autorisaient  «  à  tenir  hors  de  la  ville  leurs  assemblées  religieuses  et 
à  avoir,  dans  la  ville,  un  cimetière  dans  une  terre  non  sacrée  »» .  On 
devait  en  outre  congédier  la  garnison   et  lever  cinq  à  six  cents 

»  Voir  De  Meicrcii,  Leclerc,  Gouuaelin,  etc. 


LE  DAM.  «7 

hommes ,  commandés  par  des  capitaioés  de  la  ville  qui  auraient  la 
garde  des  portes.  Les  exercices  des  bourgeois  pour  apprendre  à 
manier  les  armes  étaient  rétablis ,  et  les  bannis  pour  cauàe  reli* 
gieuse  pouvaient  rentrer  en  ville  et  devaient  être  remis  en  posses- 
sions  de  leurs  biens  confisqués  et  des  emplois  qu'ils  occupaient  avant 
d*étre  bannis. 

Ces  concessions,  que  les  catholiques  jugeaient  considérables, 
eurent  le  pouvoir  de  satisfaire  pendant  cinq  mois  messieurs  leurs 
ennemis'.  Au  bout  de  ce  temps,  les  réfomiés  découvrirent  que  tous 
les  papistes  étaient  des  créatures  de  Don  Juan,  u  qui  faisaient  des 
entreprises  contre  la  liberté  r.  En  conséquence,  on  s*empara  de 
leurs  personnes  et  on  les  expulsa  en  masse  à  leur  tour;  non-seule* 
ment  les  magistrats  et  les  officiers  municipaux,  mais  aussi  les  ecclé- 
siastiques ,  les  moines ,  les  cordeliers ,  les  nonnes  et  les  nonnains 
durent  quitter  la  ville  sans  retard.  C'est  sur  le  Dam  que  tout  ce 
monde  s'embarqua  pêle-mêle,  à  l'endroit  où  se  trouve  actuellement 
la  Bourse,  et  où,  à  cette  époque,  aboutissait  le  Damrak.  Et  c'est 
pour  expulser  ces  peu  belliqueux  troupeaux  que  les  gardes  bour* 
geoises  avaient  apprêté  leurs  arquebuses  et  que  le  peuple  avait 
roulé  ses  canons  sur  la  place. 

Depuis  cette  époque,  maintes  fois  encore,  l'émeute  gronda  sur  le 
Dam,  et  les  gardes  bourgeoises  durent,  pour  défendre  leurs  magis- 
trats, prendre  la  pique  et  le  mousquet.  La  plus  formidable  de  ces 
émotions  populaires  eut  lieu  eu  l'année  1696.  Détail  bizarre ,  cette 
insurrection,  qui  devait  coûter  la  vie  à  un  grand  nombre  de  per- 
sonnes, eut  la  réglementation  des  enterrements  pour  point  de 
départ.  Quelques  abus  s'étaient,  parait-il,  glissés  dans  la  législation 
qui  régissait  la  matière.  Les  magistrats  municipaux  résoliirent  de 
redresser  ces  abus.  Le  peuple  vît  dans  cette  réforme  une  entreprise 
contre  sa  hberté,  ou  plutôt  une  atteinte  à  ses  coutumes.  Il  se  fâcha, 
protesta  d'abord  par  ses  cris,  puis  s'attaqua  à  quelques  braves  gens 
qui  n'en  pouvaient  mais,  et  enfin  pilla  deux  ou  trois  maisons.  liC 


'  C'est  le  8  février   1578  qu'Amsterdam  se  rendit  aux  troupos  du   prince 
d'Orangée. 


(?g  AMSTERDAM    ET   VENISE. 

désordre  s*accentuant  de  plus  en  plus,  le  «  magistrat'  »,  comme 
on  disait  h  cette  époque,  résolut  de  couper  le  mal  dans  sa  racine; 
on  dissipa  par  la  force  les  attroupements,  tuant  ceux  qui  résistaient 
ou  vociféraient  le  plus.  On  s'empara  des  plus  mutins,  et,  pour 
l'exemple  sans  doute,  on  les  pendit  aux  fenêtres  du  Poids.  De  cette 
façon,  il  leur  fut  facile  de  s'édifier  exactement  sur  les  inconvénients 
ou  les  avantages  que  présentait  la  nouvelle  réglementation  relative 
aux  inhumations^. 

Un-siècle  plus  tard  (en  1787),  le  Dam  était  encore  occupé  mili- 
tairement; mais  cette  fois  ce  n'était  plus  par  la  garde  civique 
d'Amsterdam.  Les  Prussiens  campaient  au  pied  du  Stadhuis  et 
gardaient,  Tarme  au  bras,  les  principales  issues  de  la  place.  Ils 
étaient  venus  rétablir  à  grands  coups  de  sabre  le  gouvernement 
paternel  du  Stathouder  et  venger  l'insulte  faite  par  les  patriotes 
à  la  princesse  d'Orange,  sœur  du  roi  de  Prusse  Frédéric-Guil- 
laume II. 

En  ce  temps-là,  la  ville,  la  province,  le  pays  étaient  divisés  en 
deux  partis,  que  dis-je,  en  deux  camps  toujours  prêts  à  en  venir  aux 
mains  :  les  Orangistes  et  les  Patriotes.  Les  uns  tenaient  pour  les 
vieilles  franchises  et  les  antiques  libertés.  Ils  voulaient  à  tout  prix 
le  maintien  de  la  république  et  regardaient  comme  un  crime  toute 
atteinte  aux  nombreux  privilèges  des  familles  patriciennes.  Les 
autres,  au  contraire,  soutenaient  la  famille  d'Orange,, ses  droits  et 
ses  prétentions ,  et  comme  de  part  et  d'autre  on  ne  voulait  rien 
entendre,  il  n'y  avait  point  d'accord  possible  ni  de  conciliation  à 
espérer. 

La  division  était  partout,  non-seulement  dans  les  cités,  mais 
encore  dans  les  familles.  Elle  s'affichait  dans  les  propos,  dans  la 


*  On  désignait  sous  ce  nom  le  groupe  Formé  par  Tautorité  municipale  et  com- 
posé des  bourgmestres,  des  échevins  et  des  conseillers  communaux. 

^  Fait  assez  étrange,  cette  émotion  populaire,  qui  se  trouve  à  peine  mention- 
née dans  les  livres  qui  traitent  de  l'histoire  générale  des  Pays-Bas,  a  vu  son 
souvenir  consacré  par  deux  médailles,  dont  Tune  fut  frappée  à  Amsterdam  et 
l'autre  à  Lcydc.  Celle  de  Leyde  représente  au  revers  la  vue  du  Dam,  avec  Thôtel 
de  ville  dans  le  fond,  et  au  premier  plan  les  soldats  armés  et  le  Poids,  aux 
fenêtres  duquel  sont  pendus  les  cbef^  des  insurgés. 


LE  DAM.  69 

tenue ,  dans  le  costume ,  et  les  rosettes  orange  ou  les  cocardes  tri- 
colores se  chargeaient  d'indiquer  au  passant  l'opinion  de  chacun  de 
ceux  qu'il  rencontrait.  Amsterdam  tenait  pour  les  Patriotes.  Son 
vieil  esprit  républicain,  son  amour  de  l'indépendance  et  de  la 
Dberté  quand  même,  l'avaient  constituée  le  foyer  du  patriotisme. 
Quand  elle  apprit^  le  13  septembre,  que  le  duc  Ferdinand  de  Bruns- 
wick était  entré  sur  le  territoire  de  la  République  à  la  tête  <fe 
vingt  mille  Prussiens,  elle  s'apprêta  résolument  à  la  défense. 
Bientôt  elle  vit  arriver  l'ennemi  sous  ses  murs.  Les  autres  villes 
avaient  cédé  sans  combat,  et  Gorcum  avait  capitulé  n'ayant  reçu 
qu'une  bombe.  Ces  lugubres  nouvelles,  loin  d'ébranler  la  résolution 
des  Patriotes  ,  ne  firent  que  l'exalter.  Ils  livrèrent  aux  envahisseurs 
toute  une  série  de  combats  meurtriers,  et  la  population  d'Amsterdam, 
mal  armée,  mal  conduite  et  presque  sans  artillerie,  repoussa  pen- 
dant deux  longues  semaines  tous  les  efforts  des  Prussiens.  Mais  si 
la  lutte  n'était  point  au-dessus  de  son  courage,  elle  était  au-dessus  de 
ses  forces,  et  la  cité  républicaine,  ayant  brûlé  sa  dernière  amorce, 
Alt,  le  8  octobre  1787,  réduite  à  capituler  devant  l'ennemi. 

Tous  les  corps  patriotes  furent  alors  désarmés.  On  déposa  les 
fonctionnaires  et  on  bannit  ceux  qui  avaient  pris  part  à  la  lutte. 
Mais  si  la  paix  était  faite ,  les  haines  et  les  rancunes  n'étaient  point 
calmées.  Il  y  eut  bientôt  une  réaction  violente,  des  persécutions 
mesquines,  des  pillages  populaires,  toutes  les  conséquences  des 
passions  déchaînées.  Ce  levain  détestable  laissé  par  une  révolution 
mal  faite  devait  bientôt  amener  une  autre  révolution. 

Sept  années  s'étaient  à  peine  écoulées  que  déjà  les  Patriotes  rele- 
vaient la  tête.  Le  Stathouder,  fidèle  allié  du  roi  de  Prusse,  dont  il 
était  à  la  fois  le  neveu  et  l'obligé,  faisait  la  guerre  à  la  France. 
L'éloignement  de  l'armée,  qui  combattait  aux  frontières,  avait 
permis  aux  anti-orangistes  de  se  compter,  de  se  grouper  et  de  se 
reconnaître.  Le  succès  des  armes  françaises  ne  fit  qu'accroître  leur 
audace.  Ils  inondaient  le  pays  de  brochures  et  de  pamphlets,  et  ne 
voyant  dans  le  triomphe  de  la  France  qu'un  moyen  de  renverser  le 
Stathouder,  ils  s'efforcèrent  de  hâter  l'invasion  en  disposant  l'esprit 
public  à  la  considérer  comme  le  salut.  Bientôt  le  peuple  surchargé 


70  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

d'impôts,  mécoutent,  malmené,  se  rangea  de  lui-même  sous  la 
bannière  de  ceux  qui  souhaitaient  la  venue  de  l'étranger.  Le  gou- 
vernement sentant  le  pays  lui  manquei*,  se  décida  à  faire  la  paix. 
Des  négociations  furent  entamées  avec  les  représentants  du  peuple 
qui  se  trouvaient  à  l'armée  du  Nord,  mais  les  hostilités  furent  con- 
tinuées. Les  Patriotes,  qui  tremblaient  de  voir  la  paix  se  conclure  et 
leurs  projets  s'évanouir,  s'efforcèrent  de  faire  transporter  à  Paris  le 
siège  des  négociations.  Ils  y  réussirent.  Dès  lors  celles-ci  présen- 
tèrent le  spectacle  le  plus  extraordinaire  qu'on  eût  jamais  vn.  La 
paix  fut  mise  pour  ainsi  dire  à  l'enchère.  Chaque  fois  que  les  États- 
Généraux  offraient  une  somme  pour  arriver  à  la  conclusion  d'un 
traité,  les  Patriotes  redoutant  les  représailles  du  parti  orangiste  sur- 
enchérissaient pour  qu'on  continuât  la  guerre  et  qu'on  les  aidât  à 
s'emparer  du  gouvernement.  C'était  un  véritable  steeple-chase  aux 
millions.  Au  commencement  de  l'hiver  de  1794,  les  États-Généraux 
avaient  perdu  la  corde.  Ils  n'offraient  que  quatre-vingts  millions 
alors  que  les  Patriotes  en  promettaient  une  centaine  '.  Ils  ne  se  bor- 
naient point  du  reste  à  ces  offres  extraordinaires.  On  les  voyait 
rôder  aux  alentours  du  camp  français,  apportant  aux  soldats  de 
l'argent  et  des  vivres,  et  cherchant  à  les  entraîner  sur  leurs  pas. 
Plusieurs  de  ces  anti-orangistes  trop  zélés  se  firent  même  arrêter 
par  les  troupes  républicaines  pour  tentatives  de  corruption. 

Pendant  que  ces  étranges  négociations  poursuivaient  leur  cours, 
l'armée  de  Pichegru  enlevait  sans  grandes  fatigues  et  sans  pertes 
considérables  les  places  de  l'Écluse,  de  Maastricht  et  de  Nimègue. 
Ses  travaux  du  reste  paraissaient  devoir  se  borner  là  pour  le 
moment,  et  le  général  avait  déjà  pris  ses  quartiers  d'hiver,  quand 
tout  à  coup  une  température  exceptionnelle  vint  rendre  aux  Patriotes 
l'espoir  qui  semblait  à  la  veille  de  les  abandonner.  Le  froid  se  mit  à 
sévii'  avec  une  intensité  telle,  que  les  rivières  et  les  canaux,  qui 
rendent  l'accès  de  la  Hollande  excessivement  difficile,  furent  gelés 
au  point  de  pouvoir  porter  le  canon.  L'armée  française  ne  laissa 
point  que  de  profiter  d'une  circonstance  si  favorable.  Elle  s'ébranla 

'  Van  Hasselt. 


*< 


LE  DAM.  71 

au  moment  où  Ton  s'y  attendait  le  moins,  pénétra  dans  les  États  du 
Stathouder,  et  Picheg[ru,  enlevant  Grave  au  passag[e,  marcha  droit 
sur  Amsterdam. 

Les  troupes  anglaises  n'osèrent  point  accepter  la  bataille;  elles  se 
replièrent  en  désordre  sur  le  territoire  hanovrieu.  Leur  discipline 
relâchée,  leurs  excès  de  toute  nature,  les  exactions  qu'elles  avaient 
commises  dans  tout  le  pays,  les  avaient  fait  prendre  en  horreur  par 
la  population.  Aussi  quand  les  troupes  françaises  panii^ent,  dit  M.  Van 
Hasselt,  «  leur  discipline  contrasta  si  vivement  avec  ces  brigandages, 
u  que  non-seulement  le  parti  anti-orangiste ,  mais  encore  tout  le 
«  reste  de  la  population,  accueillit  les  républicains  comme  des  libé- 
tt  rateurs.  Les  vainqueurs  franchirent  le  Leck  et  pénétrèrent  dans 
M  la  province  d'Utrecht  en  voyant  partout  leurs  rangs  se  grossir  de 
^  patriotes,  qui  se  soulevèrent  de  toutes  parts.  EnBn  ils  entrèrent 
«  dans  Amsterdam,  où  ils  furent  accueillis  avec  un  enthousiasme 
«  presque  frénétique.  « 

Tout  le  monde  sait  ce  qui  suivit  cette  intervention,  et  comment  la 
république  batave  naquit  et  se  développa  sur  le  modèle  des  institu* 
tions  françaises.  On  se  souvient  aussi  de  cette  année  1805  où  le 
ministre  Talleyrand  suggéra  au  Corps  législatif  de  la  nouvelle  répu- 
blique l'idée  de  demander  à  l'Empereur  qu'il  accordât  à  la  Hollande 
un  roi  de  sa  famille.  Cette  proposition  parut  étrange  d'abord,  et  si 
naturelle  ensuite,  que  le  5  juin  1806,  Louis  Bonaparte  fut  nommé 
roi,  malgré  les  protestations  de  Schimmelpenninck,  qui  avait  joué 
un  si  grand  rôle  dans  l'histoire  de  la  république  batave. 

Cet  événement  eut  une  certaine  influence  sur  la  destinée  de  notre 
place  et  modifia  sa  physionomie.  Le  palais  du  Dam  changea  de 
destination.  11  cessa  d'être  hôtel  de  ville  pour  devenu*  palais  royal. 
C'est  là  que  le  roi  Louis  ^  malgré  l'aversion  que  sa  qualité  d'étran- 
ger inspirait  à  ses  nouveaux  sujets  «  s'appliqua  à  (jfftgner  leur  affec- 
tion et  y  réussit.  C*est  dans  ce  palais  et  dans  celui  du  Bois,  près  de 
la  Haye,  qu'il  groupa  les  premiers  tableaux  de  l'école  hollandaise 
qui  devaient  plus  tard  constituer  le  musée  d'Amsterdam  et  devenir 
une  des  glorieuses  attractions  de  la  Hollande.  C'est  là  aussi  que 
fatigué  des  exigences  de  son  frère,  de  ses  tracasseries  et  de  son 


«  • 


72  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

insatiable  besoin  de  domination,  il  abdiqua  une  couronne  que  per- 
sonne ne  devait  plus  porter,  car,  le  9  juillet  1810,  la  Hollande  était 
simplement  réunie  à  la  France. 

Elle  demeura  partie  intégrante  de  l'Empire  jusqu'en  1813.  Celle 
année-là,  le  15  novembre,  la  population  d'Amsterdam  se  souleva. 
lie  lendemain,  elle  établit  un  gouvernement  provisoire,  et  pendant 
que  l'édifice  gigantesque  constiiiit  par  Napoléon  1"  s'ébranlait  sur 
sa  base  et  roulait  dans  l'abîme,  la  patrie  néerlandaise  renaissait  de 
ses  cendres,  vivifiée  par  le  patriotisme,  rajeunie  par  le  besoin  de 
l'indépendance  et  par  l'amour  de  la  liberté. 

Depuis  ce  temps,  la  ville  a  repris  possession  d'elle-même  et  ne 
l'a  plus  abdiquée.  11  semble  qu'un  sang  nouveau  coule  dans  ses 
veines,  car  il  n'est  plus  un  seul  de  ses  enfants  capable  d'appeler 
l'étranger  pour  défendre  son  pouvoir,  ou  favoriser  ses  ambitieux 
desseins.  L'amour  de  la  patrie  domine  tous  les  autres  sentiments  et 
règne  sans  partage  sur  tous  les  cœui's.  Depuis  1813,  aucune  cobortc 
étrangère  n'a  fait  retentir  le  Dam  sous  la  crosse  de  ses  fusils.  liC  pavé 
de  la  grande  place  n'a  plus  résonné  sons  la  botte  d'un  soldat  con- 
quérant ou  vainqueur,  et  la  vieille  capitale  de  la  jeune  Néerlandc 
aimerait  mieux  s'ensevelir  dans  un  linceul  de  ruines,  que  d'assister 
une  fois  encore  à  ce  douloureux  spectacle. 


Lei  sDcient  bords  de  l'Auutel. 


A  VOL  D'OISEAU 

L'aMcnuon  Ju  C«mpanile.  —  Le*  eccicthi tiques  punis.  —  Lumière  et  couleur.  —  Eblouii- 
■ement  général.  —  Conp  d'teil  circulaire.  —  En  (gondole  !  —  Le  Gr.-ind  Canil.  —  Pahix 
et  pnliii.  —  Arcliitecturea  diverae*.  —  Lea  hûtes  du  Grand  Cnnal.  —  Aubei^ea  de  qna- 
lîlé  et  Mécène*  d'occailon,  —  Deui  chers-dVuTre  de  Canova.  —  Lcopold  Robert.  — 
Amour,  fléau  du  monJe...  —  Le  défilé  dei  palais.  —  Les  Fnac.-iri.  —  Uenry  III  ï  Venise. 
Lord  Byron  et  aa  ménagerie.  —  llluacraliong  de  tous  gcures.  —  Mademoiselle  Taglioni  et 
Tilicn:  le  Tieni  Dandolo  et  l'amaiit  de  Lucrelia  Borgîa.  —  Manîni,  dernier  doge  de 
Venise.  —  L'tfTondrement  do  la  République. 


MainleDant  que  nous  connaissons  le  centre  des  deux  villes,  nous 
allons,  si  vous  le  voulez  bien,  étendre  le  rayon  de  nos  observations 
et  embrasser  d'un  regard  Teosemble  de  nos  deux  glorieuses  cités  : 
en  un  mot,  nous  allons  les  parcourir  à  vol  d'oiseau.  Pour  cela, 
nous  avons  sur  chacune  de  nos  deux  places  un  exoellent  belvédère. 
A  Venise,  c'est  la  plate-forme  du  éampanile  de  Saint-Marc.  A 
Amsterdam,   c'est  le  clocheton  qui  surmonte  le  Palais  du  Roi. 

Faisons,  s'il  vous  plaît,  cette  double  ascension.  De  là-haut, 
notre  regard,  rayonnant  dans  toutes  les  directions,  pourra  com- 
pléter nos  impressions  premières.  Nous  saisirons  dans  son  ensemble 
la  physionomie  de  chacune  de  nos  deux  cités.  Nous  noterons  les 
émotions  diverses  qu'elles  ffiont  naître  en  nons.  Puis,  quand  nous 
auroui  fait  cela ,  nous  quitterons  les  nuages ,  c'est-i-dire  notre 
belvédère;  nous  nous  mettrons  à  parcourir  les  rues,  à  suivre  lej 
canaux,  à  longer  les  quais,  ri  franchir  les  ponts,  inspectant  tput 
avec  soin ,  regardant ,  étudiant  et  complétant,  par  des  observations 
de  détail,  la  somme  de  nos  observations  générales.  Mais  comme, 
avant  tout,  il  ne  faut  pas  qu'on  puisse  nous  accuser  de  manquer 
d'ordre  et  de  méthode,  nous  allons  continuer  comme  nous  avons 
commencé,  et  retourner  à  Venise,  où  nous  ferons  tout  d'abord 
l'ascension  du  Campanile. 


74  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

Cette  énorme  tour,  dont  nous  avons  déjà  parlé,  a  son  unique 
entrée  sur  la  place  Saint-Marc,  en  face  des  Procuratîes  vieilles. 
Jadis  cette  entrée  était  soigneusement  gardée,  car  le  Campanile 
était  en  quelque  soite  le  beffroi  de  la  cité.  Les  grosses  cloches  qui 
sont  à  son  sommet ,  et  que  nous  verrons  tout  à  l'heure ,  étaient 
chargées  d'appeler  les  citoyens  aux  armes ,  de  prévenir  les  troupes 
du  danger  et  d'avertir  les  arsenalotti  de  se  tenir  sur  leurs  gardes.  La 
possession  du  Campanile  était  un  gage  de  sécurité  pour  le  gouver- 
nement ducal.  Aussi,  à  chacune  des  conjurations  qui  éclatèrent  dans 
Venise,  les  conjurés  cherchèrent-ils  à  s*en  emparer  :  les  uns,  comme 
Querini,  Tiepolo  ou  Marino  Faliero,  afin  de  mettre  les  cloches  en 
branle;  les  autres,  comme  le  comte  de  Bédemar,  pour  s*assurer 
de  leur  silence.  Mais,  fait  bien  remarquable,  ni  les  uns  ni  les  autres 
ne  purent  réussir  dans  leur  dessein.  Et  le  Campanile  demeura  tou- 
jours fidèle  à  ceux  qu'il  avait  mission  de  protéger. 

La  première  plate-forme,  celle  où  se  trouvent  les  cloches,  est 
située  à  quatre-vingts  mètres  au-dessus  du  sol.  Mais  ne  vous 
effrayez  pas;  la  montée  n'est  guère  pénible.  Le  Campanile,  en 
effet,  se  compose  d^  deux  tours  carrées ,  édifiées  Tune  dans  l'autre 
et  reliées  par  une  rampe  en  pente  douce ,  qui  n'a  qu'une  marche  à 
chaque  tournant.  C'est  un  chemin  à  peine  incliné ,  et  par  lequel  on 
pourrait  passer  à  cheval ,  gravissant  de  cette  façon  le  sommet  de  la 
tour  plus  facilement  et  en  courant  moins  de  risques  que  le  gondolier 
S.anto.  Toutefois ,  hâtons -nous  de  le  dire ,  il  n'est  guère  probable 
que  ce  soit  par  égard  pour  des  quadrupèdes  à  peu  près  inconnus  à 
Venise  que  le  Campanile  a  été  construit  de  la  sorte.  Ce  n'est  point 
non  plus  pour  les  pauvres  ecclésiastiques  qui  allaient  expier  leurs 
crimes  au  milieu  du  monument ,  car  ils  ne  prenaient  point  ce  che- 
min-là pour  gagner  leur  prison  aérienne.  On  les  enfermait  dans 
une  grande  cage  de  bois  placée  au  pied  de  l'édifice  et  on  les  hissait 
jusqu'à  mi-hauteur  du  sommet.  En  proie  à  toutes  les  intempéries, 
n'ayant  pour  toutes  provisions  que  du  pain  et  de  l'eau,  on  les  lais- 
sait pendant  de  longs  mois  méditer  à  cette  place  sur  la  fragilité  des 
'  dignités  humaines  et  contempler  à  leur  aise  les  splendeurs  de  la 
nature.  Puis  on  les  descendait  pour  leur  donner  des  provisions 


A  VOL  D'OISEAU.  75 

nouvelles,  et  on  les  remontait  encore  jusqu'à  ce  qu'ils  eussent,  de 
cette  fiaçon,  expié  leurs  forfaits.  Mais,  tout  en  bavardant,  nous 
sommes  parvenus  à  la  première  plate-forme.  Attention  maintenant! 

Tout  d'abord  nous  voilà  éblouis  !  C'est  certainement  un  des  plus 
merveilleux  panoramas  qui  soient  au  monde  que  celui  que  nous 
découvrons  ainsi  tout  à  coup.  Regardons  d'abord  du  côté  de 
l'Adriatique  :  A  nos  pieds  le  Palais  ducal,  la  Librairie  vieille,  le  quai 
des  Esclavons,  la  Zecca;  tout  cela  nous  apparaît  à  la  fois,  mais  petit, 
si  petit,  que  les  monuments  ressemblent  à  des  coffrets  de  marbre 
au  couvercle  lamé  de  plomb  et  que  les  grandes  colonnes  de  la 
Piazzetta,  avec  le  lion  et  le  saint  Georges  qui  les  surmontent,  ont 
l'air  de  deux  quilles  de  granit,  ou  mieux  encore  de  deux  pièces 
empruntées  à  un  gigantesque  échiquier.  Tout  autour ,  nous  voyons 
s'agiter  une  espèce  de  fourmilière  :  ce  sont  les  promeneurs  qui 
prennent  le  frais  du  matin  ;  puis  sur  l'eau  des  taches  noires  avec 
des  ponts  rouges  au  centre  :  ce  sont  les  barques  qui  se  pressent  tout 
le  long  de  la  Piazzetta,  Plus  loin,  les  gondoles  filent  sur  la  mer 
émeraude  en  laissant  après  elles  un  sillage  argenté,  et  on  dirait,  à 
cette  distance,  des  insectes  qui  volent  à  la  surface  de  l'eau. 

Plus  loin  encore,  V Isola  di  San  Giorgio  Maggiore,  avec  son  église 
élégante  et  ses  lourdes  casernes,  a  l'air  d'un  navire  échoué  à  l'entrée 
du  port.  Sa  façade  de  marbre,  son  dôme  rebondi  et  ses  murailles 
peintes  en  rose  se  mirent  avec  complaisance  dans  les  eaux  transpa- 
rentes, qui  viennent  déposer  sur  ses  marches  blanches  l'empreinte 
vert  sombre  de  leurs  humides  baisers. 

A  droite,  le  Giudecca  s'arrondit  majestueusement,  étalant  ses 
quais  de  granit,  ses  poutres  bariolées,  ses  maisons  et  ses  églises. 
Plus  près,  la  Dogana  di  Mare  s'avance  fièrement  dans  la  mer.  Ses 
colonnes,  ses  statues  et  son  globe  doré  qui  reluit  au  soleil  ouvrent 
glorieusement  l'entrée  du  Grand  Canal;  et  derrière  elle,  la  Sainte 
avec  son  dôme  élégant,  ses  énormes  volutes  et  son  escalier  de 
marbre,  semble  veiller  sur  la  santé  de  la  ville'. 

'  L'élise  Santa  Maria  delta  Saluie,  ou  plus  simplement  la  Soluté,  fut  élevée 
en  action  de  (jrâces  pour  la  cessation  de  la  peste,  qui,  en  16^,  avait  coûté  la 
vie  à  46,490  personnes. 


76  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

A  gaucbe,  c'est  cette  corne  merveilleuse  que  nous  avons  déjà 
admirée  en  veuant  de  l'Adriatique.  Formée  par  la  Riva  degli 
Schiavoni  et  les  palais  qui  la  bordent,  par  les  quais  Cà  di  Dio  et 
SaiïBragio  avec  leurs  habitations  pittoresques,  elle  aboutit  au  Jardin 
public ,  qui  arrondit  ses  grands  massifs  de  feuillage  et  ses  cimes 


■ÉBli«  Sa 


VENISE. 
lia  Maria  délia  Satuli 


verdoyantes  derrière  une  balustrade  de  marbre.  Cette  masse  de 
verdure  termine  dijinement  c*  superbe  promontoire  et  ferme  majes- 
tueusement l'bdrizon,  et  Ce  grand  bassin,  avec  sa  ceinture  de  temples 
et  de  palais,  à  l'air  d'une  coupe  magique  où  coulent  à  pleins  bords 
la  joie  et  le  plaisir.  Puis,  au  delà  de  cette  enceinte  de  marbre  et  de 
feuillage,  s'étbnd  la  lagube  immi>nse  avec  San  Lazzaro  et  le  vieux 
Lazaret,  Santa  Elena  etSanta  EUsabetla,  la  Grazia,  San  Spirito  et 
San   Clémente,    gaiement  posés  au  milieu  des  flots  verts.  Et  au 


A  VOL  D'OISEAU.  77 

loin,  tout  au  loin,  derrière  Malamocco  et  son  étroit  littorale^ 
derrière  Palestrina  qui  se  perd  dans  la  brume,  l'Adriatique  avec 
ses  tendres  reflets,  avec  ses  horizons  indécis,  d'une  douceur 
inexprimable ,  l'Adriatique  qui  forme  le  fond  de  ce  superbe 
tableau. 

Tournons  maintenant  nos  regards  de  l'autre  côté.  Si  le  spectacle 
est  moins  beau,  moins  pompeux,  moins  splendide,  il  n'est  pas 
moins  intéressant.  C'est  un  amas  de  toits  rou^j^es  et  gris,  un  fouillis 
de  tuiles,  de  lames  de  plomb  et  d'ardoises,  un  enchevêtrement 
inextricable  de  lignes  qui  se  croisent,  se  mêlent  et^se  coupent  en 
tous  sens.  A  voir  cette  profusion  de  maisons  pressées,  serrées,  en- 
tassées dans  un  espace  si  étroit,  il  semble  qu'elles  aient  été  jetées  là 
au  hasard,  sans  ordre,  sans  plan  arrêté,  sans  idée  préconçue. 
Point  de  rues,  point  de  canaux,  point  de  places.  De  loin  en  loin  le 
fronton  d'une  église ,  la  corniche  d'un  palais  ou  la  galerie  d'un 
cloître.  Puis  des  campaniles,  des  tours,  des  clochetons  et  des 
clochers.  N'essayez  point  de  les  compter,  ce  serait  un  trop  rude 
travail.  Jadis  Venise  renfermait  deux  cents  églises  ouvertes  au 
culte,  aujourd'hui  quatre-vingt-dix  à  peine  sont  encore  desservies. 
Mais  si  le  clergé  est  parti,  les  clochers  sont  restés,  et  ils  continuent 
à  projeter  leur  ombre  sur  les  maisons  d'alentour.  Leurs  flèches  incli- 
nées dominent  l'entassement  confus  des  toitures  et  des  terrasses,  et 
celles-ci  se  succèdent  sans  interruption  jusqu'à  ce  que  la  mer, 
qui  forme  une  ceinture  d'argent,  vienne  brusquement  tout  inter- 
rompre. 

Au  pied  du  Campanile  nous  apercevons  la  place  Saint-Marc  avec 
ses  galeries  et  ses  promeneurs,  avec  ses  dalles  blanches  qui  res- 
semblent à .  un  damier  et  3es  pigeons  qui  la  tachètent  de  points 
noirs.  Puis  c'est  l'église  et  ses  mosaïques  à  fond  d'or  qui  brillent  au 
soleil,  se;$  colonnes  de  marbre  et  ses  dômes  ventrus.  C'est  la  tour 
de  l'horloge  avec  son  lion  d'or,  son  cadran  étoile  et  ses  géants  de 
bronze  qui  semblent  être  des  pygmées.  Ce  sont  les  grands  mâts  qui 
ressemblent  à  des  baguettes.  Puis,  si  nous  portons  tout  d'un  coup 
OQS  xegards  au  delà  des  maisons,  des  palais,  des  clochers  et  des 
églises,  voilà  les  lagunes,  la  mer  verte,  avec  des  reflets  d'argent, 


78  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

peuplée  d'îles  et  d'îlots,  avec  Murano,  qui  semble  être  une  Venise 
en  miniature,  et  le  cimetière  qu'on  prendrait  pour  un  jardin  fleuri. 
A  droite,  à  gauche,  partout,  des  batteries  et  des  forts  protègent  les 
abords  de  la  ville.  C'est  San  Giacomo,  Tessera,  Campalto,  qui  par 
leurs  feux  croisés  rendaient  jadis  Venise  imprenable.  Ce  sont  les 
batteiies  de  Bossarol,  San  Antonio  et  San  Marco,  qui  l'isolent  de  la 
terre  ferme  et  en  rendent  l'accès  impossible. 

Napoléon  P*"  avait  eu  de  grandes  vues  sur  Amsterdam  et  Venise  : 
il  voulait  faire  du  Zuiderzée  et  des  lagunes  deux  réservoirs  de  vais- 
seaux, d'hommes  et  de  canons ,  Tun  perpétuelle  menace  pour  les 
puissances  du  Nord,  l'autre  chargé  de  maintenir  le  prestige  de 
l'Empire  sur  la  Méditerranée  et  d'assurer  dans  tout  l'Orient  une 
suprématie  indiscutable  au  pavillon  français.  On  sait  ce  que  sont 
devenus  ces  projets  gigantesques.  Ils  furent  abandonnés  à  la  chute 
du  Titan.  Il  en  reste  cependant  encore  des  traces  nombreuses,  aussi 
bien  au  Helder  que  sur  le  littorale  de  Malamocco. 

Mais  ce  que  le  conquérant  n'avait  point  songé  à  faire,  c'est  de 
relier  Venise  à  la  terre  ferme.  Au  commencement  de  ce  siècle,  un 
tel  projet  eût  passé  pour  une  ambitieuse  folie  ;  en  1845,  ce  miracle 
était  accompli .  Voyez  plutôt  cette  ix)ute  large  de  neuf  mètres,  bordée 
de  parapets  de  pierre  blanche,  et  qui,  assise  sur  deux  cent  vingt- 
deux  arches,  s'avance  au  milieu  de  la  mer.  Elle  franchit  les  trois 
kilomètres  et  demi  qui  séparent  Venise  de  la  côte  et  aboutit  au  fort 
de  Malghera. 

Au  delà  de  Malghera,  apercevez-vous  Mestre,  puis  Spinea,  Zella- 
rino,  Tavaro,  Gambaraze  et  leurs  clochers?  Et  derrière,  se  perdant 
dans  la  brume  transparente,  les  Alpes  bronzées  avec  leur  couronne 
de  neige  et  les  cimes  bleuâtres  des  monts  Vicentins  ?  Si  le  ciel  était 
plus  clair  et  l'atmosphère  plus  limpide,  nous  pourrions  voir  le  golfe 
de  Trieste  et  les  côtes  de  l'Istrie,  les  rives  italiennes  depuis  le  Pô  di 
Goro  jusqu'au  Tagliamento.  Peut-être  même,  avec  les  «  yeux  de  la 
foi  »,  pourrions-nous,  comme  le  président  de  Brosses,  apercevoir 
u  rÉpire  et  la  Macédoine,  la  Grèce,  l'Archipel,  Constantinople,  la 
«  sultane  favorite  et  le  Grand  Seigneur  prenant  des  libertés  avec 
u  elle,   n  Mais  ne   nous  plaignons  pas   trop.    C'est  cette  bruiné 


A  VOL  D'OISEAU.  79 

lumineuse  qui  donne  à  Venise  cette  intensité  de  couleur  qui  nous 
charme.  C'est  elle  qui,  accrochant  au  passage  les  rayons  du  soleil, 
répand  autour  de  nous  cette  poussière  dorée.  Bénissons-la  donc  de 
toutes  nos  forces,  et  contentons-nous  des  merveilles  qui  se  déroulent 
sous  nos  yeux. 

Vous  plait-il  maintenant  de  descendre  de  notre  belvédère? 

La  (j^ondole  est  un  oiseau  brun, 

Qui  vole  à  la  surface  de  l'onde. 

C'est  le  caprice  de  Tbomme  qui  rè(;1e  sa  marche, 

Elle  obéît  à  la  fantaisie  du  rameur. 

Ainsi  s'exprime  une  vieille  chanson  vénitienne.  Nous  pouvons  donc 
continuer  en  gondole  notre  promenade  à  vol  d'oiseau,  puisque, 
de  Taveu  des  Vénitiens  eux-mêmes  (qui  doivent  s'y  connaître 
mieux  que  personne  ) ,  la  gondole  est  un  oiseau  brun,  obéissant  et 
docile. 

Nous  venons  de  considérer  de  loin  et  de  haut  les  lagunes,  la 
Giudecca  et  le  Grand  Canal.  C'est  maintenant  du  Grand  Canal,  de 
la  Giudecca  et  des  lagunes  que  nous  allons  considérer  la  ville. 
Mollement  étendus  sur  les  grands  coussins  noirs  bourrés  de  duvet, 
protégés  du  soleil  par  une  petite  tente  de  coutil  rayé ,  doucement 
bercés  par  le  balancement  de  la  vague  et  le  mouvement  des 
rameurs,  caressés  par  la  brise  qui  ride  la  surface  de  l'eau,  nous 
n*avons  qu'à  nous  laisser  vivre,  à  regarder,  à  éprouver  des  impres- 
sions attiédies  par  l'atmosphère  qui  nous  entoure. 

C'est  à  la  Piazzetta  que  nous  avons  pris  notre  gondole,  nous  voilà 
filant  à  la  surface  de  l'eau ,  entrant  dans  le  Grand  Canal ,  laissant  à 
notre  gauche  la  Dogana  et  la  Salute,  et  à  notre  droite  le  jardin  du 
goavemement,  dont  les  verts  massifs  reposent  un  instant  nos  regai*ds. 
Attention  !  voilà  le  défilé  des  palais  qui  commence  !  *A  ce  mot  de 
u  palais  n,  que  de  merveilles  enfantées  par  notre  cerveau  !  que  de 
rêves  évoqués  par  notre  imagination  !  Mais,  en  Italie,  il  faut  sin- 
gulièrement en  rabattre.  Tonte  maison  est  un  palais,  comme  tout 
voyageur  est  une  Excellence.  On  ne  regagne  pas  sa  demeure,  on 
rentre  dans  son  palais.  Un  employé  à  quinze  cents  francs  est  logé 


80  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

dans  UQ  palais.  Mais  de  même  qu'il  y  a  fagots  et  fagots,  il  y  a  aussi 
des  palais  de  tout  calibre  et  de  tout  aspect.  J'en  sais  quelques-uns 
dans  des  ruelles  infectes,  sur  des  canaux  puants,  dont  les  murailles 
lézardées  sont  couvertes  d'une  sorte  de  lèpre ,  dont  les  balcons  ruinés 
menacent  les  passants.  Leur  aspect  sordide  et  repoussant  les  fait 
éviter  avec  soin  ;  pour  rien  au  monde  on  n'y  voudrait  entrer,  à  plus 
forte  raison  y  loger  et  y  vivre.  Ce  n'en  sont  pas  moins  des  palais,  et 
les  hôtes  peu  susceptibles  de  ces  taudis  vermoulus  se  croiraient  fort 
amoindris  si  on  leur  parlait  de  leur  maison.  Les  palais  du  Grand 
Canal  ne  sont  point,  heureusement,  dans  ce  cas.  Leur  position  sur 
le  Corso  vénitien  les  préserve  de  l'abandon  auquel  tant  d'autres 
sont  livrés  sans  réserve.  C'est  à  peine  si  sur  cette  grande  et  large 
voie,  nous  en  trouverons  cinq  ou  six  menaçant  ruine  ou  dans  un 
état  affligeant  de  dégradation  ;  et  pour  la  plupart  de  ces  vieilles 
et  nobles  demeurés,  le  titre  qu'elles  portent  ne  nous  semblera  point 
usurpé. 

Avec  l'écroulement  de  l'aristocratie  vénitienne,  et  surtout  pen- 
dant l'occupation  étrangère ,'  presque  tous  ces  gracieux  palais 
ont  changé  de  propriétaires  et  de  destination.  Quelques-uns  con- 
servent encore  leurs  hôtes  primitifs  et  abritent  les  rejetons  des 
illustres  familles  qui  les  ont  édifiés.  Mais  c'est  la  grande  minorité. 
D'autres  ont  été  acquis  par  de  riches  étrangers  ou  sont  loués  par 
des  familles  du  Nord,  qui  viennent  chaque  année  passer  quelques 
mois  à  Venise.  Tous  ceux-là  sont  les  plus  fortunés.  Malheureuse- 
ment bon  nombre,  ravagés  à  l'intérieur,  dépouillés  de  leurs  tableaux 
et  de  leurs  stucs,  veufs  de  leurs  marbres  sculptés,  badigeonnés,  peints 
et  repeints  et  tendus  de  papier  à  deux  francs  le  rouleau,  sont  divisés 
par  tranches  et  loués  en  appartements  garnis.  Il  en  est  même  qui 
sont  devenus  de  simples  auberges.  Toutefois  ils  n'ont  point,  malgré 
cela,  abdiqué  leur  désignation  primitive.  UJlbergo  reale  porte  tou- 
jours le  nom  de  Palais  Bemardo,  V Hôtel  de  i Europe  celui  de  Palais 
Giustiniani;  VAlbergo  Barbesi  s'appelle  encore  Palais  Zuchelli,  et 
ces  nobles  noms,  pompeusement  étalés  sur  la  note,  servent  à  en 
déguiser  les  exagérations,  à  distraire  l'attention  et  à  rendre  le  total 
moins  pénible  à  solder. 


A  VOL  D*OISEAU.  88 

Pour  en  finir  avec  la  population  nouvelle  qui  occupe  les  palais 
du  Grand  Canal ,  il  nous  faut  mentionner  encore  un  certain  nombre 
de  pseudo-collectionneurs  de  curiosités  et  d'amateurs  de  tableauxl 
Tout  le  long  de  notre  promenade ,  nous  ne  verrons  guère  moins 
d'une  douzaine  de  ces  «  galeries  n  dont  les  titres  ronflants ,  longue- 
ment énumérés  dans  les  guides,  s'efforcent  d'attirer  l'étranger  et  de 
provoquer  des  transactions  plus  ou  moins  fructueuses.  Ce  n'est 
point  que  Venise  manque  de  véritables  galeries.  Il  y  en  a  plusieurs, 
et  très-riches  et  très-belles.  De  celles-là  nous  ne  pouvons  que  féli- 
citer et  remercier  les  propriétaires.  Mais  autant  l'amateur  qui 
collectionne  pour  son  plaisir  ou  par  amour  de  l'art,  est  digne  de 
respect  et  d'estime ,  autant  ces  pseudo-brocanteurs ,  Mécènes  d'oc- 
casion, qui  n'ont  d'autre  but  que  de  faire  un  commerce  déguisé  de 
bric-à-brac,  nous  paraissent  peu  estimables.  Nous  leur  préférons 
cent  fois  le  marchand  patenté,  qui ,  lui  au  moins ,  ne  déguise  point 
ses  allures  et  ne  se  donne  pas  comme  protecteur  des  arts.  Pourêti*e 
digne  de  respect,  une  galerie  doit  être  un  sanctuaire  et  non  point 
un  magasin. 

L'énumération  de  ces  hôtes  nouveaux  qui  peuplent  les  rives  du 
Grand  Canal  vous  montre  suffisamment  que  c'est  peut-être  l'endroit 
de  tout  Venise  où  l'on  rencontre  le  moins  de  Vénitiens.  Aussi 
n'allons-nous  considérer  que  les  façades  des  palais ,  car  en  visiter 
l'intérieur  ne  pourrait  guère  augmenter  d'une  façon  utile  notre 
bagage  d'observation^  et  de  remarques ,  et  nous  remettrons 
l'inspection  dé  la  maison  vénitienne  au  moment  où  nous  nous 
occuperons  de  la  maison  d'Amsterdam ,  c'est-à-dire  à  la  seconde 
partie  de  notre  travail. 

Après  ce  long  préambule ,  qui  nous  a  paru  indispensable ,  il  doit 
vous  tarder  d'être  en  route  et  de  commencer  la  revue  que  nous  vous 
avions  promise.  Partons  donc  et  efforçons-nous,  s'il  est  possible,  dé 
rattraper  le  temps  perdu. 

Nous  venons,  il  vous  en  souvient,  de  passer  entre  la  douane  de 
mer  et  le  jardin  du  gouvernement.  A  notre  droite  nous  laissons  lé 
palais  Giustiniani,  transformé  en  auberge  et  dont  la  belle  façade 
datant  du  quinzième  siècle  est  souillée  par  un  grand  écriteau.  Plus 


81  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

loin  nous  apercevons  les  palais  Tiepolo  et  Contarini,  qui  ont  subi  le 
même  sort.  Mais  avant  d'atteindre  ces  palais  déchus,  il  nous  a 
fallu  passer  devant  la  Casa  FerrOy  qui  est  un  délicieux  bijou  mau- 
resque, et  aussi  devant  le  palais  Ëmo-Trévés,qui  renfermé  une  des 
plus  précieuses  galeries  de  Venise  :  la  collection  d'objets  d'art  formée 
par  le  chevalier  Trêves  de  Bonfil.  liCS  maîtresses  pièces  de  cette 
collection  sont  deux  magnifiques  statues  de  Canova^  son  Hector 
et  son  Ajax.  Elles  datent  Tune  de  1808,  l'autre  de  1811,c'est-à-dii'e 
de  son  beau  temps.  Ces  deux  superbes  œuvres,  plus  grandes  que 
nature,  avaient  été  conservées  par  l'artiste.  Il  avait,  dit-on ^  le 
projet  d'en  faire  hommage  à  sa  chère  Venise.  Diverses  circonstances 
vinrent  se  jeter  à  la  traverse  de  son  dessein,  et  quand  le  gratid  sta- 
tuaire mourut,  il  n'avait  pris  à  ce  sujet  aucune  disposition  définitive. 
Le  frère  de  Canova,  qui  était  évêque,  se  soucia  fort  peu,  paraît-il, 
des  intentions  que  l'illustre  mort  avait  pu  nourrir  en  son  vivant.  Il 
fit  mettre  les  statues  en  vente.  M.  Trêves  dut  en  disputer  la  posses- 
sion à  des  musées  et  à  des  princes.  Néanmoins  la  victoire  lui  demeura 
et  les  deux  magnifiques  morceaux  sont  restés  à  Venise,  d'où,  espé- 
k'ons-le,  ils  ne  sortiront  plus. 

A  gauche  nous  avons  laissé  le  palais  Dario  Angarani  et  le  palais 
Da  Mulà.  Tous  deux  datentduquinzièmesiècle.  Gracieux  et  coquets, 
ils  appartiennent  aux  premiers  temps  des  Lombardi.  Entre  eux  se 
trouve  un  grand  soubassement,  destiné  à  supporter  un  édifice 
inachevé.  C'est  le  rez-de-chaussée  de  ce  qui  aurait  été  le  palais 
Vénier,  l'un  des  plus  grandioses  de  Venise,  si  l'on  n'eût  abandonné 
sa  construction  alors  qu'elle  ne  s'élevait  encore  qu'à  quelques 
mètres  du  sol.  Aujourd'hui  ce  rez-de-chaussée  étrange  est  occupé 
par  un  ancien  valet  de  chambre  du  maréchal  Marmont ,  qui ,  sourd 
et  perclus  de  douleurs,  mourut  à  quelques  pas  plus  loin,  au  palais 
Loredan  (Zichy  Esterhazy).  Le  maréchal  par  testament  laissa  son 
mobilier  à  son  fidèle  domestique;  et  celui-ci  ne  trouva  rien  de 
mieux  que  de  louer  le  rez-de-chaussée  du  palais  Vénier,  et  d'y 
installer,  avec  le  legs  du  maréchal,  une  série  de  chambres  meublées. 
Sic  transit  (jlori a  mundi. 

En  face,  voici  le  palais  Corner,  construit  en  1532  par  lé  San- 


A  VOL  D'OISEAU.  85 

sovino,  pour  les  descendaQts  de  cette  belle  Catherine  Coraaro 
qui  fut  reine  de  Chypre.  La  façade,  divisée  en  trois  ordres^  est 
imposante.  Le  perron  toutefois  n'est  pas  d'un  dessin  très-heureux. 
Après  les  élégances  que  nous  venons  d'admirer,  l'impression  que. 
produit  cette  grande  masse  de  pierres  n'est  guère  favorable  au 
Sansovinoi  Aujourd'hui  le  palais  Corner  est  le  siège  de  la  préfec- 
ture :  sa  tournure  roide  et  un  peu  guindée  convient  assez  bien  à  sa 
nouvelle  destination,  mais  jure  singulièrement  avec  la  parfaite  cotu'- 
toîsie  de  ses  hôtes.  Le  commandeur  Mayr,  sénateur  du  royaume 
et  préfet  de  Venise,  est  bien  en  effet  l'un  des  hommes  les  plus 
charmants  qu'on  puisse  rencontrer. 

A  côté  du  palais  Corner^  nous  apercevons  le  palais  Barbaro,  qui 
date  dû  quatorzième  siècle,  et  fait  avec  son  voisin  un  curieux 
contraste.  Puis  c'est  le  palais  Cavalli,  qui  fut  longtemps  le  siège 
du  consulat  général  de  France  i  et  qui  est  aujourd'hui  la  propriété 
du  comté  de  Chàmbord.  Le  quinzième  siècle  l'a  paré  de  ses 
marbres  asiatiques,  de  ses  fines  ogives  et  de  ses  gracieuses  colon- 
nettes.  Derrière  lui  se  trouvent  le  palais  Pisani  et  le  palais  Môro- 
sini,  célèbres  tous  les  deux,  mais  à  des  titres  bien  différents  :  le 
dernier  possède  une  intéressante  et  majestueuse  façade,  des  œuvres 
d'art  et  quelques  tableaux  de  prix.  C'est  dans  l'autre  que  s'est  sui- 
cidé Léopold  Robert»  Le  pauvre  grand  artiste  avait  là  son  atelier.  Il 
habitait  un  peu  plus  loin  avec  son  frère,  Âurèle  Robert,  qui  ne  le 
quittait  guère  et  vivait  avec  lui,  partageant  ses  tristesses,  ses  rêves 
dotdoureux  et  ses  découragements  subits.  Un  matin,  Léopold  se 
leva  plus  tôt  que  de  coutume,  et  vint  s'enfermer  dans  cet  atelier  où, 
quelques  jours  auparavant,  il  avait  achevé  son  dernier  tableau,  les 
Pêcheurs  de  l'Adriatique.  Quand  son  frère  accourut  pour  le  rejoindre 
il  trouva  les  portes  fermées.  Un  sinistre  pressentiment  envahit  tout 
son  être.  On  enfonça  les  portes,  mais  il  était  trop  tard.  Léopold 
était  étendu  à  terre  au  milieu  d'une  mare  de  sang.  L'infortuné 
s'était  coupé  la  gorge  avec  un  rasoir. 

Léopold  Robert  était  arrivé  au  comble  du  succès,  de  la  répu- 
tation, je  dirai  presque  à  la  gloire.  L* avenir  s'ouvrait  devant  lui 
aussi  brillant  qu'il  le  pouvait  souhaiter;  mais  il  avait  levé  les  yeux 


86  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

sur  une  personne  de  u  famille  illustre  »  et  lui  avait  donné  tout  son 
cœur; 

Amour,  fléau  du  monde 9  exécrable  folie!... 

C*est  dans  cet  amour  sans  espoir  que  les  amis  du  pauvre  artiste 
ont  voulu  voir  la  cause  de  sa  funeste  détermination.  Les  médecins, 
eux,  qui  ne  connaissaient  point  son  cœur,  ont  fouillé  son  cerveau.* 
Ils  y  ont  trouvé  un  épanchement  séreux  auquel  ils  ont  attribué 
son  suicide.  Peut-être  les  uns  et  les  autres  ont-ils  eu  raisonV 
Ce  suicide,  du  reste,  n'était  point  le  premier  qu'on  eût  à  déplorer 
dans  cette  famille.  Léopold  mit  fin  à  ses  jours  le  20  mars  1835;  et 
dix  ans  auparavant,  dix  ans  jour  pour  jour,  son  frère  Alfred  s'était 
également  donné  la  mort. 

Vous  voyez  que  ces  deux  palais  méritent  bien  qu'on  leur  consacre 
quelques  instants.  Mais  pour  les  visiter,  il  nous  faudrait  débarquer 
au  Campo  San  Vitale  et  gagner  le  Campo  San  Stefano.  Le  temps 
dont  nous  pouvons  disposer  ne  nous  le  permet  guère.  Restons  donc 
en  gondole  et  continuons  notre  tournée  sur  le  Grand  Canal. 

Un  coup  d'oeil,  s'il  vous  plaît,  au  petit  palais  Manzoni  qu'on 
achève  de  réparer.  C'est  un  bijou  que  les  Lombardi  ont  déposé  là. 
Puis  fermons  les  yeux,  pour  ne  point  voir  ce  grand  pont  de  fer  que 
l'industrie  anglaise  a  jeté  en  travers  du  canal,  et  ce  vaste  portique 
qui  sert  d'entrée  à  l'Académie  des  beaux-arts.  Il  est  l'œuvre  mar- 
quante de  l'occupation  autrichienne  :  c'est  froid,  roide,  guindé, 
désagréable ,  en  un  mot  le  comble  de  l'horrible  !  Passons ,  je  vous- 
prie,  et  ne  regardons  pas. 

Voici  sur  notre  droite  une  habitation  bizarre,  moitié  kiosque  et 
lîioitié  chalet.  Elle  porte  un  nom  sinistrement  illustre,  celui  du 
doge  Marino  Faliero,  decapitatus  pro  criminibus,  comme  dit 
l'inscription  du  palais  ducal.  Toutefois  il  parait  que  ce  nom  n'est 

*  Voir  la  Notice  sur  la  vie  et  les  ouvrages  de  Léopold  Robert,  par  E.  J.  Dele- 
cluze,  et  l'excellent  livre  de  M.  Charles  Clément:  Léopold  Robert  <f après 
sa  correspondance  inédite.  On  y*  trouvera  une  lettre  de  M.  Âurèle  Robert 
racontant  le  suicide  de  son  frère. 


A  VOL  D'OISEAU.  89 

qu^uiie  usurpation  ;  ou  du  moins,  ce  fut  une  autre  branche  de  la 
famille  Faliero  qui  habita  cette  curieuse  demeure.  Carie  véritable 
palais  de  ce  doge  qui,  selon  Pétrarque,  avait  u  plus  de  courage 
que  de  bon  sens  »  (più  di  coraggio  che  di  senso)^  se  trouvait  assez 
loin  de  là,  près  de  l'église  des  Saints-Apôtres. 

IjC  palais  Giustiniani-Lolin,  qui  s'élève  également  sur  notre 
droite,  n*a  rien  de  bien  remarquable.  Il  est  du  style  de  la  déca- 
dence, et  nous  n'y  prendrions  point  garde  s'il  n'avait  appartenu  à 
mademoiselle  Taglioni.  Aujourd'hui  il  est  la  propriété  de  la  du-* 
chesse  de  Parme.  Quels  sont  les  hôtes  que  l'avenir  lui  réserve? 
Puis  voici  à  gauche  le  palais  Contarini  degli  Sctigni,  formé  de  deux 
palais  bâtis  à  un  siècle  de  distance  ;  le  palais  Rezzonico,  œuvre  de 
Baldazare  Longfaena,  plus  majestueux  qu'élégant;  le  Palazzino 
Camerazza  et  les  deux  palais  Giustiniani.  De  l'autre  côté  du  canal 
le  palais  Malipiero  montre  sa  jolie  façade,  qui  appartient  à  la 
Renaissance,  et  le  palais  Grassi,  restauré,  embelli  par  le  baron  Sina, 
développe  sa  grande  masse,  qui  le  fait  ressembler  à  une  vaste 
caserne.  Tout  cela  est  bien  froid.  Passons  vite,  il  nous  tarde  d'arri- 
ver à  cette  merveille  de  goût  et  d'élégance  qui  fait  l'angle  du  rio 
San  Pantaleone  et  porté  le  nom  de  palais  Foscari. 

Quel  nom  !  et  que  de  souvenirs  entassés  dans  ces  quelques  lettres  ! 
Que  de  fêtes  joyeuses  évoquent  ces  gracieuses  colonnes,  ces  ogives, 
ces  trèfles,  ces  marbres  colorés  et  ciselés,  cette  couronne  de  cré- 
neaux à  jour  qui  se  découpent  sur  le  ciel  bleu,  et  aussi  que  de 
journées  sombres  et  de  drames  lugubres  !  C'est  de  là  que  partit  le 
doge  Foscari,  jeune  et  ambitieux,  joyeux  et  fêté,  pour  aller  à  Saint- 
Marc  ceindre  la  corne  dogale  ;  et  c'est  là  qu'il  revint  brisé  par 
l'âge,  abreuvé  de  dégoûts,  le  cœur  plein  d'amertume,  en  proie  au 
plus  sombre  désespoir.  Il  avait  perdu  trois  de  ses  fils  au  service  de 
la  République  ;  et  le  quatrième,  flétri  par  un  an*êt  infâme,  torturé 
par  la  main  du  bourreau,  était  mort  en  exil  loin  de  son  malheureux 
père.  Poursuivi  par  une  haine  implacable^  injustement  frappé  dans 
ses  affections  les  plus  chères,  dépouillé  de  ses  titres  et  de  ses 
dignités  y^  chassé  comme  un  valet,  le  vieux  doge,  âgé  de  quatre- 
vingt-quatre  ans,  revint  dans  cette  gracieuse  demeure  expier  des 

12 


iM)  AMSTEKDAM   ET  VENISE. 

crimes  qu'il  n'avait  pas  commis  et  des  fautes  dont  il  n'était 
pas  coupable.  Banni  du  palais  ducal  où,  pendant  trente-quatre 
ans,  il  avait  régné  en  souverain,  il  vint  expirer  derrière  ces 
élégantes  murailles,  sous  ces  lambris  gaiement  sculptés,  joyeu- 
sement fouillés,  entendant  au  milieu  de  son  agonie  la  grosse 
cloche  du  Campanile  qui  sonnait  à  toute  volée  pour  célébrer  l'exal- 
tation de  son  successeur  et  le  triomphe  de  son  plus  cruel  ennemi. 

La  fortune  des  Foscari  ne  s'écroula  point  toutefois  avec  le  pou- 
voir du  vieux  doge.  En  1574  (cent  vingt-cinq  ans  plus  tard  par 
conséquent),  leur  palais  était  encore  l'un  des  plus  riches  et  des  plus 
beaux  de  Venise  ;  et  sa  merveilleuse  position,  à  l'angle  du  Grand 
Canal,  le  fit  choisir  pour  abriter  l'un  de^  plus  illustres  visiteurs  que 
la  République  eût  reçus  jusque-là ,  Henri  de  Valois,  roi  de  France 
et  de  Pologne. 

Le  roi  venait  de  s'échapper  de  Vai'sovie.  Il  avait  déposé  cette 
couronne  que,  selon  le  dire  de  Pierre  Mathieu ,  son  conseiller  et  son 
historiographe  ;  u  il  portait  comme  un  rocher  sur  sa  teste.  »  Il 
s'était  enfui  à  franc-étrier,  non  comme  un  prince,  mais  biea  comme 
un  vrai  malfaiteur,  poursuivi  par  les  grands  dignitaires  du  royaume 
qui  ne  voulaient  point  le  laisser  partir.  Arrivé  à  Vienne,  où  il  s'ar- 
rêta cinq  jours,  il  avait  écrit  au  doge  pour  lui  notifier  son  désir  de 
traverser  Venise  avant  que  de  rentrer  en  France  ;  et  la  République, 
fière  d'offrir  l'hospitalité  à  «  son  puissant  amy  et  fidèle  allié  » ,  avait 
député  auprès  du  Roi  très-chrétien  ce  qu'elle  comptait  dans  son 
sein  de  plus  noble  et  de  plus  illustre. 

Ce  fiit  le  dimanche  18  juillet  1574  que  le  roi  prit  possession  du 
palais  Foscari,  et,  pendant  les  dix  jours  qu'il  y  demeura,  le  Grand 
Canal  ne  cessa  d*étre  couvert  de  gondoles  dorées,  de  seigneurs  et 
de  dames  en  costume  de  gala,  et  de  barques  chargées  de  musi- 
ciens. Le  soir,  la  ville  illuminée  présentait  un  coup  d'œil  féerique , 
et  les  régates ,  les  concerts ,  les  sérénades  se  succédaient  sous  les 
fenêtres  du  roi  '.  Henri  III  ne  quitta  pas  sans  regret  cette  demeure 


*  Voir  pour  le  détail  de  ce3  fêles  la  Vie  d'un  patricien   de   Venise,  par 
Cb.  Yriarte. 


A  VOL  D'OISEAU.  91 

hospitalière  et  cette  ville  plus  hospitalière  encore  ;  et  pour  remer- 
cier Pietro  Foseari  de  l'accueil  qui  lui  avait  été  fait  dans  son  palais, 
ce  fut  dans  sa  villa  de  terre  ferme ,  située  à  Moranzano ,  qu'il  voulut 
passer  la  première  nuit  qui  suivit  son  départ. 

Au  commencement  du  siècle  dernier,  la  famille  Foscari  n'était 
pas  tt  fort  nombreuse^  quoiqu'elle  n'eût  rien  perdu  de  sa  prc<^ 
mière  considération'.  »  Cependant  il  suffit  des  folies  d'un  de  ses 
membres  pour  la  ruiner  de  fond  en  comble.  Et  ceux  qui  visitaient 
Venise  il  y  a  trente  ou  quarante  ans,  rencontraient  dans  les  cham- 
bres hautes  de  ce  vieux  et  magnifique  palais,  dépouillé  de  ses  bas^ 
reliefs,  de  ses  tableaux  et  de  ses  sculptures,  un  vieillard  octo- 
génaire et  deux  vieilles  filles  infirmes,  seuls  habitants  de  cette 
demeure  princière.  Ces  misérables  gens  logeaient  dans  un  affreux 
réduit,  sans  meubles  et  sans  linge,  avec  des  sièges  édoppés  et 
quelques  vieilles  malles  servant  de  commodes.  C'étaient  les  derniers 
Foscari  •  ! 

Depuis  ce  temps,  ce  pauvre  palais,  une  des  perles  du  Grand 
Canal,  a  eu  des  destinées  diverses.  Après  avoir  été  caserne  autri* 
chienne,  il  est  devenu  école  supérieure  de  commerce.  Quelque  peu 
brillante  que  cette  dernière  destination  puisse  paraître,  elle  a  eu  du 
moins  cet  inappréciable  avantage  de  le  sauver  d'une  inévitable 
destruction. 

Mais  continuons  notre  course. 

Voici  sur  notre  gauche,  et  à  la  suite  du  palais  Foscari,  les 
palazzi  Balbi  et  Grimani,  d'assez  bon  style  de  la  Renaissance,  et  le 
palais  Persico,  œuvre  des  liOmbardi.  Puis  les  deux  palais  Tiepolo 
qui  appartiennent  aux  premières  années  du  seizième  siècle,  et  le 
palais  Pisani;,  dont  les  gracieuses  ogives  remontent  à  la  fin  du  qua- 
torzième. C'est  dans  le  dernier  de  ces  palais  qu'on  a  longtemps  con<- 
serve  le  grand  tableau  de  Paul  Véronèse  représentant  Alexandre  et 
la  famille  de  Darius.  Cette  vaste  et  belle  toile  est  aujourd'hui  en 


'  Freschot,  Nouvelle  relation  de  la  ville  et  république  de  Venise  (1709). 
*  M.  J.  Lecomte,  dans  son  livre  intitulé  Venise,  parle  longuement  de  cette 
malheoreuse  famille. 


92  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

Aiigletérre  '.  Oa  l'y  a  payée  300,000  francs.  Elle  y  est  fêtée  oommé 
un  chef-d'œuvre  indiscutable,  et  pendant  de  longues  années  elle 
avait  cependant  servi  de  prétexte  aux  amateurs  de  la  vérité  histo- 
rique, pour  rompre  des  lances  sans  nombre  contre  Técole  véni- 
tienne. Il  est  vrai  que  ces  enthousiastes  de  l'exactitude  archaïque 
trouvaient  fort  naturel  que  Lebrun,  en  peignant  le  même  sujet,  eût 
coiffé  ses  personnages  de  volumineuses  perruques. 

A  droite,  nous  apercevons  le  palais  Moro-Lin,  construit  par 
Mazzoni  au  dix-huitième  siècle ,  le  palais  Contarini  detle  figure,  et 
les  trois  palais  Mocenigo,  que  leur  nom  suffit  à  rendre  célèbres.  La 
famille  qui  les  fit  construire  tous  les  trois  porte  en  effet  un  nom 
illustre  s*il  en  fut  dans  les  fastes  de  la  République.  Sept  fois,  les 
Mocenigo  furent  couronnés  de  la  corne  dogale ,  et,  indépendam- 
ment de  ces  magistratures  suprêmes,  ils  ont  fourni  à  Venise  une 
pépinière  de  généraux,  d'ambassadeurs,  d'amiraux,  de  procurateurs 
et  de  membres  du  conseil  des  Dix. 

Mais  un  souvenir  plus  récent  se  rattache  à  ces  princières  de- 
meures. C'est  dans  l'un  de  ces  palais  qu'en  1818  lord  Byron  vint 
s'installer  avec  sa  ménagerie.  Les  singes,  les  perroquets,  les  chats 
et  les  oiseaux  de  proie  encombraient  sa  cour  et  faisaient,  comme  on 
pense,  une  singulière  musique.  L'intérieur  du  palais  n'était  guère 

■ 

plus  respecté.  Grâce  à  Shelley,  l'ami  du  noble  poète,  nous  avons 
l'inventaire  à  peu  près  exact  de  cette  étrange  collection  :  «  Il  y  a 
ici  (au  palais  Mocenigo),  écrit- il  à  Thomas  Moore,  deux  singes, 
cinq  chats,  un  épervier,  huit  chiens,  une  corneille,  des  perroquets 
et  un  renard  ;  toute  la  bande  se  promène  et  voltige  dans  les  appar- 
tements, comme  si  chacun  en  était  maître...  »  Un  animal  que 
Shelley  oublie,  et  qui  n'était  pas  le  moins  curieux  de  cette  étrange 
ménagerie,  c'est  cette  Margarita  Cognî,  Ir  Fornarina  du  poète,  qui 
pendant  bien  longtemps  tyrannisa  le  pauvre  homme  de  la  belle 
façon. 

Ce  fut  sur  les  bords  de  la  Brenta  que  Byron  rencontra  pour  la 
première  fois  cette  étrange  créature.  Ce  jour-là,  il  se  promenait  à 

'  A  la  National  Gallcry, 


A   VOL  D'OISEAU. 


chevalavec  un  de  ses  amis.  Il  la  vît,  échangea  quelques  paroles 
avec  elle,  la  revit  huit  jours  plus  tard,  u  Bref,  ^crit-il  lui-ménie^ 
après  quelques  rencontres ,  nous  fûmes  au  mieux,  et  pendabtun 
long  espace  de  temps,  elle  conserva  seule  sur  moi  un  asceodaût  qui 


VENISE 
Porlrait  du  Titien. 


lui  fut  disputé  souvent  mais  jamais  enlevé.  »  Quand  Byrou  retourna 
à  Venise,  Margarita  le  suivit,  et  malgré  son  mari,  malgré  la  police, 
elle  ne  tarda  pas  à  s'installer  an  palais  Mocenigo.  Une  fois  là,  il 
n'est  guère  d'excentricités  auxquelles  elle  ne  se  soit  livrée,  jusqu'à 


94  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

cette  tentative  de  suicidé,  qui  mit  fin  à  la  tragi-comédie  où  le 
poëte  ne  jouait  plus  son  rà\e  qu'à  contre-cœui*. 

u  Je  ne  crois  pas,  écrit-il  en  parlant  de  ce  dernier  accès  de  folie, 
que  Margarita  eût  le  projet  de  se  détruire ,  mais  si  Ton  songe  qu'il 
était  tard,  la  nuit  noire,  et  qu'il  faisait  très-froid,  il  semblerait 
pourtant  qu'elle  eût  quelque  diabolique  envie  de  ce  genre.  On 
l'avait  toutefois  retirée  sans  trop  de  mal ,  si  ce  n'est  l'eau  salée 
qu'elle  avait  bue  et  le  bain  froid  qu'elle  avait  pris.  » 

Après  les  palais  Mocenigo ,  voici  le  palais  Gorrer;  qui  fut  habité 
par  la  duchesse  de  Berri.  Puis  le  palais  Corner  -  Spinelli ,  dont  la 
sombre  élégance  est  toute  pleine  de  charme.  A  voir  ses  doubles 
pleins-cintres ,  ses  balcons  et  ses  frises ,  tout  cela  portant  le  cachet 
d'une  austère  noblesse,  on  ne  se  douterait  guère  de  la  qualité 
de  son  avant-dernière  propriétaire.  En  effet,  ce  petit  palais ,  dont 
la  tournure  moyen  âge  a  quelque  chose  de  fermé ,  de  refrogné ,  de 
chevaleresque,  je  dirai  presque  de  guerrier,  appartenait  encore 
il  y  a  quelques  années  à  madame  Taglioni  (et  de  deux!). 

En  face  nous  apercevons  le  palais  Barbarigo ,  dont  la  principale 
façade  et  l'entrée  se  trouvent  sur  le  rio  San  Polo.  On  l'a  surnommé 
alla  Terrazza,  à  cause  de  sa  terrasse  qui  donne  sur  le  Grand  Canal. 
Son  architecture  n'a  du  reste  qu'une  fort  mince  valeur,  et  nous 
n'en  parlerions  pas,  s'il  n'avait  été  pendant  de  longues  années  la 
demeure  du  Titien.  C'est  là  que  le  grand  peintre  aimait  à  recevoir 
ses  amis,  à  festoyer  avec  eux.  L'Arélin  était  au  nombre  des 
convives;  c'est  dire  que  la  société  n'était  ni  triste  ni  réservée. 
Titien  aimait  tant  sa  Venise  et  la  terrasse  de  ce  palais,  qu'il 
préféra  l'hospitalité  de  la  famille  Barbarigo  à  celle  plus  somp- 
tueuse qu'à  maintes  reprises  Léon  X,  Paul  III  et  Philippe  II 
lui  offrirent  dans  leurs  résidences  royales,  au  milieu  de  leur 
cour. 

Toutefois  ce  n'est  point  au  palais  Barbarigo  que  l'effroyable  peste 
fie  1576  vint  surprendre  le  grand  artiste  presque  centenaire,  mais 
qui,  toujours  jeune  de  cœur  et  les  pinceaux  en  main,  travailla 
jusqu'à  son  heure  suprême.  Il  avait  à  cette  époque  transporté  son 
atelier  sur  le  Campo  Rotto,  et  c'est  de  là  que  partit  le  funèbre 


A  VOL  D'ÔISEÀU.  05 

cortège  qui ,  dérogeant  aux  ordonnances  du  conseil  des  Dix ,  cbQ-> 
duisit  le  grand  homine  à  sa  dernière  demeure. 

Touchant  à  Fhabitation  des  Barbarigo ,  se  trouve  le  palais  Gri* 
mani.  Dans  ses  modestes  proportions ,  c*est  une  des  œuvres  de 
la  Renaissance  les  plus  élégantes  qui  soient  sur  le  Grand  Canal. 
Puis,  toujours  du  même  côté,  voici  le  palais  Bemardo,  Fun  des 
édifices  les  plus  sincèrement  gothiques  de  tout  Venise;  le  palais 
Donatô,  curieux  échantillon  du  style  byzantin-lombard  ;  le  palais 
Tiepolo ,  conçu  dans  la  manière  du  Sansovino  ;  et  enfin  le  palais 
Businello,  qui  appartient  à  la  fin  du  dix-sepiième  siècle,  c'est-à-dire 
à  la  décadence,  et  a  été  la  propriété  de  mademoiselle  Taglioni 
(et  de  trois!). 

Sur  la  droite  du  Canal,  les  palais  sont  sinon  plus  beaux,  du  moina 
plus  vastes  et  plus  grandioses.  C'est  d'abord  le  palais  Grimani,  qui 
passe  pour  le  chef-d'œuvre  de  Sanmichieli,  et  dont  la  niasse 
imposante  possède  une  majesté  vraiment  royale.  Sa  façade  com- 
porte tous  les  caractères  de  la  force  et  de  la  magnificence.  C'est 
aujourd'hui  l'asile  de  la  cour  royale;  longtemps  il  fut  celui  de  la 
poste ,  et  comme  en  ce  temps-là  le  pont  qui  relie  Venise  à  la  côte 
n'existait  pas  encore ,  c'était  un  des  endroits  les  plus  animés  qui 
fassent  sur  le  Grand  Canal.  Mais  aujourd'hui  le  calme  a  succédé  à 
l'activité  bruyante.  Seuls,  des  avocats,  des  magistrats  et  quelques 
plaideurs  endurcis  gravissent  encbi*e  son  majestueux  péristyle,  et 
c'est  un  palais  voisin,  le  palais  Farsetti,  qui  semble  avoir  hérité  de 
toute  cette  animation.  Le  palais  Farsetti  en  effet  sert  d'hôtel  de 
ville.  C'est  là  que  les  fiancés  viennent  chercher  la  légitimation  de 
leur  tendresse,  qu'on  apporte  les  nouveau-nés  et  qu'on  déclare 
les  décès.  Tout  cela  se  fait  naturellement  en  gondole,  et  ne  manque 
pas  de  répandre  dans  tous  les  environs  une  certaine  dose  de  vie 
et  de  bruyante  activité  mêlée  parfois  d'une  pointe  de  gaieté  folâtre . 

Jadis  le  palais  Farsetti  appartenait  à  un  descendant  de  la  famille 
du  trop  célèbre  Marino  Faliero,  JeanFaliero,  qui  fut  non-seulement 
un  homme  politique  remarquable,  mais  encore  un  protecteur  éclairé 
des  arts.  C'est  lui  qui  devina  Canova,  et  l'aida  à  devenir  l'un  des 
plus  grands  sculpteurs  des  temps  modernes.  Canova  reconnaissant 


96  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

fit  hommage  à  son  protecteur  de  sa  première  œuvre ,  deux  cor«> 
beilles  pleines  de  fruits,  qui,  sculptées. en  plein  marbre,  décorent 
encore  aujourd'hui  l'escalier  du  palais  Farsetti.  Il  fit  aussi  à  ce 
digne  protecteur  le  dernier  cadeau  qu'il  pût  attendre  de  son  pro* 
tégé.  Le  grand  artiste,  en  effet,  sculpta  lui-même  le  mausolée  de 
l'homme  de  bien  à  qui  il  devait  une  partie  de  sa  fortune  et  de  sa 
gloire. 

Après  le  palais  Farsetti  voici  le  palais  Lorédan,  où  naquit  Elena 
Cornaro  Piscopia,  l'une  des  femmes  philosophes  les  plus  connues  du 
dix-septième  siècle  ;  mais  tout  à  côté ,  regardez  avec  attention  cette 
demeure  étroite  et  modeste.  On  ne  supposerait  point,  à  première 
vue,  qu'elle  a  été  la  résidence  d'une  des  familles  les  plus  glorieuse- 
ment célèbres  de  la  République  vénitienne.  C'est  pourtant  le  palais 
Dandolo.  C'est  là  que,  pendant  bien  des  siècles,  résida  l'illustre 
lignée  de  celui  qui  deux  fois  s'empara  de  Constantinople,  de  ce 
guerrier  aveugle  qui  enrichit  sa  patrie  des  dépouilles  de  l'Orient  et 
porta  si  haut  la  gloire  maritime  et  militaire  de  Saint-Marc  ^  C'est 
de  ce  petit  patazzino  que  partirent  quatre  de  ses  descendants  pour 
aller  s'asseoir  sur  le  trône  des  doges ,  et  une  foule  de  héros  jaloux 
de  soutenir  la  gloire  impérissable  de  leur  illustre  aïeul. 

Aujourd'hui  que  nous  jugeons  Thistoire  des  temps  passés  d'une 
façon  presque  humaine,  la  renommée  du  vieux  Dandolo  est  peut-être 
bien  un  peu  discutable.  Si  sa  valeur,  sa  prudence  dans  le  conseil, 
son  énergie  dans  l'action  le  signalent  à  Tadmiration  de  tous,  sa 
gloire  est  singulièrement  ternie  par  cet  effroyable  pillage  de  Con- 
stantlnople,  qu'il  autorisa  alors  qu'il  eût  pu  l'empêcher.  La  perte  de 


*  Bien  qii'avcu{]^1c  et  âgé  de  près  de  qualrc-vliigt-dix  ans,  Dandolo  voulut 
diriger  lui-même  Tassaut  de  Constantînople  :  u  Ores  pourrés,  dit  Villehardouîn, 
ouïr  esf range  prouesse.  Le  duc  de  Venise  qui,  vieil  homme  ètoit  et  goutte 
ne  voyoit,  tout  armé  sur  la  proue  de  sa  galère,  le  gonfanon  de  Saint-Marc 
par-devant  lui,  s*écriant  aux  siens  qu'ils  le  missent  à  terre.  »  Il  fut  en  effet 
débarqué  le  premier  et  commanda  l'assaut.  Le  vieux  Dandolo  avait  du  reste 
des  raisons  toutes  particulières  pour  haïr  les  Grecs.  C'était  l'empereur  grec  Manuel 
qui,  en  1173,  lui  avait  fait  brûler  les  yeux,  lorsqu'il  vint,  au  nom  delà  Ré- 
publique, réclamer  les  ambassadeurs  vénitiens  que  l'empereur  retenait  au  mépris 
du  droit  des  gens. 


A  VOL  D*OISEAU.  91 

tous  les  trésors  qui  avaient  été  accumulés  dans  cette  capitale  de 
rOrient,  la  destraction  par  le  fer  et  par  le  feu  de  toutes  ces  mei*- 
veilles  qui,  enlevées  à  la  Grèce,  avaient  d'abord  séjourné  à  Borne 
pour  venir  ensuite  parer  la  vieille  Byzance,  de  ces  manuscrits  qui 
renfermaient  le  travail  de  Tesprit  humain  pendant  plus  de  dix-huit 
siècles,  tout  cela  doit  bien  compter  pour  quelque  chose.  11  faut 
donc,  pour  juger  équitablemenl  sa  mémoire,  se  souvenir  de  ce  mal- 
heur irréparable  et  de  la  part  qui  en  revient  au  vieux  doge. 

Dandolo,  en  e£Fet,  permit  à  ses  troupes  le  pillage  de  la  ville  prise. 
Il  autorisa  la  plus  effroyable  dévastation  et  ne  recommanda  à  ses 
soldats  enivrés  de  sang  et  de  caimage,  que  d'épargner  la  vie  des 
hommes  et  Thonneur  des  femmes.  Une  fois  lancés  sur  cette  proie 
sans  défense,  ceux-ci  ne  tinrent  même  pas  compte  des  ordres  de 
leur  chef  trop  confiant,  et  c*est  à  peine  si  la  vie  des  hommes  fut 
respectée. 

Il  faut  lire  dans  Villehardouin,  qui,  après  avoir  pris  part  à  cette 
terrible  expédition,  s'en  est  plus  tard  constitué  l'historien,  le 
récit  de  toutes  ces  dévastations.  Le  butin  à  partager  s'éleva  à  une 
somme  supérieure  à  deux  cents  millions  de  notre  monnaie.  C'était 
seulement  la  valeur  du  métal,  car  les  statues  de  marbre,  brisées 
et  mises  en  pièces,  étaient  des  objets  sans  prix,  et  les  vases  d'or  et 
d'argent  fondus  par  la  flamme  ou  détruits  par  le  glaive,  étaient 
taxés  au  poids  et  considérés  comme  lingots.  Nul  ne  saura  jamais 
la  somme  de  richesses  intellectuelles  et  artistiques  qui  furent 
anéanties  en  quelques  jours.  Mais  Tesprit  humain  est  ainsi  fait.  Les 
peuples  gardent  fidèlement  la  mémoire  de  ceux  qui  ont  renversé  ou 
dévasté  et  ne  se  souviennent  guère  de  ceux  qui  ont  édifié.  Les 
grands  destructeurs  sont  assurés  de  la  gloire  et  de  l'immortalité  ; 
quant  au  nom  du  fondateur,  on  l'ignore  presque  toujours. 

Une  seule  chose  fut  respectée  dans  cette  destruction  effroyable , 
et  si  nous  en  parlons  ici ,  c'est  qu'elle  peint  merveilleusement  cette 
singulière  époque;  les  reliques  trouvèrent  grâce  devant  les  pil- 
lards. Les  alliés  se  partagèrent  le  corps  de  saint  Jean-Baptiste  et 
celui  de  sainte  Luce.  Henri  Dandolo  put  envoyer  en  outre  à  sa 

dhère  patrie  le  corps  du  prophète  Siméon,  un  bras  de  saint  Georges, 

13 


98  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

un  autre  de  saint  Jacque$,  un  morceau  de  la  vraie  croix  et  une  fiole 
contenant  du  sang  de  Jésus-Christ.  En  même  temps  il  expédiait 
quelques  bas-reliefs  et  quelques  statues  qui  avaient  été  sauvées  du 
pillage  on  ne  sait  comment,  une  foule  de  marbres  précieux  et  de 
colonnes  dont  les  Vénitiens  trouvèrent  facilement  l'emploi,  et  aussi 
les  quatre .  chevaux  qui  ornent  encore  aujourd'hui  la  façade  de 
Saint-Marc. 

Mais  nous  voici  bien  loin  de  Venise  et  du  Grand  Canal.  Reve- 
nons-y de  suite,  pour  jeter  un  coup  d'oeil  sur  le  palais  Bembo  et  le 
palais  Manini,  les  deux  seuls  qui  nous  restent  à  voir  avant  d'arriver 
au  pont  du  Bialto.  Le  palais  Bembo,  gentille  demeure  construite 
dans  le  style  ogival,  remonte  au  quatorzième  siècle.  Ce  n'est  point 
là  qu'habita  la  famille  Bembo  qui  fournit  un  doge  à  la  République, 
mais  bien  celle  de  cet  écrivain  distingué  qui  fut  secrétaire  de 
Léon  X  et  demeura  célèbre  par  ses  galanteries  au  moins  autant  que 
par  ses  écrits.  Avant  que  d'être  nommé  cardinal,  Bembo  fut  en 
effet  l'amant  de  la  trop  fameuse  Lucrezia  Borgia,  que  ses  con- 
temporains jugeaient,  parait-il,  moins  sévèrement  que  ne  Va 
fait  la  postérité,  car  l'Arioste  l'a  placée  au-dessus  de  la  Lucrèce 
romaine. 

La  cui  bellezza  ed  onestà  preporrc 
Deve  air  antiqua  la  sua  patria  Rom  a. 

Bien  que  les  éloges  du  poète  soient  incontestablement  outrés  et 
qu'on  puisse  facilement  trouver  la  cause  de  sa  bienveillante  exagé- 
ration dans  l'accueil  qui  lui  était  fait  à  la  cour  de  Ferrare,  il  faut 
dire  cependant  que  les  mœurs  de  cette  cruelle  époque  étaient  si 
éloignées  des  nôtres,  qu'il  n'est  guère  surprenant  qu'on  se  soif  alors 
montré  pour  Lucrezia  Borgia  moins  sévère  que  de  nos  jours.  A  diffé- 
rentes reprises  toutefois,  et  tout  récemment  encore,  les  esprits  amou- 
reux du  paradoxe  ont  essayé  de  réhabiliter  cette  princesse.  On  a 
voulu  en  faire  une  victime  de  l'affection  fraternelle.  Ses  relations 
avec  Bembo  cependant  ne  sont  point  à  nier.  Tous  ceux  qui  ont  visité 
à  Milan  la  bibliothèque  Ambrosienne,  ont  pu  voir  dans  l'angle  d^une 
vitrine  un  paquet  de  lettres  jaunies  parle  temps,  attachées  ensemble 


A  VOL  D'OISEAU.  99 

et  supportant  uae  mèche  de  cheveux  roux.  Ce  sont  dix  lettres  d'amour 
adressées  par  Lucrezia  à  Bembo  et  un  échantillon  de  la  blonde  che- 
velure de  cette  femme  passionnée.  A  Tun  de  ses  voyages  à  Milan, 
lord  Byron  demanda  la  permission  de  toucher  la  précieuse  mèche^ 
et  pendant  qu'on  ne  l'observait  pas,  il  en  déroba  deux  cheveux.  Ce 
larcin  contribua-t-il  à  le  rendre  plus  indulgent  pour  la  pauvre  prin- 
cesse? Je  l'ignore,  mais  c'est  lui,  je  crois,  qui  le  premier  dans  ce 
siècle  se  fit  son  champion  et  chercha  des  excuses  à  ses  fautes  et  des 
atténuations  à  ses  crimes. 

Toutefois,  si  nous  en  croyons  le  docteur  Oltrocchi ,  ancien  préfet 
de  la  bibliothèque  Ambrosienne,  qui  a  consacré  son  temps  à  étudier 
cette  importante  question^,  cette  liaison  avec  la  duchesse  de  Ferrare, 
qui  suffit  à  illustrer  Pierre  Bembo,  ne  dura  guère  que  trois  années: 
Son  commerce  épistolaire  se  continua  toutefois  jusqu'en  1517,  c'est- 
à-dire  pendant  quatorze  ans.  Puis  Bembo  épousa  l'une  des  plus  jolies 
femmes  de  Venise,  qu'on  nommait  la  Morosina.  Il  la  célébra  dans 
ses  écrits,  et  quand  elle  mourut  après  douze  ans  de  mariage,  elle 
laissait  à  son  galant  mari,  comme  gages  d'une  tendresse  réciproque, 
plusieurs  enfants  qui  se  chargèrent  de  perpétuer  son  nom.  Cène  fut 
qu'en  1539  que  Bembo,  revenu  de  ses  égarements  et  «  devenu 
homme  de  piété  exemplaire  »,  reçut  de  Paul  III  le  chapeau  de 
cardinal. 

Le  palais  Manini  est  une  des  bonnes  œuvres  du  Sansovino.  C'est 
lui  qui  termine  la  série  des  palais  qui  s'étendent  de  l'entrée  du 
Grand  Canal  au  pont  du  Bialto.  Il  contient  une  galerie  de  tableaux 
remarquables  et  a  été  restauré  fort  habilement  par  l'architecte  Selva. 
Il  était  la  propriété  de  Ludovico  Manini,  qui  fut  le  dernier  doge  de 
Venise.  C'est  là  que  ce  respectable  vieillard  vint  mourir,  quelques 
années  après  avoir  assisté  aux  funérailles  de  cette  république  aristo- 
cratique qu'il  enterra  lui-même  en  signant  son  abdication.  Cepen- 
dant, ni  Manini  ni  ses  conseillers,  ni  même  le  sénat  d'alors,  ne 
doivent  être,  aux  yeux  de  la  postérité,  rendus  responsables  de 


*  Voir  les  Premières  amours  de  Pierre  Bembo,  dissertation  par  le  docteur 
Oltrocchi  (Venise,  1758). 


100  AMSTERDAM   ET  VENISE, 

l'écroulement  de  leur  patrie.  On  peut  dire  eu  effet  que  lorsque 
Venise  acheva  de  tomber,  elle  était  morte  depuis  longtemps.  Mais 
son  gouvernement  mettait  à  garder  son  cadavre  la  même  vigilance 
qu'il  avait  mise  à  veiller  sur  elle  au  temps  de  sa  splendeur.  Les 
patriciens  de  Venise,  dit  nn  historien  de  mérite  *,  s'étaient  endormis 
sur  leurs  chaises  curules;  leurs  idées,  leurs  connaissances,  leur 
politique  étaient  exactement  celles  de  leurs  bisaïeuls.  Depuis  le  dix- 
septième  siècle,  la  République  avait  cessé  de  vivre,  elle  gisait  sur 
son  lit  de  parade,  et  pour  cacher  ce  grand  secret  d'État  ce  n'était 
pas  trop  de  ses  Dix,  de  ses  TroiSt  de  ses  correcteurs,  de  ses 
plombs  et  de  ses  puits.  Les  premiers  qui  franchirent  cette  enceinte 
et  soulevèrent  les  voiles  qui  cachaient  son  existence  au  monde,  ue 
trouvèrent  au  fond  de  tout  ce  mystère  qu'un  simple  fantâme.  Aussi 
le  seul  reproche  qu'on  peut  adresser  à  tous  ces  politiques  ver- 
moulus n'est-il  pas  de  s'être  laissé  emporter  par  le  tourbillon  qui 
dévorait  les  royaumes  et  les  empires,  c'est  d'être  tombés  sans 
gloire. 

Aujourd'hui  le  palais  Manînî  est  habité  par  la  Banque  nationale. 

'  L.  Gallbert,  Histoire  de  Venise. 


VENISE 
Poulo  di  Rialto. 


VI 

A  VOL  D'OISEAU 

(suitb) 

Le  Riaho.  —  Le  ceinte  Andréa.  —  La  Peschiera,  —  Les  hdtes  de  TAdriatique.  —  Nature 
morte.  —  UErbaria.  —  Le  Fondaco  dei  Tedeschi.  —  Enterrement  d*un  maître  d*hôtel.  — 
Un  cheF-d^œuvre  du  Titien.  —  Le  doge  Michieli  inventeur  de  la  monnaie  fiduciaire. —  La  Cà 
d'oro.  —  Le  Fondaco  dei  Ttirchi,  —  La  Raccolta  Correr,  —  Souvenirs  historiques.  — 
Le  drapeau  de  Manin.  —  André  de  Mantegna  et  Léonard  de  Vinci.  —  Les  petits 
maîtres.  —  Ganaletto,  Longhi,  Belloti  et  Guardi.  —  Leurs  confidences  et  leurs  indis- 
crétions. —  La  société  hollandaise  et  la  société  vénitienne  au  siècle  dernier.  —  Bibelots 
d*art  et  de  toilette.  —  Souvenir  du  siège  de  Paris. 


Puisque  nous  voici  arrivés  au  pont  du  Rialto,  nous  allons,  si  vous 
le  voulez  bien ,  quitter  notre  gondole ,  descendre  à  terre  et  jeter  un 
coup  d'oeil  sur  les  environs.  Mais,  avant  cela,  accordons  un  regard 
à  cette  construction  si  pittoresque ,  qui  pendant  bien  des  siècles  a 
passé  pour  une  merveille  d'élégance  et  d'audace.  De  nos  jours 
l'admiration  ne  s'est  point  amoindrie;  mais  depuis  ce  temps  nos 
ingénieurs  et  nos  architectes  ont  résolu  de  tels  problèmes ,  que  si 
l'élégance  du  chef-d'œuvre  de  Luigi  Boldù  nous  ravit  toujours  et 
nous  enchante,  nous  ne  songeons  guère  à  nous  extasier  sur  une 
hardiesse  qui  a  été  dépassée  depuis  longtemps. 

Ainsi  que  nous  l'avons  vu,  le  rivage  élevé  {Rivo  alto)  fut  le  point 
central  autour  duquel  vinrent  se  grouper  les  premières  habitations 
qui  plus  tard  devaient  constituer  Venise.  C'est  là  qu'est  pour  ainsi 
dire  le  point  de  départ  de  la  glorieuse  cité ,  qui  rayonna  bientôt 
dans  toutes  les  directions  et  s'étendit  dans  tous  les  sens,  jusqu'à  ce 
que  la  mer  prononçât  son  Quos  ego!  et  rempéchât  de  s'étendre 
davantage.  Il  est  donc  naturel  que  les  Vénitiens  du  vieux  temps 
aient  songé  tout  d'abord  à  construire  sur  ce  point  primordial  un 


102  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

pont  traversant  le  Grand  Canal;  et  jusque  dans  ces  temps  der- 
niers, le  pont  du  Bialto  était  encore  le  seul  pont  qui  joignit  les  deux 
grandes  îles  qui  constituent  la  Venise  moderne. 

Dans  le  principe,  le  Ponte  di  Rialto  était  en  bois.  Plus  solide  qu'élé- 
gant, plus  simple  que  luxueux,  il  n'avait  d'autre  but  que  d'établir 
une  communication  entre  les  deux  rives.  Détruit  à  maintes  reprises, 
il  fut  toujours  reconstruit  à  la  même  place,  et  le  tableau  de  Garpaccio, 
qu'on  conserve  à  l'Académie  des  beaux- arts,  nous  le  montre  tel 
qu'il  était  dans  sa  simplicité  primitive.  Mais  en  1588,  on  estima 
qu'un  pont  de  bois  ne  répondait  plus  aux  besoins  de  la  circulation 
ni  aux  splendeurs  de  la  ville ,  et  l'on  résolut  de  le  renUplacer  par  un 
pont  de  marbre.  Antonio  da  Ponte  fournit  le  dessin;  Luigi  Boldù 
se  mit  à  l'œuvre,  et  en  1591  il  livrait  à  ses  concitoyens  l'édifice 
tel  que  nous  le  voyons  aujourdVbui.  Si  vous  tenez  aux  détails 
techniques ,  nous  pouvons  constater  qu'il  est  composé  d'une 
seule  arche,  en  marbre  d'Istrie,  ayant  22  mètres  10  centimètres 
d'ouverture  et  10  mètres  d'élévation.  Sa  longueur  totale  est  de 
48  mètres,  sa  largeur  de  14  mètres,  et  la  corde  de  l'arc  est  de 
27;  mètres  70  centimètres.  Sa  beauté  consiste  beaucoup  plus  dans 
l'élégance  de  ses  formes,  dans  la  pureté  de  son  ordonnance  géné- 
rale, que  dans  les  ornements  dont  on  l'a  décoré.  Il  est  en  effet  d'une 
grande  et  noble  simplicité  ;  et  les  deux  seuls  bas-reliefs  qu'il  pos- 
sède, et  qui  sont  inscrits  dans  le  tympan  de  l'arc,  sont  de  très- 
faible  qualité,  pour  ne  pas  dire  davantage. 

Une  des  particularités  qui  font  du  Rialto  un  pont  unique  en  son 
genre,  c'est  qu'il  porte  trois  rues  et  deux  rangées  de  maisons.  Ai-je 
besoin  d'ajouter  que  les  rues  sont  étroites  et  les  maisons  de  peu 
d'épaisseur?  A  bien  prendre,  ce  sont  des  rangées  de  petites  bou- 
tiques, des  étalages  sans  profondeur,  dans  lesquels  on  vend  un  peu 
de  tout.  Gependant,  à  votre  grande  surprise,  vous  y  trouverez  peu 
de  bijoutiers  et  d'orfèvres.  Il  semble  pourtant  que  ce  soit  une  cou- 
tume des  marchands  d'or  de  s'établir  sur  les  ponts;  témoin  le  Ponte 
Vecchio  à  Florence,  le  pont  au  Change  et  l'ancien  pont  Neuf  à  Paris. 
Sous  ce  rapport,  le  Ponte  di  Rialto  rompt  avec  les  traditions.  Au 
milieu  se  trouve  une  sorte  de  terrasse  qui  met  en  communication  les 


A  VOL  D'OISEAU.  103 

trois  rues  et  que  couronne  une  manière  de  double  portique.  De  cette 
terrasse  on  a  une  vue  merveilleuse  et  peut-être  sans  pareille  au 
monde.  Des  deux  côtés,  le  canal  s'arrondit  dans  une  courbe  gra- 
cieuse que  bordent  ces  beaux  palais  que  nous  venons  de  décrire  et 
qui ,  construits  chacun  pour  soi-même,  n'en  forment  pas  moins  le 
plus  magnifique  ensemble  que  l'on  puisse  rêver.  C'est  un  amas  de 
lignes  élégantes,  sveltes  et  gracieuses,  de  courbes  harmonieuses, 
un  joyeux  cliquetis  de  couleurs  vives,  douces  et  fraîches  malgré 
la  patine  que  le  temps  a  imprimée  sur  toutes  les  façades,  malgré  la 
livrée  grise  qu'il  a  essayé  de  leur  faire  porter. 

Beaucoup  de  ces  palais  en  effet  sont  noirs  et  sales  ;  on  les  dirait, 
comme  les  maisons  de  Londres,  brunis  par  la  poussière  et  noircis 
par  la  fiimée.  La  fumée!  la  poussière!  où  les  prendre  à  Venise  pour 
une  semblable  besogne?  Mais,  malgré  leur  aspect  sombre,  ces 
demeures  aristocratiques  se  colorent  sous  les  feux  du  soleil ,  et  leurs 
façades  brunies  semblent  trancher  en  clair  sur  l'azur  foncé  du  ciel. 

Et  puis  ce  sont  les  flots  veit  tendre  qui  s'argentent  de  joyeux 
reflets ,  les  grands  poteaux  qui  sortent  de  l'eau  tout  enrubannés  de 
couleurs  vives  et  coiffés  de  la  corne  dogale ,  les  gondoles  noires  qui 
filent  comme  des  hirondelles,  laissant  à  leur  suite  un  sillon  de 
mousse  blanche.  C'est  le  ciel,  le  soleil,  la  lumière  dorée,  les 
marbres  blancs  et  roses,  les  ombres  transparentes,  que  sais-je? 
C'est  le  charme,  c'est  la  vie,  la  paresseuse  rêverie  qui  s'empare  de 
tout  votre  être,  qui  prend  possession  de  votre  cerveau,  qui  pénètre 
votre  cœur,  pendant  que  l'air  moite  caresse  votre  visage  et  vous 
baigne  dans  ses  énervantes  vapeurs. 

On  resterait  là  des  heures  entières  à  ne  rien  faire,  à  ne  rien  dire, 
à  ne  rien  penser, — que  dis-je,  des  heures!  des  journées,  des 
années ,  toute  sa  vie  !  Demeurez  quelques  instants  sur  ce  merveil- 
leux belvédère,  abandonnez -vous  aux  émotions  qui  vous  enva- 
hissent et  ne  réagissez  point  contre  la  langueur  qui  s'empare  de 
vous.  En  bien  peu  de  temps  vous  comprendrez  l'influence  magique 
que  de  pareils  spectacles  exercent  sur  ceux  qui  les  voient  depuis 
leurs  premières  années ,  et  pourquoi  tant  de  Vénitiens  ne  veulent 
connaStre  que  leur  bien-aimée  Venise. 


104  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

Mais  c'est  aujourd'hui  veadredi,  et,  sur  notre  gauche ,  voici  des 
tentes  jaunes  qui  abritent  une  foule  empressée  et  babillarde.  De 
gentilles  ménagères,  coiffées  de  la  mantille  traditionnelle ,  circulent 
an  milieu  des  plaques  de  marbre,  empressées,  curieuses,  affairées  et 
furetant  partout.  Chaque  vendredi,  le  spectacle  est  le  même,  car  ces 
grandes  tentes  recouvrent  la  Peschiera,  le  marché  aux  poissons, 
et  tout  bon  Vénitien  regarde  comme  une  grosse  affaire  l'acquîsi' 
tion  du  plat  maigre  qui  doit  ce  jour-là  relever  son  dîner.  A  Venise 


VENISE 

i;   Kiallo  vil  de  h   Pesrhi'ri 


on  est  très-friand  des  poissons  de  l'Adriatique.  On  n'imagine  point 
qu'il  s'en  puisse  trouver  ailleurs  d'aussi  fins  et  d'aussi  délicats. 
C'est  uu  objet  de  gourmandise  et  un  sujet  de  fierté;  et  l'on  a  vu 
des  Vénitiens  sensuels  faire  de  gros  sacrifices  pour  ne  pas  renoncer 
aux  plaisirs  que  leur  offrent  les  hôtes  momentanés  de  la  Peschiera. 
Consultez  plutôt  M.  Paul  de  Musset,  il  sait  sur  ce  chapitre  une 
histoire  édifiante. 

Un  jour,  un  grave   personnage,  le  comte  Andréa,   racontait 
devant  notre  érudit  compatriote  ses  douloureux  chagrina  d'amour. 


À  VOL  D'OISEAU.  \0S 

La  belle  que  le  comte  adorait ,  ayant  été  rappelée  par  sa  famille, 
avait  dû  quitter  Venise  et  retourner  à  Milan.  Désespéré  par  son 
départ,  le  pauvre  Andréa  avait  failli  en  mourir  de  douleur.  —  A 
ce  moment  du  récit,  dit  M.  Paul  de  Musset,  je  demandai  au 
narrateur  pourquoi  il  n'avait  pas  abandonné  sa  ville  natale  pour 
courir  après  son  amie. 

—  J'ai  toujours  habité  Venise,  répondit-il,  et  je  ne  saurais  vivre 
à  Milan,  où  l'on  parle  un  dialecte  blessant  pour  mes  oreilles;  le 
poisson  d'ailleurs  n'y  est  pas  frais! 

Cette  raison  parut  à  M.  de  Musset  sans  réplique.  Toutefois, 
reconnaissons  que  si  le  poisson  qu'on  pèche  dans  l'Adriatique  est 
supérieur  à  celui  qu'on  trouve  généralement  dans  la  Méditer- 
ranée ,  il  est  très-inférieur  à  celui  que  nous  mangeons  sur  les  côtes 
de  l'Océan.  Mais  ce  qu'il  perd  en  qualité ,  il  le  rattrape  largement 
en  variété  de  formes  et  en  diversité  de  couleurs.  Rien  n'est  curieux, 
au  point  de  vue  pittoresque,  comme  cet  amas  de  petits  monstres 
de  toutes  nuances,  de  toutes  dimensions  et  de  tout  calibre.  Vous 
trouvez  en  effet  à  la  Peschiera  de  Venise  tous  les  poissons  imagi- 
nables, depuis  le  rombo,  grand,  plat  et  large,  qui  ressemble  assez 
à  notre  turbot,  jusqu'à  la  cepa^  sorte  de  pieuvre  informe,  et  la 
lucerna  avec  ses  ailes  d'azur.  Approchez-vous  de  l'étalage  d'Angelo 
Cavallarin.  C'est  le  poissonnier  le  plus  complaisant  et  le  mieux 
assorti.  Il  vous  montrera,  avec  son  amabilité  inaltérable,  l'esturgeon 
au  bec  pointu ,  le  thon  à  la  chair  rouge  et  saignante  qui  se  coupe 
par  tranches  et  se  débite  comme  le  bœuf  ou  le  mouton,  les  brancini 
argentés,  les  passarini  verts  et  blancs,  les  barboni  rosés  avec  leur 
grande  barbiche,  les  cicoli,  le  corbeto,  la  sfogtia,  plate  comme  une 
feuille  et  blanche  comme  la  neige,  les  go,  les  granecole  qui  sont  de 
grands  crabes  rouges,  et  les  moleche  qui  sont  des  crabes  verdâtres. 
Dans  les  baquets  rangés  auprès  de  son  étal,  il  vous  fera  voiries 
bizati,  énormes  anguilles  vertes  aussi  grosses  que  des  serpents,  les 
caparocili,  qui  sont  des  coquillages  microscopiques,  les  perdocce 
avec  leurs  coquilles  noires,  et  les  cape-sante,  beaux  coquillages  qui 
renferment  dans  leurs  doubles  écailles  une  huître  rouge,  couleur 
de  brique.  Puis  à  côté  de  la  pruto^  qui  étale  orgueilleusement  sa 

14 


106  AMSTERDAM  ET  VENISK. 

grande  taille  et  ses  belles  écailles  argentées,  vous  remarquerez  les 
astezi,  sorte  de  homard  vert  et  rose,  la  gâta  et  Vazia  qui  ont  l'air 
d'avoir  élé  écorchées ,  et  vingt  autres  espèces  pins  bizarres ,  pins 
étranges,  plus  curieuses,  qui  forment  un  amalgame  capable  de  faire 
pâmer  d'aise  un  peintre  de  nature  morte. 

De  l'autre  côté  du  ponte  di  Rialto  se  trouve  l'Erbaria,  os 
marché  aux  légumes,  qui  s'étend  surtout  le  campoSan  Giacomo.hi 
aussi,  le  spectacle  est  assez  intéressant  pour  que  nous  nous  arrêtions 
quelques  minutes.  Les  oignons  en  chapelet  ornent  les  arcades  de 


VENISE 
Marché  aux  Irgumcs. 

la  place  de  leurs  gracieux  festons,  pendant  que,  sur  des  tables  rus- 
tiques, les  asperges,  les  broccoli,  les  salades  jaunes  elles  carottes 
roses,  alternent  avec  des  corbeilles  pleines  d'oranges,  de  pommes 
rouges,  de  tomates  et  de  citrons,  qui  renvoient  joyeusement  les 
rayons  du  soleil  et  dorent  de  leurs  beaux  reflets  les  maisons  d'alen- 
tour. Les  fraises,  les  cerises,  les  abricots  et  les  pêches,  s'étalent 
côte  à  côte  avec  les  figues  de  Barbarie,  les  melons  verts,  les  dattes, 
les  pastèques  et  les  raisins  muscats.  C'est  un  régal  pour  les  yeux  en 
même  temps  qu'un  plaisir  pour  les  oreilles  ;  car  le  babillage  vénitien 
de  toutes  ces  joyeuses  commères  a  quelque  cho$e  de  musical,  qui 
le  fait  ressembler  au  gazouillement  d'une  bande  d'oiseaux. 


À  VOL  D'OISEAU.  107 

Maintenant  regagnons,  s'il  vous  plaît,  le  quai,  et.  par  Tescalier  de 
marbre,  notre  gondole.  Nous  allons  passer  sous  le  ponte  di  Rialto 
et  entrer  dans  la  seconde  partie  de  notre  excursion.  Celle-ci,  toute- 
fois, sera  moins  longue  que  la  première,  car,  bien  que  le  Rialto 
puisse  être  considéré  comme  le  point  central  du  Grand  Canal,  que 
son  pont  divise  en  deux  parties  à  peu  près  égales,  la  fraction  qui 
nous  reste  à  parcourir,  étant  moins  peuplée  de  palais  et  moins 
féconde  en  souvenirs,  nous  retiendra  moins  longtemps.  Ajoutons 
<qu'eHe  est  aussi  moins  aristocratîquement  habitée,  et  que  les  gon- 
doles du  tf  high-life  »,  qui  sont  fort  nombreuses  eu  toutes  saisons 
sur  la  première  moitié  du  canal,  sont  plus  rares  sur  la  seconde 
partie. 

Cette  voie  superbe,  qui  est  une  des  plus  magnifiques  qui  soient  au 
monde,  forme  cependant  un  tout  indivisible  qui  comporte  près 
d'une  lieue  de  longueur  sur  50  à  70  mètres  de  large.  C'est  le 
Corso  de  Venise.  Tous  les  autres  canaux,  à  l'exception  de  celui  de 
la  Giudeccay  n'étant  guère  plus  larges  que  les  ruelles  que  nous 
avons  parcourues,  en  quittant  la  place  Saint-Marc,  le  Grand  Canal 
forme  la  principale  artère  de  la  cité.  C'est,  en  conséquence,  la  pro- 
menade favorite  et  l'inévitable  rendez-vous  de  tous  ceux  qui  sont 
trop  aristocratiquement  nés  pour  aller  à  pied  comme  le  commun 
des  mortels. 

Je  voudrais,  pendant  que  nous  sommes  sur  le  ponte  di  Rialto, 
^ous  parler  des  Traghetti^  vous  raconter  l'histoire  des  Nicolotti 
«t  des  Castellani,  leurs  mésintelligences  et  leurs  batailles,  vous 
dépeindre  les  régates  qui  avaient  lieu  jadis  à  cette  place.  Mais  l'heure 
s* avance  et  nous  avons  encore  beaucoup  à  voir.  Réservons  donc 
toutes  ces  choses  pour  plus  tard.  Tout  cela,  du  reste,  pourra  trouver 
sa  place  dans  le  chapitre  que  nous  consacrerons  au  gondolier. 

Lé  premier  palais  que  nous  rencontrons  à  notre  gauche  est  celui 
des  trésoriers  ou  camerlinghi.  C'est  une  grande  construction,  assez 
élégante  de  style  mais  irrégulière,  qui  remonte  à  1525.  Son  irrégu- 
larité, toutefois,  ne  peut  être  imputée  à  G.  Bergamasco,  qui  en  fut 
l'architecte.  Le  terrain,  en  effet,  commandait  en  maître  et  ne  per^ 
mettait  point  le  développement  d'une  façade  correct^.  De  l'autre 


108  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

côté  du  Canal  voici  leFondaco  dei  Tedeschi,  l'entrepôt  des  Allemands. 
I/édifice  que  nous  avons  sous  les  yeux  n'est  pas  des  plus  vieux,  il  ne 
remonte  pas  au  delà  de  1506.  A  cette  époque,  il  succéda  à  un  bâtiment 
ayant  la  même  destination,  qui  existait  à  cette  même  place  depuis  les 
premières  années  du  treizième  siècle  et  qu'un  incendie  dévora  en 
quelques  heures.  Frà  Gioconde,  de  Vérone,  en  fut  l'architecte; 
le  Giorgione  et  le  Titien  le  couvrirent  de  fresques  que  malheureuse- 
ment le  temps  a  détruites.  C'est  là  une  perte  d'autant  plus  regret- 
table que  Venise,  qui  ne  possède  que  deux  œuvres  du  Giorgione,  est, 
comme  fresques  du  Titien,  encore  plus  pauvre.  Elle  n'a  conservé,  en 
effet,  que  celle  qu'on  voit  au  palais  ducal  dans  le  petit  escalier  voisia 
de  la  chapelle  du  doge,  et  qui  représente  saint  Christophe. 

Le  Fondaco  dei  Tedeschi  renferme  à  peu  près  deux  cents  chambres. 
C'était  jadis  non-seulement  un  superbe  magasin,  mais  encore  une 
sorte  de  logement  où  les  négociants  allemands  descendaient  à  leur 
arrivée  à  Venise.  Ils  jouissaient,  à  l'intérieur  de  ce  Fondaco,  d'une 
liberté  absolue,  qu'ils  n'auraient  point  trouvée  au  dehors.  Ils  pou- 
vaient même  s'y  livrer  à  l'exercice  du  culte  protestant.  Le  gouver- 
nement vénitien  tolérait  en  effet  les  cérémonies  luthériennes  à  l'in- 
térieur de  cette  libre  demeure,  et  n'exigeait  qu'une  chose  de  ses 
habitants  :  ils  ne  devaient,  une  fois  en  public,  rien  faire  qui  indi- 
quât qu'ils  n'appartenaient  point  à  la  religion  catholique.  Cette 
condition  s'étendait  même  au  delà  de  la  mort.  Aussi ,  lorsqu'un  de 
ces  protestants  venait  à  mourir,  il  devait  être  porté  à  l'église  Saint- 
Bailhélemy,  qui  était  également  la  propriété  des  Allemands ,  mais 
relevait  des  autorités  catholiques.  On  présentait  le  corps.  I^es  prêtres 
récitaient  l'office  des  morts  et  chantaient  comme  si  le  défunt  eht 
appartenu  à  la  religion  romaine.  Mais,  le  soir  venu,  au  lieu  de  l'en- 
terrer dans  l'église,  on  le  transportait  secrètement  à  un  petit  cime- 
tière que  les  protestants  possédaient  hors  la  ville.  Grâce  à  quelques 
subterfuges  de  cette  nature,  on  jouissait  à  Venise  de  la  plub  grande 
tolérance  religieuse;  le  conseil  des  Dix  fermait  les  yeux,  et  l'on 
pouvait  y  exercer  tous  les  cultes  possibles,  être  luthérien,  calviniste, 
grec,  hérétique,  schismatique,  turc  même,  sans  que  personne  eût 
rien  à  y  voir. 


A  VOL    D'OISEAU.  100 

Les  protestants^  du  reste,  s'accommodaient  fort  bien  des  céré- 
monies funèbres  du  culte  catholique.  Beaucoup  d* entre  eux  laissaient 
même  des  sommes  assez  considérables,  pour  être  enterrés  avec 
ma{]^Qigcence  par  le  clergé  romain,  et  je  trouve  à  ce  sujet,  dans  un 
livre  qui  remonte  au  commencement  du  siècle  dernier',  une  anec- 
dote assez  intéressante  pour  que  nous  lui  fassions  place  ici. 

Un  brave  luthérien,  maître  d'hôtel  de  S.  A.  E.  l'électeur  de  Saxe 
Georges  IV,  venu  à  Venise  avec  son  maître,  y  trouva  les  vins  si 
fort  à  son  goût,  qu'il  en  contracta  une  maladie  inflammatoire.  La 
maladie  conduisit  notre  homme  au  tombeau.  «  Se  voyant  prest  de 
mourir,  il  ordonna  par  son  testament  que  son  corps  seroit  accom- 
pagné à  la  sépulture  ordinaire  de  ceux  de  sa  nation,  par  cent  prêtres 
de  la  ville  tenant  en  mains  chacun  une  torche  et  auxquels  il  assi- 
gna, pour  cette  assistance,  une  rétribution  plus  abondante  qu'à 
l'ordinaire.  En  effet,  ils  assistèrent  tous  gayement  à  ses  obsèques, 
chantant  sur  le  même  ton  et  les  mêmes  prières  qu'on  a  coutume  de 
chanter  pour  ceux  qui  meurent  dans  la  communion  de  l'Église 
romaine,  qu'il  n'avoit  cependant  nullement  embrassée.  » 

L'auteur  du  livre  ayant  eu,  quelque  temps  après,  roccasion  de 
rencontrer  un  des  ecclésiastiques  qui  avaient  si  gayement  assisté  le 
maître  d'hôtel  dans  son  dernier  voyage,  lui  demanda  «  avec  quel 
esprit  ou  plutôt  avec  quelle  espérance  il  avoit  chanté,  et  s'il  croioit 
que  ses  prières  eussent  profité  au  deffunt.  »  «  Et  je  le  trouvai,  pour- 
suit notre  auteur,  assés  instruit  pour  me  répondre  (quoique  la 
science  des  cas  un  peu  difficiles  à  résoudre  ne  soit  point  trop  le  fait 
des  prêtres  de  Venise)  qu'il  avoit  chanté  pour  la  pure  gloire  de  Dieu 
et  sans  aucune  pensée  que  ses  prières  dussent  servir  au  soulage- 
ment d'un  homme  mort  hors  de  la  communion  de  l'Lglise  romaine,^ 
qui  n'offre  point  ses  suffrages  et  ses  oraisons  à  Dieu  pour  ceux  qui 
meurent  hors  de  son  sein  et  de  sa  communion,  » 

L'église  San  Baitolomeo,  qui,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  appar- 
tenait aux  Allemands  et  dans  laquelle  avaient  lieu  ces  cérémonies 
mixtes,  si  je  puis  m'exprimer  ainsi,  existe  encore.  Elle  se  trouve 

'  Nouvelle  relation  de  la  république  ei  de  la  ville  de  Venise. 


110  AMSTERDAM  ET   VENISE. 

tout  auprès  de  là,  derrière  le  pont  du  Bialto.  Mais  revenons,  s'il 
vous  plaît,  à  nos  moutons,  c'est-à-dire  au  Grand  Canal  et  à  ses 
palais. 

A  notre  gauche,  voici  une  longue  suite  de  bâtiments  déla1)rés 
<|u'on  appelle  les  vieux  et  les  nouveaux  portiques  du  Rialto  (Faft- 
briclie  vecchie  e  nuove  di  Rialto),  Les  vieux  portiques  sont  de 
Scarpagnino  et  remontent  à  1520.  Les  nouveaux  sont  du  Sansovino 
et  datent  de  1555.  Vous  voyez  que  le  nom  de  ces  derniers  n'est 
guère  justifié ,  et  qu'on  leur  a  conservé  ce  qualificatif  de  Nuove 
fabbriche  un  peu  con^nie,  par  habitude,  on  conserve  aux  vieillards 
un  surnom  enfantin.  A  notre  droite,  accordons  un  regard  au  palais 
Valmarana.  Sa  façade  régulière  appartient  au  dix-huitième  siècle; 
mais  à  Tintérieur  il  renfei*me  des  trésors.  C'est  d'abord  une  superbe 
collection  de  gravures,  comprenant  une  foule  de  séries  à  peu  près 
introuvables,  des  épreuves  très-rares  et  l'œuvre  complète  du 
célèbre  graveur  florentin  Bartolozzi.  Puis  c'est  sa  bibliothèque, 
qui  est  une  des  plus  précieuses  qui  soient  en  Italie.  Elle  pos- 
sède en  effet  une  quantité  considérable  de  classiques  latins  et 
grecs;  tous  les  ouvrages  publiés  sur  Venise  et  la  réunion  de 
toutes  les  pièces  de  théâtre,  libretti  d'opéra,  farces,  comédies  de 
l'art,  etc.,  etc.,  qui  ont  été  représentés  sur  les  différents  théâtres 
vénitiens  depuis  leur  fondation.  Enfin  ce  sont  des  bronzes,  des 
bas- reliefs,  des  ivoires  sculptés,  des  faïences  italiennes,  des 
verreries  de  Murano  qui  ont  été  rassemblés  avec  un  goût 
parfait. 

Mais  la  perle  de  cette  intéressante  collection  est,  sans  contredit, 
la  Mise  au  tombeau  du  Christ  y  du  Titien,  première  idée  du  magni- 
fique chef-d'œuvre  qui  est  au  Louvre.  C'est  une  œuvre  de  toute 
beauté.  Tout  y  est  admirable.  La  composition  et  l'exécution  en  sont 
irréprochables  et  ne  laissent  rien  à  reprendre,  rien  à  désirer.  Quant 
à  la  généalogie  de  ce  merveilleux  tableau,  elle  est  des  plus  simples. 
Le  comte  Benedetto  de  Valmarana^  son  heureux  possesseur,  en  a 
hérité  de  ses  ancêtres  qui  habitaient  Vicence  et  qui  l'avaient  acquis 
de  Titien  lui-même. 

Voici  maintenant  le  palais  Michieli  dalle  colonne,  qui  doit  son 


À  VOL  D'OISEAU,  113 

surnom  aux  colonnes  qui  supportent  son  portique  ^  II  appartient 
également  à  la  décadence,  et  nous  ne  nous  y  arrêterions  pas  long* 
temps  si  nous  n'avions  à  considérer  que  la  façade.  Mais,  àFintérieur, 
il  contient^  lui  aussi,  d'inestimables  trésors.  Ce  sont  des  tapisseries 
merveilleuses,  tissées  d'après  les  cartons  de  Raphaël  et  représen- 
tant les  Batailles  d'Alexandre  et  de  Darius.  Trois  chambres  en  sont 
complètement  garnies.  Soignées  comme  des  enfants  qu^on  chérit, 
n^ ayant  presque  jamais  été  touchées,  ces  tapisseries  août  itia^i* 
fiques  de  conservation.  On  dirait  qu'elles  viennent  d'être  achevées, 
et  quelques  nuances  qui  sont  un  peu  passées  ne  font  qu'ajouter  au 
charme  qu'on  éprouve  à  les  regarder. 

X^a  famille  Michieli,  qui  possède  ces  merveilleux  trésors,  est  une 
des  plus  anciennes  qui  soient  à  Venise,  et  c'est  aussi  l'une  des  plus 
Bobles.  Elle  a  donné  trois  doges  à  la  République  et  tous  les  trois 
illustres.  Vitale  Michieli,  qui  monta  sur  le  trône  en  1096  et  s'illustra 
dans  la  conquête  de  la  Terre-Sainte;  Domenico  Michieli,  qui, 
pommé  en  1117,  devint  la  terreur  des  Sarrazins  et  des  Greqd;  et 
enfin  Vitale  Michieli  II,  qui  succéda  en  1156  à  Domenico  Morosini, 
soumit  le  patriarche  d'Aquilée,  prit  Zara  et  Raguse,  et  mourut  au 
inilieu  d'une  sédition. 

.  Vue  si  noble  lignée  ne  pouvait  manquer  de  laisser  dans  le  palais 
Michieli  dalle  colonne  des  traces  nombreuses  de  sa  gloire  militaire. 
Aussi  est-ce  sans  étonnement  que  nous  voyons,  dans  une  des  salies 
du  palais,  une  quantité  d'armures,  de  casques,  de  hallebardes  et  de 
piques,  ayant  appartenu  à  Domenico  Michieli  et  aux  intrépides 
compagnons  qui  conquirent  avec  lui  Tyr  et  Ascalon,  prirent 
d*assaut  Rhodels,  Samos,  Paros,  Scio,  Lesbos,  Andros,  et  soumirent 
tant  d'autres  places  appartenant  à  l'empire  grec  et  aux  Sarrazins. 
Mais  Un  souvenir  d'un  autre  ordre  se  rattache  encore  à  ce  nom 

*  Suivant  un  auteur  contemporain,  le  surnom  u  dalle  colonne  »  appartien- 
drait à  la  Famille  Micbieli  et  non  point  au  palais.  Domenico  Michieli  l'aurait 
reça  de  ses  concitoyens  lorsque,  revenant  de  Terre  sainte,  il  rapporta  dans  «a 
patrie  les  deux  colonnes  qui  décorent  la  Piazzetta  et  portent  le  ^int  Georges  et 
le  lion  de  Saint-Marc.  U  avait  repris  le  chemin  de  Venise  quand,  pour  se  venger 
de  l'empereur  Jçan  Comnène»  il  entra  dans  l'Archipel,  mit  tout  à  feu  et  à  sapg, 
et  s'empara  de  ces  deux  colonnes  comme  d'un  trophée  de  sa  victoire. 

15 


114  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

m 

glorieux.  Ce  Domenico  Michieli,  le  plus  illustre  des  trois  doges,  fiit 
non-seulement  un  guerrier  intrépide ,  mais  encore  un  des  hommes 
les  plus  honnêtes  de  son  temps.  Ses  soldats  le  savaient,  et  la  con- 
fiance absolue  qu'ils  avaient  en  leur  chef  contribua  pour  beaucoup 
à  ses  glorieuses  conquêtes.  Pour  eux,  sa  parole  valait  de  For.  Bien 
ne  le  prouve  mieux  du  reste  que  le  fait  suivant,  qui  signala  Tune  de 
ses  dernières  expéditions. 

Un  jour  l'argent  vint  à  manquer,  les  troupes  étaient  à  la  veille 
de  se  mutiner  ;  le  mécontentement  se  faisait  jour  de  toutes  parts. 
Domenico  M ichieli,  ne  sachant  comment  les  satisfaire,  eut  une  idée 
sublime.  Il  fit  couper  en  un  grand  nombre  de  morceaux  ses  ceintu- 
rons et  ses  pourpoints  de  cuir,  et  sur  chacun-  de  ces  morceaux  il 
appliqua  son  cachet.  Puis,  les  distribuant  à  ses  soldats,  il  leur  affirma 
sur  l'honneur ,  qu'à  leur  retour  à  Venise  chacun  de  ces  morceaux 
de  cuir  serait  échangé  contre  une  pièce  d'or.  Personne  n'hésita 
un  instant,  et  grâce  à  cet  expédient  plusieurs  fois  répété,  l'armée 
la  plus  pauvre  du  monde  devint  celle  où  la  solde  fut  payée 
avec  la  plus  grande  ponctualité.  C'est  là,  croyons-nous,  la  pre- 
mière fois  qu'on  fit  usage  dans  une  armée  de  cette  monnaie  de 
convention,  qui  devait  dans  la  suite  s'appeler  monnaie  obsidionale. 
En  tout  cas,  c'est  bien  l'un  des  premiers  emplois  de  ces  valeurs 
fiduciaires  qui  devaient  aboutir,  bien  des  siècles  plus  tard,  au 
billet  de  banque  et  au  papier-monnaie. 

Après  le  palais  Michieli,  voici  le  palais  Morosini,  qui  date  du 
treizième  siècle,  et  porte  l'empreinte  de  cette  architecture b y zanto- 
mauresque  qui  donne  à  certains  palais  vénitiens  un  aspect  si  carac- 
téristique. Puis  c'est  la  Cà  d'oro^  (ou  Doro),  qui  '  appartient  au 
quatorzième  siècle,  mais  qui  est  bien  l'habitation  la  plus  gracieuse, 
la  plus  élégante,  la  plus  aimable  qui  soit  surtout  le  Grand  Canal. 
Les  styles  arab  e ,  mauresque ,  sarrasin  et  gothique  s'y  confondent  et 


'  Ci,  abréviation  de  casa,  maison.  La  Cà  d'oro  veut  dire  la  Maison  d'or. 
C'est  sous  ce  nom  que  ce  délicieux  palais  a  été  Jong^iemps  connu.  Mais  dans  ces 
temps  derniers  on  a  découvert  qu'il  avait  été  construit  par  une  famille  Doro, 
d'où  lui  vient  sans  doute  son  appellation.  Dans  ce  cas-là,  c'est  Gà  Doro  qu'il 
faudrait  dire. 


A  VOL  D'OISEAU.  115 

forment,  s*ii  est  permis  de  s'exprimer  ainsi,  un  composite  charmant. 
Tout  y  est  déficat,  pimpant  et  coquet.  Ses  ogives,  ses  trèfles  et  ses 
quatrefeuilles  qui  s*entre-croisent ,  ses  bas-reliefs,  ses  médaillons 
et  ses  balcons  à  jour,  les  entrelacs  et  les  arabesques  qui  encadrent 
ses  fenêtres  et  courent  le  long  des  frises ,  les  colonnettes  qui  sou* 
tiennent  ses  galeries  et  celles  qui  ourlent  les  encoignures,  tout  cela 
est  d'un  goût  exquis  et  d'un  ravissant  aspect.  C'est  un  patazzino 
des  Mille  et  une  Nuits;  un  abri,  un  asile,  une  retraite  comme  en 
peuvent  rêver  les  amoureux  de  l'art;  en  un  mot,  une  petite  mer- 
veille de  l'écrin  de  Calendario. 

La  Cà  (foro,  après  avoir  abrité  une  famille  illustre,  était  devenue 
dans  ces  temps  derniers  la  propriété  de  mademoiselle  Taglioni 
(et  de  quatre!) ,  qui  collectionne  les  palais  vénitiens  comme  les  ama- 
teurs collectionnent  les  vieux  pots  et  les  numismates  les  gros  sous. 
Mais  la  célèbre  danseuse  s*en  est  dessaisie  en  faveur  du  banquier 
Errera.  La  puissance  de  l'or  a  ainsi  remplacé  celle  des  charmes. 

En  face  de  la  Cà  d'ara,  nous  apercevons  le  palais  Corner  délia 
ReginQy  ainsi  nommé  parce  qu'il  fut  édifié  sur  l'emplacement 
qu'occupait  l'antique  palais  habité  par  Catherine  Cornaro ,  reine 
de  Chypre.  Construit  en  1724,  sur  les  dessins  de  Domenico  Rossi, 
il  est  par  conséquent  postérieur  à  tous  les  glorieux  souvenirs  dont 
cette  noble  famille  a  rempli  l'histoire  de  son  pays.  Son  architecture, 
qui  est  de  troisième  ou  quatrième  qualité ,  n'a  rien  qui  doive  sus- 
pendre notre  marche.  Aujourd'hui  il  sert  de  Mont-de-piété  et  de 
Caisse  d'épargne. 

Le  palais  Pesaro,  qui  se  trouve  du  même  côté  et  un  peu  plus 
loin,  donne  un  peu  dans  le  baroque  et  beaucoup  dans  l'extrava- 
gant. C'est  un  énorme  édifice  à  trois  étages,  avec  une  disposition 
en  trois  ordres  :  rustique  diamanté  pour  les  assises  et  le  rez-de- 
chaussée,  ionique  pour  le  premier  étage,  et  composite  pour  le 
second  :  le  tout  orné,  paré,  chargé  et  surchargé  de  figures,  de  mas- 
ques et  de  cariatides,  de  casques,  de  panaches  et  de  trophées.  C'est 
Longhena,  l'architecte  de  la  Salute,  qui  l'a  construit.  Il  s'est  montré 
sans  pitié  pour  la  pierre.  Ce  qu'il  a  pétrifié  là  de  tritons  et  de 
nymphes,  de  naïades  et  de  fleuves,  ramassés  en  équerre  dans  les 


116  ASHSTERDAH   ET  VENISE, 

écoinçons  des  fenêtres  et  soutenant  du  crâne  et  du  coude  la  charge 
efïroyal*)^  ^^  l'entablement,  est  à  peine  croyable.  Ces  pauvres 
divinités,  écrasées  par  le  fardeau  qu'elles  portent,  n'ont  toutefois 
pas  eu  le  pouvoir  de  satisfaire  l'architecte,  dont  l'imagination 
déboisante  paraît  s'être  complu  dans  la  création  d'une  foule  de 
monstres  absolument  inconnus  du  vénérable  Noé.  C'est  un  vrai 
cauchemar  que  cet  amas  de  figures  tournées  et  contournées ,  aui 
bouches  crispées  et  lippues,  aux  nez  tordus,  aux  oreilles  en  éventaiU 


Le  jour  où  il  a  conçu  le  plan  de  son  palais  Pesaro,  Longhena  se 
sera  bien  certainement  souvenu  de  la  descente  d'Énée  et  d'Orpbée 
aux  enfers. 

Après  le  palais  Pesaro ,  il  nous  faut  passer  devant  le  palais 
Grimani,  qu'on  attribue  à  Sanmichieli  ou  à  Scamozzi,  et  qui, 
bien  qu'il  soit  d'une  bonne  ordonnance,  ne  saurait  augmenter  le 
bagage  de  gloire  de  l'un  ou  de  l'autre  architecte.  Puis  viennent  les 
deux  palais  Piovene  et  Emo,  le  premier  attribué  aux  Lombardi,  le 
second  appartenant  à  la  décadence  ;  le  palais  Erizzo ,  où  vécut  la 
famille  de  l'héroïque  défenseur  de  Négrepont;  le  palais  Marcello, 
qu'habita  te  père  de  la  musique  sacrée;  et,  sur  notre  gauche,  le 


k  VOL  D'OISEAU.  117 

palais  Tron,  datant  da  seizième  siècle,  et  le  palais  Battagia,  œuvre 
de  Longhena. 

Enfin  nous  voici  au  palais  Vendramin-Galergi,  qui  passe  pour 
étne  l'un  des  pins  beaux  édifices  qui  soient  à  Venise.  Il  date  de  1481, 
et  peut  être  regardé  comme  le  chef-d'œuvre  de  Pierre  Tjombardo. 
La  fiçade,  qui  est  corinthienne,  est. tout  incrustée  de  serpentine, 


VENISE 
Le  Fondaco  dei  Tnrcbi. 

de  'Vert  antique,  de  porphyre  et  de  marbres  précieux.  I^e  palais 
lui-même  est  entièrement  construit  en  marbre  d'Istrie.  Les  co- 
lonnes sont  en  marbre  grecj  mais,  à  considérer  cette  snperbe 
façade ,  on  oublie  bien  vite  les  matériaux  de  prix  qu'on  a  employés 
à  sa  construction ,  pour  porter  toute  son  attention  sur  son  mérite 
artistique,  cent  fois  plus  précieux  que  tons  les  marbres  du  monde. 
L'architecture  du  Pulazzo  Vendramin  est  en  effet  d'une  parfaite 
élégance;  les  arcs  des  fenêtres  ainsi  que  les  meneaux  sont  à  la 
lois  déhcats  et  forts,  et  surtout  pleins  de  grâce.  Rien  de  char- 


118  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

% 
mant  comme  le  grand  balcon.  Les  colonnes  et  leurs  chapiteaux, 

l'entablement ,  tout  est  à  louer  dans  cette  œuvre  exquise,  et  rien 

n'est  à  reprendre,  pas  même  son  aspect  un  peu  froid,  qui  lui  donne 

une  certaine  majesté,  dont,  sans  cela,  elle  manquerait  peut-être. 

En  face  du  palais  Vendramin^Galergi,  nous  voyons  une  grande 
construction,  plus  étrange  que  belle,  plus  curieuse  qu'élégante,  et 
qu'il  est  cependant  d'usage  ici  de  placer  au  premier  rang  des  palais 
vénitiens.  C'est  le  Fondaco  dei  Turchi,  ou  entrepôt  des  Turcs. 
Construit  au  dixième  siècle  par  la  famille  Valmieri,  il  fut  en  1381 
donné  au  marquis  d'Esté,  en  récompense  de  la  bravoure  qu'il  avait 
déployée  au  service  de  la  République.  Mais  en  1621,  celle-ci  le 
racheta  pour  en  faire  une  sorte  de  ghetto  destiné  aux  négociants 
orientaux  qui  venaient  commercer  à  Venise.  Les  Turcs  et  l'es  maho- 
métans  de  toutes  provenances  jouissaient,  dans  l'intérieur  de  ce  vaste 
local,  d'une  liberté  complète  et  de  franchises  analogues  à  celles  que 
les  Allemands  possédaient  au  Fondaco  dei  Tedeschi.  Cette  résidence 
resta  affectée  aux  disciples  du  Coran  jusqu'en  1797.  A  partir  de  cette 
époque  ce  curieux  palais  demeura  inhabité.  Dans  ces  années  der- 
nières, il  tombait  en  ruine,  et  l'administration  vénitienne  dut  le 
faire  reconstruire  presque  entièrement.  Aujourd'hui  la  façade  est 
terminée,  mais  il  s'en  faut  que  les  agencements  intérieurs  soient 
aussi  avancés.  Dès  qu'il  sera  en  état  de  recevoir  le  public ,  la 
municipalité  vénitienne  se  propose  d'y  établir  le  Musée  Correr, 
dont  l'installation  provisoire  se  trouve  actuellement  à  quelque 
distance  de  là. 

Ce  Musée  a  eu  pour  point  de  départ  une  collection  particulière , 
et  fut,  il  y  a  quarante  ans,  légué  à  la  municipalité  vénitienne  par 
un  de  ses  enfants  affectionnés.  Comme  il  est  sur  notre  chemin, 
nous  pourrons,  si  vous  le  voulez  bien,  y  faire  un  léger  temps 
d'arrêt,  en  inspecter  les  pièces  les  plus  importantes,  et,  avant 
cela ,'  noter  les  quelques  particularités  qui  ont  présidé  à  sa  fon- 
dation. 

u  Théodore  Correr,  patricien  de  Venise,  né  en  1750,  avait 
consacré  toute  son  existence  à  recueillir  des  objets  anciens,  pou- 
vant servir  à  l'histoire  de  son  pays.  Agé  de  quatre-vingts  ans  et 


A  VOL  D'OISEAU.  119 

voyant  sa  fin  approcher  à  grands  pas ,  il  institaa ,  par  testament  du 
1*' janvier  1830,  une  fondation  à  laquelle  il  consacra  tout  son  avoir. 
Il  établit  à  la  garde  de  sa  galerie  un  préposé,  un  gardien,  un  admi- 
nistrateur et  un  portier,  tous  rémunérés  par  des  fonds  qu'il  laissait; 
et,  ayant  stipulé  que  sa  collection  porterait  le  nom  de  Musée  Gorrer 
{RaccoUa  Correr),  il  la  plaça  sous  la  tutelle  de  la  municipalité  véni- 
tienne.  Théodore  Gorrer  étant  mort  le  20  février  1830,  le  conseil 
communal  nomma,  en  1835,  comme  directeur  du  Musée,  M.  Mar- 
cantonio  Gomiani,  qui  exerça  ses  fonctions  jusqu'en  1846,  époque 
à  laquelle  il  fut  remplacé  par  le  docteur  Luigi  Carrer,  qui,  à  son 
tour,  eut  pour  successeur,  en  1851,  le  chevalier  Vincenzo  La- 


zari  '.  » 


C'est  dans  ces  termes  que  le  comte  Pierluigi  Bembo ,  podestat 
de  Venise,  expliquait,  dans  son  rapport  trimestriel  de  1863,  la  fon- 
dation du  Musée  Gorrer'.  Cette  même  année  la  municipalité  véni- 
tienne décidait  la  reconstruction  du  Fondaco  dei  Turc  h  i,  et  le 
transport  de  la  collection  Gorrer  dans  ce  palais,  sitôt  qu'il  serait 
restauré.  Franchement,  jamais  déplacement  n'a  été  rendu  plus 
légitime  par  le  délabrement  du  bâtiment  actuel.  Non-seulement  le 
palais  Gorrer  n'a  point  un  aspect  en  harmonie  avec-  les  richesses 
qu'il  renferme,  mais  il  est  à  moitié  ruiné  et  fait  peine  à  voir.  On 
croirait  en  effet  entrer  plutôt  chez  un  brocanteur  que  dans  un 
musée.  Heureusement  à  l'intérieur  il  n'en  est  pas  de  même,  et  les 
choses  intéressantes  qui  sont  répai*ties  dans  les  diverses  salles  de  ce 
curieux  musée  font  bien  vite  oublier  la  pauvreté  du  local  qui  les 
renferme. 

Le  rez-de-chaussée  du  Musée  Gorrer  est  occupé  par  des  statues, 
par  des  fragments  de  sculpture  et  d'architecture  découverts  soit 
à  Venise,  soit  dans  les  environs,  et  possédant  pour  la  plupart  une 
importance  historique  ou  un  intérêt  local.  Quelques-uns  de  ces 
intéressants  débris  remontent  à  l'antiquité.  Toutefois,  nous  ne  ferons 


>  M.  Vincenzo  Lazari  mourut  le  25  mars  1864,  et  fut  remplacé  par  M.  Giro- 
lamo  Soranzo. 
*  ïl  comune  di  Yenezia  net  irienno  1860,  1861 ,  1862. 


120  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

que  les  mentionner,  car  l'Italie  est  trop  riche  en  chefs-d'œuvre 
antiques  pour  que  ces  échantillons  puissent  nous  retenir  bien  long- 
temps. 

Au  premier  étage,  nous  trouvons  quelques  grands  tableaux  d'un 
peintre  peu  célèbre  et  de  second  ordre,  Gregorio  Lazarini.  Ils  occu- 
pent les  murailles  depuis  le  haut  jusqu'en  bas  et  sont  disposés  de 
telle  façon  qu'on  ne  peut  guère  les  voir  ni  les  juger.  Us  repré- 
sentent, si  j'ai  bonne  mémoire,  Hercule  aux  pieds  ifOmphale, 
V Enlèvement  des  Sabines  et  Orphée  poursuivi  par  les  bacchantes. 
La  composition  n'en  est  pas  mauvaise,  mais  c'est  de  Fart  de 
seconde  main.  Auprès  de  ces  vastes  machines,  un  certain  nombre 
de  vitrines  contiennent  des  souvenirs  historiques.  C'est  le  drapeau 
de  Manin.  Ce  sont  les  clefs  de  la  ville  (une  ville  sans  portes),  les 
battants  de  la  porte  du  Bucentaure.  Des  armes  sont  disposées  eh 
trophées  le  long  des  murailles,  et  quelques  belles  cuirasses  montées 
sur  leurs  chevalets  alternent  avec  des  statuettes  et  des  bustes. 

Dans  les  salles  voisines,  les  murs  sont  occupés  par  des  dessins  de 
maître  et  par  quelques  bons  tableaux,  le  centre  de  la  pièce  par  des 
vitrines  renfermant  des  faïences,  des  camées,  des  émaux,  quelques 
bijoux  anciens,  des  ivoires  sculptés  et  toute  la  série  des  monnaies  et 
médailles  relatives  à  l'histoire  vénitienne.  Parmi  les  tableaux,  il 
nous  faut  noter  un  Saint  François  d'André  de  Mantegna,  et  une 
Transfiguration  qui,  bien  qu'attribuée  au  même  peintre,  nous 
parait  plutôt  être  d'un  de  ses  contemporains.  Le  coloris  en  est  un 
peu  trop  noir  et  la  peinture  beaucoup  trop  sèche  pour  que  l'altri* 
bution  soit  bien  justifiée. 

Ensuite  vient  un  panneau  de  Lorenzo  Veneziano,  daté  de  1369 
et  représentant  le  Rédempteur  et  quelques  saints^  et  un  PasqUalino 
Veneziano,  figurant  la  Vierge  avec  l* Enfant  Jésus;  tous  deux  possé- 
dant déjà  ce  coloris  vigoureux  et  brillant  qui  rend  l'école  vénitienne 
si  remarquable.  La  robe  de  la  Vierge,  dans  le  second  de  ces  tableaux, 
est  un  véritable  tour  de  force  d'exécution.  Elle  est  couverte  d'une 
broderie  d'or,  qui  s'enlève  en  relief,  et  qui  est  un  chef-d'œuvre 

i 

d'habileté  et  de  patience. 

Puis  c'est  toute  une  série  de  portraits  fort  intéressants  :  celui  du 


A  VOL  D'OISEAU.  12! 

doge  Foscari,  par  Vivarini;  celui  du  doge  Moceaigo,  par  Jean 
Bellin  ;  celui  de  Gentil  Bellio,  peint  par  lui-même  ;  un  portrait  de 
femme  attribué  à  Holbein  et  qui  est  plein  de  qualités  ;  et  enfin  la 
pièce  importante  dans  ce  genre  :  le  portrait  de  César  Borgia  attri- 
bué à  Léonard  de  Vinci.  Si  cette  belle  œuvre  n'est  point  du  grand 
maître,  comme  le  prétendent  certains  critiques,  elle  est  au  moins  d'un 
de  ses  meilleurs  élèves;  et  dans  tous  les  cas  la  peinture  en  est  excel- 
lente  et  d'une  finesse  incroyable.  C'est  un  tableau  de  grand  prix,  au 
double  point  de  vue  du  talent  dépensé  et  de  la  valeur  historique.  Ce 
prince,  fameux  par  son  esprit  et  par  ses  cruautés,  est  représenté  de 
profil.  Il  a  la  barbe  rouge,  et  la  figuré  s'enlève  en  tons  clairs,  presque 
fades,  sur  un  fond  très-brun.  C'est  bien  cette  lèvre  mince,  ce  regard 
sec,  ces  traits  froids  et  durs  qu'on  s'attendait  à  rencontrer.  Avant 
d'avoir  vu  ce  portrait,  od  pouvait  se  figurer  César  Borgia  d'une  façon 
différente.  Une  fois  qu'on  Ta  vu,  il  est  impossible  de  se  le  repré- 
senter autrement. 

Nous  passerons,  si  vous  lé  voulez  bien,  avec  une  certaine  rapi- 
dité devant  un  tryptiquè  d'Altighiero  dà .  Zevio ,  un  Banquet  de 
Nabal  de  Giâmbattîsta  Tiepolo,  une  Madeleine  d' Alexandro * Tia- 
rini,  une  Tentation  de  saint  Antoine  de  Civetta,  qui  est  bien  une 
des  choses  les  plus  -curieuses  qu'on  puisse  inventer.  Nous  néglige- 
rons aussi  toute  une  série  de  tableaux  allemands,  flamands  et  bol 
landais',  plus  ou  moins  apocryphes,  et  de  trop  médiocre  qualité! 
pour  mériter  un  examen  sérieux,  et  nous  nous  dirigerons  vers  les 
petits  maîtres  vénitiens ,  les  Canaletto ,  les  Pietro  Longhi  et  les 
Pietro  Belloti.  Ce  n'est  point  qae  dès  échantillons  de  ces  petits 
maîtres,  que  possède  le  Musée  Correr,  soient  exceptionnellement 
beaux  et  précieux.  Mais  nous  allons  retrouver  là  les  confidences  de 
la  vie  vénitienne,  les  mystères  de  la  galanterie  et  de  la  vie  familière 

'  Il  y  a  un  peu  de  tout  dans  cette  partie  de  la  Raccolta  Correr,  qui  est  une 
sorte  d'encyclopédie;  nous  y  voyons  presque  tous  les  noms  des  maîtres  hollan- 
dais et  flamands.  Les  noms  seulement,  car  les  tableaux  sont  d^une  telle  faiblesse 
qu'il  n'y  a  point  d'erreur  possible.  Les  noms  eux-mêmes  ne  paraissent  pas  très- 
familiers  aux  amateurs  vénitiens,  car  sur  un  mauvais  catalogue  que  nous  avons 
sous  les  yeux,  nous  pouvons  lire  le  nom  de  Gérard  Dov  transformé  en  don 
Gerardo, 

16 


122  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

vont  nous  être  dévoilés,  et  nous  rattraperons  en  indiscrétions  inté- 
ressàntes  ce  que  nous  perdrons  en  habileté  et  en  talent. 

De  Ganaletto  nous  n*avons  que  des  vues  de  Venise,  mais  si  spiri- 
tuellement étoffées,  peuplées  de  si  charmants  petits  personnages, 
qu^à  les  considérer  on  se  sent  transporté  en  plein  dix-huitième 
siècle  et  qu'on  revoit  Venise  telle  qu'elle  était  à  cette  intéressante 
époque.  Un  petit  tableau  d'Antonio  Bonacino,  daté  de  1638,  nous 
montre  une  lutte  de  gondoliers  sur  un  pont.  C'est  là  encore  une  page 
curieuse  des  anciennes  coutumes.  Mais  avec  Lionghi  et  Pietro  Belloti, 
nous  voilà  en  plein  dans  la  vie  privée,  pénétrant  partout  jusque  dans 
les  réduits  les  plus  secrets  ;  assistant  à  la  toilette  des  dames ,  à  leur 
lever,  nous  promenant  dans  leurs  boudoirs  et  prenant  part  à  leurs 
plus  intimes  conversations. 

Cette  petite  peinture  est  pleine  de  révélations  piquantes.  Remar- 
quez que  c'est  là  une  phase  de  l'art  absolument  propre  à  Técole 
vénitienne,  et  que  vous  ne  retrouverez  dans  aucune  des  autres 
écoles  d'Italie.  Elle  n'a  même  d'équivalent  dans  le  Nord  que  dans  la 
peinture  hollandaise,  sur  laquelle  elle  s.emble  du  reste  s'être  mode- 
lée. A  la  finesse  et  au  talent  près,  les  oeuvres  des  Longhi,  des  Guardi 
et  des  Belloti  ne  peuvent  se  comparer  qu'à  celles  des  Terburg,  des 
Metzu,  des  Mieris  et  des  Steen;  de  même  que  les  vues  de  Cana- 
letto  et  de  Pietro  Lazari  ne  peuvent  être  comparées  qu*aux  archi^ 
lectures  des  Van  der  Heyden  et  des  Berckheyden. 

Voyez  un  peu  cette  dame  qui  se  fait  coiffer,  cette  autre  qui,  tout 
en  causant,  caresse  son  petit  chien;  regardez  avec  soin  cette  Leçon 
de  musique  et  rapprochez  cela  des  pastels  de  Comélis  Troost,  et 
des  petits  panneaux  des  peintres  de  conversation.  N'y  a-t-il  point 
entre  eux  comme  un  air  de  famille?  Cet  entretien  mêlé  de  chant  ne 
rappelle -t-il  point  les  sujets  semblables  qui  sont  aux  Musées 
d'Amsterdam  et  de  la  Haye?  Cette  jeune  fille  souffrant  du  joU  mal 
d'amour,  à  laquelle  un  grave  médecin  tàte  sérieusement  le  pouls, 
pendant  que  la  maligne  se  tient  à  quatre  pour  ne  point  rire,  combien 
de  fois  ne  la  trouvez-vous  pas  dans  l'école  hollandaise?  C'est  une 
des  scènes  familières  à  .Tan  Steen.  Il  l'a  répétée  une  dizaine  de  fois. 
A  étudier  ces  petits  panneaux  pétillants  d'esprit,  on  se  convainc 


A  VOL  D'OISEAU.  123 

bien  rapidement  qu'il  y  avait,  au  siècle  dernier,  plus  d'un  point  de 
contact  entre  la  société  vénitienne  et  la  société  hollandaise.  Celle-ci 
n'était  pas  aussi  collet  monté  qu'on  veut  bien  le  croire,  et  l'autre 
n'était  pas  aussi  dépravée  qu'on  le  dit. 

A  côté  de  ces  traits  communs  aux  deux  peuples,  en  voici  qui 
sont  tout  à  fait  spéciaux  à  Venise.  Je  veux  parler  de  ces  visites  de 
masques  à  la  grille  des  couvents,  de  ces  scènes  de  marionnettes 
dans  les  parloirs  des  religieuses.  Rien  n'est  curieux  comme  ces 
mélanges  de  costumes  sacrés  et  profanes.  Rien  n'est  plus  étrange 
que  de  voir  ces  beaux  seigneurs  masqués  contant  fleurette  à  de 
jolies  recluses,  pendant  que  celles-ci  assistent  à  quelque  désopi- 
lante comédie  racontée,  dans  le  doux  parler  vénitien,  par  des  fan- 
toccini  de  bois  peint.  IjCs  scènes  de  mascarades  sont  aussi  fort 
bizarres  et  très-instructives  ;  elles  contiennent  toute  une  série  de 
révélations,  que  vient  compléter  une  intéressante  collection  de 
chaussures,  d'éventails,  de  boites  à  mouches,  de  bijoux  et  de  bibe<>- 
lois  de  toilette,  qui  sont  réunis  dans  de  précieuses  vitrines.  Joignez 
à  cela  les  petits  meubles,  cabinets,  tables,  chaises  et  coussins,  les 
broderies  et  les  tapisseries,  les  étoffes  de  soie  et  les  objets  de  toi- 
lette,  et  vous  comprenez  quelle  récolte  nous  pouvons  faire  dans  le 
Musée  Correr. 

Mais  pénétrons  dans  la  pièce  du  fond  ;  il  y  a  encore  là  deux  ta- 
bleaux qui  passent  généralement  inaperçus  et  qui,  cependant,  méri- 
tent qu'on  les  regarde  :  ce  sont  deux  plaques  de  faïence  de  moyenne 
grandeur,  sur  lesquelles  un  élève  de  Canaletto  a  peint,  en  rouge- 
brun,  deux  vues  de  sa  belle  patrie.  L'une  représente  le  Grand 
Canal,  avec  la  Carita  au  premier  plan,  et  l'autre  le  palais  ducal  et 
la  Piazzelta  avec  une  quantité  de  gondoles  et  une  foule  de  petits 
personnages.  C'est  fort  joliment  traité  et  très  -  prestement  fait. 
Cherchez  maintenant  dans  toute  la  céramique  européenne  l'équi- 
valent de  ces  deux  plaques,  vous  ne  trouverez  rien  qui  en  ap- 
proche, si  ce  n'est  en  Hollande.  A  Delft,  les  plaques  abondent 
traitées  dans  le  même  genre  et  si  bien  conçues  dans  le  même  esprit, 
qu'on  les  dirait  presque  sorties  de  la  même  main.  N'est-ce  point 
là  encore  une  curieuse  coïncidence  ? 


lU  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

'  Vous  le  voyez,  le  Musée  Correr  contient  une  foule  de  choses  inté- 
ressantes. Ajoutez  à  l'éauinératioa  que  nous  avons  déjà  faite  an 
certain  nombre  de  cristaux  de  roche  taillés,  des  meubles  incrustés, 
quelques  pendules  de  prix  et  nue  belle  séiie  de  verreries  de  Murano 
et  de  verres  de  Venise,  une  esquisse  de  Paul  Véronèse,  paraissant 
être  sa  première  idée  des  Noces  de  Cana  qui  sont  à  Paris,  et  vous 
avouerez  avec  moi  que  c'est  une  sorte  d'encyclopédie  artistique, 
historique  et  religieuse.  On  y  trouve  un  peu  de  tout,  comme  daos 
l'enseignement  du  petit  Faust.  J'y  ai  même  vu  un  souvenir  do 
dernier  siège  de  Paris ,  un  morceau  de  ce  pain  afireux  que  nous 
mang[ïons  sans  nous  plaindre,  et  le  tarif  des  provisions  aux  derniers 
jours  du  siège.  Cette  petite  exhibition  m'a  touché. 

Il  est  bon,  quand  on  est  éloigné  de  sa  patrie,  de  voir  qu'on  lui 
tient  compte  des  souffrances  qu'elle  a  endurées.  Pendant  que  nous 
nous  dénigrons  avec  fureur  et  cherchons  à  nous  rapetisser,  au  loin 
on  nous  grandit,  on  nous  plaint,  on  compatit  à  nos  douleurs.  Peu 
s'en  faut  même  qu'on  ne  nous  admire.  Que  quelques  siècles  passent 
sur  ces  événements,  et  ceux  qui  verront  ce  petit  morceau  de  pain 
noir  ratatiné  nous  prendront  pour  des  héros. 

Peut-être  l'étions-nous  sans  le  savoir.  Cela  est  bien  possible, 
car  le  vrai  courage  s'ignore,  et  si  l'on  avait  dit  en  leur  temps  à 
ceux  dont  nous  glorifions  aujourd'hui  la  bravoure  qu'ils  étaient,  eux 
aussi ,  des  héros ,  combien  auraient  répondu  avec  étonnement  :  — 
L'héroïsme  !...  n'est-ce  donc  que  cela? 


VENISE 
Let  bateaux  de  U'E 


vu 


SUR  LES  LAGUNES 


Les  jardini  Papadopoli.  —  Un  coup  d*œii  sar  Venise^  —  Misère  et  silence.  —  Le  Campo 
di  Marte,  —  Les  barques  de  la  douane.  —  La  Giudecca,  —  Le  Canareggio,  —  Les 
palais  Labia  et  Manfrin.  —  La  lagune.  —  Le  Champ  du  repos.  —  L'égalité  posthume.  — 
Saint  Michel.  —  Murano.  ^->  Verreries  et  verroteries.  ^  Henry  IH.  —  Saint  Donat.  — 
L'Arsenal  et  les  arsenaloUÛ  —  Les  fiançailles  de  la  mer.  —  Les  lions  de  la  Grèce.  —  Le 
Musée  des  modèles.  -^  Le  Bucentaure.  —  Un  patricien  forgeron.  —  Instruments  de  tor- 
ture.—  Francesco  Carrara,  tyran  de  Padoue.  —  Assassinat  de  Marinowich.  —  Les 
Giardinù  —  Ghevaus  et  voitures.  —  Un  animal  fantastique*  —  Le  Lido.  —  Le  ch&teau 
Saint-André.  —  Le  massacre  d'un  équipage  français.  —  Le  général  Bonaparte.  —  Ker- 
messe vénitienne.  —  Sport  nautique.  —  Retour  dans  la  nuit. 


En  sortant  du  Musée  Gorrer  nous  avons  repris  notre  gondole ,  et 
nous  voilà  de  nouveau  voguant  au  milieu  du  Grand  Ganal.  Les 
flots  verts ,  le  ciel  bleu ,  les  murailles  rosées ,  les  balcons  en  saillie 
et  les  stores  rayés  brillent  partout  et  nous  éblouissent  de  leurs 
teintes  joyeuses.  C'est  comme  une  fanfare  de  notes  tapageuses  et 
riantes  qui  se  perdent  dans'  une  harmonie  générale;  car  rien  ne 
détonne  dans  ce  concert  magique ,  et  toutes  ces  nuances  vibrent  à 
l'unisson. 

Mais  si  le  Grand  Ganal  nous  offre  encore  ses  colorations  mer- 
veilleuses; si  les  maisons  se  suivent,  accrochant  les  rayons  du 
soleil  et  reflétant  toutes  les  couleurs  du  prisme  ;  si  quelques  blanches 
églises  consentent  à  baigner  dans  les  flots  verts  les  marches 
étincelantes  de  leurs  escaliers  de  marbré,  par  contre  les  palais 
ont  disparu.  Au  loin,  dans  l'ombre  vacillante  qui  baigne  le  Cana* 
reygio,  nous  apercevons  bien  les  corniches  de  marbre  des  palais 
Labia  et  Manfrin  qui  s'enlèvent  en  teintes  sombres  sur  l'azur  du 
ciel;  mais,  pour  voir  leurs  façades,  il  nous  faudrait  remonter  au 
nord,  alors  qu'au  contraire  c'est  vers  l'ouest  et  ensuite  vers  le  sud 


126  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

que  nous  allons  diriger  nos  pas.  La  Giudecca  en  efFet  nous  réclame, 
et  c'est  elle  que  nous  allons  visiter  tout  d'abord ,  nous  réservant  de 
reprendre  dans  quelques  instants  le  chemin  que  nous  abandonnons 
en  ce  moment. 

Continuons  donc  en  ligne  droite.  Saluons  au  passage  l'église  de 
San  Geremiay  dont  la  masse  imposante  domine  toutes  les  maisons 
d'alentour.  Adressons  un  regard  à  la  façade  pittoresque  des  Scalzi^\ 
donnons  un  coup  d'œil  à  la  colonnade,  au  portail  et  à  la  coupole  de 
San  Simeone  Piccolo,  et  marchons  sur  cette  belle  masse  de  verdure 
qui  garnit  le  tournant  du  Grand  Canal,  et  élève  devant  nous  un  frais 
rempart  de  feuillages  admirablement  nuancés.  Ce  sont  les  jardins 
Papadopoli.  Ils  appartiennent  à  une  famille  grecque  d'origine, 
noble  en  son  pays  et  alliée  aux  plus  grandes  maisons  de  Venise. 
Son  inaltérable  hospitalité  nous  permettra  de  nous  reposer  quelques 
minutes  sous  les  allées  ombreuses,  au  milieu  des  rhododendrons  en 
fleurs  et  des  cactus ,  ayant  sous  les  yeux  la  flore  des  deux  mondes, 
le  palmier  des  tropiques  et  la  bruyère  du  Nord.  Dès  l'entrée,  des 
perroquets  suspendus  aux  maîtresses  branches  des  arbres ,  ou 
grimpés  sur  leurs  grands  perchoirs,  nous  saluent  de  leurs  joyeux 
babillages.  Leur  blancheur  lactée,  leurs  huppes  rouges  et  leurs 
poitrails  bleu  de  France ,  tranchent  sur  le  fond  de  verdure  et  le 
piquent  en  cent  endroits  divers  de  points  vifs  et  brillants.  La  volière, 
elle  aussi,  renferme  de  joyeux  hôtes.  La  perdrix  du  Chili,  les  faisans 
dorés,  les  faisans  argentés,  les  paons  et  les  pintades,  roucoulent 
à  terre  leurs  bruyantes  chansons,  pendant  que  sur  les  branches 
volette  et  caquette  une  armée  de  gracieux  oiselets,  au  plumage 
émaillé  des  nuances  les  plus  folles. 

Mais  rien  n'approche  de  la  merveilleuse  surprise  qui  nous  attend 
sur  la  terrasse  des  jardins.  Celle-ci  domine  le  Grand  Canal.  Elle  le 
borde  de  sa  balustrade  de  marbre ,  et  la  rive,  qui  tourne  brusque- 
ment en  cet  endroit,  permet  au  regard  d'enfiler  une  immense 
perspective.  Dômes  et  clochers,  palais  de  marbre,  églises  roses  et 
blanches ,  flots  d'émeraude  verts  et  gondoles  noires ,  Venise  tout 

'  Égalise  des  Carmes  déchaussés. 


SUR  LES  LAGUNES.  127 

entière  nous  apparaît  encore  une  fois  baignée'  dans  le  soleil, 
éblouissante  de  beauté  comme  Vénus  sortant  de  Fonde. 

On  passerait  des  heures  dans  ces  kiosques  magiques ,  le  visage 
caressé  par  la  brise,  l'oreille  doucement  occupée  par  le  bruisse*' 
ment  des  feuilles  et  le  chant  des  oiseaux.  Quand  on  a  sous  les  yeux 
ce  merveilleux  spectacle,  il  semble  qu'on  n'ait  rien  à  envier  au 
monde  et  qu'il  n'y  ait  plus  qu'à  se  laisser  vivre.  On  n'ambitionne 
rien  au  delà,  on  ne  peut  souhaiter  davantage. 

C'est  le  paradis  des  rêveurs;  c'est  le  rêve  de  l'artiste. 

Mais  il  nous  faut  repartir  et  pour  un  instant  renoncer  au  soleil, 
aux  palais  de  marbre  et  aux  fleuri  empourprées.  Nous  voilà  perdus 
dans  les  petits  canaux.  A  droite  et  à  gauche,  de  grandes  façades 
jadis  somptueuses,  aujourd'hui  vermoulues  et  fendillées,  se  dressent 
et  nous  cachent  presque  le  ciel  bleu.  Les  balcons  disjoints  et  qui 
semblent  suspendus  par  un  miracle  d'équilibre ,  des  balustrades 
chancelantes  qui  paraissent  prêtes  à  tomber  dans  l'eau,  des  fenêtres 
murées ,  d'autres  garnies  de  barreaux  descellés  par  la  rouille ,  et 
partout  une  sorte  de  lèpre  qui  s'écaille  sous  l'action  du  temps  et 
de  l'humidité , 

Des  lucarnes  sans  vitre  et  par  le  vent  cognées , 
Qui  pendent,  comme  font  les  toiles  d'araignées; 
Des  pignons  délabrés  où  glisse  par  moment 
Un  lézard  au  soleil,  —  d'ailleurs  nul  bruit... 

tout  cela  nous  transporte  dans  un  monde  bien  différent  de  celui  où 
nous  nous  complaisions  il  y  a  quelques  minutes. 

Voyez!  les  murailles  se  dégradent  et  suintent  l'abandon;  des 
perches  de  bois  blanc  allongent  en  avant  leurs  grands  bras  chargés 
de  linge  mal  blanchi  et  étalent  aux  regards  du  passant  la  défroque  de 
la  famille.  Tout  ici  respire  la  misère,  la  solitude  et  l'abandon.  Sur  les 
fondamenta,  une  fille  en  haillons,  à  peine  vêtue,  les  cheveux  ébou- 
riffés et  la  face  noircie  par  le  soleil  et  par  la  crasse,  nous  poursuit  en 
courant  et  implore  notre  pitié.  Parfois  c'est  une  fenêtre  qui  s'ouvre; 
un  visage  inquiet  et  curieux  laisse  tomber  sur  nous  un  regard.  Et  les 
frêles  arabesques  qui ,  de  loin  en  loin ,  se  dessinent  avec  grâce  sur 


128  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

ces  vieux  murs  dégradés ,  le  reflet  du  marbre  qu'on  aperçoit  sous 
la  lèpre  qui  le  recouvre ,  les  escaliers  verdis  par  la  mousse ,  qui  bai- 
gnent leurs  marches  jadis  blanches  dans  les  eaux  noires  et  opaques^ 
tout  cela  complète  merveilleusement  ce  lugubre  tableau  et  semble 
souligner  cette  désolation  poignante  et  ce  cruel  abandon.  Il  n'est 
pas  jusqu'au  cri  monotone  des  gondoliers  et  au  bruissement  de  la 
gondole  glissant  entre  ces  palais  solitaires ,  qui  ne  viennent  ajouter 
à  cette  pénible  impression.  Loin  de  troubler  le  silence,  ils  semblent 
le  rendre  plus  solennel  et  pour  ainsi  dire  plus  pénétrant. 

Malgré  soi  l'on  ferme  les  yeux  ;  et  alors,  par  une  sorte  de  mirage, 
on  revoit  ces  lieux  comme  ils  étaient  au  temps  de  leur  splendeur. 
Les  étoffes  chatoient,  les  armes  brillent,  les  bijoux  et  les  pierres 
précieuses  étincellent  comme  aux  beaux  jours.  Puis  ce  sont  les 
vieux  palais  avec  toutes  les  séductions  de  la  jeunesse,  éclatants 
de  fraîcheur,  superbement  colorés  par  leurs  saillies  de  marbre ,  et 
derrière  le  store  empourpré ,  il  semble  qu'on  entende  deux  belles 
voix  qui  chantent  à  l'unisson ,  ou  l'éclat  d'un  rire  argentin  qui  fait 
vibrer  de  joie  les  échos  du  voisinage. 

Mais  c'est  un  rêve,  un  doux  rêve  qui,  comme  tous  ses  pareils, 
ferait  paraître  le  réveil  plus  poignant,  si  la  gondole,  en  tournant 
brusquement^  ne  nous  rendait  tout  à  coup  le  ciel  bleu ,  le  soleil ,  le 
bruit  et  le  grand  air.  Nous  quittons  en  effet  brusquement  les  petits 
canaux  et  nous  voilà  longeant  le  Champ  de  Mars.  Les  arbres 
qui  bordent  le  rivage  projettent  sur  nous  leur  ombre  vivifiante. 
L'eau  se  paillette  de  reflets  joyeux.  Le  ciel  brille  dans  toute  sa 
splendeur,  et  sur  le  Campo  di  Marte  nous  entendons  le  pas  sonore 
des  troupes  qui  manœuvrent ,  les  cris  et  les  commandements  des 
chefs ,  le  bruit  des  armes  qui  résonnent  en  cadence  et  les  clairons 
qui  s'exercent  et  répètent  leur  leçon. 

C'est  une  sorte  de  résurrection,  un  rappel  à  la  vie.  On  goûte  avec 
un  plaisir  acre  ce  retour  à  la  lumière ,  au  soleil  et  au  bruit.  On 
rejette  le  manteau  glacé  qui  pesait  sur  les  épaules,  on  respire  à 
pleins  poumons  ;  car  il  semble  que  l'on  sorte  d'une  espèce  de  froid 
tombeau.  Tant  il  est  vrai  que,  dans  notre  frêle  existence,  toutes  les 
émotions  fortes  naissent  des  contrastes  violents. 


SUR  LES   LAGUNES.  .  129 

A  mesure  que  nous  avançons ,  le  chemin  s'élargit  et  l'horizon  se 
développe ,  la  lagune  apparaît  avec  ses  colorations  étranges ,  son 
ciel  bleu  et  ses  flots  plombés.  Au  loin,  voici  les  rivages  de  Fusine  et 
derrière  eux  les  vertes  prairies  et  les  montagnes  grises,  plus  près 
San  Giorgio  in  ÀlgaetSan  Angelo  posées  là  comme  des  sentinelles 
avancées ,  et  à  cent  pas  de  nous  le  pavillon  italien  flotte  joyeuse*- 
ment  sur  de  grandes  barques  couvertes  ;  ce  sont  les  bateaux  de  la 
douane  qui  guettent  les  fraudeurs.  Heureux  douaniers!  vivre  là  sans 
rien  faire.  Rêver  du  matin  au  soir  et  du  soir  au  matin,  admirer  la 

nature  et  contempler  Venise  ;  respirer  le  grand  air  sous  un  ciel 

* 

clément ,  exister  sans  soucis ,  sans  préoccupations  et  sans  craintes  1 
On  peut  bien  dire  que  les  douaniers  vénitiens  sont  les  rois  de  la 
création.  Mais  notre  gondole  tourne  encore  sur  elle-même,  et  nous 
voilà  pénétrant  dans  le  canal  délia  Giudecca. 

Ici  nous  rentrons  dans  Venise,  non  pas  dans  la  ville  de  marbre, 
dans  l'asile  de  la  puissance,  de  la  joie,  du  plaisir,  mais  dans  la 
cité  commerçante,  dans  la  partie  industrieuse,  dans  le  quartier  du 
négoce,  des  ateliers,  des  chantiers  et  des  magasins.  Large  cinq  fois 
comme  le  Grand  Canal,  bordé  de  quais,  encombré  de  vaisseaux, 
le  canal  delta  Giudecca  était  jadis  le  vrai  port  de  Venise.  C'est  là 
encore  que  de  nos  jours  on  retrouve  un  peu  d'activité  commerciale, 
et  c'est  sur  les  fondamenta  qui  longent  les  deux  rives  que 
viennent  s'entasser  les  marchandises  et  les  produits  sur  lesquels  on 
trafique,  les  provisions  qu'on  apporte,  et  tous  les  matériaux  indis- 
pensables à  cette  improductive  cité.  C'est  bien  certainement  un 
des  plus  beaux  endroits  qui  soient  au  monde.  Cette  immense  nappe 
d'eau,  bordée  de  maisons  basses  et  fortement  colorées,  avec  les 
églises  de  Santa  Maria  del  Rosario^  Santa  Eufemia  et  du  Rédemp^ 
teury  qui  tranchent,  par  leurs  masses  blanches  sur  les  habitations 
qui  les  entourent;  les  bateaux  qui  se  pressent  et  s'entassent,  avec 
leurs  coques  brunes ,  leurs  voiles  multicolores  et  leurs  grands  mâts 
empanachés  de  flammes  rouges  ou  bleues,  et  dans  le  fond, 
fermant  l'horizon,  San  Giorgio  Maggiore  avec  sa  façade  de 
marbre^  son  superbe  péristyle  et  sou  campanile  orgueilleux,  qui 
dresse  dans  les  airs  ses  grandes  lignes  roses  et  blanches,  tout  cela 

17 


130  AMSTERDAM    ET   VENISE. 

forme    un   merveilleux  tableau,   baigné    dans   une   lumière   sans 
pareille. 

Ah  !  ils  sont  bien  coupables  les  peintres  qui,  possédant  sous  leurs 
yeux  un  semblable  spectacle,  s'amusent  à  inventer  une  Venise  de 
convention  faite  de  couleurs  criardes  et  de  tons  discordants  !  Au 
lieu  de  recevoir  des  impressions,  de  les  traduire  et  de  nous  les 
transmettre,  alors  qu'il  leur  suffirait  d'éprouver  ces  beaux  paysages, 
de  s'imprégner  de  cette  lumière ,  de  copier  servilement  ces  lignes 
et  ces  couleurs,  ils  préfèrent  substituer  leurs  fantaisies  à  la  vérité, 
leurs  imaginations  à  la  réalité.  Ah  !  ils  sont  bien  coupables,  car  ils 
nous  privent,  nous  autres  éloignés,  de  grandes  joies  et  de  bien 
doux  plaisirs. 

Maintenant  que  nous  avons  embrassé  d'un  regard  le  canal  délia 
Giudecca,  nous  allons,  s'il  vous  plaît,  retourner  au  point  où  nous 
étions  tout  à  l'heure,  et  par  le  Canareggio,  qui  monte  vers  le  nord, 
gagner  l'autre  partie  de  la  lagune. 

Le  Canareggio  n'est  point  sombre  et  lugubre  comme  le  Rio  de 
Saint-André  ou  celui  de  Sainte-Marguerite  :  il  est  large,  bien  aéré 
et  visité  par  le  soleil.  A  peine  y  sommes-nous  entrés  que  voilà 
Saint-Gérémie  qui  semble  nous  saluer  et  nous  fait  bon  accueil. 
Ensuite  c'est  le  palais  Labia  qui  développe  sa  somptueuse  façade, 
annonçant  plus  d'argent  dépensé  que  de  goût  et  de  style.  —  Il  a 
coûté  quatre  millions  et  demi;  on  le  dit  du  moins,  et  je  le  crois  sans 
peine.  Cela  prouve  une  fois  de  plus  que  le  bon  goût  est  plus  rare 
que  les  écus.  A  l'intérieur,  le  palais  Labia  renferme  une  grande 
salle  couverte  de  fresques  par  le  Tiepolo  ;  c'est  un  des  plus  beaux 
ouvrages  de  ce  maître  facile.  A  ce  titre,  ce  vaste  palais  mérite  que 
nous  lui  rendions  son  salut.  Ce  devoir  rempli,  continuons  notre 
marche.  Ce  petit  pont,  sous  lequel  nous  allons  passer,  porte  le  nom 
du  canal  :  c'est  le  ponte  di  Canareggio,  Une  fois  le  pont  franchi, 
nous  allons  nous  trouver  en  face  du  palais  Manfrin.  Jadis  il  y  avait 
là  une  des  plus  belles  galeries  de  tableaux  qui  fussent  non-seulement 
à  Venise,  mais  dans  le  monde  entier.  Malheureusement,  les  musées 
et  les  collections  princières  sont  .venus  y  puiser  à  pleines  mains, 
et,  quoiqu'elle  conserve  encore  quelques  nobles  œuvres  de  Lau- 


SUR  LES  LAGUNES.  13t 

renzo  Lotto,  du  Bonifazio  et  de  Filippo  liippi,  la  {paierie  Manfrin  a 
perdu  son  prestige.  Sa  renommée  a  disparu  avec  ses  principaux 
chefs-d'œuvre. 

A  mesure  que  nous  approchons  des  lagunes^  le  Canareggio  va 
en  s'élargissant.  Des  deux  côtés  s'alignent  des  quais  assez  vastes  ; 
aussi,  voyez  comme  l'aspect  change  tout  d'un  coup.  Vous  croiriez- 
vous  encore  à  Venise  ?  Non  pas  !  ces  maisons  basses  et  ces  quais 
nous  rappellent  un  autre  pays.  N'étaient  la  propreté  douteuse  de 
ces  maisonnettes  et  leurs  façades  lézardées,  nous  penserions  navi- 
guer sur  quelque  gracht  hollandais.  Est-il  donc  vrai  que  Venise, 
avec  des  quais,  ressemblerait  à  Amsterdam  ?  Gela  est  bien  possible  ; 
mais  alors  elle  ne  serait  plus  Venise. 

Mais  nous  voici  arrivés  aux  lagunes.  L'aspect  que  Venise  pré- 
sente de  ce  côté  est  vraiment  étrange  ;  on  dirait  une  ville  fermée. 
Autant  du  côté  de  la  Giudecca  il  semblait  y  avoir  d'animation, 
d'activité  et  de  vie,  autant  ici  tout  parait  triste,  désert,  abandonné. 
Partout  de  grands  murs,  des  façades  mornes  et  sans  ouvertures,  et, 
de  loin  en  loin,  quelques  quais  sans  oisifs,  sans  promeneurs,  sans 
passants.  Les  murailles  de  brique,  qui  baignent  leurs  pieds  dans  les 
flots  verts.,  ont  quelque  chose  de  sombre,  de  refrogné,  d'inhospi- 
talier, qui  tranche  avec  la  sérénité  du  ciel  et  la  gerbe  de  paillettes 
qui  pétille  sur  les  flots.  Pas  un  bateau,  si  ce  n'est  les  cabanes  des 
douaniers,  étagées  de  distance  en  distance.  Pas  un  chant,  pas  un 
cri,  un  silence  absolu  que  trouble  seul  le  clapotement  des  vagues 
minuscules  qui  viennent  frapper  à  l'avant  de  notre  gondole.  A  me- 
sure qu'on  avance,  il  semble  que  le  silence  augmente  d'intensité  et 
que  le  paysage  devienne  plus  désert.  Cette  solitude  impressionne. 
L'imagination  fait  des  siennes.  Elle  peuple  de  drames  lugubres 
cette  plaine  immense,  silencieuse  et  sans  bruit,  bordée  de  maisons 
sans  regards. 

Tout  à  coup  la  ville  semble  vouloir  se  dérober  à  nos  regards, 
la  perspective  s'agrandit.  Sur  notre  gauche  apparaît  un  gracieux 
ilôt  qu'on  prendrait  pour  un  joyeux  jardin  ceint  de  hautes 
murailles  par  un  propriétaire  jaloux  :  c'est  le  cimetière.  Plus  loin, 
Mnrano  découpe  sur  le    ciel  bleu  ses  clochers   et  ses  toitures.^ 


132  AMSTERDAM   ET   VENISE. 

pendant  que  sur  la  droite  Tarsenal  dessine  ses  créneaux  moresques 
et  dresse  orgueilleusement  ses  tours  armées  de  mâchicoulis.  Puis 
ce  sont  les  dômes  des  églises ,  les  campaniles  et  les  coupoles  :  San 
Zanipoloy  San  Francesco  délia  Vigna^  et  San  Pietro  di  Castelloy 
dominant  la  foule  des  maisons  qui  s'entassent  à  leurs  pieds* 

Dirigeons-nous,  si  vous  le  voulez  bien,  vers  la  gauche,  du  côté 
du  cimetière.  A  mesure  que  nous  approchons,  cet  asile  de  la  mort 
semble  plus  aimable  et  plus  charmant.  Cette  muraille  couronnée 
de  feuillage  a  un  aspect  tout  à  fait  agréable.  Rien  de  triste,  rien  de 
lugubre,  rien  qui  évoque  une  sinistre  pensée.  La  chapelle  Émilienne, 
avec  sa  disposition  hexagone  et  sa  gentille  coupole  de  marbre 
blanc ,  avec  ses  attiques ,  ses  pilastres  et  ses  colonnes ,  ressemble 
plutôt  à  un  kiosque  gracieux  qu'à  un  saint  réduit.  I/église  Saint- 
Michel,  qui  se  trouve  derrière,  développe  son  élégante  façade  de 
marbre  et  dresse  le  plus  joyeusement  du  monde  son  joli  clocher 
byzantin.  Dans  tout  cela  il  n'y  a  point  de  place  pour  la  tristesse,  à 
peine  pour  le  recueillement.  Mais  nous  abordons  à  la  petite  porte, 
nous  gravissons  les  marches  mal  jointes ,  et  nous  entrons  dans  le 
champ  du  repos» 

Si  jamais  un  lieu  justifie  son  nom,  c'est  bien  celui-là.  C'est  en 
effet  un  champ  véritable,  planté  de  quelques  arbres,  garni  de 
violettes  et  de  giroflées  qui  poussent  avec  fureur  dans  tous  les 
coins.  N'étaient  quelques  croix  blanches  et  quelques  pierres  qui 
n'ont  point  encore  disparu  sous  les  plantes  parasites,  on  ne  se  doute- 
rait guère  du  lieu  où  l'on  se  trouve.  Au  dehors  pas  un  bruit,  pas  un 
cri,  pas  même  un  bourdonnement.  Le  silence  dans  ce  qu'il  a  de  plus 
complet  et  de  plus  impressionnant.  Au  dedans  le  frôlement  que 
produit  la  brise  dans  les  feuilles ,  le  chant  d'un  insecte  et  le  bruisse- 
ment des  lézards  qui  s'enfuient  sous  l'herbe.  Les  lézards  l  il  y  en  a 
des  milliers  dans  cette  petite  île.  Jamais  je  n'en  avais  vu  une  telle 
quantité ,  pas  même  à  Pompeï,  où  cependant  ils  ont  pris  la  place 
des  anciens  habitants  et  régnent  en  maîtres.  A  chaque  pas  que  l'on 
fait ,  on  les  voit  fuir  par  douzaines ,  courir  sur  les  tombes ,  grimper 
sur  les  murs  et  se  hvrer  à  des  steeple-c hases  insensés.  Ils  tiennent 
fidèle  compagnie  aux  morts.  Toutefois  ce  ne  sont  point  les  seuls 


SUR  LES  LAGUNES.  133 

êtres  vivants  qui  fréquentent  ce  funèbre  asile  :  de  loin  en  loin  de  pe- 
tits enclos  ornés  de  fleurs  fraîches ,  parés  de  plantes ,  entretenus 
avec  un  tendre  soin ,  prouvent  que  ceux  qui  ne  sont  plus  reçoivent 
encore  de  nombreuses  visites  et  ne  sont  point  abandonnés  par  lés 
cœurs  auxquels  ils  étaient  jadis  si  chers. 

Vous  n*y  verrez  point  toutefois  de  monuments  orgueilleux ,  point 
de  ces  pseudo- sculptures  qui  brillent  plus  par  la  prétention  que 
par  le  bon  goût'.  La  mort  est  ici  sans  faste  et  sans  apparat.  G*est 
à  peine  si  le  style  lapidaire,  si  prolixe  dans  tant  d'autres  pays,  se 
charge  de  rappeler  les  qualités  du  défunt ,  et  cependant  plus  d'un 
de  ceux  qui  sont  venus  chercher  là  un  repos  éternel  possède  un 
nom  qui  appartient  à  l'histoire ,  et  aurait  des  droits  indiscutables  a 
quelque  mausolée.  C'est  dans  un  coin  de  cette  terre  égalitaire 
que  repose  Léopold  Robert  ;  c'est  là  que  le  grand  artiste  a  trouvé 
les  consolations  que  son  cœur  cherchait  vainement  ailleurs  »  l'oubli 
de  ses  déboires  et  de  ses  chagrins,  la  tranquillité  après  la  lutte, 
au  lendemain  de  la  victoire. 

Au  fond  du  cimetière  se  trouve  un  cloître  qui  tombe  en  ruine. 
Ce  cloître  communique  avec  l'église  Saint-Michel  qui,  à  l'intérieur, 
ne  tient  point  tout  ce  que  promet  sa  façade.  Notons  cependant 
quelques  délicieux  ornements  de  la  Renaissance,  d'une  finesse  et 
d'une  élégance  exquises,  souvent  copiés  et  recopiés  par  les  artistes, 
et  deux  tableaux  estimables,  l'un  de  A.  Zanchi,  le  Serpent  exhaussé 
par  Moïse ,  l'autre,  V Adoration  du  Veau  d'or,  par  G.  Lazzarini, 
qu'on  peut  regarder  comme  le  dernier  peintre  appartenant  à  la 
grande  école  vénitienne. 

*  Ce  cimetière  ne  date  que  des  premières  années  de  ce  siècle.  En  parcourant 
les  églises  nous  verrons  que  les  Vénitiens  du  vieux  temps ,  qui  s'y  faisaient 
enterrer,  ne  se  privaient  point  de  monuments  ambitieux  et  souvent  dispropor- 
lionnés  avec  l'importanœ  quMls  avaient  eue  dans  Tliistoire. 

Il  a  été  question,  sous  l'ancienne  administration  communale,  de  transformer 
le  cimetière  actuel  en  une  sorte  de  Campo  Santo  monumental,  analog;ue  à 
celui  que  possède  Bolog^ne.  Le  projet  mis  à  Tétude  donna  lieu  à  une  série  de 
travaux  préparatoires.  Le  plan  de  l'édifice  fat  même  arrêté,  mais  il  n'y  fut 
point  donné  suite;  et  cette  grande  nécropole,  dont  la  vue  perspective  a  été 
publiée  dans  il  Comune  di  Venezia  nel  Irienno  1860,  1861,  1862,  est  restée 
à  l'état  de  projet. 


134  AMSTERDAM    ET    VENISE. 

De  Féglise,  on  passe  dans  la  chapelle  Émilienne ,  dont  la  forme 
extérieure  reproduit  la  disposition  intérieure.  C'est  un  petit  temple 
hexagone,  fort  élégant,  enrichi  de  bas-reliefs  et  de  marbres  pré- 
cieux, où  le  vert  antique  et  le  cipoUin  marient  agréablement  leurs 
couleurs.  Ce  petit  édifice  si  gracieux  et  si  correct  fut  construit  par 
le  Bergamasco  en  exécution  d'un  legs  pieux ,  et  Ton  peut  dire  que 
jamais  les  intentions  d'un  donateur  ne  furent  plus  aimablement  et 
plus  dignement  exécutées. 

En  sortant  du  <;imetière,  nous  nous  trouvons  bien  près  de  Mu- 
rano.  Allons  y  faire  un  tour.  C'est  une  île  célèbre  et  qui  mérite 
que  nous  la  visitions.  Murano  est  une  Venise  au  petit  pied  ;  comme 
elle,  ayant  son  Grand  Canal  qui  serpente  à  travers  ses  vieilles 
masures,  restes  de  palais  princiers  et  de  casinos  opulents.  C'est 
ici,  en  effet,  que  les  nobles  vénitiens  de  l'autre  siècle  avaient  leurs 
petites  maisons.  On  y  venait  en  partie  fine,  et  ces  murailles,  aujour- 
d'hui fendillées  et  décrépites,  ont  bien  souvent  retenti  des  éclats 
d'un  rire  joyeux  et  du  bruit  des  verres.  Derrière  leur  ombre 
discrète,  elles  ont  abrité  plus  d'un  couple  amoureux  et  protégé  bien 
des  rendez- vous  aimables. 

Aujourd'hui  c'est  à  Murano  que  s'est  transportée  la  Venise 
industrielle.  C'est  là  qu'on  fabrique  ces  verreries  et  ces  verroteries 
si  justement  célèbres,  ces  filigranes  de  verre  qui  semblent  tissés 
par  les  doigts  d'une  fée.  C'est  une  des  industries  d'art  les  plus 
anciennes  qui  soient  demeurées  en  Europe  aux  mains  d'une  popu- 
lation sans  jamais  cesser  d'être  exploitées.  Dès  le  huitième  siècle,  il 
y  avait  à  Murano  des  artistes  verriers.  En  1291  leur  nombre  s'accrut 
singulièrement,  car  un  décret  du  Sénat  obligea  les  fabricants  de 
verreries,  résidant  à  Venise,  à  transporter  leurs  pénates  dans  l'île 
de  Murano.  Le  texte  de  ce  décret  est  même  intéressant  à  retenir, 
car  il  prouve  la  haute  estime  dans  laquelle  cet  art  industriel  était 
tenu  par  le  sénat  vénitien.  11  commence  en  effet  par  ces  mots  :  «  Ut 
ars  tant  nobilis  semper  stet  et  permaneat  in  loco  Muriani...  »»  Les 
incendies  considérables  qui  avaient  éclaté  depuis  quelque  temps 
dans  les  principaux  quartiers,  rendaient  du  reste  ce  déplacement  in- 
dispensable. A  partir  de  cette  époque,  la  production  de  la  petite  île 


SUR  LES  LAGUNES.  135 

prit  une  énorme  extension.  On  s*appliqua  à  colorer  le  verre,  à 
imiter  les  pierres  précieuses,  on  créa  toutes  ces  formes  délicates  et 
sveltes,  ces  cornets  élégants,  ces  coupes  charmantes,  ces  bouteilles 
et  ces  gobelets  si  légers  et  si  gracieux  qui  nous  émerveillent 
encore  aujourd'hui.  Puis  ce  furent  les  miix>irs  de  Venise ,  les  lustres 
et  les  girandoles.  Tout  le  monde  voulut  en  avoir,  l'ancien  continent 
et  le  nouveau.  Les  coupes,  les  plateaux^  les  cornets  prirent  le 
chemin  des  cours  européennes,  pendant  que  les  verroteries  péné- 
trèrent dans  les  deux  Amériques,  dans  les  Indes  et  jusque  dans 
l'extrême  Asie.  Les  Chinois  eux-mêmes  portèrent  des  boutons  sortis 
des  verreries  de  Murano  ;  du  moins  Macartney  le  prétend  et  per- 
sonne n'a  osé  le  démentir.  Henry  III,  lorsqu'il  passa  par  Venise, 
voulut  visiter  ces  beaux  établissements.  Il  fut  si  émerveillé  des 
produits  magnifiques  qui  sortaient  de  ces  fabriques ,  qu'il  créa 
gentilshommes  un  certain  nombre  des  artistes -ingénieurs  qui  les 
dirigeaient  * . 

De  nos  jours  encore,  l'industrie  verrière  occupe  à  Murano  un 
grand  nombre  de  bras  et  jouit  dans  le  monde  industriel  d'une  indis- 
cutable célébrité.  Les  Cah*es  et  les  Hottentots  continuent  d'être  ses 
tributaires ,  aussi  bien  que  les  élégants  de  Paris  et  les  amateurs  de 
Londres.  Une  institution  du  reste  qui  fait  bien  comprendre  l'impor- 
tance de  cette  belle  fabrication,  c'est  le  musée  rétrospectif  qu'on  a 
établi  à  Murano  même,  et  dans  lequel  on  s'est  efforcé  de  rassembler 
des  verreries  de  toutes  les  époques  et  de  tous  les  modèles.  Ce  musée 
est  encore  loin  d'être  complet,  mais  il  renferme  une  foule  de  docu- 
ments qui  présentent  un  indiscutable  intérêt. 

Une  autre  grande  attraction  de  Murano,  c'est  sa  basilique  de 
Saint-Donat,  qui  date  du  dixième  siècle.  Elle  est  moitié  romaine 
et  moitié  byzantine.  L'abside,  bâtie  sur  un  plan  polygonal,  avec 
deux  rangs  d'arcades  superposées,  est  surtout  fort  intéressante. 
A  l'intérieur,  la  richesse  des  matériaux  employés  est  en  harmonie 
avec  la  ferveur  extrême  de  l'époque  où  l'église  fut  édifiée.  Les  trois 

*  Voir  pour  Thistoire  de  Murano,  le  Memorîa  inedita  sultisoia  di  Murano,  du 
conseiller  Rizzi,  et  le  Memoria  sulie  Venele  fabbriche  vetrarie,  par  le  conseiller 
Rosii. 


136  AMSTERDAM   ET   VENISE. 

nefs  sont  soutenues  par  des  colonnes  de  marbre  grec,  qui  pro- 
viennent d*Altino.  Une  Vierge  colossale,  en  mosaïque  du  douzième 
siècle,  décore  la  demi -coupole  formée  par  Tabside,  et  un  riche 
pavé  en  mosaïque ,  datant  de  la  même  époque ,  complète ,  par  ses 
arabesques  gracieuses,  cette  sévère  décoration. 

La  position  de  Saint-Donat  est  fort  pittoresque.  Son  clocher  et 
son  abside,  qui  dominent  une  petite  place  à  moitié  couverte 
d'herbes,  ont  quelque  chose  de  simple  et  de  grandiose  à  la  fois ,  qui 
termine  agréablement  ce  gracieux  village  planté  au  milieu  des  eaux. 
En  retournant  sur  nos  pas ,  regardons  toutes  ces  curieuses  maison- 
nettes. La  plupart  sont  en  ruine;  mais  aucune  n*a  cette  apparence 
malpropre  et  misérable  dont  nous  avons  été  affectés  sur  le  Rio  dei 
Tolentini,  ou  sur  le  Rio  di  San  Andréa,  Les  murs  s'effritent  joyeu- 
sement au  soleil.  Les  plantes  parasites  descellent  les  blocs  de 
pierre  et  les  plaques  de  marbre  le  plus  gaiement  du  monde.  Les 
balustrades  suspendues  à  miracle  ne  semblent  menacer  personne. 
La  brique ,  qui  apparaît  de  loin  en  loin  sous  le  stuc  et  le  plâtre , 
colore  agréablement  les  murailles  à  demi  ruinées,  et,  sur  les 
demeures  les  plus  modestement  habitées  de  nos  jours ,  de  vieilles 
armoiries  sculptées  dans  la  pierre  étalent  depuis  cinq  siècles  leurs 
prétentions  nobiliaires.  Les  arcades  et  les  colonnettes  se  succèdent. 
A  moitié  disjointes,  elles  s'inclinent  en  tout  sens  et  semblent  vouloir 
s*écrouler.  Pas  un  trait  qui  soit  géométrique ,  pas  une  ligne  qui  soit 
droite  :  c'est  un  agréable  fouillis  de  vieilles  choses  et  de  vieilles 
maisons;  mais  rien  de  triste,  de  réservé,  de  refrogné,  d'inhospi- 
talier dans  cet  aimable  désordre.  On  dirait  un  vieillard,  au  chef 
branlant,  aux  jambes  qui  flageolent,  et  qui  au  déclin  de  la  vie  a 
conservé  le  franc  sourire  et  la  joie  communicative  de  ses  jeunes 
années. 

Mais  nous  voici  de  nouveau  sur  les  lagunes  ;  nous  laissons  cette 
fois  le  cimetière  à  droite,  et  nous  nous  dirigeons  sur  la  vaste 
enceinte  crénelée  qui  entoure  l'Arsenal  vénitien.  Vu  à  cette  dis- 
tance, celui-ci  possède  vraiment  une  grande  tournure.  Ses  longues 
murailles  de  brique ,  crépies  et  peintes  en  rouge ,  couronnées  d'une 
ligne  interminable  de  créneaux  moresques,  é vidés  au  sommet,  ont, 


SUR   LES   LAGUNES.  137 

malgré  leur  grand  âge,  quelque  chose  de  martial  et  de  fier.  A  leurs 
pieds,  la  mer  verdâtre  vient  briser  ses  petits  flots  à  peine  écumeux, 
A  droite  et  à  gauche,  des  campaniles  et  des  clochers  dominent  cette 
grande  et  majestueuse  masse  de  créneaux,  de  toitures  et  de  tours, 
et,  de  loin  en  loin,  le  mât  d'un  vaisseau  vient  rappeler  la  destination 
primitive  de  cette  vaste  enceinte,  sa  destinée  si  glorieuse  et  les 
miracles  qui  s*y  sont  accomplis. 

L'Arsenal  était  jadis  en  effet  la  gloire  de  Venise,  sa  force  et,  dans 
les  périls,  son  extrême  ressource.  Aussi  jamais  enfant  ne  fut  mieux  ' 
soigné  par  une  mère  prévoyante ,  et  chaque  siècle  lui  apporta  son 
contingent  d'améliorations,  d'agrandissements  et  d'embellissements. 
En  revanche,  c'est  de  cette  vaste  enceinte,  qu'on  peut  appeler  une 
ville  dans  la  ville,  que  se  sont  élancées  les  flottes  et  les  armées  qui, 
refoulant  l'invasion  des  Ottomans,  ont  sauvé  la  civilisation  de  l'Italie 
et  peut-être  celle  de  toute  l'Europe!  Tel  qu'il  est  aujourd'hui,  nu, 
désert,  abandonné,  l'Arsenal  de  Venise  peut  encore  donner  une 
haute  idée  de  ce  qu'était  la  marine  de  la  vieille  République. 
Ceux  qui  connaissent  son  histoire  peuvent  repeupler  par  la  pensée 
ces  chantiers  et  ces  docks,  faire  gronder  les  marteaux  de  forge  et 
mugir  le  bronze  en  fusion.  Figurez-vous  près  de  vingt  mille  hommes 
occupés,  affairés,  actifs,  industrieux,  allant,  venant,  travaillant  dans 
cette  immense  enceinte.  Les  carcasses  des  navires  se  dressent  sur 
les  chantiers  couverts,  et  des  milliers  de  bras,  maniant  en  cadence 
le  marteau  et  la  vrille,  criblent  de  trous  la  carène  des  vaisseaux. 
Plus  loin,  c'est  la  corderie,  la  plus  grande  qui  soit  au  monde. 
Ensuite  viennent  les  magasins  d'armes  et  de  munitions  ;  puis  les 
bassins  avec  des  galères,  des  galéasses,  des  brigantins  prêts  à 
prendre  la  mer.  Admirez  cette  infatigable  activité,  cette  ardeur 
au  travail  :  l'entrain  règne  partout  et  l'ordre  aussi.  C'est  que  cette 
population  de  travailleurs  est  une  troupe  d'élite. 

Les  atsenalotiiy  comme  on  appelait  ces  habiles  ouvriers,  étaient 

en  effet  les  enfants  chéris  de  la  République.  Ils  n'étaient  guère  que 

trois  à  quatre  mille  inscrits  comme  titulaires;  mais  les  douze  mille 

ouvriers  qu'on  leur  adjoignait  brûlaient  d'envie  de  se  faire  remar- 

quer,  pour  arriver  à  faire  partie  de  leur  cohorte  choisie.  C'était  en 

is* 


138  AMSTERDAM    ET   VENISE. 

effet  danâ  Télite  des  ouvriers  qui  leur  étaient  adjoints  et  aussi  parmi 
les  fils  des  arsenalotti  qui,  après  concours,  étaient  reconnus  aptes 
à  en  faire  partie,  qu'était  recruté  ce  corps  privilégié.  Ces  jeunes 
gens  avaient  des  écoles  spéciales  où  ils  se  préparaient  aux  examens 
et  où  ils  puisaient  un  ensemble  de  connaissances  considérable  pour 
l'époque.  C'est  au  soin  tout  particulier  qu'on  apportait  à  la  compo- 
sition de  ces  corps  de  travailleurs  qu'il  faut  attribuer  en  grande 
partie  la  supériorité  de  la  marine  vénitienne.  Tant  il  est  vrai  que 
l'instruction  du  peuple  a  toujours  concouru  à  la  force  et  à  la  puis- 
sance de  l'État.  Mais  là  ne  se  bornaient  pas  les  privilèges  des  arse-^ 
nalotti;  ils  formaient  en  outre  la  garde  d'honneur  du  Doge.  C'est 
eux  qui  occupaient  la  Loyyeita  pendant  les  séances  du  Grand 
Conseil,  lis  veillaient  sur  la  Banque,  et  le  palais  de  la  Monnaie 
était  placé  sous  leur  surveillance.  Enfin,  quand  le  Doge,  accom- 
pagné par  les  ambassadeurs  de  tous  les  peuples  amis,  par  le 
conseil  des  Trois,  le  conseil  des  Dix,  par  le  Grand  Conseil  et  le 
Sénat,  escorté  de  toute  la  noblesse,  suivi  par  la  foule  bigarrée  et 
par  le  peuple  dans  tous  ses  atours,  s'en  allait  épouser  l'Adriatique 
et  dire  à  la  mer  le 

Desponsamus  te,  mare,  in  signnm  vert  perpeluique  dominii, 

c'étaient  encore  les  arsenatolii  qui  seuls  avaient  le  droit  de  ramer 
sur  le  Buceniaure  et  de  diriger  le  vaisseau  ducal. 

C'était  leur  grande  fête.  Ils  étaient  ce  jour-là  associés  à  la  plus 
haute  noblesse.  A  milieu  des  cris  et  des  fanfares,  au  bruit  du 
canon  tonnant  sur  la  plage,  on  les  voyait  entourer  le  Sénat  et  le 
Doge;  et  celui-ci,  en  récompense  de  lem*  dévouement  à  la  Répu- 
blique et  de  leur  inaltérable  fidélité,  leur  offrait  dans  la  cour  du 
Palais  ducal  un  somptueux  et  magnifique  repas.  Puis ,  avant 
qu'ils  quitassent  le  palais,  chacun  d'eux  recevait  un 'présent. 
C'étaient  quatre  flacons  de  vin  muscat  et  une  boite  de  confetti  tim«- 
brée  aux  armes  du  Doge.  En  outre,  et  dans  toutes  les'  alarmes^  on 
leur  faisait,  pour  stimuler  leur  zèle,  des  distributions  d'argent. 
Aussi  les  arsenalotti  étaient-ils  les  plus  ardents  patriotes  qu'on  pût 


SUR  LES  LAGUNES.  139 

trouver.  JIs  portaient  à  la  République  une  affection  enthousiaste. 
Ils  ne  l'appelaient  jamais  que  a  notre  bonne  mère  »,  et  les  ate- 
liers ne  s'ouvraient  et  ne  se  fermaient  qu'au  cri  de  :  u  Vive  saint 
Marc!  » 

Mais  ce  beau  temps  n'est  plus.  Ces  travailleurs  d'élite  ont  fait 
place  à  de  vulgaires  ouvriers,  à  des  mercenaires  sans  enthousiasme, 
à  la  solde  du  premier  venu,  à  la  dévotion  du  plus  offrant.  Les 
bassins  sont  vides,  les  chantiers  sont  déserts,  et  l'on  peut  dire  que 
l'Arsenal  a  vécu.  Nous  allons  le  visiter  toutefois;  nous  lui  devons 
encore  cette  marque  de  déférence. 

Pour  procéder  avec  ordre,  considérons  d'abord  la  porte.  C'est  un 
monument  curieux,  que  tout  le  monde  connaît,  car  les  gravures  et 
les  photographies  ont  inondé  l'Europe  de  son  image.  L'ensemble 
en  est  pourtant  plus  pittoresque  qu'imposant,  plus  bizarre  qu'élé- 
gant. On  dirait  volontiers  un  dépôt  d'objets  curieux  et  disparates, 
le  portique  d'un  immense  magasin  de  curiosités.  Bien  que  l'archi- 
tecture soit  des  Lombardi  et  remonte  à  1460,  c'est-à-dire  à  la 
bonne  époque  ,  on  a  tant  ajouté,  on  a  entassé  à  droite  et  à  gauche 
tant  de  trophées  empruntés  à  l'Orient,  que  l'effet  général  est  perdu. 
Un  critique  bien  sévère  a  dit  que  «  Venise  ressemble  à  un  pirate 
retiré  des  affaires  w.  Rien  ne  justifie  mieux  cette  remarque  que  l'en- 
trée de  l'Arsenal.  Toutefois  ce  ne  sont  point  ces  trophées  rapportés 
sur  son  sol  qu'il  faut  reprocher  à  la  vieille  République ,  mais  bien 
plutôt  les  trésors  qu'elle  a  détruits.  Les  Romains  lui  avaient  donné 
l'exemple  de  ces  déménagements  systématiques,  et  personne  ne 
songe  à  leur  faire  un  crime  d'avoir  transporté  chez  eux  les  chefs- 
d'œuvre  de  la  Grèce  antique.  Les  Vénitiens,  en  dépouillant  le  Pélo- 
ponèse ,  n'ont  fait  que  les  imiter.  Il  n'y  a  donc  pas  à  les  en  blâmer 
trop  fort.  Mais  ils  n'ont  pas  non  plus  le  droit  de  se  plaindre  aujour- 
d'hui de  ce  que  leurs  vainqueurs  ont  transporté  sur  d'autres 
rivages  les  objets  d'art  qu'ils  trouvaient  à  leur  goût.  Ces  actes-là  ne 
sont  point  du  vandalisme.  C'est  au  contraire  un  hommage  rendu  à 
TArt.  Le  vandalisme,  c'est  l'incendie  de  Persépolis  par  Alexandre 
le  Grand;  c'est  le  sac  de  Rome  par  Genséric,  le  pillage  de  Constan- 
tinople  par  les  soldats  de  Dandolo;  ce  sont  les  Prussiens  criblant 


140  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

de  boulets  la  cathédrale  de  Strasbourg,  brùlaut  sa  bibliothèque  et 

bombardant  Paris. 

Parmi  les  trophées  qui  nous  ont  valu  cette  digressiou,  se  trouvent 
quatre  lions  de  marbre  rangés  par  progression  de  taille.  Tous  quatre 
ont  eu  la  Grèce  pour  patrie,  ce  qui  ne  les  empêche  pas,  du  reste, 
d'être,  comme  art,  d'une  affreuse  médiocrité.  François  Morosini, 
le  Péloponésiaque ,  les  apporta  en  1687  dans  sa  patrie.  Le  plus 
grand  vient  du  Ph'ée.  Deux  inscriptions  à  peu  près  indéchiffrables, 


\    MlMd^^^'^''- 

i,»k  -  - 

VENISE 
Entrée   Je   l'Arse 


et  dans  lesquelles  cependant  on  a  voulu  découvrir  que  cet  énorme 
animal  était  consacré  à  Minerve,  entourent  sa  crinière  usée  par  le 
temps.  Les  savants  de  l'autre  siècle  ont  longtemps  discuté  et  disputé 
pour  savoir  s'il  était  phénicien  ou  pélasgien.  Canova,  lui,  prétendit 
qu'il  avait  l'Âttique  pour  patrie.  Le  grand  statuaire  devait  s'y  con- 
naître j  mais  il  faut  bien  admettre  que,  si  son  dire  est  exact,  cette 
bête  colossale  est  antérieure  aux  époques  artistiques  de  la  Grèce  et 
surtout  au  siècle  de  Périclès.  Les  trois  autres  ne  sont  guère  plus 
aimables.  Décidément  la  beauté  n'est  point  leur  afTaire.  Mais  ils  sont 


SUR  LES  LAGUNES.  lil 

tous  aussi  vieux ,  et  c'est  leur  haute  antiquité  qui  constitue  leur 
principal  mérite. 

La  porte  franchie  nous  donne  accès  dans  les  bassins  vides ,  sur 
tes  quais  abandonnés  et  les  chantiers  délaissés.  C'est  avec  une  sorte 
de  mélancolie  qu'on  parcoui*t  du  regard  ce  grand  désert.  ♦  Les 
ouvriers  et  les  matelots  qui  flânent  le  long  des  hautes  murailles 
semblent  des  ombres  revenues  de  leur  sombre  séjour,  pour  chercher 
les  navires  absents.  L'activité  a  fait  place  au  recueillement,  et  l'ani- 
mation à  la  solitude.  Heureusement,  voici  le  musée  qui  nous  offre 
une  réunion  de  précieux  souvenirs ,  et  qui ,  en  nous  plongeant  dans 
le  passé ,  va  nous  faire  oublier  un  peu  le  présent. 

Quand  on  a  vu  les  musées  de  marine  et  les  collections  de  modèles 
qui  existent  dans  les  grands  pays  maritimes;  quand  on  a  parcouru 
le  Musée  d'artillerie  de  Paris,  la  Galerie  des  armes  de  la  Tour  de 
Londres  ;  quand  on  a  vu  les  armures  historiques  qui  sont  à  Stock- 
holm et  le  cabinet  du  roi  Victor-Emmanuel  à  Turin ,  il  est  difficile 
de  s'extasier  beaucoup  et  longtemps  sur  les  «  richesses  »  de  l'Ar- 
senal de  Venise.  Néanmoins  un  certain  nombre  de  pièces  présentent 
un  véritable  intérêt  historique.  Nous  allons  en  passer  la  revue. 

La  première  salle  est  consacrée  à  la  marine.  Elle  renferme  un 
grand  nombre  de  modèles  de  vieilles  galères,  de  galéasses  et  de  bri- 
gantins,  de  corvettes,  d'avisos  et  de  frégates.  Les  galères  surtout 
sont  intéressantes  à  cause  de  la  disposition  des  bancs  de  la 
chiourme.  On  ne  comprend  pas  facilement,  avant  de  l'avoir  vue, 
Tinstallatioa  de  ce  mécanisme  humain,  qui  faisait  mouvoir  en 
cadence  et  sans  encombre  un  nombre  aussi  considérable  de  rames 
et  d'avirons.  Dans  les  modèles,  chaque  place  est  clairement  indi- 
quée. Le  galérien  y  était  retenu  par  une  chaîne,  et,  sur  la  proue  et 
la  poupe  du  bateau  ,  deux  véritables  mitrailleuses  braquées  sur  les 
rameurs  répondaient  de  leur  obéissance  et  mettaient  l'équipage  à 
l'abri  de  leur  mutinerie. 

Outre  ces  intéressants  modèles,  cette  première  salle  contient 
encore  une  quantité  de  glorieux  trophées  enlevés  aux  Turcs ,  des 
drapeaux,  des  étendards,  des  pavillons,  de  toutes  dimensions  et  de 
toutes  couleurs,  et  beaucoup  même  qui  n'en  ont  plus,  car  le  temps 


142  AMSTERDAM    ET   VENISE. 

a  fait  sa  grande  œuvre,  ea  déchiquetant  les  étoffes,  en  rongeant  les 
mailles  et  en  substituant  aux  colorations  vives  cette  teinte  d'un  brun 
roussâtre  dont  il  flétrit  sans  pitié  ces  antiques  débris.  Voilà  aussi 
de  grandes  lanternes  de  forme  bizarre  et  de  structure  étrange.  Ce 
sont  des  fanaux  enlevés  aux  galères  turques  à  la  bataille  de 
Lépante.  Mais  de  tous  ces  vieux  souvenirs,  le  plus  intéressant  est 
sans  contredit  le  modèle  du  Bucentaure.  Cette  magnifique  barque, 
toute  couverte  de  sculptures ,  véritable  palais  mouvant  de  la  plus 
somptueuse  magnificence,  était  entièrement  dorée,  et  à  l'intérieur 
garnie  de  velours  cramoisi.  C'était  une  merveille  d'élégance  et  de 
richesse.  Elle  symbolisait  l'empire  de  Venise  sur  la  mer;  aussi, 
quand  la  République  s'écroula,  le  Bucentaure  disparut  avec  elle. 

Le  président  De  Brosses,  qui  visita  en  1739,  c'est-à-dire  trente- 
huit  ans  avant  qu'il  fût  détruit ,  ce  navire  unique  au  monde ,  nous 
en  a  laissé  la  description.  Voici  en  quels  termes  il  en  parle  :  «  Le 
Bucentaure  est,  à  mon  gré,  une  des  plus  belles  et  des  plus  cu- 
rieuses choses  de  Tunivers.  C'est  une  grosse  galéasse  ou  fort  grande 
galère,  toute  sculptée  et  dorée  à  fond  en  dehors,  du  meilleur 
goût  et  de  la  manière  la  plus  fiinie.  Le  dedans  forme  une  vastîs- 
sime  salle  parquetée,  garnie  de  sofas  tout  autour  et  d'un  trône 
au  bout  pour  le  Doge.  Elle  est  partagée  dans  sa  longueur  par 
une  ligne  de  statues  dorées  qui  soutiennent  le  plafond  ou  pont, 
sculpté  et  doré  en  plein.  Les  embrasures  des  fenêtres,  l'éperon, 
les  balcons  de  la  poupe  et  les  bancs  des  rameurs  et  le  gouvernail 
sont  du  même  goût,  et  toute  la  machine  a  pour  toit  une  tente  de 
velours  couleur  de  feu ,  brodée  d'or,  n 

Ce  BucentaureAk  était  le  troisième  bateau  construit  pour  célé- 
brer les  noces  du  Doge  et  de  l'Adriatique.  Le  premier  avait  été 
mis  à  la  mer  en  1520;  il  servit  jusqu'en  1600.  Le  second,  plus 
grand  et  plus  riche ,  le  remplaça  la  même  année ,  et  dura  jusqu'en 
1725.  C'est  alors  que  fiit  construit  le  troisième,  qu'on  brûla  en  1797. 
La  dorare  de  ce  dernier  bâtiment  coûtait ,  à  elle  seule ,  dix-huit 
mille  sequins,  soit  environ  deux  cent  vingt  mille  francs.  C'est  assez 
dire  sa  splendeur.  Mais  continuons  notre  visite. 

Une  autre  grande  salle  est  consacrée  aux  armes  et  aux  armures. 


SUR   LES   LAGUNES.  143 

Au  milieu  d'un  amas  de  piques,  de  hallebardes,  de  lances  et  de  per- 
tuisanes,  voici  les  cuirasses  des  généraux  Duodo,  Morosini  et  Zeno; 
ensuite  vient  celle  du  g[Iorieux  Béarnais  :  Henri  IV  la  portait  à  la 
bataille  d*Ivry.  11  en  fit  hommage  à  Venise,  sa  fidèle  alliée,  avec 
Tépée  qu'il  avait  à  la  même  bataille  ;  mais  l'épée  a  disparu,  sans 
qu'on  pût  savoir  ce  qu'elle  est  devenue.  Voici  maintenant  des 
casques  et  des  salades,  provenant  des  compagnons  de  Dandolo;  puis 
des  épées  et  des  arbalètes;  enfin  des  fusils  à  mèche,  des  arque- 
buses, des  coulevrines  et  des  canons.  Tous  les  modèles  s'y  trou- 
vent, même  des  canons  se  chargeant  par  la  culasse  et  des  mitrail- 
leuses datant  du  seizième  siècle  Une  des  coulevrines  est  surtout 
admirablement  belle.  C*est  une  œuvre  d'amateur  et  d'artiste  ;  un 
joyau,  un  vrai  bijou,  plutôt  qu'un  instrument  d'attaque  ou  de 
défense.  Elle  fut  du  reste  ciselée,  damasquinée,  incrustée  et  dorée 
par  des  mains  essentiellement  patriciennes.  Le  fils  du  doge  Pascal 
Cicogna  la  fabriqua  lui-même  pour  un  ambassadeur  turc.  Mais  son 
père  s'opposa  à  ce  qu'elle  sortît  de  Venise,  et  la  pièce  fut  offerte 
au  Grand  Conseil,  qui  en  accepta  l'hommage.  Napoléon  P*",  en  vrai 
dilettante  d'aitillerie ,  la  fil  essayer  au  Lido.  On  trouva  que  sa 
portée  était  de  2,500  mètres.  Certes,  depuis  le  fondeur  Cicogna, 
on  n'a  pas  fait  plus  beau  que  son  bijou;  mais  MM.  Krupp  et 
Armstrong  ont  créé  des  engins  de  plus  longue  portée. 

Une  série  qui,  elle  aussi,  ne  manque  pas  d'intérêt,  c'est  celle  des 
instruments  de  torture.  Il  y  a  d'abord  ceux  que  le  conseil  des  Dix 
employait  couramment;  et  dans  le  nombre,  il  nous  faut  surtout 
remarquer  deux  casques  qui  paraissent  être  d'un  modèle  tout  à 
fait  inédit.  Ces  casques  de  fer*  étaient  doublés  de  pointes  qui 
piquaient  la  tête  du  patient  pendant  que  le  juge,  assis  à  ses 
côtés,  fixait  sou  oreille  à  une  petite  ouverture  et  par  là  écoutait 
les  aveux  que  la  souffrance  arrachait  parfois  avec  les  plaintes.  Il  y 
a  ensuite  toute  la  collection  de  Francesco  di  Carrara,  tyran  de 
Padoue.  Ce  Carrara  était  bien  l'un  des  princes  les  plus  industrieux 
quon  ait'connus  dans  l'art  de  faire  souffrir  son  semblable;  aussi  la 
collection  est-elle  des  plus  complètes.  Parmi  ces  objets,  il  en  est  un 
surtout  digne  de  fixer  notre  attention.  C'est  une  clef,  laquelle  renfer- 


144  AMSTERDAM    ET   VENISE, 

mait  un  mécanisme  étrange  ;  un  ressort  faisait  saillir  k  son  extrémité 
de  petites  pointes  qui  causaient  une  blessure  insensible  ;  mais  ces 
pointes  étaient  empoisonnées,  et  la  mort  de  la  personne  ainsi  frappée 
ne  se  faisait  guère  attendre.  Quelques  beures  après  avoir  été  tou- 
ché, le  malheureux  succombait  sans  qu'on  pût  deviner  les  causes  de 
aa  mort.  C'est  ainsi  que  ce  gracieux  prince  se  débarrassa  du  général 


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VENISE 
Le  Bucentaure,  d'après  une  (ihotagrapfaie. 

lombaM  ftusConi,  qui  avait  eu  le  malbeur  de  plaire  à  une  dame  sur 
laquelle  le  tyran  avait  jeté  les  regards.  Un  autre  jour,  un  officier 
tiivtl  ayatit  osé,  dans  une  assemblée,  contrarier  ses  projets,  il  le 
frappa  de  la  même  façon,  et  le  pauvre  bomme  mourut  de  la  même 
manière.  Toutefois,  comme  ces  moyens  expéditifs  n'étaient  pas  de 
mise  en  toute  circonstance,  et  que,  du  reste,  la  barbare  nature 
du  Carrara  ne  se  serait  pas  accommodée  d'une  vengeance  aussi 


SUR    LES   I,AGUNES.  lAï 

rapidement  satisfaite,  son  inventive  imagination  avait  su  créer  tout 
un  arsenal  pour  torturer  à  loisir  ses  ennemis,  arsenal  dont  l'inspec- 
tion Délaisse  pas  que  d'être  instructive. 

Je  vous  fais  grâce  dn  casque  d'Attila  et  de  mille  autres  curiosités 
tout  aussi  apocryphes.  I,e  principal  est  vu.  Sortons,  s'il  vous  plaît; 
mais,  tout  en  regagnant  notre  gondole,  jetez  un  regard  sur  cette  tour 
carrée  ;  c'est  là  que,  le  22  mars  1848,  s'était  retiré  le  colonel  Mari- 
nowich  pour  rédiger  les  ordres  qui  devaient  faire  rentrer  Venise 


VENISE 
itiire  dei  Giari/iiii. 


dans  l'obéissance.  Depuis  plusieui-s  jours,  la  ville  avait  secoué  le 
joug  des  Autrichiens;  mais  l'autorité  allemande  disposait  encore  de 
l'arsenal  et  des  foris.  Elle  pouvait,  en  quelques  heures,  mettre  tont 
à  feu  et  à  sang.  Marinowicb,  dont  le  caractère  implacable  était 
connu  des  ouvriers  de  l'arsenal,  avait  le  commandement  de  ces 
postes  importants.  Il  prenait  ses  dernières  dispositions  pour  résister 
à  outrance,  quand  les  arsenalotti  se  présentèrent  à  sa  porte.  lies 
ouvriers  étaient  sans  armes.  Marinowich  ordonna  qu'on  les  laissât 
entrer. 


U<y  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

—  Que  me  voulez-vous?  dit-il  à  celui  qui  paraissait  l'orateur  de 
la  troupe. 

—  Te  tuer!  répondit  celui-ci. 

Et  tirant  un  compas  de  sa  manche,  il  le  plongea  dans  le  cœur  du 
colonel.  Marinowîch  tomba  à  la  renverse;  alors  les  ouvriers  se  pré- 
cipitèrent sur  son  corps  et  le  mutilèrent  affreusement, 

A  partir  de  ce  moment,  la  révolution  était  victorieuse.  Sans 
chef  qui  pût  centraliser  leurs  efforts  et  combiner  la  résistance,  les 
Allemands,  disséminés  dans  la  ville  et  dans  les  forts,  ne  pouvaient 
rien  contre  Témeute,  dont  le  flot  grossissait  à  chaque  instant  et 
menaçait  de  tout  emporter.  Lorsque,  quelques  heures  plus  tard, 
Manîn  se  présenta  pour  demander  qu'on  lui  livrât  les  clefs  de  l'arse- 
nal, le  major  Bodai,  qui  commanda  qu'on  fit  feu  sur  lui  et  sur  ses 
hommes,  eut  le  même  sort  que  Marinowich.  Un  sous-officier  lui 
passa  son  sabre  au  travers  du  corps.  Ce  furent  les  deux  seules  vic- 
times qu'on  immola  en  expiation  de  trente-trois  ans  d'oppression, 
de  tortures  et  d'humiliations  sans  nombre. 

Mais  nous  voici  de  nouveau  dans  notre  gondole,  achevons  notre 
grande  tournée.  Nous  regagnons  la  lagune,  nous  longeons  les 
grands  murs  crénelés,  puis  nous  tournons  brusquement  à  droite,  et 
nous  voilà  dans  le  canal  San  Pietro.  A  notre  gauche,  s'étend  l'île 
du  même  nom  avec  son  église  et  ses  casernes;  à  notre  droite, 
s'élève  un  quartier  désert  dont  les  maisons  ruinées  semblent  aban- 
données  depuis  des  siècles.  Pas  un  cri^  pas  un  chant,  pas  un  bruit 
qui  trahisse  la  présence  de  l'homme;  un  oiseau  qui  passe  dans  le 
ciel,  le  clapotement  des  vagues  contre  l'avant  de  la  gondole,  le  grin- 
cement de  la  rame  contre  son  appui,  et  c'est  tout.  Heureusement 
voici  la  Pnnta  di  Quintavalle;  nous  la  doublons  bien  vite,  et  les 
arbres  des  jardins  publics  nous  apparaissent  projetant  sur  les  eaux 
leurs  ombres  allongées. 

Ce  serait  une  merveilleuse  promenade  que  les  jardins  publics, 
si  les  Vénitiens  consentaient  à  s'y  venir  promener  ;  mais  ces  ma- 
gnifiques allées  de  hêtres  et  de  platanes  sont  aussi  désertes  que 
les  quartiers  de  Y  Isola  San  Pietro.  C'est  à  peine  si  l'on  voit  un 
enfant  courir,  ou  un  amoureux  rêver  sous  leurs  vastes  ombrages.  A 


SUR  LES  LAGUNES.  147 

leurs  pieds  pourtant  se  déroule  un  des  plus  beaux  panoramas  qui 
soient  au  monde  :  c'est  en  s'appuyant  sur  la  balustrade  de  marbre 
qui  les  entoure  qu'on  aperçoit  Venise  sous  son  plus  merveilleux 
aspect.  Mais  qu'importe?  lia  mode  n'est  point  de  venir  aux  Giar- 
dim  publiciy  et  personne  n'oserait  rompre  en  visière  à  cette  des- 
potique déesse. 

Il  faut  un  événement  d'importance,  ou  l'appât  de  quelque  nou* 
veauté,  pour  faire  sortir  les  Vénitiens  de  leur  apathie  ordinaire  et 
les  amener  jusque-là.  En    1846,  un   spéculateur  avait  eu  l'ingé- 
nieuse idée   de  transporter  aux   Giardini  un  vieux  carrosse  qu'il 
avait   fait  venir  de  Padoue,  et  auquel  était  attelé  un  exemplaire 
de  cet  animal  inconnu  à  Venise  qu'on  appelle  cheval.  Il  n'en  fallut 
pas  plus  pour  donner  aux  jardins  publics  une  animation  tout  à  fait 
insolite.  Bien  des  gens,  qui  n'avaient  aucune  idée  d'une  voiture, 
accoururent  pour  contempler  ce  véhicule  extraordinaire  et  le  qua- 
drupède chargé  de  le  traîner.  On  pouvait  tenir  quatre  dans  ce  car- 
rosse, et  pour  une  somme  fort  modeste,  faire  le  tour  des  jardins.  On 
s'entassait  douze  sur  les  banquettes  et  l'on  se  pencliait  à  corps 
perdu  pour  observer  le  mécanisme  prodigieux  qui  faisait  tourner 
les  roues.  Jamais  la  pauvre  rosse  qui  menait  ce  monde  primitif 
n'avait  excité  une  pareille  admiration.  Sans  cette  importation,  qui 
fit  la  fortune  de  l'homme  ingénieux  qui  en  eut  l'idée ,  des  milliers 
de  Vénitiens  n'auraient  point  connu  d'autres  chevaux,  que  ceux  du 
monument  Colleoni  et  de  la  place  Saint-Marc.  Jadis,  du  douzième 
au  quinzième  siècle,  il  n'en  était  point  ainsi.  A  cette  époque,  les 
rues  n'étaient  pas  encore  pavées  et  les  ponts  consistaient  en  madriers 
de  bois  allant  d'un  bord  à  l'autre  des  canaux.  Les  patriciens,  pour  ne 
point  se  crotter,  faisaient  grand  usage  de  mules,  et  le  peuple  em- 
ployait les  ânes  pour  les  transports.  Pour  aller  d'un  quartier  à 
l'autre,  les  nobles  montaient  à  cheval;  les  sénateurs  en  faisaient 
autant  pour  se  rendre  au  Palais  dùcal,  et  la  volée  de  cloches  qui  les 
appelait  aux  séances  se  nommait  encore,  dans  les  derniers  temps 
de  la  République,  la  Trottiera.  Ce  n'est  qu'à  partir  du  quinzième 
siècle  que  l'usage  des  petites  barques  et  des  gondoles  devint  général. 
L^exhaussement  des  ponts  et  leur  édification  en  pierre,  avec  des 


118  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

arches  élevées  permettant  le  libre  passage  des  bateaux,  ont  dû  con- 

« 

tribuer  beaucoup  à  ce  changement.  Du  reste,  à  parcourir  la  Venise 
de  nos  jours,  on  ne  peut  guère  se  figurer  comment  il  était  possible 
d'aller  jadis  à  cheval  à  travers  cet  écheveau  de  ruelles  et  de  culs- 
de-sac.  Il  est  probable  que  la  Trottiera  avait  non-seulement  pour 
but  d'appeler  les  patriciens  au  Sénat,  mais  encore  d'inviter  le 
peuple  à  laisser  la  place  libre  et  à  ne  point  encombrer  les  rues.  Bien 
peu  de  Vénitiens  savent  aujourd'hui  que  leurs  ancêtres  étaient  aussi 
grands  chevaucheurs.  Et  Salvator  Rosa,  s'il  eût  mieux  connu  l'his- 
toire, n'aurait  point  fait  son  épigramme  sur  les  cavaliers  vénitiens. 

Depuis  le  carrosse  padouan,  quelques  échantillons  de  la  race  che- 
valine se  sont  montrés  à  Venise,  mais  sans  exciter,  à  beaucoup  près, 
une  aussi  vive  admiration.  Les  pei*sonnes  qui  fréquentaient  les  Giar- 
dini  il  y  a  cinq  ou  six  ans,  ont  pu  y  voir  un  gentleman  solitaire  qui 
chaque  jour  faisait  sa  promenade  équestre  dans  les  allées  ombreuses  ; 
et,  en  été ,  à  l'époque  des  bains  de  mer,  un  véritable  omnibus  attelé 
d'un  véritable  cheval  traverse  le  Lido^  et  transporte  les  baignem^s 
et  les  baigneuses  du  rivage  des  lagunes  aux  rives  de  l'Adriatique. 

Mais  descendons  les  degrés  de  marbre ,  jetons  une  dernière  fois 
les  yeux  sur  ce  panorama  magique  que  le  soleil  rougit  de  ses  der- 
niers rayons,  et  embarquons-nous  pour  aller  au  Lido. 

Il  faut  une  demi-heure  pour  gagner  la  rive  de  cette  grande  île 
qui .  sert  de  rempart  à  Venise  et  la  protège  contre  les  fureurs  de 
l'Adriatique.  La  mer  verte  s'empourpre  des  derniers  rayons  du  soleil. 
Le  sable  qui  atteint  presque  la  surface  de  l'eau  apparaît  avec  des 
reflets  rosés  sous  la  mince  couche  qui  le  recouvre.  Au  loin,  le  Laza- 
ret, les  îles  de  Saint-Lazare,  de  Sainte-Hélène  et  Sainte-Elisabeth, 
semblent  d'immenses  radeaux  échoués  sur  cette  vaste  plage.  A 
mesure  que  nous  avançons ,  l'air  s'anime ,  et  les  bâtiments  du  Lido 
se  dessinent  en  rouge  vif  sur  l'horizon  pâli  par  le  crépuscule. 

Une  église  et  quelques  maisons  blanches,  tel  est  ce  village  décrit 
par  Charles  Nodier,  et  que  Byron,  Casimir  Delavigne  et  George  Sand 
ont  célébré  en  véritables  poètes.  Les  maisons  blanches  ont  de  petits 
jardins,  et  les  petits  jardins  sont  couverts  de  treilles  sous  lesquelles 
des  tables  vertes  et  des  chaises  de  bois  attendent  les  joyeux  consom- 


SUR  LES   L\GU>'ES.  liO 

mateors.  C'est  I&  qu'ont  Heu  de  nos  jours  les  orgies  vénitiennes.  Une 
orgie  vénitienne  I  A  ces  mots,  n'est-il  pas  vrai,  votre  imagination 
prend  le  mors  aux  dents?  Les  gentildonne  aux  cheveux  blonds,  en 
robes  de  velonrs,  découvrant  leurs  blanches  épaules,  les  patriciens  en 
longues  simarres,  les  guitares  et  les  luths,  les  vins  de  Chypre  et  de 
Grèce,  les  coupes  de  cristal  et  les  gobelets  d'or,  tout  cela  brille ,  étin- 
celle devant  vos  yeux  ravïs.  Hélas  !  il  faut  en  rabattre.  Figurez-vous 
bonnement  quatre  braves  étudiants  et  autant  de  folles  grisettes  gaie- 


TENISE 
Un  ciib.-irel  a»  Li 


ment  attablés  devant  des  huîtres  grasses  et  du  vin  blanc  épais  et 
sucré.  Rien  de  plus,  rien  de  moins;  cela  se  passerait  de  même  à 
ChàtîUon  ou  à  Clamart.  Et  encore  ces  fétes-là  sont-elles  rares,  et  les 
cabarets  sont  presque  toujours  déserts. 

Après  trois  cents  pas  à  travers  le  village,  nous  a\-ons  dépassé 
les  jardins  palissades  de  nattes  de  paille  et  remplis  d'arbres  frui- 
tiers, et  nous  voici  de  l'autre  côté  de  l'île.  A  nos  pieds,  ce  n'est 
pins  la  mer  sans  profondeur,  transformée  en  un  lac  tranquille. 


150  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

c'est  la  grande  voix  de  TAdriatique  roulant  ses  flots  majestueux 
et  venant  se  briser  sur  la  plage  mouvante.  Le  rivage  est  désert, 
les  pas  s'impriment  dans  le  sable  qui  craque,  les  coquillages  encore 
mouillés  accrochent  quelques  étincelles  rouges  qu'ils  reflètent 
joyeusement.  Au  loin,  deux  ou  trois  voiles  blanches  s'inclinent  au 
gré  des  vents  et  des  flots,  et  de  l'horizon  bleui  par  la  brume  de 
grandes  lames  accourent,  blanchissant  leur  sommet  d'une  brillautc 
écume  et  faisant  entendre  au  loin  leurs  sourds  grondements. 

C'est  là  que,  dans  la  chaleur  de  Tété,  le  beau  monde  de  Venise 
vient  prendre  les  bains  de  mer,  A  droite  de  la  plage  s'élève  le  châ- 
teau Saint-André,  grand  et  superbe  fort,  tout  construit  en  marbre 
d'Istrie.  Commencé  en  1525  par  Sanmichieli,  il  fut  achevé  vingt- 
cinq  ans  plus  tard,  sous  le  dogat  de  Louis  Mocenigo.  «  On  avait  cru 
impossible,  dit  un  émineut  critique,  que  cet  ingénieur  parvint  à 
fonder  une  aussi  énorme  masse  dans  un  terrain  marécageux  con- 
tinuellement battu  par  les  vagues  de  l'Adriatique  et  par  le  flux  et 
le  reflux  de  la  mer.  Cependant  il  y  réussit  '.  »  C'est  à  la  pointe  de 
l'île,  devant  ce  noble  château  fort,  que  s'avançait  jadis  le  Bucen- 
taure.  Chaque  année  il  venait  accomplir  à  cette  place  la  céré- 
monie des  fiançailles  du  doge  avec  la  mer.  C'est  là  que  tombait 
l'anneau  nuptial;  et  de  1520,  date  de  la  naissance  du  premier  Bu- 
centaure,  jusqu'à  1796,  époque  à  laquelle  le  troisième  sortit  pour  la 
dernière  fois,  deux  cent  soixante-seize  anneaux  ont  été  jetés  dans  ces 
flots  écumeux.  Ils  y  sont  encore,  et  la  mer  les  conserve  comme  un  pré- 
cieux souvenir  de  ces  fêtes  merveilleuses  ;  elle  les  roule  dans  le  sable, 
dans  la  vase  et  les  herbes  qui  garnissent  son  lit,  tous,  à  l'excep- 
tion d'un  seul  qui  fut  avalé  par  un  poisson  et  retrouvé  par  un  pêcheur. 
Le  fait  parut  si  extraordinaire  que  Paris  Bordone  fut  chargé  d'en 
conserver  le  souvenir.  C'est  son  tableau,  lequel  se  trouve  actuel- 
lement à  l'Académie  des  beaux-arts ,  que  nous  reproduisons  ici« 

Le  château  Saint- André,  qui  avait  été  construit  pour  défendre 
Venise  contre  les  entreprises  des  hommes ,  comme  le  Lidô  semblait 
avoir  été  édifié  par  la  nature  pour  la  défendre  contre  les  fureurs 

'  Qualremère  de  Quincy,  Histoire  des  ouvrages  des  plus  célèbres  architectes. 


VENISE 

L'Anneau   ilu  Ttoffi. 


SUR  LES  LAGUNES.  153 

de  la  mer,  hâta  au  contraire  la  chute  de  la  République.  A  la  fin 
d'avril  1797,  peu  de  jours  par  conséquent  après  cet  horrible  mas- 
sacre des  Français  qu'on  appela  les  Pâques  véronaises,  un  lougre 
portant  le  pavillon  tricolore  et  commandé  par  le  capitaine  Laugier,  se 
voyant  poursuivi  par  deux  frégates  autrichiennes,  n'hésita  pas  à  venir 
s'abriter  sous  les  batteries  du  liido,  après  les  avoir  saluées  de  neu( 
coups  de  canon.  On  lui  signifie  aussitôt  l'ordre  de  s'éloigner,  malgré 
la  tempête  et  aussi  malgré  les  frégates  qui  lui  donnaient  la  chasse. 
Déjà  il  obéissait,  lorsque,  sans  lui  donner  le  temps  de  prendre  le 
large,  les  batteries  du  fort  Saint-André  font  feu  sur  le  malheureux 
vaisseau  et  le  criblent  de  boulets.  Le  capitaine  s'élance  sur  son  banc 
de  quart  et  crie  qu'il  s'éloigne;  mais,  sans  prendre  garde  à  ses 
explications ,  une  seconde  décharge  rase  sa  mâture  et  le  renverse 
mort  avec  les  quelques  hommes  qui  étaient  à  la  manœuvre.  Alors, 
spectacle  horrible  !  ou  vit  des  Esclavons  et  des  matelots  vénitiens  se 
diriger  vers  le  lougre  désemparé,  grimper  à  bord  du  bâtiment, 
égorger  ce  qui  restait  de  l'équipage,  dépouiller  les  cadavres  et  piller 
le  navire.  Le  lendemain,  le  Sénat  faisait  remercier  publiquement  lé 
commandant  du  fort,  et  une  gratification  était  remise  aux  matelots 
qui  avaient  pris  part  au  massacre  des  Français  et  au  pillage  du 
vaisseau. 

On  croyait  à  ce  moment  Bonaparte  bien  loin.  Ou  le  disait  battu 
par  les  Autrichiens  et  regagnant  en  pleine  déroute  les  frontières  fran- 
çaises. Il  n'en  était  rien  cependant;  et,  deux  jours  après  cet  odie.ux 
massacre,  on  apprit  à  Venise  la  marche  victorieuse  du  jeune  général^ 
la  fuite  des  Autrichiens  et  l'ouverture  des  négociations  de  paix  entre 
la  France  et  l'Empire.  Ces-  nouvelles,  comme  on  le  pense,  plon- 
gèrent le  gouvernement  de  la  République  dans  la  consternation.  U 
dépêcha  en  toute  hâte  des  ambassadeurs  au  quartier  général  des 
Français.  Ceux-ci,  n'osant  affronter  la  présence  de  Bonaparte,  lui 
écrivirent  une  lettre  des  plus  soumises,  pour  lui  offrir  toutes  les  expli- 
cations qu'il  pouvait  désirer.  Mais  le  général  refusa  de  les  voir.  «  Je 
ne  puis,  leur-répondit-il ,  vous  recevoir  tout  couverts  de  sang  fran- 
çais. Je  ne  vous  écouterai  que  lorsque  vous  m'aurez  livré  les  trois 
inquisiteurs  d'État ,  le  commandant  du  Lido  et  l'officier  chargé  de 


154  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

la  police  de  Venise.  »  Et  comme  les  ambassadeurs  tentaient  de  le 
séduire  par  un  moyen  qui  avait  souvent  réussi,  et  lui  proposaient  une 
réparation  financière.  «  Non,  non,  répliqua  le  général  irrité;  quand 
vous  couvririez  celte  plage  d'or,  tous  vos  trésors,  tous  ceux  du 
Pérou  ne  sauraient  payer  le  sang  d'un  seul  de  mes  soldats  ' .  »» 

Aussitôt  après  cet  entretien ,  Bonaparte  riédigeait  le  manifeste  de 
la  déclaration  de  guerre ,  faisait  abattre  les  armes  de  Venise  dans 
toutes  les  possessions  de  terre  ferme  occupées  par  l'armée  française, 
municipalisait  les  villes,  proclamait  partout  le  renversement  du  gou- 
vernement vénitien  et  ordonnait  au  général  Kilmaine  de  porter  les 
divisions  Baraguay-d'IIilliers  et  Victor  sur  le  bord  des  lagunes.  Ces 
ordres  furent  exécutés  avec  une  telle  rapidité,  qu'on  vit  en  un  clin 
d'œil  disparaître  l'antique  lion  de  Saint-Marc  depuis  les  rives  de 
risonzo  jusqu'à  celles  du  Mincio  ;  et  le  jour  où  la  déclaration  de 
guerre  fut  lue  au  Sénat,  on  entendit  gronder  le  canon  français  dans 
la  direction  de  Mestre  et  de  Fusine. 

Mais  revenons  au  village.  Le  chemin  qu'il  nous  faut  prendre  est 
bien  solitaire  aujourd'hui  ;  cependant  parfois  il  s'anime,  et  au  mois 
de  septembre,  tous  les  lundis,  il  devient  l'inévitable  rendez-vous  des 
bourgeois  et  du  bon  peuple  de  Venise.  Des  deux  côtés  de  la  route 
s'étalent  des  trattorie  en  plein  vent,  des  débits  de  vin  noir  et  des 
fabriques  defrittoli,  des  bals  champêtres  et  de  bruyants  orchesb'es. 
Tout  le  monde,  jeunes  et  vieux,  riches  et  pauvres,  beaux  ou  laids, 
est  venu  là  dans  l'uniforme  intention  de  se  divertir.  Le  vin  bleu 
coule  à  flots  des  bouteilles  dans  les  verres,  et  des  verres  dans  les 
estomacs  toujours  altérés.  Les  tables  boiteuses  prêtent  un  appui 
incertain  aux  convives  chancelants;  et  l'amour,  qui  se  fourre  par- 
tout, même  où  il  n'a  que  faire,  vient  aiguillonner  les  danseurs,  les 
buveurs ,  les  chanteurs ,  et  provoquer  les  regards  de  côté ,  les 
tendres  propos,  les  doux  aveux  et  les  affectueux  sourires. 

Mais  nous  voici  de  retour  au  bord  des  lagunes.  C'est  de  la  place 
où  nous  nous  trouvons  en  ce  moment  qu'en  1818,  trois  nageurs 
intrépides ,  lord  Byron ,  Scott  et  un  gentilhomme  vénitien ,  le  che- 

•  L.  Galibcrt. 


SUR  LES  LAGUiNES-  155 

valier  Mengaldo ,  partirent  pour  se  livrer  à  uq  sport  d'un  nouveau 
genre  :  une  course  à  la  nage.  Voici  comment  le  poète,  aimable 
cerveau^  si  souvent  encombré  de  bliie-^evils ,  raconte  cette  joute, 
dans  une  lettre  qu'il  écrivit  quelque  temps  après  à  son  ami  M urray  : 

u  Étant  partis  tous  les  trois  du  Lido ,  nous  nous  dirigeâmes  vers 
Venise.  A  l'entrée  du  Grand  Canal,  Scott  et  moi,  qui  nous  trouvions 
de  beaucoup  en  avant,  nous  ne  vîmes  plus  notre  ami  Tltalien;  le 
fait  du  reste  était  sans  importance,  car  sa  gondole  le  suivait  pour  le 
recueillir.  Là  Scott  sortit  de  l'eau,  inoins  parce  qu'il  était  fatigué  .qu'à 
cause  du  froid.  Il  était  resté  quatre  heures  dans  l'eau  sans  prendre 
de  repos ,  si  ce  n^est  en  nageant  sur  lé  dos ,  ce  qui  faisait  partie  de 
nos  conventions.  Je  continuai  jusqu'à  Santa  Chiara,  ayant  par- 
couru toute  la  longueur  du  Grand  Canal  (indépendamment  de  la 
distance  du  Lido),  et  je  pris  terre  à  l'endroit  où  la  lagune  se  rouvre 
à  Fusine.  J'avais  été  dans  l'eau  sans  aide  ni  arrêt,  sans  toucher 
terre,  ni  barque,  quatre  heures  vingt  minutes  à  ma  montre. 
M.  lloppner,  notre  consul  général,  assistait  à  cette  partie.  Il  fut 
notre  témoin  pendant  toute  la  course.  Mes  compagnons  furent 
quatre  heures  dans  l'eau  :  M engaldo  pouvait  avoir  trente  ans ,  et 
Scott  en  avait  vingt-six.  » 

Mais  laissons  là  Byron  et  ses  amis.  Regardons  Venise  !  IjC  soleil 
se  couche  et  la  ville  s'enflamme.  Les  vitres,  les  marbres,  les  dorures 
accrochent  les  derniers  rayons  du  soleil  et  paraissent  embrasés. 
Les  sommets  des  campaniles,  les  coupoles  et  les  dômes  semblent 
rougis  à  la  forge.  La  mer,  sans  perdre  ses  tons  argentés,  prend  des 
teintes  lumineuses  et  phosphorescentes.  On  dirait  un  lac  de  plomb 
fondu  duquel  surgit  une  fournaise  immense.  Tout  pétille,  tout  bouil- 
lonne.  L'air  lui-même  tremble  et  donne  à  ce  superbe  décor  un  aspect 
vacillant  qui  le  rend  encore  plus  extraordinaire.  Bientôt  le  soleil 
disparaît  tout  à  fait  derrière  les  monts  vicentins.  Le  ciel  dépouille 
peu  à  peu  ses  teintes  sanglantes.  La  mer  s'assombrit  progressive- 
ment, et  sa  couleur  glauque  miroite  sous  les  derniers  reflets  du  cré- 
puscule; Puis  la  ville  rentre  dans  l'ombre,  et  les  sommets  des  monu- 
ments, qui  s'illuminaient  encore  de  teintes  rougeâtres,  ne  tardent 
p4s  à  $e<rdlorer  en.noir.  Lanuit  est  venue!. 


AMSTERDAM   ET  VENISE. 


Nous  remontons  ea  gondole ,  tout  émus  du  spectacle  merveilleux 
qui  vient  de  se  dérouler  devant  nous.  A  mesure  que  nous  avançons, 
le  ciel  devient  plus  sombre.  Tout  se  transforme  et  change  de  carac- 
tère. C'est  à  peine  si  nous  distinguons  les  jardins  publics  qui  sont 


VENISE  LA  KUIT 
D'après  un  Ublean  At  CaDalello. 


sur  notre  droite.  Les  lumières  semblent  une  longue  processioD  de 
torches  qui  vogue  à  la  surface  des  eaux  noires.  Leur  reflet  dans  la 
mer  fait  paraître  plus  foncées  les  grandes  façades  qui  se  dressent 
derrière  elles.  Vus  de  la  sorte ,  les  palais  et  les  campaniles  ont  l'air 
de  vastes  fantômes  qui  se  promènent  à  la  surface  des  ondes.  Sur  la 


SUR  LES  LAGUNES.  157 

Piazzetta  et  sar  le  môle ,  au  pied  du  Palais  ducal ,  les  lumières  se 
pressent  et  forment  une  sorte  de  faisceau  qu'on  prendrait  de  loin 
pour  un  groupe  de  cierges  entourant  un  cercueil.  Le  silence  est 
complet,  absolu;  c'est  à  peine  si  l'on  entend  le  sifflement  que  pro- 
duit la  gondole  en  glissant  à  la  surface  de  Feau.  A  mesure  que 
nous  approchons,  les  formes  grandissent  et  deviennent  plus  dis- 
tinctes. Elles  paraissent  flotter  sur  la  mer  avec  des  allures  de 
spectres. 

Le  Rio  délia  Paglia  s'ouvre  devant  nous  obscur  et  désert.  On 
dirait  un  gouffre  béant;  les  prisons  des  deux  côtés,  et  sur  nos  tètes 
le  pont  des  Soupirs ,  ont  quelque  chose  de  poétique  et  de  lugubre  à 
la  fois.  On  dirait  que  de  ces  murs,  confidents  forcés  des  malheu- 
reux destinés  aux  plus  affreux  supplices,  il  s'échappe  comme  des 
plaintes  et  des  gémissements.  Malgré  soi  Fimagination  fait  des 
siennes  :  on  pense  à  Foscari,  à  Carmagnola.  On  entend  bour- 
donner à  ses  oreilles  les  noms  illustres  des  victimes  qui  ont  trouvé 
la  mort  derrière  ces  épaisses  murailles.  Il  semble  qu'on  soit  doué 
d'une  seconde  vue,  et  que  la  pierre  devenue  transparente  permette 
aux  regards  de  fouiller  l'éternelle  obscurité  de  ces  puits  impénétra- 
bles. C'est  par  ces  imperceptibles  ouvertures,  par  ces  lucarnes  gril- 
lées qui  font  tache  sur  le  mur  de  marbre,  que  ces  discrets  cachots 
prenaient  l'air  indispensaUe  au  prisonnier.  C'est  par  cette  porte 
voûtée  qu'on  sortait  les  cadavres  de  ceux  qu'on  avait  étranglés  en 
secret  dans  leur  prison  lugubre.  Pendant  ce  temps,  tout  en  haut  du 
palais,  sous  les  plombs,  gémissaient  d'autres  prisonniers.  Silvio 
Pellico  y  expia  son  patriotisme,  et  c'est  aussi  de  cette  fournaise 
aérienne  que  Casanova  parvint  à  s'échapper.  Il  est  le  seul  prison- 
nier qui  se  soit  dérobé  à  ses  vigilants  geôliers.  Aucun  autre  n'y 
réussit,  et,  du  reste,  bien  peu  l'esayèrent,  tant  était  grande  la  terreur 
qu'inspirait  le  terrible  tribunal.  Mais  les  prisons  et  le  palais  ducal 
disparaissent.  Nous  passons  devant  la  demeure  de  Bianca  Capello  ; 
pas  une  lumière,  pas  un  bruit,  si  ce  n'est  le  cri  monotone  du 
gondolieri  qui  rend  le  silence  encore  plus  intense  et  plus  impres- 
sionnant. Devant  nous,  un  écheveau  de  canaux  suspects,  noirs 
comme  des  caves,  humides  et  froids.  Parfois  une  lanterne  éclaire 


158 


AMSTERDAM   ET  VENISE. 


un  tournant  on  un  ponf,  et  mire  dans  l'eau  sa  clarté  que  reflè* 
tent  des  escaliers  disjoints  et  des  murailles  lépreuses.  Uae  fenêtre 
grillée,  une  porte  bardée  de  fer,  soigneusement  close,  une  ou- 
verture murée ,  c'est  tout  ce  qu'il  nous  est  permis  d'apercevoir. 
A  droite,  à  gauche,  les  canaux  s'enchevêtrent,  s'entre-croisent,  et 
les  eaux  noires  tracent  des  routes  obscures ,  au  mîHeu  de  formes 
indécises  qui  se  perdent  dans  la  nuit. 

Enfin,  nous  voici  arrivés!  Et  notre  journée  est  finie.  Nous  avons 
vu  Venise  sous  tous  ses  aspects.  —  Il  ne  nous  reste  plus  qu'à  visiter 
les  églises  et  h  parcourir  le  Palais  ducal.  Mais,  si  vous  le  voulez 
bien,  nous  réserverons  cela  pour  le  moment  où  nous  nous  occupe- 
rons de  l'art.  Pendant  que  nos  impressions  sont  encore  fraîches, 
courons  à  Amsterdam,  et  étudions,  à  son  tour,  la  Venise  du  Nord. 


VENISE 
Le  pool  ilea  Sonpirs 


VIII 


LA  KALVERSTRAAT 

r 

Le  Palais  du  roi.  —  Marbres  et  peintures.  —  Le  Vlerschaer»  —  La  salle  des  Bourgeois.  — 
Le  Campanile.  —  Coup  d'œii  sur  la  ville.. —  Un  immense  éventail.  — Tours  et  clocliei*s. 
La  campagne  et  la  mer.  —  Couleur!  — *  La  Kalverâtraat.  —  Aspect  et  population.  — 
Àpotheek  et  OEsterhuisi  —  Mirabeau  et  Sopbie.  —  Le  Perroquet.  —  L'Orphelinat 
bourgeois.  —  Physionomies  et  costumes.  —  Le  Saint  lieu  et  THostie  miraculeuse.  ^  Lo 
Bagijnenhof  et  les  béguines.  —  Harmonie!  —  Ivrognes  et  chanteurs.  —  La  Dronkegilde, 
—  Beau  monde  et  cavalerie  légère.  —  La  tour  de  la  Monnaie  et  le  marché  aux  moutons. 


Nous  allons  maintenant  faire  pour  Amsterdam  ce  que  nous  avons 
fait  pour  Venise  :  considérer  la  ville  dans  son  ensemble  ,  puis 
l'examiner  ensuite  en  détail. 

Pour  cela ,  il  faut  d'abord  retourner  au  Dam ,  pénétrer  dans  le 
palais  du  roi,  parcourir  avec  le  gardien  les  salles  désertes  et  les 
chambres  abandonnées,  admirer  en  conscience  les  meubles  couverts 
de  housses  et  les  tentures  fanées.  Ce  n'est  qu'après  nous  être  pro- 
menés dans  tous  les  appartements  officiels,  dont  le  mobilier  remonte 
au  temps  du  roi  Louis,  que  notre  guide  consciencieux  nous  per- 
mettra de  faire  l'ascension  du  campanile  qui  doit  nous  servir  de 
belvédère.  Résignons-nous  donc.  Du  reste,  cette  inspection  ne  sera 
pas  perdue  pour  nous.  Au  cours  de  notre  promenade,  nous  trou- 
verons bien  à  relever  quelques  détails  intéressants,  quelques  jolies 
sculptures ,  quelques  tableaux  remarquables ,  et  puis,  par  le  con- 
traste, le  spectacle  final  nous  paraîtra  encore  plus  splendide. 

Remarquez  d'abord  la  profusion  de  marbre  employé  dans  cette 
demeure,  bourgeoise  en  son  principe  et  devenue  royale  après  coup. 
Du  haut  en  bas,  les  murs  en  sont  couverts.  Les  sculptures,  les 
attributs,  les  ornements  s'étagent,  finement  fouillés  et  s'enlevant  en 
haut  relief.  Un  peu  lourds ,  comme  le  comporte  l'époque  qui  leur  a 


IGO  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

donné  naissance,  ils  ne  manquent  pourtant  pas  d'une  noble 
élégance;  ils  ont  surtout  une  grande  tournure,  une  sorte  de  majesté 
solide,  honnête  et  point  trop  prétentieuse,  bien  en  harmonie  avec 
la  destination  première  de  l'édifice. 

A  voir  cette  quantité  de  pilastres  et  d'entablements ,  à  voir  ces 
colonnes  et  ces  frises,  ces  murs  revêtus  de  bas-reliefs,  on  croirait  que 
les  carrières  d'où  ce  marbre  est  sorti  sont  situées  dans  le  voisinage. 
Ce  n'est  qu'après  coup  qu'on  songe  qu'il  a  fallu  apporter  d'Italie 
tous  ces  matériaux  précieux ,  et  alors  on  s'étonne  du  chemin  qu'ils 
ont  dû  faire  et  de  la  dépense  qu'ils  ont  occasionnée.  Mais  la  muni- 
cipalité qui  éleva  ce  monument  à  sa  gloire  et  en  fit  son  palais,  était 
une  des  plus  riches  du  monde;  rien  ne  lui  coûtait  pour  montrer 
sa  puissance  et  sa  force.  Et  puis,  dans  ce  temps-là,  on  ne  se  perdait 
pas  dans  de  mesquins  calculs.  On  savait  faire  grand. 

Du  mobilier,  nous  n'en  parlerons  point.  Ces  tentures  de  damas 
jaune  ou  bleu,  ces  lits  à  bateaux  et  à  baldaquins,  ces  sièges  carrés, 
incommodes  et  démodés,  tout  cela  ne  nous  intéressait  guère. 
Notons  seulement  au  passage  quelques  bons  tableaux  :  c'est  d'abord 
Curius  Dentatus  refusant  les  présents  des  Samnites,  par  Govert 
Flink,  et  Fabricius  dans  le  camp  de  Pyrrhus,  par  F.  Bol,  deux 
honnêtes  et  sérieuses  peintures  un  peu  lourdes,  mais  où  l'on 
retrouve  ce  beau  coloris  si  familier  à  l'école  hollandaise  et  quelques 
rayons  de  cetle  magique  lumière  dont  Rembrandt  enseigna  le 
secret  à  ses  deux  élèves.  Malheureusement,  si  Bol  et  Flink  ont 
conservé  la  fantaisie  un  peu  étrange  qui  distingue  leur  vieux 
maître,  si  leurs  Samnites  ont  l'air  de  Turcs  du  temps  de  Soliman  le 
Magnifique,  et  Curius  Dentatus  l'aspect  d'un  vieux  juif  échappé  de 
son  ghetto,  la  suprême  harmonie,  le  merveilleux  clair-obscur,  la 
transparence  des  ombres,  tout  cela  fait  souvent  défaut  à  leurs  vastes 
productions.  On  sent  que  l'habileté  existe ,  que  le  talent  ne  manque 
pas;  mais  c'est  le  souffle  qui  est  absent. 

Dans  une  autre  pièce ,  voici  encore  une  énorme  toile  ;  celle-ci  est 
de  Nicolas  de  Helt  Stokade ,  bon  peintre  né  à  Nimègue ,  et  dont 
on  ne  connaît  que  quelques  tableaux.  Cette  grande  machine 
représente  Joseph  et  ses  frères  en  Egypte.  Elle  est  là  pour  nous 


LA  KALVERSTRAAT.  161 

apprendre  sans  doute  que  le  népotisme  n'est  point  une  invention 
récente.  Mais  penchez-vous,  s'il  vous  plaît,  et  reg;ardez  par  ce 
balcon  les  belles  sculptures  qui  se  trouvent  dans  la  pièce  située  à 
l'étage  au-dessous.  Colonnes,  frises,  statues  et  bas-reliefs,  tout  cela 
est  de  grande  qualité.  Les  bas-reliefs  surtout;  ils  représentent  le 
Jugement  de  Salomon  ;  Brutus  faisant  décapiter  ses  fils,  etSéleueus 
se  faisant  crever  un  œil,  pour  sauver  la  vue  à  son  fils,  qui,  coupable 
d'adultère,  était  condamné  à  perdre  les  deux  yeux.  Ces  motifs  de 
bas-reliefs  et  les  statues  de  la  Justice  et  de  la  Prudence ,  et  aussi 
cette  tète  de  Méduse ,  et  cette  femme  qui ,  le  doigt  sur  la  bouche , 
doit  être  l'emblème  du  silence ,  tout  cela  vous  dit  assez  le  lieu  où 
nous  nous  trouvons.  C'est  là,  en  effet,  que  jadis  on  lisait  aux  con- 
damnés à  mort  la  sentence  fatale.  C'est  la  salle  de  haute  justice, 
le  Vierschaer  que  IjC  Jolie ,  dans  son  langage  burlesque ,  appelle 

Un  fort  beau  lieu. 

Destiné  pour  faire  lecture 
D'une  très- fâcheuse  écriture; 
J'entends  fiicheuse  pour  ceux-là 
Que  leurs  crimes  amènent  là  ; 
Vu  qu'en  sortant  on  les  fait  vistc 
Sans  fourrier  aller  prendre  gistc 
En  paradis  ou  en  enfer, 
Par  une  corde  ou  par  le  fer. 

Jamais  salle  funèbre,  disons-le  vite,  ne  fîit  décorée  avec  plus  de 
riche  simplicité  et  de  bon  goût.  Rien  ne  choque  dans  sa  disposition 
ni  dans  son  ornementation.  Pas  même  la  profusion  de  sculptures. 
CeUes-cî  peuvent  en  effet  passer,  à  juste  titre ,  pour  une  des  meil- 
leures œuvres  d'Artus  Quellin,  qui,  malgi'é  sa  qualité  d'Anversois, 
Alt  le  statuaire  ordinaire  de  la  ville  d'Amsterdam. 

Mais  continuons  notre  course.  Le  gardien  ne  manquera  pas  de  nous 
faire  admirer  en  passant  les  petites  natures  mortes  de  De  Wit,  figu- 
rant un  bas-relief  de  marbre,  et  dépassant  comme  vérité  d'exécu- 
tion les  bas-reliefs  véritables  qui  sont  dans  le  voisinage.  On  vous 
priera  de  remarquer  aussi  une  peinture  de  Wappers ,  représentant 
Van  Speyk  faisant  sauter  son  navire  plutôt  que  de  se  rendre  aux 

Anversois.  Cela  est  fort  beau  comme  patriotisme  et  comme  bra- 

«1 


162  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

voure,  mais  secondaire  comme  peinture.  Aussi,  après  avoir  jeté  un 
coup  d'œil  sur  la  salle  du  Trône^  salle  sans  grand  caractère,  dont  le 
plafond  peinturluré  et  aux  arêtes  badigeonnées  augmenté  encore 
l'insignifiance  et  la  froideur,  nous  gagnerons  la  salle  de  bal,  qui  est 
la  merveille  du  palais. 

Jadis  cette  pièce  énorme  s'appelait  la  salle  des  bourgeois.  C'est 
là  que  ceux-ci  s'assemblaient  aux  grands  jours.  C'est  là  qu'on  pre- 
nait les  décisions  importantes^  qui  ensuite  se  traduisaient  par  les 
résolutions  du  magistrat.  Entièrement  lambrissée  en  marbre  blanc, 
décorée  d'un  double  rang  de  pilastres  superposés ,  ornée  de  statues 
plus  grandes  que  nature,  surmontée  par  une  voûte  couveile  de 
peintures  allégoriques ,  cette  salle  est  une  des  plus  magnifiques  qui 
soient  en  Europe.  Ses  proportions  énormes  '  ne  nuisent  point  à  sa 
beauté^  et  Ton  ne  sait  trop,  à  la  voir,  ce  qu'on  doit  le  plus  admirer 
de  la  sérieuse  élégance  de  sa  décoration  ou  de  la  hardiesse  de  sa 
voûte  suspendue,  sans  colonnes,  sans  appui,  sans  soutien,  à  cent 
pieds  au-dessus  du  pavé  de  marbre. 

Toutefois,  malgré  sa  décoration  marmoréenne,  si  riche  dans  sa 
majestueuse  simplicité ,  cette  grande  et  belle  salle  n'a  ni  l'aspect 
coquet  ni  la  gaieté  qui  conviennent  à  une  salle  de  bal.  Les  di*apeaux 
qui  sont  suspendus  à  ses  deux  extrémités,  héroïques  guenilles  dé- 
chiquetées par  la  mitraille  et  décolorées  par  les  ans,  protestent,  eux 
aussi,  contre  cette  destination  nouvelle.  Ce  n'est  point  au  milieu  des 
gracieux  sourires ,  au  son  des  quadrilles  et  des  valses  qu'ils  ont  été 
conquis.  C'est  dans  des  flots  de  sang,  au  bruit  du  canon  et  de  la  fusil- 
lade. Leur  place  n'est  donc  point  dans  un  lieu  de  plaisir.  Les  trophées 
de  victoire ,  rappelant  le  trépas  héroïque  de  milliers  d'hommes,  ne 
doivent  point  agiter  leurs  replis  ensanglantés  sur  la  tète  des  danseurs. 

Mais  nous  voici  au  terme  de  notre  promenade  dans  l'intérieur  de 
ce  palais  tant  vanté.  Le  custode  consent  maintenant  à  nous  conduire 
au  belvédère.  Faisons  donc  l'ascension,  qui  n'est  ni  longue  ni 
pénible;  le  coup  d'œil,  toutefois,  n'en  est  pas  moins  merveilleux. 
Si  Téblouissement  que  nous   éprouvons  n'est  pas  le   même  qu'à 

'  Les  proportions  de  cette  grande  et  belle  salle  sont  tout  à  fait  inusitées.  Elle 
joesure  en  effet  120  pieds  de  longf,  67  de  large  et  98  de  haut. 


AMSTERDAM 
La  Salle  des  Bourgeoil)  d'aprèl  une  ancienne  gravu 


LA   KALVERSTRAAT.  165 

Venise,  nous  n'en  sommes  pas  moins  éblouis;  et  cet  océan  de  toits 
rouges,  dont  les  ondulations  s'étendent  autour  de  nous,  a  quelque 
chose  de  chaud,  de  coloré,  de  vigoureux,  qui,  dès  les  premiers 
instants ,  nous  retient  et  nous  charme. 

Cette  fois,  ce  n'est  pas  un  chaos  qui  nous  apparaît.  Les  maisons 
n'ont  pas  l'air  d'être  jetées  au  hasard,  éparpillées  sans  règle  et 
sans  dessein  prémédité.  Tout  autour  de  nous,  nous  voyons  les  rues 
et  les  canaux  dessiner  leurs  courbes  harmonieuses  et  savantes ,  les 
toitures  se  grouper  par  ilôts,  les  entablements  et  les  pignons 
s'aligner  en  bon  ordre ,  et  Ton  peut  distinguer  à  l'écartement  des 
façades  les  grandes  artères  qui  mettent  en  communication  tous  les 
points  de  la  cité.  Les  tuiles  rouges  et  noires  forment  une  curieuse 
marqueterie,  si  vive  de  ton,  si  propre,  si  nette,  qu'on  la  dirait  lavée 
chaque  matin  à  grande  eau.  Tous  les  pignons  qui  nous  appa* 
raissent  sont  chamarrés  de  tons  bruns  et  gris-blanc ,  et ,  entre  les 
maisons,  de  grands  arbres  verts  arrondissent  leurs  cimes,  qui,  par 
le  contraste,  avivent  les  couleurs,  font  paraître  les  toits  plus  rouges, 
et  paraissent  elles-mêmes  d'un  vert  plus  foncé. 

Puis,  si  nous  regardons  l'ensemble  de  la  ville,  ce  ^'est.plus  une 
forme  irrégulière ,  un  plan  incorrect  que  nous  avons  sous  les  yeux. 
Les  hommes  n'ont  pas  obéi  au  sol  et  ne  se  sont  point  arrêtés  au 
commandement  de  la  mer,  leur  défendant  d'aller  plus  loin.  Ce  sont 
eux,  au  contraire,  qui  ont  commandé  aux  éléments  et  qui  les  ont 
plies  à  leur  volonté.  La  terre  et  l'eau  leur  ont  obéi  sans  murmurer  et 
sont  venues  où  on  les  appelait.  Aussi,  grâce  à  son  développement 
logiqne,  dont  nous  pouvons  saisir  les  grands  traits,  Amsterdam  est- 
elle  encore  aujourd'hui  la  cité  maritime  la  plus  rationnelle  qu'on, 
puisse  souhaiter.  De  notre  belvédère,  nous  la  voyons,  comme  sur 
un  plan,  arrondir  son  harmonieux  demi- cercle.  Ayant  à  sa  base 
cette  plaine  liquide  et  argentée  que  l'on  nomme  F  Y,  elle  semble  être 
un  immense  éventail  ouvert,  ou,  comme  le  dit  Le  Jolie,  un  superbe 
rabat  d'Espagne. 

Car  si  Ton  pi'enait  un  rabat , 
Ayant  vinçt  et  sept  dents  de  rat, 
Au  lieu  d'une  belle  dentelle, 
On  eh  aurait  le  vrai  modèle* 


166  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

De  toas  côtés  la  monotonie  est  rompue  par  les  dômes,  les  clo- 
chers,  les  campaniles  et  les  tours.  Ces  dernières,  qui  dominaient 
jadis  les  remparts  ou  servaient  à  défendre  les  portes,  nous  montrent 
les  étapes  successives  par  lesquelles  le  développement  de  la  ville  a 
passé.  Voyez  à  deux  pas  de  nous  ce  gros  massif  de  constructions 
avec  3es  tourelles  engagées  et  ses  cinq  poivrières.  C'est  l'ancienne 
porte  Saint- Antoine.  En  1500,  la  ville  s'arrêtait  là.  La  tour  de  Mon^ 
talbaan,  avec  son  campanile  noir  si  curieux  de  formes  et  si  gra- 
cieux de  dessin,  qui  est  située  bien  au  delà,  sur  le  Oudeschans, 
marque  un  second  temps  d'arrêt.  Mais  voyez  comme,  elle  aussi, 
elle  a  été  dépassée  depuis!  Elle  nous  semble  aujourd'hui  presque 
au  centre  de  la  cité.  Puis  c'est  la  Rondeel  et  la  tour  de  la  Monnaie, 
qui  gardaient  jadis  l'entrée  de  l'Amstel  et  concouraient  à  la  défense 
de  la  ville ,  et  qui  maintenant  sont  si  loin  des  nouvelles  issues  qu*on 
ne  pourrait,  à  voir  la  place  qu'elles  occupent,  supposer  leur  primi- 
tive destination.  Seule,  la  Schreyerstoren  (la  Tour  des  pleureuses)  a 
conservé  son  emplacement  aux  extrémités  de  la  ville,  mais  cela  tient 
à  ce  qu'elle  a  été  bâtie  au  bord  de  la  mer,  et  encore  n'en  a-t-elle 
plus  pour  bien  longtemps,  car,  dans  quelques  années,  l'Y,  envahi 
par  des  constructions  nouvelles ,  ne  viendra  plus  baigner  le  quai , 
qu'elle  domine  aujourd'hui  de  ses  antiques  créneaux. 

Amsterdam,  en  effet,  n'a  pas  dit  son  dernier  mot.  En  ce  moment, 
elle  franchit  ses  anciennes  barrières;  ses  maisons,  trop  à  l'étroit 
dans  son  enceinte,  s'éparpillent  dans  les  plaines  d'alentour.  Le  long 
de  l'Amstel,  elles  se  groupent  et  s'alignent.  Auprès  de  la  porte 
d'Utrecht,  elles  s'ouvrent  de  nouvelles  avenues.  De  tous  côtés  les 
machines  à  vapeur  enfoncent  des  pilotis  dans  le  sol  inceilain  et  mou- 
vant, les  charpentes  se  dressent,  et  les  murs  s'élèvent  comme  par 
enchantement.  Quelques  années  encore  et  une  ville  nouvelle  enser- 
rera l'ancienne  dans  un  réseau  de  constructions  neuves  qui,  elles 
aussi,  ne  tarderont  pas  à  être  dépassées. 

Mais  au  delà  de  ces  habitations  nouvelles,  enfants  perdus  qui 
s'égrènent  dans  la  prairie ,  voyez  cette  merveilleuse  nappe  verte  qui 
s'étend  à  perte  de  vue.  C'est  le  polder;  c'est  la  Hollande  fleurie;  ce 
sont  les  champs  toujours  fertiles,  rayés  par  des  canaux  qui  les 


LA   KALVERSTRAAT*  167 

coupent  dans  tous  les  sens.  Partout  des  moulins  qui  tournent  ou 
des  clochers  qui  lancent  vers  le  ciel  leurs  aiguilles.  Au  centre  y  ce 
grand  fleuve  étincelant  qui  semble  un  serpent  d'argent  endormi  sur 
un  tapis  de  verdure,  c'est  l'Amstel,  qui  donne  son  nom  à  la  ville; 
Sur  notre  droite,  ces  toits  rouges  qui  paraissent  ramper  sur  le  sol, 
c'est  Halfweg.  Plus  loin ,  cette  masse  grise ,  c'est  Haarlem ,  et  si  le 
temps  était  plus  clair,  nous  pourrions  apercevoir  lerempart  des  dunes 
qui  protègent  la  Hollande,  et  den*ière  elles  la  mer  du  Nord  avec  ses 
tendres  reflets.  Partout  où  nos  yeux  se  portent  sur  ce  merveilleux 
pays,  nous  voyons  la  fertilité,  la  richesse,  l'abondance,  la  prairie 
interminable,  coupée  de  bouquets  d'arbres  et  émaillée  de  bestiaux. 

Tournons-nous  davantage.  Ce  grand  lac  aux  reflets  argentés,  poin^- 
tillé  par  les  coques  noires  des  bateaux  et  par  leurs  grandes  voiles 
rouges,  c'est  l'Y.  Quelle  activité!  Voyez  les  vapeurs  qui  fument; 
comptez  les  bateaux  rebondis  qui,  sous  l'effort  de  la  brise,  inclinent 
gracieusement  leur  forte  mâture.  Et  pour  servir  de  fond  à  ce  tableau^ 
une  bande  verte  qui  dépasse  à  peine  le  niveau  des  eaux  et  porte  dix 
mille  moulins  à  vent,  dont  les  ailes  semblent  agitées  par  une  espèce 
de  folie  vertigineuse.  C'est  Zaandam,  le  lieu  du  monde  où  Ton  en 
compte  le  plus.  Chacune  de  ces  maisons  ailées  représente  près  de 
cent  mille  florins  ' .  Jugez  par  là  de  la  richesse  amassée  sm*  ce  coin 
de  terre.  Puis,  au  milieu  des  moulins,  cette  jolie  raie  blanche  qui 
coupe  la  prairie,  c'est  la  Zaan,  le  Pactole  de  cette  petite  Cali- 
fornie; et  encore  plus  sur  la  droite,  cette  grande  barre  argentée 
montant  en  ligne  droite,  c'est  le  canal  de  Noord-Holland,  qui, 
large  de  120  pieds  et  long  de  60  kilomètres,  coupe  en  deux  toute 
cette  opulente  presqu'île,  l'un  des  pays  les  plus  fortunés  qui  soient 
au  monde. 

A  la  base  de  ce  canal  gigantesque,  voici  le  port;  il  semble 
s'étendre  jusqu'à  ce  point  noir  qui  vous  représente  les  écluses 
de  Schellingwoude ,  et  au  delà  duquel  vous  voyez  le  Zuiderzée. 

■  La  somme  de  cent  mille  florins,  à  laquelle  sont  estimés  la  plupart  des  moii> 
lins  à  vent  hollandais,  représente  non-seulement  le  prix  de  la  construction  et 
de  rinstallation  industrielle,  mais  aussi  le  capital  social  nécessaire  à  l'exploita - 
tien  de  ces  curieuses  usines. 


168  AMSTERDAM    ET    VENISE. 

Puis,  plus  près  de  nous,  les  docks  et  les  chantiers,  et,  plus  prés 
encore,  le  Damrak,  peuplé  de  bateaux  pansus  et  ventrus;  à 
droite,  à  gauche,  des  clochers  noirs,  charmants  de  forme,  élé* 
fiants  au  possible  et  dominant  de  leur  faite  org[ueilleux  les  rues 
et  les  canaux,  les  places  et  les  carrefours.  A  gauche,  le  dôme 
obèse  de  l'église  luthérienne,  les  grands  toits  des  églises  et, 
tout  aux  extrémités  de  la  ville,  le  palais  de  l'Industrie,  dont  les 
énormes  verrières,  les  campaniles,  les  clochetons  et  la  coupole 
reflètent  les  rayons  du  soleil  et  projettent  dans  le  ciel  bleu  une 
myriade  d'étincelles.  Puis  ce  sont  les  masses  vertes  du  Jardin  zoolo- 
gique et  du  Plantage.  C'est  l'Amstel  qui,  sous  le  nom  de  Rokin, 
traverse  toute  la  ville  et  la  partage  en  deux.  Ce  sont  les  rues  qui  con- 
vergent de  tous  les  points  pour  aboutir  au  Dam.  C'est  le  Dam  lui- 
même  ,  avec  sa  fourmilière  vivante  qui  grouille  à  nos  pieds ,  pendant 
que  le  bruit  des  voitures  et  des  voix ,  le  cri  des  enfants  et  le  son  des 
orgues,  montant  jusqu'à  nous,  accentuent  l'existence  de  cette  turbu- 
lente cité. 

Vous  voyez  que  si,  vue  de  ces  hauteurs,  Amsterdam  ne  res- 
semble guère  à  Venise,  elle  n'en  offre  pas  moins  un  coup  d'œil 
merveilleux.  Sur  les  bords  de  l'Y  comme  au  milieu  des  lagunes, 
c'est  la  couleur  chaude,  vive,  généreuse  qui  domine.  C'est  elle  qui 
couvre  de  son  manteau  étincelant  l'immense  étendue  qui  se  déroule 
sous  nos  yeux  ;  mais,  toujours  variée,  elle  n'emploie  pour  colorer  les 
rives  de  l'Amstel  ni  les  mêmes  teintes ,  ni  les  mêmes  nuances ,  ni 
les  mêmes  moyens  que  ceux  dont  elle  se  sert  aux  bords  de  l'Adria- 
tique. Ce  sont  deux  colorations  intenses,  mais  dont  les  gammes  har- 
monieuses ,  ayant  deux  points  de  départ  différents ,  ne  sauraient  se 
confondre  dans  leurs  développements  chromatiques. 

Voici  notre  inspection  finie.  Descendons,  s'il  vous  plaît,  et  com- 
mençons notre  course  à  travers  les  rues.  La  première  qui  s'ouvre 
devant  nous ,  c'est  la  Kalverslraat.  Son  nom  n'est  point  d'une 
euphonie  parfaite  *.  Mais  cela  ne  l'empêche  pas  d'être  à  la  fois  le 
boulevard  des  Italiens  et  la  rue  Vîvîenne  d'Amsterdam.  C'est  en 

>  KalverstrcuU  signifie  rue  des  Veaux. 


LA   KALVERSTRAAT. 


^et  la  voie  la  plas  passante  et  la  plus  peuplée  de  toute  la  cité.  C'est 
le  rendez-vous  des  étrangers ,  des  curieux  et  des  flâneurs.  C'est  là 
que  les  industries  de  luxe  étalent  les  splendeurs  importées  de  Paris 


AMSTEltDAfd 
Entrée  de  la   KalTcrilraat. 


et  de  Londi-es;  c'est  là  que  les  restaurants  et  les  cafés  sont  les  plus 
élégants  et  les  mieux  fréquentés.  C'est  le  passage  des  banquiers  qui  se 
rendent  à  la  Bourse,  et  la  promenade  des  demoiselles  qui  cbeixbent 
un  banquier. 


170  AMSTERDAM   ET   VENISE. 

Comme  la  place  Saint-Marc ,  la  Kalverstraat  a  le  privilège  de 
n*être  jamais  déserte.  A  quelque  heure  que  vous  la  traversiez ,  soit 
de  jour,  soit  de  nuit,  vous  y  verrez  du  monde.  Ce  n'est  guère  que 
de  trois  heures  à  cinq  heures  du  matin  qu'elle  est  à  peu  près  vide, 
et  encore  ,  pendant  ce  temps  de  repos ,  le  bruit  d'une  voiture ,  le 
chant  d'un  noctambule ,  ou  le  pas  pesant  d'un  ivrogne  attardé  qui 
regagne  sa  demeure,  trouble  de  loin  en  loin  le  silence  de  la  nuit.  A 
cinq  heures ,  les  balayeurs  commencent  leur  poudreuse  besogne , 
puis  ce  sont  les  servantes  accortes  qui  lavent  les  trottoirs  et  savon- 
nent les  maisons  ;  à  huit  heures,  les  orgues  et  les  chanteurs  prennent 
possession  de  vos  oreilles ,  en  même  temps  que  les  omnibus ,  les 
voitures  et  les  chariots  commencent  leur  défilé.  A  partir  de  ce 
moment ,  l'animation  la  plus  active  et  la  plus  bruyante  ne  cesse  de 
régner  dans  la  Kalverstraat.  Mais  c'est  surtout  entre  trois  et  cinq 
heures  de  l'après-midi,  au  moment  de  la  Bourse,  et  le  soir,  entre 
huit  et  onze  heures ,  après  la  fermeture  des  magasins,  qu'elle  arrive 
à  sou  comble.  En  été,  quand  le  temps  est  favorable,  la  rue  est  pleine 
à  ne  pouvoir  s'y  tourner.  Les  cafés  débordent  dans  la  rue,  et  la  foule 
dans  les  cafés.  On  va ,  on  vient ,  on  s'agite ,  on  se  bouscule ,  les 
badauds  le  nez  aux  vitres  des  magasins ,  les  boursiers  et  les  gens 
d'affaires  au  centre  de  la  chaussée ,  les  belles  filles  plâtrées  et  far- 
dées à  leur  place,  c'est-à-dire  sur  le  trottoir.  Il  y  a  là  un  mouvement, 
une  agitation  que  vous  ne  retrouverez  nulle  part  en  Hollande,  et 
qui  fait  qu'Amsterdam  est  bien  la  vraie  capitale  de  cet  industrieux 
pays. 

Pourtant  d'activité,  cependant,  la  Kalverstraat  est  singulièrement 
étroite.  A  peine  a-t-elle  dix  à  douze  mètres  de  large  dans  ses  parties 
les  plus  favorisées,  et  encore,  de  loin  en  loin,  une  maison,  protégée 
par  des  bornes  de  pierre  et  par  de  grosses  chaînes  de  fer,  ou  bien 
précédée  par  un  petit  perron  de  granit,  vient-elle,  en  supprimant 
le  trottoir,  diminuer  singulièrement  la  largeur  de  la  rue.  Elle  n'est 
pas  non  plus  fort  régulière  ni  parfaitement  alignée  ;  en  outre,  elle 
décrit  des  courbes  bizarres,  que  lui  impose  son  parallélisme  à 
l'Amstel.  Ses  maisons  n'ont  rien  de  majestueux,  surtout  dans  la 
partie  qui  avoisine  le  Dam .  Elles  sont  pour^  la  plupart  étroites  et 


LA   KALVERSTRAAT.  171 

étriquées.  C'est  à  peine  si  de  ce  côté  on  en  compte  quatre  ou  cinq 
qui  aient  une  certaine  tournure.  Il  ne  manque  point  dans  Amsterdam 
de  rues  plus  larges  et  mieux  percées ,  mais  c'est  à  celle-là  que  le 
public  a  donné  sa  préférence ,  et  c'est  à  elle  qu'il  l'a  fidèlement  con- 
servée. Entrons  donc  et  parcourons-la. 

Dès  le  principe,  vous  pouvez  voir  que  je  n'ai  rien  exagéré.  A 
droite  et  à  gauche,  ce  sont  des  bijoutiers  et  des  orfèvres,  des 
libraires  et  des  papetiers,  des  restaurants  et  des  cafés.  Partout  des 
industries  de  luxe.  Nos  yeux  s'arrêtent  en  outre  sur  quelques 
enseignes  bizarres  et  particulières  au  pays.  La  tète  de  bois,  peinte 
et  dorée,  avec  l'œil  écarquillé  et  la  bouche  ouverte,  portant  le 
casque  ou  le  turban,  nous  indique  la  maison  d'un  apotheker.  En 
Hollande,  toute  apotheek^  qui  se  respecte  a  sa  porte  surmontée 
d'un  semblable  ornement.  Son  origine  et  sa  signification,  je  ne 
saurais  vous  les  dire ,  mais  l'usage  est  général ,  et ,  en  outre ,  il  est 
fort  ancien. 

Cette  couronne  royale,  toute  chargée  de  drapeaux  et  de  fleurs,  qui 
se  balance  au<«dessus  du  trottoir,  nous  révèle  également  la  présence 
d'un  commerce  local,  mais  nous  indique  une  plus  stomachique  in- 
dustrie. Nous,  sommes  en  face  de  ce  qu'on  appelle  un  oesterhuis, 
mot  qui  signifie  littéralement  a  une  maison  d'huitres  »,  et  que 
nous  traduirons^  si  vous  le  voulez  bien,  par  cette  périphrase 
de  tf  maison  où  l'on  mange  des  huîtres  ».  A  proprement  parler, 
cette  boutique  est  celle  d'un  marchand  de  poisson.  Car,  outre  les 
huîtres,  on  y  vend  du  saumon  frais  ou  fumé,  des  sardines  de 
France ,  des  harengs  conservés  et  aussi  des  harengs  frais. 

C'est  à  l'époque  où  les  premiers  bateaux  arrivent  de  la  pêche  aux 
harengs  que  le  poissonnier  décore  sa  boutique  de  fleurs  et  de  dra- 
peaux. C'est  alors  un  jour  de  fête  nationale  pour  toute  la  Néerlande. 
Les  Hollandais  n'oublient  point ,  en  effet ,  que  cette  pêche  miracu- 
leuse a  été  l'origine  de  leur  merveilleuse  prospérité.  C'est  contre  ces 
faibles  animaux  que  se  sont  escrimés  tout  d'abord  leurs  indomp- 


*  En  Hollande,  on  donne  le  nom  à\ipoieck  aux  pharmacies,  dro()[iieries  et 
magasins  de  produits  chimiques. 


172  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

tables  marins.  Aussi,  quand  les  premiers  barils  font  leur  entrée  en 
ville ,  quelle  joie ,  quel  enthousiasme  !  Tout  le  monde  veut  avoir  sur 
sa  table  quelqu'un  de  ces  premiers. arrivants.  Ils  sont  retenus  des 
mois,  que  dis-je,  des  années  d'avance,  car  chaque  poissonnier  a  sa 
clientèle,  que,  de  père  en  fils,  il  fournit  depuis  un  siècle  ou  deux. 
Pendant  les  premiers  jours,  on  paye  les  harengs  frais  jusqu'à  un 
florin  la  pièce,  ensuite  on  Les  vend  à  peine  un  sou. 

Mais  cette  fiirie  gastronomique  ne  dure  que  peu  de  temps,  et  la 
boutique  du  poissonnier  est  ouverte  toute  Tannée.  Il  faut  à  son  com- 
merce un  autre  aliment  de  plus  longue  durée.  Pendant  Tété,  c'est  le 
saumon  fumé ,  qu'on  étend  par  tranches  fort  minces  sur  du  pain 
beurré.  Ce  sont  les  poissons  conservés  dans  la  saumure  et  aussi  les 
crevettes,  que  l'on  mange  en  tartines.  Avec  l'automne  et  pendant 
tout  l'hiver,  on  a  les  huîtres,  celles  qui  donnent  leur  nom  à  la  maison. 
Le  soir,  entre  onze  heures  et  minuit,  après  le  concert  et  le  théâtre,  ou 
bien  en  soitant-du  cercle,  on  vient  avec  ses  amis  s'installer  dans  le 
petit  salon  qui  forme  rarriére-boutique.  Là,  posément,  doucement, 
comme  un  homme  qui  remplit  un  sacerdoce,  on  s'en  administre 
quelques  douzaines.  Ce  sont  des  huîtres  d'Ostende  ou  du  Texel, 
et  on  les  accompagne  de  bière  anglaise  ou  de  vin  du  Rhin.  C'est 
une  petite  débauche  à  laquelle  ou  se  livre  volontiers ,  et  il  faut 
croire  qu'elle  ne  laisse  point  que  d'être  lucrative,  car  la  plupart 
des  poissonniers  sont  de  riches  négociants,  payant  de  gros  impôts. 

Presque  en  face  du  poissonnier ,  voyez-vous  cette  grande  façade 
grise,  portant,  en  guise  d'épigraphe,  ces  trois  mots  latins  :  «  DOGTIUNA 
ET  Amigitia?  n  C'cst  uu  ccrcle.  Plus  tard,  nous  ferons  connaissance 
avec  ce  que  les  Hollandais  appellent  leurs  «  societeit  »;  aujourd'hui 
que  nous  faisons  partie  du  pubUc ,  l'accès  nous  en  est  interdit. 
Sachez  seulement  que  c'est  là  le  rendez-vous  des  gros  négociants 
de  la  cité.  Ils  y  viennent  à  quatre  heures  et  aussi  le  soir.  A  quatre 
heures,  en  sortant  de  la  Bourse,  c'est  pour  prendre  l'amer^  le 
bittertje,  comme  on  dit.  Le  soir,  on  cause,  on  lit  les  journaux,  et 
surtout  Ton  fait  sa  partie.  Les  choses  se  passeat  ainsi  depuis  1788, 
car  c'est  pendant  cette  année-;-là  que  le  cercle  fut  fondé ,  ou  plutôt 
qu'il  fut  restauré.  Il  existait,  en  e£Fet,  depuis  quelques  années  déjà; 


LA    KALVERSTRAAT.  173 

mais,  société  plus  politiqae  que  commerciale  et  surtout  très*patriote, 
il  avait  été  fermé  en  1787,  quand  les  Prussiens  vinrent  à  Amsterdam 
rétablir  l'ordre  et  le  prince  d'Orange.  Le  bâtiment  actuel,  lui^  ne 
date  que  de  1802. 

Après  «  l)octrina  " ,  vient  toute  une  série  de  cafés.  Us  tiennent 
les  deux  côtés  de  la  rue ,  et  tous  portent  des  noms  sinon  étranges , 
du  moîoi  fort  étrangers.  Cest  le  café  Polonais,  le  café  Suisse  et  le 
café  Français;  puis  vient  le  café  Neuf,  qui  dans  quelques  années 
sera  vieux  ^  mais  ne  changera  pas  de  nom  pour  cela.  Voici  main- 
tenant les  éditeurs  d'estampes  et  de  musique,. les  fleuristes,  les 
chemisiers  et  les  tailleurs.  Ces  derniers  surtout  sont  nombreux.  C'est 
chez  un  de  leurs  prédécesseurs,  nommé  Lequesne,  tailleur  de 
corps,  comme  on  disait  en  ce  temps-là,  que,  le  14  mai  1777,  fut 
arrêté  Mirabeau.  Celui  qui  devait  jouer  quelques  années  plus  tard 
un  rôle  si  éclatant  à  l'aurore  de  la  Révolution  française,  vivait  là 
très-modestement  du  prix  de  quelques  traductions  qu'il  faisait  pour 
les  libraires  du  Dam.  Mais  cette  vie  de  privations  ne  lui  était  point  à 
charge.  Il  s'était  enfui  de  France  avec  madame  de  Monnier,  et  celle 
qu'il  devait  plus  tard  rendre  si  célèbre  sous  le  nom  de  «  Sophie  " 
était  là  pour  le  consoler  dans  sa  peine  et  le  distraire  dans  ses  ennuis. 
«  Depuis  six  heures  du  matin  jusqu'à  neuf  heures  du  soir ,  écrit-il 
quelque  part,  j'étois  au  travail;  une  heure  de  musique  me  délassoit, 
et  mon  adorable  compagne ,  qui ,  élevée  et  établie  dans  l'opulence , 
ne  fut  jamais  si  gaie,  si  courageuse,  si  attentive,  si  égale  et  si  tendre 
que  dans  sa  pauvreté,  embellissoit  ma  vie.  Elle  faisoit  mes  extraits, 
elle  travaiUoit,  lisoit,  peignoit,  revoyoit  mes  épreuves.  Son  inalté- 
rable douceur ,  son  intarissable  sensibilité  se  'déveioppoient  dans 
toute  son  étendue...  Le  pinceau  s'échappe  de  ma  main;  je  n'achè- 
verai pas  ce  tableau .  »» 

Lisez  également  dans  le  mémoire  qu'il  adresse  à  son  père\  le 
récit  de  son  airestation  :  «  Le  jour  même  où  je  fus  arrêté,  dit-il,  à 
trois  différentes  reprises,  des  gens  en  place  me  firent  avertir  que  je 
le  serois  le  lendemain.  Fatale  erreur!  Je  ne  dois  point  la  leur im- 

'  Lettres  originales  de  Mirabeau.  Paris ,  1792. 


174  AMSTERDAM    ET    VENISE. 

puter  à  trahison.  On  leur  força  la  main  en  un  instant.  Le  consul  de 
France  vint  chez  moi  offrir  argent,  passe-port,  en  un  mot,  liberté 
absolue,  si  je  voulois  remettre  madame  de  Monnier.  On  se  cachoit 
d'elle.  Hélas!  si  elle  l'eût  su,  j^aurais  eu  encore  ses  sollicitations  à 
repousser.  La  nuit  même,  nous  devions  disparoi tre.  Cette  héroïne 
d'amour,  de  courage  et  de  bonté  était  calme  et  sérieuse ,  mais  jamais 
elle  ne  voulut  sortir  avant  moi.  Une  minute  plus  tard,  elle  étoit 
sauvée.  J'étois  déjà  hors  de  la  maison.  Un  ami  Talloit  conduire  par 
une  autre  route;  car  nous  n'osions  nous  montrer  ensemble...  Je 
sus  qu'elle  était  arrêtée..»  Justice  du  ciel!  Sophie  était  arrêtée!...  » 
Mirabeau  revient  sur  ses  pas,  on  l'arrête  à  son  tour,  et  tous  deux 
vont,  dans  une  longue  détention,  expier  les  quelques  instants  de 
bonheur  qu'ils  avaient  passés  dans  la  Kalverstraat. 

Mirabeau  s'y  croyait  pourtant  bien  caché  sous  le  pseudonyme 
de  Saint  -  Matthieu ,  et  avouez  qu'il  fallait  être  un  fameux  policier 
pour  aller  découvrir,  sous  le  nom  d'un  apôtre,  l'auteur  du  JBf6/fa- 
érotikon. 

Considérez  maintenant  cette  porte  close.  Certes,  vous  ne  devine- 
riez point ,  à  la  voir,  où  elle  peut  nous  conduire ,  et  vous  ne  soup- 
çonneriez guère  la  destination  de  l'humble  demeure  dans  laquelle 
elle  donne  accès.  Cette  vulgaire  façade,  semblable  de  tout  point  aux 
maisons  ses  voisines,  est  celle  d'une  église  catholique.  Mais  si  l'en- 
trée de  ce  sanctuaire  vous  parait  étrange,  qu'allez-vous  dire  en 
entendant  son  nom?  La  sainte  maison,  en  effet,  se  nomme  le  Perro- 
quel  (de  Papegaai).  Certes,  voilà  un  titre  bien  extraordinaire  et 
même  assez  irrévérencieux.  Toutefois,  si  nous  parcourions  en- 
semble les  divers  quartiers  de  la  ville ,  nous  en  trouverions  encore 
dé  plus  surprenants.  Je  ne  vous  parle  pas  de  la  Colombe  (het 
Duifje),  de  V Etoile  (de  Star),  de  la  Foi,  l'Espérance  et  la  Charité 
(het  Geloof,  de  Hoop,  en  de  Liefde).  Ces  noms*-là,  à  la  rigueur, 
peuvent  avoir  quelque  rapport  avec  la  religion ,  et  par  conséquent 
avec  une  église  cathoUque.  La  colombe  s'envola  de  l'arche,  et  c'est 
sous  sa  forme  qu'on  représente  assez  communément  le  Saint-Esprit. 
L'étoile  guida  les  bergers.  La  foi,  l'espérance  et  la  charité  sont  les 
trois  vertus  théologales.  Tout  cela  se  tient  et  se  relie  au  culte.  Mais 


LÀ   KALVERSTRAAT.  175 

des  noms  comme  le  Cor  du  postillon  (de  Posthoom),  comme  le  Polo^ 
nais  (de  Pool),  Y  Arbrisseau  (het  Boompje),  Y  Hôtel  de  ville  de  Boom 
(het  Stadhuis  van  Hoorn),  et  tant  d'autres  du  même  calibre,  appli- 
qués aux  asiles  de  la  religion  catholique,  apostolique  et  romaine,  ne 
sauraient  se  comprendre  sans  une  raison  toute  particulière  qui  mérite 
bien  quelque  explication. 

Lorsque  nous  nous  occuperons  du  caractère  des  habitants  d'Ams- 
terdam, nous  verrons  que  leur  tolérance,  en  matière  de  religion, 
était  fort  étroite  pour  tout  ce  qui  regardait  le  culte  catholique.  Alors 
que  les  diverses  sectes  protestantes,  depuis  les  luthériens  jusqu'aux 
anabaptistes,  alors  que  les  juifs  et  les  mahométans  eux-mêmes  jouis- 
saient en  Hollande  de  la  plus  entière  liberté  et  avaient  le  droit  de 
bâtir  autant  de  temples  et  de  synagogues  qu'ils  le  jugeaient  conve- 
nable, il  était  interdit  aux  catholiques  de  se  livrer  à  aucune  démons- 
tration extérieure  de  leur  culte'.  Leurs  églises  étaient  tolérées,  à 
condition  de  revêtir  l'enveloppe  d'une  maison  ordinaire  et  de  se 
dissimuler  sous  un  nom  n'ayant  aucun  rapport  avec  l'ancienne  reli- 
gion dominante.  Aussi,  pour  se  conformer  à  ces  rigoureuses  prescrip- 
tions, les  catholiques  durent-ils  agencer  leurs  églises  dans  des  arrière- 
maisons.  L'entrée  revêtit  l'aspect  d'une  habitation  ordinaire,  et  pour 
qu'on  pût  facilement  distinguer  ces  saintes  demeures,  on  leur  con- 
serva les  enseignes  qu'elles  avaient  dans  le  principe,  ou  bien  on  leur 
en  donna  de  nouvelles,  conçues  de  telle  façon  que  le  rigorisme  le 
plus  ardent  ne  pût  y  trouver  rien  à  redire.  C'est  là  ce  qui  explique 
non-seulement  l'extérieur  étrange  et  la  situation  bizarre  de  la  plu- 
part des  églises  catholiques  d'Amsterdam,  mais  aussi  les  noms  plus 
bizarres  encore  sous  lesquels,  même  de  nos  jours,  on  a  coutume  de 
les  désigner. 

Continuons  notre  route ,  inspectant  les  boutiques  et  les  passants . 
Évitons  toutefois  de  laisser  nos  regards  fouiller  ces  rueUes  suspec  tes 


*  La  municipalité  d'Amsterdam,  nous  devons  le  constater,  fat  en  tout  temps 
beaucoup  plus  tolérante  pour  les  catholiques  que  celles  des  autres  villes  hol- 
landaises. Dans  ces  dernières,  le  culte  romain  était  l'objet  de  véritables  persé- 
cutions. A  Amsterdam,  on  fermait  les  yeux,  et  l'on  se  contentait  de  sauver  les 
apparences. 


176  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

qui,  de  chaque  côté,  déshonorent  la  Kalverstraat.  Nous  n'aurions 
rien  à  gaguer  à  percer  l'obscurité  dont  elles  s'enveloppent.  Les  mal- 
heureuses créatures,  en  robes  blanches,  qui,  même  en  plein  jour, 
y  étalent  leurs  repoussantes  personnes ,  sont  bien  faites  pour  nous 
chasser  de  ces  cloaques  impurs.  Étrange  contraste  que  celui  de 
cette  rue,  qui  parait  être  l'âme  de  la  cité,  et  de  ces  ruelles  immondes 
qui  semblent  en  être  les  égouts,  où  viennent  s'échouer  toutes  les 
hontes  et  tous  les  vices. 

Une  petite  ruelle ,  par  exemple ,  sur  laquelle  il  nous  faut  jeter  les 
yeux,  c'est  celle  que  vous  apercevez  à  droite.  Remarquez  ce  gra- 
cieux et  curieux  portique  qui  donne  accès  dans  une  grande  cour 
entourée  de  galeries.  C'est  l'entrée  de  l'orphelinat  bourgeois  de  la 
ville  (Burgerweeshuis),  Ces  amusants  bas-reliefs  rehaussés  en  cou- 
leur qui  surmontent  la  porte  et  ornent  les  murailles ,  représentent 
les  orphelins  dans  leur  ancien  costume.  Il  était  mi-partie,  moitié 
rouge  et  moitié  noir.  Ce  sont,  comme  vous  savez,  les  couleurs 
d'Amsterdam.  Cela  faisait  un  effet  assez  étrange.  Aujourd'hui 
encore,  l'accoutrement  de  ces  pauvres  enfants  ne  laisse  pas  que 
de  surprendre  les  étrangers;  car,  s'il  a  abdiqué  ses  formes  anti- 
ques, on  lui  a  conservé  les  couleurs  éclatantes  qu'il  possédait  autre- 
fois. Le  costume  des  garçons,  qui  s'est  tout  à  fait  modernisé^  jure 
surtout  avec  les  nuances  qui  le  composent.  Celui  des  filles,  qui  est 
demeuré  à  peu  .près  intact,  est  singulièrement  plus  harmonieux. 
Comme  au  temps  passé,  elles  portent  une  robe  à  basques  et  à  man- 
ches courtes,  divisée  par  moitié  dans  sa  longueur,  d'un  côté  noire 
et  de  l'autre  rouge.  Un  fichu  couvre  leurs  épaules;  un  petit  bonnet 
rond  en  mousseline  et  guipure,  retenu  par  deux  épingles  d'or, 
cache  leurs  cheveux ,  relevés  à  la  chinoise  ;  des  gants  blancs  mon- 
tant jusqu'au  coude  et  un  petit  tablier  complètent  cet  accoutrement 
certainement  fort  étrange,  mais  qui  ne  manque  ni  de  caractère  ni 
d'une  certaine  élégance  pittoresque. 

Ajoutez  à  cela  que  la  plupart  de  ces  fillettes  sont  fraîches  et  roses, 
et  que  beaucoup  sont  jolies  comme  des  amours. 

A  rencontrer  ces  enfants  un  à  un  dans  la  rue ,  on  est  surpris  de 
l'anachronisme    de  leur   tenue,   mais  quand  on  les  voit  réunis 


LA   KALVERSTRAAT.  |77 

easeoible,  c'est  biea  autre  chose.  A  la  promenade,  lorsqu'ils  vont  à 
l'église,  filles  et  garçons,  fraleraellement  mêlés,  forment  de  longues 
files  de  deux  couleurs  qui  font  le  plus  singulier  effet.  Chez  eux, 
quand  ils  jouent ,  dans  leui- préau,  c'est  tout  pareil.  On  se  croirait 
transporté  en  arrière  de  deux  siècles  nu  moins. 


Hff^ 


AMSTERDAM 
Entrée  de  l'Orphelinat  bourgeoia. 


Il  y  a  quelques  mois  de  cela,  c'était  aux  fêtes  de  mai  1874,  lorsque 
le  roi  est  venu  visiter  Amsterdam  ;  on  avait,  sur  l'emplacement  de 
cette  petite  ruelle,  élevé  une  immense  estrade  que  recouvraient  les 
pensionnaires  de  l'orphelinat.  Toute  cette  belle  jeunesse,  disposée 
pour  ainsi  dire  en  espalier,  anxieuse  de  ce  qu'elle  allait  voir,  babil- 


178  AMSTERDAM    ET   VENISE. 

larde  au  possible,  animée  par  le  plaisir,  faisait  le  plus  singulier 
effet.  Ces  joues  blanches  et  roses  plissées  par  un  sourire,  ces  regards 
éveillés  juraient  avec  les  antiques  habits  de  ces  chers  petits  êtres. 
Et  cette  foule  remuante,  turbulente  et  moqueuse,  qui  s'agitait  sous 
ces  couleurs  éclatantes ,  composait  un  curieux  tableau  que  je  n*ou^ 
blierai  de  ma  vie. 

De  graves  personnages ,  de  hauts  moralistes ,  de  profonds  philo- 
sophes se  plaignent  de  ce  qu'on  conserve  à  ces  pauvres  enfants  une 
tenue  qui  souligne,  pour  ainsi  dire,  leur  malheur  et  les  donne  en 
spectacle. 

D'autres  personnages  non  moins  graves,  philosophes  et  mora- 
listes non  moins  profonds,  prétendent  que  cela  offre  de  grands 
avantages  pour  la  3urveillance  des  orphelins;  car  il  est  défendu  aux 
cabaretiers  de  leur  servir  à  boire  et  aux  voituriers  de  les  emmener 
hors  de  la  ville  sans  une  permission  spéciale  des  régents  ;  et  grâce  à 
leur  costume  on  peut  facilement  les  reconnaître.  Les  deux  opinions 
ont  du  bon.  Je  crois  que  la  première,  qui  est,  somme  toute,  la  plus 
humaine,  finira  par  triompher,  quoique,  après  tout,  la  seconde 
soit  singuUèrement  pratique.  Les  oi*phelins,  en  effet,  ne  sont  point 
claquemurés  dans  leur  asile.  Ils  vont  et  viennent  à  travers  la  ville  et 
jouissent  d'une  grande  liberté.  Il  n  en  peut,  du  reste,  guère  être  au- 
trement, car,  à  partir  d'un  certain  âge,  on  les  met  en  apprentissage. 
Ne  soyez  donc  pas  surpris  si ,  dans  nos  courses  à  travers  Amster- 
dam, nous  en  voyons  quelqu'un  installé  chez  un  libraire,  classant 
des  livres  ou  des  gravures,  ou  bien  chez  un  charron,  en  train  de 
raccommoder  une  roue  ou  de  maiteler  un  essieu. 

Les  orphelins  ne  se  bornent  point,  toutefois,  à  se  signaler  dans 
les  professions  manuelles  ou  dans  l'industrie.  Il  en  est  qui  s'élèvent 
plus  haut.  En  cherchant  bien,  nous  pourrions  en  découvrir 
quelques-uns  dans  les  professions  libérales,  et  d'autres  parmi  les 

m 

officiers  de  l'armée  néerlandaise.  L'un  des  plus  glorieux  enfants  de 
la  jeune  Néerlande,  Van  Speyk,  qui  porta  si  haut  l'honneur  du 
pavillon  hollandais,  n'est-il  pas  sorti  du  Burgerweeshuis  d'Ams- 
terdam? 

A  l'intérieur,  l'Orphelinat^  qui  fut  jadis  un  ancien  couvent,  date  dp 


LÀ  KALVERSTRàAT.  179 

seizième  siècle,  et  a  conservé  tout  le  cachet  des  coostniptioiis  de 
son  époque.  Les  bâtiments  ne  jurent  donc  point  avec  la  population 
bigarrée  qui  les  occupe. 

La  cour  est  assez  vaste.  Elle  est  bordée  par  une  $orte  de  préau 
couvert.  A  Fintérieur,  les  galles  ne  sont  pa$  trop  grandes,  mais 
tout  y  est  d'une  propreté  merveilleuse  :  cette  propreté  hollandaise , 
qui  commence  par  étonner  et  qui  finit,  quand  on  demeure  dans  le 
pays  y  par  devenir  un  besoin,  une  nécessité.  Car  si,  comme  on  1'^ 
dit,  c'est  une  sorte  de  vertu,  il  faut  ajouter  que  c'est  une  vertu 
conta{>[ieuse. 

Jadis  l'Orphelinat  bourgeois  était  de  l'autre  côté  de  la  Kalver- 
slraat.  Il  occupait  l'emplacement  sur  lequel  s'élève  aujourd'hui  une 
auberge  de  qualité  nommée  la  Couronne  royale  (Keizerskroon). 
C'est  là  qu'il  fut  fondé  dans  les  premières  années  du  seizième  siècle 
par  une  sainte  fille,  appelée  Hester  Klaas.  En  1580,  le  nombre  des 
orphelins  bourgeois  s'étant  accru  au  delà  de  toute  prévision,  on  dut 
abandonner  l'établissement  devenu  trop  petit,  et  les  pauvres  enfants 
traversant  la  nie  allèrent  habiter  le  couvent  de  Sainte-Lucie,  où  ils 
sont  demeurés  depuis  ce  temps. 

Tout  à  côté  de  leur  ancienne  demeure ,  ces  grandes  baies  ogi- 
vales, ces  énormes  verrières  et  cette  petite  flèche  qui  semble 
vouloir  percer  le  ciel,  nous  indiquent  la  présence  d'une  église.  C'est, 
en  effet ,  un  temple  protestant.  11  porte  deux  noms.  Pour  les  réfor- 
més, c'est  la  chapelle  du  nouveau  côté  de  la  ville  {Nieuwezijds 
Kapel).  Pour  le  clergé  catholique,  pour  les  fidèles  romains,  c'est  le 
saint  lieu  (Heiligeslede). 

Jadis ,  en  effet ,  cette  église  fut  élevée  par  la  ferveur  des  catho- 
liques sur  un  emplacement  béni ,  qui  avait  été  signalé  à  leur  piété 
par  toute  une  série  de  saints  prodiges. 

C'est  en  1345  que  le  premier  de  ces  miracles  eut  lien.  A  l'en- 
droit même  où  s'élève  la  chapelle,  existait  à  cette  époque  une 
pauvre  échoppe ,  et  dans  cette  échoppe  vivait  une  vieille  femme 
malade  depuis  de  longues  années.  Le  16  mars,  la  vieille  se  trouva 
en  danger  de  mort.  Le  curé  de  la  paroisse  vint  un  peu  après 
vêpres  lui  donner  la  communion.  Le  soir,  la  vieille  vomit,  et  la  voi-r 


180  ÀxMSTEKDAM   ET  VEiMSE. 

sine  qui  veillait  à  son  chevet  jeta  les  déjections  dans  le  feu.  Mais  le 
lendemain,  quel  ne  fut  pas  l'étonnement  des  assistants!  L'hostie, 
qui  avait  été  rejetée  par  la  malade,  était  au  milieu  du  foyer,  hrillant 
d'un  éclat  extraordinaire.  Loin  d'avoir  été  consumée  par  les  char- 
bons qui  l'entouraient,  elle  semblait,  au  contraire,  rayonner  la 
chaleur. 

Le  curé,  prévenu  en  grande  hâte,  s'empressa  de  se  rendre  chez  la 
vieille.  Il  retira  du  feu  l'hostie  miraculeuse ,  la  mit  dans  un  ciboire 
et  la  transporta  en  grande  pompe  à  l'église  voisine.  Mais,  quelques 
jours  après,  l'hostie  avait  disparu.  On  la  cherchait  partout,  mais 
en  vaiD,  quand,  à  son  grand  étonnement,  la  vieille,  qui  depuis  était 
guérie,  la  trouva  dans  un  coffre  de  bois  au  milieu  de  ses  bardes. 
On  la  porta  de  nouveau  à  l'église ,  mais  sans  plus  de  succès ,  car  elle 
revint  toujours  à  son  lieu  de  prédilection.  Le  curé,  qui  était  un 
homme  instruit  et  sensé ,  en  conclut  qu'il  ne  fallait  pas  la  contra- 
rier, mais  bien  lui  élever,  sur  l'emplacement  qu'elle  avait  choisi, 
un  asile  qui  fût  digne  de  la  recevoir.  Les  fidèles  furent  de  son  avis. 
Ils  fournirent  les  fonds,  un  architecte  fut  mandé,  les  maçons  se 
mirent  de  la  partie,  et  quelques  mois  après,  la  chapelle  que  nous 
voyons  s'élevait  dans  la  Kalverstraat. 

Une  fois  installée  dans  son  sanctuaire,  l'hostie  ne  manqua  pas 
de  faire  de  nouveaux  miracles.  C'est  elle  qui,  en  1482,  guérit  l'ar- 
chiduc Maximilien,  depuis  empereur  d'Allemagne,  d'une  fièvre 
maligne  qu'il  avait  attrapée  à  la  Haye.  C'est  pourquoi  le  prince 
fit  présent  au  saint  lieu  d'un  ciboire  d'or  et-  de  riches  ornements 
d'autel.  Cet  exemple  fut  suivi  par  une  foule  de  pèlerins,  qui 
vinrent  en  habits  de  laine  et  nu-pieds  enrichir  de  leurs  cadeaux 
le  sanctuaire  et  son  clergé.  Aussi,  au  moment  de  la  Réformation,  la 
chapelle  comptait-elle  six  autels  magnifiques,  superbement  garnis  de 
chandeliers  et  de  calices  en  vermeil  et  ornés  de  pierres  précieuses. 
Tout  cela  disparut  alors,  et  la  chapelle  cessa  de  renfermer  l'hostie. 
Mais  longtemps  encore  après  que  la  Réforme  eut  pris  possession  de 
l'église,  on  vit  des  fidèles  venir  en  cachette,  se  prosterner  dans  le 
saint  lieu  et  baiser  avec  transport  les  dalles  de  marbre  sanctifiées 
par  les  miracles. 


LA   KALVERSTRAAT.  181 

Aujourd'hui  Thostie  miraculeuse  habite  non  loin  de  là ,  dans  là 
petite  église  des  Béguines,  vers  le  milieu  de  la  Kalverstraat.  Mais 
elle  a  cessé  depuis  longtemps  de  faire  des  miracles. 

Bien  que  nous  n'ayons  ni  l'intention  de  nous  prosterner  devant 
elle,  ni  même  la  pensée  de  visiter  l'église  qui  la  renferme  et  qui 
n'a  rien  de  bien  remarquable,  nous  donnerons  cependant  un 
coup  d'œil  au  petit  béguinage  qui  se*  trouve  sur  notre  chemin 
et  qui  ne  manque  pas  d'un  certain  caractère.  Nous  y  voici;  il  nous 
faut  franchir  deux  portes  et  une  barrière.  Vous  voyez  que  les 
béguines  sont  bien  gardées.  A  six  heures  du  soir  tout  cela  se  ferme, 
et  il  est  interdit  aux  personnes  étrangères  de  demeurer  dans  l'en- 
ceinte de  la  communauté.  De  cette  façon  la  vertu  des  béguines 
est  à  l'abri  de  toute  tentative  audacieuse  et  de  toute  surprise 
nocturne. 

Mais  ce  qui  garde  ces  vieilles  filles  bien  mieux  que  les  serrures 
et  les  verrous,  c'est  leur  grand  âge,  leurs  bouches  édentées  et  leurs 
cheveux  absents.  Cupidon  n'a  garde  de  mettre  les  pieds  dans 
une  semblable  retraite.  II  sent  qu'il  n'y  a  rien  à  faire  pour  lui.  Il 
serait  désarmé  au  premier  sourire. 

Si  les  béguines  sont  peu  folâtres,  cela  n'empêche  pas  toutefois 
leur  béguinage  d'être  une  paisible  et  charmante  retraite.  Il  se  com- 
pose de  deux  vastes  cours,  occupées  au  centre  par  de  grands 
arbres,  et  une  pelouse  de  gazon  bordée  de  petites  maisons.  Ces  mai- 
sonnettes,  qui  se  pressent  les  unes  contre  les  autres,  comme  des 
sœurs  épeurées,  sont  précédées  chacune  d'un  petit  jardinet.  Elles 
ont  toutes  un  air  de  recueillement ,  qu'augmente  encore  le  silence 
qui  règne  dans  l'enceinte.  On  dirait  que  tous  les  bruits  du  monde 
viennent  expirer  à  la  porte  de  ce  lieu,  et  l'on  ne  se  douterait  jamais, 
en  présence  de  cette  impressionnante  solitude ,  qu'on  est  au  centre 
d'une  grande  ville,  à  deux  pas  d'une  rue  passante,  vivante,  bruyante 
et  même  tapageuse. 

Mais  ne  nous  arrêtons  pas  davantage  dans  ce  paisible  asile; 
regagnons  \a  Kalverstraat  et  continuons  notre  chemin.  Ici  le  terrain 
s'ondule ,  se  courbe  en  dos  d'âne ,  et  il  nous  faut  franchir  un  pont. 
C'est  le  Spui  qui  passe  sous  nos  pieds,  c'est-à-dire  le  canal  qui 


182  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

jadis  servait  à  l'écoulement  des  eaux  de  la  ville.  Les  maisons,  qui 
s*écartent  brusquement  pour  faire  place  à  Télément  humide ,  nous 
accordent  à  droite  et  à  gauche  une  petite  échappée.  Le  soir,  quand 
la  lune  se  mire  dans  les  canaux  d'Amsterdam ,  ce  petit  point  de  vue 
ne  manque  pas  d'une  certaine  poésie  mélancolique.  Malheureuse- 
ment, on  ne  peut  s'y  arrêter  bien  longtemps.  La  rêverie,  à  laquelle 
on  voudrait  s'abandonner, *est  en  effet  brusquement  troublée  par  un 
effroyable  tapage.  D'une  maison  voisine  s'échappent  les  braiements 
discordants  d'un  affreux  orchestre  de  bal.  Le  trombone  mugit,  le 
violon  grince,  la  grosse  caisse  ronfle  et  le  piston  résonne.  Le  plan- 
cher ,  ébranlé  par  les  pieds  des  danseurs ,  gémit  en  cadence  et 
marque  la  mesure.  Cet  affreux  réceptacle  de  cacophonie  porte  un 
nom  bien  étrange,  il  s'appelle  «  Harmonie  ».  C'est  bien  certaine- 
ment par  antiphrase  qu'on  l'aura  nommé  de  la  sorte. 

La  Kalverstraat  est  du  reste  la  rue  harmonieuse  par  excellence. 
  ses  deux  extrémités  se  trouvent  de  bruyants  carillons;  au 
centre  est  le  fougueux  orchestre  que  nous  venons  d'entendre;  le 
jour,  les  orgues  y  font  vibrer  leurs  accents  nasillards,  et  le  soir, 
dès  que  le  gaz  a  remplacé  la  lumière  du  ciel ,  il  est  bien  rare  que 
quelques  chanteurs  avinés  ne  s'y  donnent  pas  rendez- vous.  A  mesure 
que  la  soirée  s'avance ,  V harmonie  se  corse.  Au  chanteur  solitaire 
succèdent  bientôt  des  groupes  non  moins  mélodieux,  dans  lesquels 
les  voix  féminines  forment  le  fausset.  Tout  cela  glapit  à  l'unisson 
quelque  refrain  banal  ou  quelque  chanson  égrillarde,  jusqu'au 
moment  où  un  effroyable  accordéon  vient  maixjuer  le  pas  et  guider 
les  nocturnes  musiciens  dans  leurs  discordantes  vocalises  ;  cela  dure 
jusqu'à  trois  heures  du  matin.  Oh!  nuits  sans  sommeil  que  la  JEa/- 
verstraat  m'a  coûté,  je  n'ai  garde  de  vous  oublier  ! 

Mais  que  diraient,  bon  Dieu  !  les  Amsterdamois  du  vieux  temps, 
s'ils  nous  entendaient  nous  plaindre  ?  Ils  en  ont  vu  bien  d'autres. 
Les  jours  surtout  où  la  Dronkegilde  ^  était  en  liesse.  Ces  jours-là,  il 
ne  fallait  pas  seulement  se  boucher  les  oreilles,  il  fallait  encore 
barricader  ses  maisons.  Les  ivrognes,  en  effet,  étaient  les  maîtres 

*  Corporation  des  ivrognes. 


LA   KALVERSTRAAT.  183 

de  la  rue ,  et  quels  maîtres  !  Us  débouchaient  dans  la  Kalverstraat 
tambours  battant  et  enseignes  déployées.  Sur  leur  bannière  était 
peint  Temblème  de  leur  association,  un  pot  énorme.  Armés  de 
bâtons,  de  piques  et  de  couteaux,  éclairés  par  des  torches ,  malheur 
à  qui  se  trouvait  sur  leur  chemin  !  La  bande  sauvage  ne  respectait  ni 
Tâge  ni  le  sexe.  Elle  frappait  ceux  qu'elle  rencontrait  et  les  dépouil- 
lait de  tout.  On  avait  beau  donner  à  ces  vauriens  sa  bourse  et  ses 
bijoux,  leur  laisser  prendre  ses  vêtements,  quelquefois  aussi  on 
laissait  sa  vie  entre  leurs  mains.  Chaque  année,  le  nombre  des 
meurtres  augmentait.  La  Dronkegilde,  certaine  de  Timpunité, 
commençait  même  à  s'attaquer  aux  maisons.  On  menaçait  les 
paisibles  habitants  de  briser  leurs  carreaux  et  d'incendier  leurs 
demeures  s'ils  ne  jetaient  par  les  fenêtres  de  l'argent  aux  furieux 
qui  les  taxaient.  Enfin,  en  1494^  ces  excès  étaient  arrivés  à  un 
tel  point  que  le  bourgmestre  Dirk  Ruijsch  supplia  l'archiduc  Phi- 
lippe de  dissoudre  la  funeste  association.  Le  prince  expédia  une 
lettre  et  des  gens  d'armes.  La  lettre^  défendait  les  excès,  et  les 
gens  d'armes  étaient  chargés  d'en  faire  exécuter  la  teneur.  Depuis 
cette  époque,  on  rencontra  encore  bien  souvent  des  ivrognes 
dans  les  rues  d'Amsterdam ,  mais  ils  avaient  cessé  de  former  une 
corporation. 

Tout  en  causant,  nous  venons  de  franchir  le  Spui,  et  voilà  soudain 
la  physionomie  de  la  rue  qui  change.  Nous  sommes  bien  encore  dans 
la  rue  Vivienne,  mais  le  boulevard  des  Italiens  a  disparu.  Les  beaux 
magasins  se  succèdent,  les  étalages  sont  plus  vastes  et  mieux  garnis 
que  jamais;  mais  plus  de  cafés,  plus  de  désœuvrés,  de  flànem*s,  plus 
de  bayeurs  aux  corneilles.  L'aspect  général  s'est  modifié.  Il  est  de- 
venu plus  calme  el  plus  sérieux,  plus  honnête  aussi,  car  l'élément 
féminin,  celui  que  les  Hollandais  nomment  volontiers  la  «  cavalerie 
légère  » ,  s'y  rencontre  beaucoup  moins.  Le  samedi  toutefois,  et 
aussi  le  dimanche^  l'animation  est  plus  grande.  Le  premier  de  ces 

'  Cette  lettre  se  trouve  rapportée  dans  le  livre  de  M.  Scheltema  intitulé  : 
Archives  de  la  Chapelle  de  Fer  {hei  Archief  der  Ijseren  Kapet).  M.  Ter  Gouw, 
dans  son  opuscule  sur  la  Kaherstraat,  parle  long^uement  de  la  corporation  des 
ivrognes. 


IM  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

jours  est  celui  du  sabbat,  et  les  jeunes  juives,  qui  en  profitent  pour 
se  livrer  au  plaisir  de  la  promenade,  viennent  volontiers  montrer  là 
leurs  toilettes  tapageuses  et  animer  la  Kalverstraat  de  leurs 
bruyantes  causeries. 

Le  dimanche,  les  boutiques  sont  fermées  et  les  demeures  sont 
closes;  mais  le   défilé  des   voitures   remplace  les  promeneurs  et 
les  badauds.  Les  landaus  aristocratiques,  les  calèches  patriciennes, 
bourrées  de  nombreux  enfants,  dont  on  voit  à  travers  les  glaces  les 
joyeuses  mines  fraîches  et  roses  ;  les  élégants  coupés ,  abritant  un 
jeune  couple  ou  quelque  gracieuse/reii/e  aux  lèvres  souriantes  et  aux 
cheveux  cendrés,  s'engouffrent  dans  cette  partie  de  la.  Kalverstraai, 
escortés  par  toute  une  armée  de  promeneurs  et  de  promeneuses 
4ans  leurs  plus  beaux  atours.  G*est  en  effet  par  cette  interminable 
rue,  qui  s'ouvre  sur  notre  droite,  qu'on  se  rend  au  Vondelspark.  En 
touchant  à  la  Kalverstraat,  cette  longue  voie  porte  tout  d'abord  le 
nom  de  ruelle  des  Saints  (Heiligensteeg).  Pourquoi?  Je  ne  sais  trop, 
mais  bien  certainement  ce  n'est  point  à  cause  de  cet  élégant  por- 
tique que  nous  apercevons  à  notre  gauche,  car  c'est  celui  de  la 
maison  d'arrêt  et  de  correction.  Sans  les  statues  qui  surmontent  la 
porte  et  représentent  la  Justice  impassible  enti*e  deux  coupables 
enchaînés,  on  ne  devinerait  pas  toutefois  à  quelle  sorte  d'asile 
celle-ci  donne  accès  ;  son  ordonnance  est  en  effet  peu  sévère,  et  les 
maisons  voisines  n'ont  aucunement  Fair  d'une  prison.  Il  est  vrai 
que  le  corps  de  logis  habité  par  les  détenus  n'est  pas  visible  de  la 
rue,  et  se  trouve  caché  par  les  édifices  qui  l'entourent.  Jadis  on 
employait  les  prisonniers  qui  étaient  enfermés  là  à  râper  du  bois  du 
Brésil  :  de  là  le  nom  de  Rasphuis  {rasp,  râpe)  donné  à  ces  sortes 
de  maisons  de  correction.  Les  femmes,  elles,  étaient  occupées  à 
filer,  et  c'est  pour  cette  raison  que  les  établissements  de  correction 
qui  leur  étaient  affectés  portent  encore  aujourd'hui  le  nom  de  Spin^ 
huis  {spiriy  rouet). 

La  Heiligensteeg  aboutit  à  une  petite  place  tout  en  longueur, 
qui  s'appelle  un  peu  prétentieusement  place  Royale.  Puis,  cette 
place  franchie,  elle  se  développe  sous  le  nom  de  rue  de  Leyde 
(Leidschestraat)^  et  nous  conduit  à  la  porte  du  même  nom,  et  après 


LA    KALVERSTRAAT.  187 

avoir  traversé  le  fossé  extérieur  de  la  ville,  aboutit  au  Fondelsparky 
qui  est  le  bois  de  Boulogne  d'Amsterdam.  C'est  là  que  vont  les  élé- 
gantSy  les  oisifs  et  les  belles  patriciennes.  C'est  là  que  se  rend  aussi 
la  menue  bourgeoisie.  Carie  monde  suit  le  monde  ;  les  uns  pour  voir, 
les  autres  pour  être  vus. 

Nous  voici  arrivés  à  la  tour  de  la  Monnaie ,  c'est-à-dire  à  l'ex- 
trémité de  la  KalverstraaL  C'est  ici  que  jadis  se  terminait  la  ville, 
et  cette  tour  servait  à  la  défense  des  remparts.  Elle  faisait  partie  de 
la  porte  des  Réguliers,  ainsi  appelée  à  cause  d'un  couvent  qui  existait 
au  milieu  de  la  prairie.  On  possède  encore  bon  nombre  d'anciennes 
gravures  représentant  cette  vieille  porte  avec  son  pignon  à  redans 
et  ses  poivrières  à  girouettes.  Elle  avait  une  grande  touniure,  comme 
toutes  les  constructions  de  cette  époque. 

Lorsqu'on  reporta  les  barrières  de  la  ville  de  l'autre  côté  du  Singel, 
on  démolit  la  Regulierspoort,  mais  on  conserva  la  tour  que  nous 
voyons  encore,  et  on  la  surmonta  d'un  joli  campanile  noir,  avec  hor- 
loge et  carillon.  Au  pied,  on  éleva  cette  grande  maison  qui  devint 
une  sorte  de  corps  de  garde  pour  la  milice  bourgeoise.  C'est  là  que 
se  réunissaient  à  tour  de  rôle  les  différentes  compagnies  de  la  ville. 
Tous  ces  braves  dont  Rembrandt,  van  der  Helst,  Govert  Flink  et  les 
peintres  de  la  grande  époque  nous  ont  conservé  la  rutilante  physio- 
nomie, vinrent  monter  la  garde  au  seuil  de  ce  poste  municipal, 
au  pied  de  cette  longue  tour  au  carillon  babillard.  La  pique  et  le 
mousquet  au  poing,  ils  veillaient  à  la  sûreté  de  leur  ville  chérie ,  et 
pendant  les  entr' actes  des  factions  vidaient  joyeusement  les  canes  et 
les  gobelets.  Mais,  en  1672,  quand  les  Français  vinrent  jusqu'aux 
environs  d'Amsterdam,  comme  la  grande  cité  n'osait  plus  expédier  ses 
métaux  précieux  aux  établissements  monétaires  des  autres  villes, 
on  supprima  le  corps  de  garde  et  on  installa  à  sa  place  un  établisse- 
ment de  frappe.  Aujourd'hui,  le  local  a  encore  changé  de  destination. 
Il  est  devenu  tout  bonnement  une  auberge  ;  mais  il  a  conservé  son 
ancienne  dénomination,  et  s'appelle  toujours  Muntlogement ,  c'est- 
à-dire  hôtel  de  la  Monnaie. 

De  ses  fenêtres,  nous  avons  une  jolie  vue,  qui  s'étend  en  partie 
sur  la  Doetenstraat,  FAmstel  et  le  Schapenplein  y  ou  place   aux 


188  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

Moutons.  La  place  aux  Moutons,  la  rue  aux  Veaux  (Kalverstraat) 
et  le  petit  pont  que  nous  avons  franchi  tout  à  l'heure  et  qui  s'ap- 
pelle écluse  du  Petit-Bœuf  {Osjessiuis),  autant  de  noms  qui  en 
disent  bien  long  sur  la  destination  primitive  de  cette  partie  de  la 
cité.  C'est  en  effet  sur  les  terrains  vagues  qui  se  trouvaient  jadis 
en  cet  endroit,  que  se  tenaient  au  quinzième  siècle  les  marchés  aux 
bestiaux.  Aujourd'hui,  c'est  presque  le  Centre  de  la  ville;  c'est  en 
tout  cas  sa  partie  la  plus  animée,  la  mieux  fréquentée  et  la  plus 
passante. 


AMSTERDAM 

Le  Dronliegllde  (luociatloD  dei  ÎTrognei). 


IX 

A   TRAVERS   LES   RUES 

(suite). 

La  Reguliersbrêestraat.  —  Le  Coin  du  diable.  —  Le  marché  au  beurre.  —  Brocanteurs  et 
bouquinistes.  —  La  statue  de  Rembrandt  et  la  Kermesse.  —  h' Amstelstraat,  —  Les 
Juifs.  —  Allemands  et  Portugais.  —  Les  Spekjoden,  —  Le  quartier  juif.  —  La  Joden^ 
bréestraat,  —  La  rue  aux  Puces.  —  Egouts  et  cloaques.  —  Défroques  et  baillons.  — 
Rembrandt  et  Spinosa.  —  La  Sint-'Anthonies  bréestraat,  —  La  porte  Saint- Antoine. 
—  La  rue  du  Sang.  —  Nieuwemarkt  et  Vischmarkt.  —  La  Zeedyk,  —  Le  pays 
des  marins.  —  Femmes  et  familles  d'occasion.  •—  Un  coin  de  FOrient.  —  Les 
Musicos.  —  L'Oudekerk,  —  La  Warmoestraat,  —  Le  duc  d*Albe  et  le  comte  de 
Brederode.  —  Vondel.  —  La  Damstraat,  —  Une  ancienne  boutique.  —  Le  Nés,  — 
Une  ruelle  endormie.  —  Orgie  bourgeoise.  —  Les  saints  noms.  —  La  rue  de  la  Soif.  — 
La  nouvelle  digue  et  la  digue  de  Haarlem.  —  Physionomie  de  cette  dernière.  —  La 
chasse  aux  coeurs. 


En  sortant  de  la  Kalverstraat,  la  rue  qui  s'ouvre  devant  nous 
esila Reguliersbréestraat,  ou  large  rue  des  Réguliers.  C'est  une  voie 
très -courte  9  mais  vaste,  où  nous  trouvons  également  une  excès* 
sive  animation.  Là  encore,  les  industries  de  luxe,  les  bijoutiers  et 
les  fleuristes  sont  nombreux,  mais  moins  que  dans  la  Kalverstraat, 
et  l'on  voit  tout  de  suite  qu'ils  ont  affaire  à  une  clientèle  d'un  autre 
ordre. 

"Les  bijoutiers,  en  effet,  n'étalent  plus  à  leur  devanture  les  chaînes 
de  Paris  et  les  bracelets  de  Londres.  Les  boucles  d'oreilles  émaillées 
n'alternent  plus  avec  les  rivières  de  diamants  et  les  broches  fiilgu- 
rantes.  Ce  sont  les  casques  d'or  qui  reluisent  au  soleil,  les  ferron- 
nières  et  les  frontons,  les  pendants  d'oreilles  en  filigrane  et  les 
tire-bouchons  en  spirale  ;  en  un  mot ,  tout  l'attirail  d'orfèvrerie  qui 
convient  aux  beautés  campagnardes  et  aux  servantes  coquettes. 

La  Reguliersbrêestraat  n*a  guère   d'histoire  connue  et  ne  ren* 


190  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

ferme  point  de  monuments.  Les  maisons  qui  sont  sur  notre  droite  et 
forment  trois  ou  quatre  îlots  se  nomment,  je  ne  sais  pourquoi,  le 
tt  Coin  du  diable  i>  (Duivelshoek).  Et  pourtant  elles  ne  semblent 
guère,  par  leur  physionomie  riante,  légitimer  un  surnom  aussi 
terrible.  Je  puis  même  vous  assurer  que  toutes  ces  ruelles  qui  s'en- 
chevêtrent à  plaisir  sont  habitées  par  de  fervents  catholiques.  Il  ne 
se  passe  guère,  en  effet,  de  fête  un  peu  carillonnée  intéressant 
l'Église,  sans  que  toutes  ces  bicoques  soient  décorées  de  su- 
perbes drapeaux  aux  armes  et  aux  couleurs  de  Sa  Sainteté.  En 
temps  ordinaire,  ce  sont  les  défroques  de  ces  pauvres  gens  qui 
remplacent  les  oriflammes,  pavillons  d'un  autre  ordre  et  d'une 
nature  bien  différente. 

Mais  nous  voici  sur  le  Botermarkt ,  le  marché  au  beurre,  ainsi 
nommé  parce  qu'on  y  vend  des  oiseaux  et  des  chiens,  des  casse- 
roles et  des  plumeaux,  des  images,  du  fil,  des  aiguilles,  des  cages, 
des  chaudrons,  des  cornichons  et  de  vieux  livres,  de  vieux  livres 
surtout,  mais  dans  toute  l'année  pas  une  seule  livre  de  beurre. 
Tous  les  lundis ,  en  effet ,  il  se  tient  là  une  sorte  de  bruyant  marché 
où  l'on  trafique  de  tout  ce  que  nous  venons  de  nommer ,  et  encore 
de  mille  autres  choses.  La  place  est  couverte  d'étalages  sommaires 
et  de  boutiques  montées  sur  des  voitures  à  bras;  et  c'est  un  bruit, 
un  tapage  infernal.  Les  autres  jours ,  ce  sont  les  bouquinistes  qui 
occupent  le  Botermarkt.  Leurs  massives  brouettes  et  leurs  tréteaux 
couverts  de  longues  planches ,  plient  sous  le  poids  des  vieux  bou- 
quins. Les  in-folio  étalent  leurs  tranches  rouges,  entamées  par  le  so- 
leil, gondolées  par  la  pluie  et  flétries  par  la  boue,  à  côté  des  in-seize, 
qui  semblent  se  faire  encore  plus  petits.  Tous  les  textes  vivent  pêle- 
mêle  :  les  cantiques  avec  les  chansons;  la  Bible  coudoyant  Faublas; 
les  livres  de  chiioirgie  étalant  leurs  brutales  indiscrétions  auprès 
des  poëmes  les  plus  doucereux,  des  bergeries  les  plus  fades.  Pour 
les  langues,  c'est  la  tour  de  Babel.  Les  bouquinistes,  eux,  sont  là, 
insouciants,  jusqu'au  moment  ou  quelque  client  connu  d'eux  s'ap- 
proche de  leur  étalage.  Alors  ils  se  transforment,  gesticulent, 
parlent  haut,  et  plongeant  à  corps  perdu  dans  les  grands  bahuts 
qui  leur  servent  de  magasin,  ils  en  ressortent  à  tout  instant  rappor- 


A  TRAVERS  LES  RUES.  191 

tant  à  la  lumière  du  jour  quelque  rareté ,  quelque  incunable  ense- 
veli depuis  beau  temps  dans  la  poussière  de  ces  profondeurs. 

Mais  quand  on  entre  en  marché,  ce  sont  bien  d* autres  cris  et 
bien  d'autres  gestes.  Le  marchand  est  là  haletant,  Tœil  hors  dé 
Forbite,  regardant  avec  orgueil  le  livre  auquel  vous  en  voulez;  le 
tournant  dans  tous  les  sens,  le  frappant  d'un  air  amical,  en  faisant 
craquer  la  reliure  ou  Tessuyant  du  revers  de  sa  manche.  Il  en 
demande  un  gros  prix;  vous  en  offrez  le  quart.  Il  vous  regarde 
alors  avec  une  sorte  de  dédain  mêlé  de  tristesse,  et  vous  fait 
un  léger  rabais.  Vous  vous  éloignez.  Il  vous  laisse  partir,  mais 
tout  à  coup,  à  vingt  pas  de  là,  vous  sentez  sa  main  qui  vous 
tire  par  la  manche.  Il  consent  à  abaisser  soq  prix;  de  votre 
côté,  faites  quelque  chose.  Voyons,  vous  payerez  la  moitié  de 
ce  qu'il  vous  avait  demandé  dans  le  principe.  Mais  il  ne  peut 
descendre  plus  bas;  c'est  ce  que  le  volume  lui  coûte.  Son  sou«- 
rire  moitié  pleurard  et  moitié  narquois  vous  attendrira  sans  doute; 
du  moins  il  paraît  y  compter,  car  il  plisse  affreusement  son 
abominable  figure.  Vous  vous  éloignez  de  nouveau.  Il  vous  laisse 
aller  avec  un  soupir.  Mais  sa  poursuite  n'est  pas  ûme  ;  à  cent 
mètres  plus  loin,  vous  l'aurez  encore  à  vos  trousses,  vous  har- 
celant, jusqu'à  ce  que,  vous  voyant  sur  le  point  de  disparaître,  il 
accepte  le  prix  offert  tout  d'abord.  Vous  prenez  alors  le  bouquia^ 
U  empoche  votre  argent  et  revient  triomphant  à  son  magasin 
sommaire. 

Je  vous  ai  donné  tous  ces  détails,  espérant  vous  distraire  et 
empêcher  votre  attention  de  se  porter  vers  le  nord  de  la  place,  du 
côté  du  Reguliersplein.  Hélas  !  je  n'y  ai  guère  réussi,  car  je  vois  vos 
regards  se  fixer  sur  cette  brune  statue.  — Vous  désirez  savoir  quel 
peut  être  ce  bizarre  personnage?  Hélas!  c'est  Rembrandt  qu'on  a 
voulu  représenter  là.  Pauvre  Rembrandt!  Du  haut  des  cieux,  ta 
demeure  dernière ,  si  tu  aperçois  ce  monument  lugubre  chargé  de 
personnifier  ton  génie,  tu  dois  avoir  une  bien  pauvre  idée  des  artistes 
qui  t'ont  succédé  sur  le  sol  de  ta  cité  chérie  ! 

Vous  demandez  pourquoi  l'on  a  choisi  le  marché  au  beurre  pour 
y  placer  cette  statue  et  aussi  pourquoi  on  l'a  reléguée  dans  un  coin 


192  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

de  la  place?  Ma  foi,  je  n'ea  sais  rien,  et  je  ne  puis  découvrir  à  cela 
qu'une  raison,  c'est  qu'on  anra  vouin  sans  doute  procurer  à 
l'illusti-e  artiste  une  grosse  somme  de  distractions  posthumes.  Le 
Boterniarkl  est  en  effet  le  lieu  où  se  passent  les  saturnales  de  la 
Kermesse  ;  il  est  du  moins  le  point  de  la  ville  ou  cette  folie  fniieuse 
atteint  son  paroxysme. 


AMSTERDAM 
Les   Marchnnda  de  Ticux   livres. 


C'est  dans  la  première  quinzaine  de  septembre  que  la  chose  a 
tieu.  A  ce  moment-là,  la  place  disparaît  sous  les  baraques  de 
toutes  sortes.  Femmes  colosses,  vues  panoramiques,  spectacles 
guerriers,  cbiens  savants,  prestidigitateurs  et  femmes  à  barbe, 
toutes  ces  belles  industries  s'étalent  à  qui  mieux  mieux  et  cberchent 
À  grand  renfort  de  trombones,  d'orgues  et  de  tambours,  à-attirer 
chez  elles  une  société  aussi  nombreuse  que  peu  choisie.  C'est  ub 


A  TRAVERS  LES  RUES.  lî» 

Iforrible  tapage,  une  cacophonie  épouvantable,  à  laquelle  viennent 
«e  mêler  tousjles  bruits  discordants  d'une  foule  en  délire  qi\i  veut, 
en  quelques  heures  i  liquider  une  année  de  retenue  et  de  contrainte. 
Voilà  pour  les  yeux  et  les  oreilles.  Le  nez  et  le  palais  ne  sont 
guère  plus  favorisés.  Les  fabricants  de  gaufres  et  de  poffertjes, 
les  cabarets  en  plein  vent  et  les  marchands  de  sur\  sont  là  en 
abondance,  criant  leur  marchandise,  vous  excitant  à  en  prendre 
votre  part  et  au  besoin  venant  vous  raccoler  par  le  l)ras.  S'ils  se 
bornaient  à  ces  excitations,  les  marchands  de  poffertjes  seraient 
encore  excusables;  mais  ils  empestent  l'air  de  leur  abominable 
friture,  qui,  partout  où  vous  allez,  vpus  poursuit  de  son  odeur  nau-»- 
séabonde,  véritable  comjpromis  entre  le  suif  des  antiques  lampions 
et  la  graisse  brûlée  ;  quelque  chose  d'horrible  qui  vous  prend  à  la 
fois  au  nez,  aux  yeux  et  à  la  gorge, 

:  Tout  ceci,  c'est  la  Kermesse  di;  jour,  mais  celle  dé  nuit  est  bien 
autre  chose  :  c'est  une  folie  furieuse,  une  bousculade  échevelée,  où 
le  sexe  et  l'âge  ne  sont  respectés  par  personne.  Les  jours  de  grand 
délire,  vous  voyez  toute  cette  foule  ahurie  par  l'alcool,  enragée 
par  le  bruit ,  grisée  par  ses  propres  clameurs ,  se  ruer  sur  elle-* 
même.  Les  hommes,  rudoyant  les  filles,  les  décoiffant  et  les  prenant 
à  pleins  bras,  les  embrassent  à  pleine  bouche  ;  et  les  filles,  prises  de 
folie,  s'attaquent  à  tous  les  hommes.  Les  joues  empourprées  par  le 
schiedam,  lés  yeux  hors  de  la  tête,  les  cheveux  en  désordre,  les 
vêtements  souillés  de  boue ,  de  graisse  et  de  vin ,  toute  cette  cohue 
insensée  passe  la  nuit  à  sauter,  à  danser,  à  se  bousculer,  et  surtout 


'  On  appelle  ainsi  les  concombres,  les  cornichons,  les  betteraves  et  les  oig^nons 
confits  dans  du  vinai(jre.Le5ur(zuur)  est  un  grand  régal  pour  les  Hollandais  des 
basses  classes.  En  tout  temps  et  en  toute  saison,  on  en  rencontre  des  marchands, 
installés  au  coin  des  rues,  avec  une  petite  charrette  portant  leurs  provisions 
auxquelles  ils  joignent  des  œwh  durs.  Moyennant  un  cent^  on  pique  avec  une 
fourchette  dans  le  bocal ,  et  on  mange  un  énorme  cornichon  ou  une.  grosse 
tranche  de  betterave.  C'est  un  spectacle  à  faire  dresser  les  cheveux  sur  la  tête. 
Jadis  la  bourgeoisie  hollandaise  ne  dédaignait  pas ,  elle  non  plus ,  ce  genre  de 
régal.  11  y  a  trente  ans,  on  voyait  encore,  sous  une  des  galeries  de  la  Bourse,  une» 
espèce  de  cave  où  un  nommé  Spekman  tenait  un  magasin  de  ces  sortes  de.provh* 
sions,  et  les  négociants  de  la  ville  venaient  en  famille,  s'installer  autour  de 
petites  tables  d'acajou  et  se  divertir  en  mangeant  des  œufs  durs  et  des  dornichons* 

S5 


lai  AMSTERDAM   ET  VENISfE. 

à  crier  dés  chansons  triviales.  Puis,  sur  les  quatre  heures  du 
matin,  quand  il  faut  regagner  sa  demeure  et  quitter  le  lieu  de 
l'orgie  annuelle,  on  aperçoit  ces  braves  gens  par  groupes  de  cinq  ott 
six,  battant  les  murailles,  zigzaguant  le  long  des  canaux,  titubant 
à  chaque  pas,  qui  s'en  retournent  chez  eux,  en  nasillant  entre  deux 
hoquets  la  romance  à  la  mode. 

A  voir  la  population  hollandaise,  en  temps  ordinaire  si  calme  et 
mesurée ,  on  ne  soupçonnerait  guère  qu'elle  peut  se  laisser  entraî- 
ner à  de  pareils  excès.  Dans  les  premiers  temps  de  mon  séjour  en 
Hollande,  je  ne  pouvais  le  croire,  et  je  m'indignais  assez  volontiers 
contre  MM.  les  bourgmestres,  échevins  et  conseillers  municipaux, 
qui  parlaient  déjà  à  cette  époque  de  supprimer  la  Kermesse.  Pauvre 
peuple!  disais-je  en  moi-même,  ces  bourgeois  enrichis,  qui  dédai- 
gnent tes  plaisirs,  veulent  t' empêcher  de  t' amuser  à  ton  aise.  Depuis 
ce  temps,  j'ai  bien  changé  d'avis;  il  faut  applaudir  des  deux  mains 
à  la  suppression  de  pareilles  orgies  ;  il  faut  remercier  les  honnêtes 
magistrats  qui  ne  craignent  pas  de  braver  l'opinion  et  de  se  rendre 
impopulaires  pour  moraliser  leur  ville.  Avant  longtemps,  la  Kermesse 
«l'Amsterdam  aura  cessé  d'être,  et  j'espère  que  pas  une  voix  honnête 
D^osera  protester  contre  sa  disparition. 

Toutefois,  comme  élude  de  mœurs,  c'était  une  des  phases  les  plus 
curieuses  de  la  vie  hollandaise.  Ces  jours-là,  les  personnes  les  plus 
discrètes,  les  plus  réservées,  semblaient  prises  d'une  sorte  de  vertige} 
elles  allaient  au-devant  d'affronts  et  d'insultes  qu'en  tout  autre  temps 
elles  eussent  considérés  comme  une  monstruosité.  Je  me  souviens 
d'avoir  été  témoin,  la  première  fois  que  j'assistai  à  la  Kermesse  d'Ams- 
terdam, d'un  fait  qui  m'est  toujours  resté  présent  à  l'esprit  :  Je 
regardais ,  avec  un  de  mes  amis^  homme  considérable  et  du  plus 
noble  caractère,  une  sorte  de  parade  qu'exécutaient  deux  saltim- 
banques. A  nos  côtés  se  trouvaient  trois  jeunes  filles,  âgées  de 
quinze  à  seize  ans ,  blondes  et  fraîches ,  comme  les  Hollandaises 
savent  l'être.  Leur  maintien  était  d'une  extrême  modestie,  et  tout 
en  elles  respirait  une  éducation  sévère  et  une  grande  distinction. 
Yint  à  passer  une  bande  d'ivrognes,  se  tenant  par  le  bras,  répétant 
un  refi*ain  débraillé  et  bousculant  la  foule.  L'un  d'eux  aperçut  nos 


A  TRAVERS   LES  RUES.  197 

voisines.  S'avançant  d'un  pas,  il  prit  à  pleines  mains  la  chevelure 
de  la  plus  jolie,  et  lui  renversant  brusquement  la  tête  en  arrière, 
il  appliqua  ses  lèvres  souillées  par  le  genièvre  et  le  cigare  sur  celles 


I 
I 

de  la  belle  enfant. 


a  Quoi!  m*écriai-je  en  regardant  mon  ami,  vous  tolérez  des 
borrenrs  pareiUes  ! 

—  Hé  !  que  voulez-vous  que  j'y  fasse?  me  répondit-il  fort  tran- 
quillement ;  elle  sait  bien  en  venant  ici  à  quoi  elle  s'expose ,  et  si 
elle  y  vient,  c'est  que  cela  lui  plaît.  » 

Je  regardai  alors  la  jeune  fille,  croyant  la  trouver  à  moitié  morte 
de  frayeur  et  de  honte.  Point  du  tout  ;  de  l'air  le  plus  candide 
et  le  plus  naturel,  elle  arrangeait  ses  cheveux,  remettait  en  place 
son  chapeau  déplacé  par  l'assaut  qu  elle  venait  de  subir,  et  souriait 
doucement  à  ses  gracieuses  compagnes.  — J'étais  ébahi!  Au  fait, 
mon  ami  avait  pleinement  raison.  Je  me  tus  et  je  continuai  mon 
chemin.  Si  vous  voulez,  nous  pouvons  en  faire  autant. 

Avançons  sur  le  Botermarkt,  aujourd'hui  tranquille  et  presque 
désert.  Cette  interminable  rue  qui  s'ouvre  sur  notre  droite,  c'est 
VVtrechtschestraaty  et  au  bout,  cette  coupole  grise,  surmontée  d'un 
génie  et  entourée  de  clochetons ,  de  campaniles ,  d'aiguilles  et  de 
pinacles,  c'est  le  Paleis  voor  Volksvlijt,  autrement  dit,  le  Palais 
de  l'Industrie. 

Devant  nous,  voici  YÀmstetstraat,  qui  n'aurait  rien  de  bien 
remarquable ,  n'étaient  les  deux  théâtres  qu'elle  renferme.  Le 
premier,  qui  a  nom  Théâtre  des  Variétés,  est,  malgré  son  titre 
absolument  français,  consacré  à  la  littérature  hollandaise,  ou  du 
moins  aux  traductions  en  hollandais  des  pièces  allemandes  et  fran- 
çaises qui  ont  quelque  succès.  L'autre,  le  Grand  Théâtre  Van  Lier, 
est  cosmopolite  :  on  y  joue  en  français,  en  hollandais,  en  allemand, 
et  même  jadis  on  y  chantait  l'italien. 

Ije  Botermarkt  et  Y Amstelstraat  sont,  pour  ainsi  dire,  les 
postes  avancés  du  quartier  juif,  où  maintenant  nous  allons  péné- 
trer. Le  personnel  des  deux  théâtres ,  ainsi  que  les  bouquinistes  de 
tout  à  l'heure,  sont  presque  exclusivement  des  enfants  d'Israël,  et, 
pour  peu.  que  vous  laissiez  flâner  votre,  regard  dans  les  ruelles  qui 


198  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

nous   entourent,  vous  pouvez  remarquer  que  les  nez  accentuent 
leur  courbure  d'une  façon  tout  à  fait  particulière. 

Bien  que  les  juifs  d'Amsterdam  n'aient  jamais  étéenfermés  dans 
un  ghetto,  comme  cela  se  pratiquait,  il  y  a  peu  de  temps  encore^  en 
Allemagne  et  dans  bien  d'autres  pays,  ils  ont  cependant  adopté  un 
quartier  qui,  de  nos  jours,  a  conservé  une  physionomie  toute 
spéciale.  C'est  dans  ce  quartier  que  nous  allons  entrer  après  avoir 
traversé  l'Amstel.  Mais  avant,  il  n'est  peut-être  pas  inutile  de  dire 
quelques  mots  sur  la  population  juive  d* Amsterdam. 

Un  jour  qu'on  demandait  à  un  grand  banquier  la  différence  qui 
existe  entre  un  juif  et  un  israélite  : 

—  «  Au-dessus  de  trente  mille  livres  de  rente ,  répondit-il ,  on  est 
israélite.  Au-dessous,  on  est  juif.  » 

Jamais  la  sagesse  de  cette  réponse  n'a  été  plus  facilement  saisis- 
sable  que  dans  la  ville  que  nous  traversons.  Il  y  a,  en  effet,  une  dif- 
férence énorme  entre  le  juif  hollandais  arrivé  à  la  fortune  et  celui 
qui  végète  dans  la  pauvreté.  Autant  l'un  est  propre,  bien  élevé, 
poli,  autant  l'autre  est  sale,  grossier  et  commun.  Autant  le  premier 
aime  le  faste ,  autant  l'autre  s'en  soucie  peu.  Il  n'est  pas  jusqu'à 
leur  physionomie  qui  ne  diffère  d'une  façon  presque  absolue.  Chez 
l'un,  le  contact  de  la  bonne  société,  le  respect  des  convenances, 
l'étude  et  la  surveillance  de  soi-même  finissent  par  corriger  ce  que 
les  traits  ont  pour  ainsi  dire  de  trop  accentué;  tandis  que  chez 
l'autre,  l'œil  devient  visqueux  et  se  borde  de  rouge,  la  lèvre 
lippue  s'abaisse ,  l'expression  générale  devient  basse,  presque  bes- 
tiale. N'étaient  les  cheveux  qui  demeurent  crépus,  et  ce  nez,  ce 
diable  de  nez  qui  continue  ses  courbures  étranges ,  on  ne  pourrait 
croire  qu'ils  appartiennent  à  la  même  race  et  que  c'est  le  même 
sang  qui  coule  dans  leurs  veines. 

Mais,  pauvres  ou  riches,  aimables  ou  grossiers,  propres  ou 
teigneux,  toute  la  population  juive  d'Amsterdam  se  divise  en  deux 
grandes  branches  qui  non- seulement  vivent  côte  ^  côte  sans  se 
confondre,  mais  même  se  détestent  cordialement.  Ce  sont  les  juifs 
portugais  et  les  juifs  allemands.  Les  uns  et  les  autres  sont  faciles  à 
reconnaître.  Ils  ont  compliqué  leui'  nature  primitive,  des  qualités  et 


A  TRAVERS  LES  RUES.  199 

des  défauts  des  races  chez  lesquelles  ils  ont  séjourné,  des  pdys  où 
ils  oui  vécu ,  et  aussi  bien  physiquement  que  moralement ,  il  est 
impossible  de  les  confondre.  Le  juif  portugais  est  svelte,  bien  pris 
dans  sa  taille;  il  a  les  cheveux  noirs  et  le  teint  brun,  Tceil  grand  et 
bien  formé,  et  son  nez  n'affecte  point  d'allures  fantastiques.  Sa 
lèvre  est  mince;  ses  pieds,  ainsi  que  ses  mains,  ont  conservé  une 
petitesse  toute  sémitique.  Il  soigne  volontiers  sa  personne,  aime  les 
bijoux  ;  en  un  mot,  il  a,  malgré  son  long  séjour  en  Hollande,  con- 
servé tous  les  caractères  des  races  asiatiques.  Joignez  à  cela  qu'en 
contact  avec  les  races  latines ,  il  a  contracté  le  goût  des  arts  et  qu'il 
exprime  sa  pensée  avec  clarté  et  même  avec  élégance.  Presque  tous 
les  écrivains  et  presque  tous  les  journalistes  juifs  de  mérite  auxquels 
la  Hollande  a  donné  le  jour  appartiennent  à  celte  fraction  du  sémi- 
tisme  néerlandais.  L'un  des  plus  illustres  poètes  qu'aient  produits 
les  Pays-Bas,  Da  Costa,  était  un  juif  portugais. 

Les  juifs  allemands ,  qu'au  siècle  dernier  on  appelait  communé- 
ment «  smousen  »  (ce  mot  est  une  sorte  d'injure)',  présentent  au 
physique  et  au  moral  des  caractères  absolument  différents.  Ils  sont 
trapus,  mal  bâtis,  avec  la  tête  grosse  et  les  mains  énormes.  Leurs 
cheveux  blonds  et  crépus,  leurs  barbes  rouges  sont  dans  un  état  de 
délabrement  spécial.  Le  défaut  d'entretien  en  fait  le  réceptacle  d'une 
foule  d'objets  les  plus  disparates.  Joignez  à  cela  des  vêtements 
troués,  graisseux  et  imprégnés  des  plus  détestables  odeurs;  des 
visages  lippus  et  chassieux,  des  bouches  énormes  et  généralement 
édentées,  des  yeux  qui  persistent  à  pleurer  toute  l'année  la  Jéru- 
salem absente,  et  vous  aurez  une  idée  de  cette  triste  population. 
Abjecte  de  père  en  fils  et  de  mère  en  fille,  loin  de  vouloir  sortir  de 
son  abjection,  elle  semble  s'y  complaire.  L'expérience,  en  effet, 
n*est  plus  à  faire.  Tous  ceux  qui,  par  leurs  talents,  leurs  aptitudes 
spéciales  ou  leur  volonté,  se  sont  placés  hors  de  ce  funeste  milieu, 


*  Bien  que  le  moi  smousen  ait  élu  oouiinuuéaieat  employé  au  siècle  dernier, 
et  san«  intention  blessante,  par  un  grand  nombre  d'auteurs  pour  désigner  les 
juifs  allemands,  il  convient  toutefois  de  rappeler  qu'à  son  origine  ce  nom 
était,de  juiFà  juif,  une  véritable  insulte.  Smousen  est,  en  eFfet,  la  corruption 
d'un  mot  hébreu  signifiant  misérable,  homme  digne  de  la  mort. 


200  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

sont  devenus  des  gens  de  bien  et  des  hommes  comme  il  faut,  et  ils 
sont  les  premiers  à  gémir  sur  cette  sorte  de  lèpre  qui  s'attache  à  une 
partie  de  leurs  coreligionnaires,  et  sur  l'état  de  dégradation  morale 
et  physique  où  ceux-ci  s'entêtent  à  croupir. 

'  Ces  Israélites  éclairés,  instruits  et  au-dessus  des  préjugés  ridi- 
cules, forment  une  troisième  classe  parmi  les  juifs  amsterdamois. 
Les  deux  premières  doivent  leur  surnom  à  leur  pays  d'origine.  C'est 
rhumour  hollandais  qui  a  donné  à  la  troisième  le  nom  sous  lequel 
on  la  désigne.  Ces  israélites,  en  effet,  sont  appelés  plaisamment  les 
spekjoden  (juifs  qui  mangent  du  lard).  Comme  leurs  coreligionnaires 
français ,  ils  n'hésitent  pas  à  reléguer  parmi  les  pratiques  vieillies 
toutes  les  tendances  par  trop  exclusives  de  leur  race,  ils  savent  que 
le  devoir  de  ceux  qui  viennent  demander  à  un  peuple  une  généreuse 
hospitalité  est  de  sç  plier  aux  usages  et  aux  coutumes  de  ce  peuple. 
Bien  accueillis  partout,  grâce  à  cette  intelligente  condescendance,  ils 
occupent  une  grande  place  dans  le  monde  politique  et  financier,  et 
aussi  dans  le  monde  littéraire.  Fait  excessivement  remarquable, 
il  n'est  presque  pas  de  grand  journal  en  Hollande  qui  ne  compte, 
parmi  ses  principaux  rédacteurs,  un  israélite  et  un  ancien  ministre 
protestant!  Rapprochement  bizarre,  et  qui  montre  comment  sou- 
vent les  extrêmes  arrivent  à  se  toucher.  Ces  israélites  d'élite  font, 
du  reste,  tous  leurs  efforts  pour  entraîner  la  population  juive 
d'Amsterdam  dans  une  meilleure  voie.  Jusqu'à  présent,  ces  efforts 
n'ont  point  été  couronnés  de  succès;  espérons  que  l'avenir  leur 
réserve  un  sort  meilleur.  Toutefois,  ce  n'est  pa^  à  nous  de  nous 
plaindre;  car  c'est  à  cet  entêtement  que  nous  devons  la  physio- 
nomie toute  spéciale,  et  peut-être  unique  au  monde,  du  quartier 
que  nous  allons  traverser.  De  l'autre  côté  de  l'Âmstel  nous  allons 
nous  trouver,  en  effet,  en  plein  quartier  juif . 

Tout  en  franchissant  la  rivière,  regardez  les  larges  façades  et  les 
longues  cheminées  qui  s'élèvent  sur  l'autre  rive.  Ces  belles  usines, 
qui  baignent  leurs  pieds  dans  la  rivière,  sont  des  tailleries  de  dia- 
mants. Exploitée  de  père  en  fils  par  une  population  industrieuse  et 
d'une  habileté  surprenante,  la  taille  des  diamants  est  une  de^ 
richesses  de  la  ville  d'Amsterdam,  et  c'est  pour  l'ouvrier  un  des* 


A  TRAVERS  LES  RUES. 


201: 


métiers  les  plus  productif  qui  soient.  Cette'  intelligeatè  iodustrie  est 
presque  eotièrement  entre  les  mains  des  juifs.  Ceux-ci  ont  su  en  faire» 
une  sorte  de  monopole,  qui  se  concentre  dans  un  nombre  limité  de 
familles.  Les  difficultés  considérables  que  piésente  ce  travail  tout 


AMSTERDAM 
Quartier  juif.  —  La  rue  aux 


spécial,  la  longueur  de  l'apprentissage ,  les  aptitudes  particulières 
qu'il  exige,  permettent  à  l'ouvrier  d'éloigner  tous  ceux  qu'il  ne  veut 
pas  initier  aux  secrets  de  sa  lucrative  profession.  Aussi  quand  le 
travail  est  abondant,  l'ouviier  est-il  le  maître  de  fixer  lui-même 


202  AI^iSTERDAM  ET  VEWISE. 

son  salaire.  C'est  dire  qu'en  tout  temps  celui-ci  est  fort  élevé  *.  Mais 
malgré  les  sommes  considérables  qu'ils  parviennent  à  g^afjner  de  la 
sorte,  les  tailleurs  de  diamant  ne  s'étaient  montrés,  jusque  dans  ces 
années  dernières,  ni  très-fortunés  ni  fort  économes.  L'amour  de  la 
bonne  chère  et  des  fanfreluches  les  aidait  à  dissiper  en  deux  jours 
le  produit  de  la  semaine,  et  il  n'a  fallu  rien  moins  que  la  décou- 
verte des  mines  du  Cap  pour  les  forcer,  par  l'excès  de  leurs  salaires, 
à  devenir,  pour  ainsi  dire,  des  capitalistes  malgré  eux. 

Le  petit  canal  que  nous  longeons,  après  avoir  dépassé  les  tailleries 
de  diamants,  porte  un  nom  assez  lugubre  :  c'est  le  Leprozengrachty 
le  canal  des  Lépreux.  Il  tire  son  nom  de  la  léproserie  qui  était  jadis 
située  dans  le  voisinage,  et  qui  a  été  transformée  en  orphelinat.  On  y 
conserve  quelques  tableaux  de  mérite,  entre  autres  le  chef-d'œuvre 
de  Ferdinand  Bol;  mais  nous  nous  occuperons  de  cela  plus  tard. 
Avant  tout,  regardez  cette  grande  église  qui  se  dresse  devant  nous, 
avec  son  portique  et  ses  deux  tours  badigeonnés  en  gris.  Ce  monu- 
ment, antique  quant  aux  intentions,  et  qui  fait  du  reste  un  fort  bon 
effet,  est  l'église  de  Saint-Antoine  de  Padoue.  Elle  appartient  aux 
catholiques,  mais  comme  elle  est  au  milieu  du  quartier  juif  et  qu'elle 
a  été  édifiée  par  un  enfant  d'Israël,  on  la  nomme  communément 
Moïse  et  Àaron, 

Sur  notre  droite,  ce  vaste  bâtiment  qui  profile  ses  trois  pignons, 
c'est  l'Arsenal.  Vous  l'eussiez  plutôt  pris  pour  un  magasin  ordinaire  ; 
il  paraît  bien  petit  et  bien  mesquin,  surtout  si  nous  le  comparons  à 
celui  de  Venise,  où  l'on  pouvait  équiper  une  galère  et  armer  trois 
mille  hommes  en  un  jour.  Mais,  disons-le  vite,  ce  n'est  pas  en  cet 
endroit  qu'on  édifiait  et  qu'on  appareillait  les  vaisseaux  de  la  Repu-- 
blique  ;  c'était  sur  les  chantiers  de  l'État  et  sur  ceux  de  la  Compagnie 
des  Indes.  Les  arsenaux,  la  ville  en  possédait  six,  n'étaient  que  de 
vastes  magasins  où  l'on  serrait  les  approvisionnements  d'armes  et 


'  u  En  1872,  les  salaires  des  ouvriers  tailleurs  de  diamant  se  sont,  dans  le 
courant  de  Tannée,  élevés  de  100  à  200  Vo.  »  {Verstag  over  den  toesltuid  van 
handely  sclieepwaari  en  nijverheid  te  Amsterdam ,  année  1872.)  —  En  1873, 
le  salaire  d'un  ouvrier  ordinaire  était  de  100  florins  (210  francs)  par  semaine; 
les  bons  ouvriers  pouvaient  gagner  le  double. 


A  TRAVERS  LES   RUES.  203 

de  munitions  pour  être  en  tout  temps  prêt  à  Tattaque  de  Tennemi 
ou  à  lâ  défense  de  la  patrie. 

Cette  grande  place  qui  s'ouvre  sur  notre  droite  porte  le  nom  d'un 
avocat  juif,  qui  s'est  illustré  au  commencement  de  ce  siècle  :  Jonas 
Daniel  Meyer  ;  et  ces  deux  grands  bâtiments  de  belle  prestance  qui 
sont  situés  de  chaque  côté  de  la  place,  ce  sont  deux  synagogues. 
Celle  de  gauche  est  la  synagogue  portugaise  ;  l'autre,  celle  des  Alle- 
mands. Elles  ont  un  peu  l'air  de  se  regarder  comme  des  chiens  de 
faïence.  On  ne  dirait  guère,  à  les  voir,  des  temples  consacrés  à 
Jéhovah.  On  les  prendrait  plutôt  pour  de  spacieux  magasins.  N'en 
disons  point  toutefois  trop  de  mal,  car  Allemands  et  Portugais  sont 
très-fiers  de  leurs  sanctuaires,  et  nos  critiques,  quelque  fondées 
qu'elles  puissent  être,  nous  vaudraient  certainement  une  méchante 
affaire.  Entrons  plutôt  dans  celte  grande  rue  tapageuse  qui  s'ouvre 
devant  nous  Cette  fois,  nous  voilà  en  plein  dans  le  quartier  des 
juifs.  Certes  il  n'y  a  pas  à  s'y  tromper,  car  sa  physionomie  est  bien 
particulière.  Grâce  à  ses  habitants,  en  effet,  nous  retrouvons,  en 
plein  cœur  d'Amsterdam,  l'Orient  et  son  activité  turbulente.  A  ne 
considérer  que  les  gens  qui  sont  là,  on  se  croirait  plutôt  à  Stamboul 
ou  au  Caire  que  sur  les  rives  de  l'Amstel.  Il  faut,  en  effet,  à  tous  ces 
enfants  d'Israël,  la  vie  en  plein  air,  l'existence  extérieure.  Ils  ou- 
blient le  ciel  gris,  la  pluie  et  les  giboulées,  le  brouillard  et  le  vent 
froid  du  nord,  pour  se  prélasser  dehors,  au  seuil  de  leurs  maisons. 
Aussi  voyez  comme  la  rue  est  pleine.  Les  boutiques  instaUées  en 
plein  vent  ont  l'air  d'une  foire  perpétuelle,  et  les  étalages  envahis- 
sent la  chaussée. 

lia  foule  qui  va  et  vient,  qui  crie  et  se  coudoie  perpétuellement,  a 
tous  ces  signes  extérieurs  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure.  Ce  sont 
les  doigts  et  les  nez  crochus,  les  cheveux  crépus,  les  yeux  pleu- 
rards i  en  un  mot,  les  gens  chassieux,  teigneux  et  malpropres  dont 
nous  tracions  le  trop  fidèle  portrait.  A  chaque  instant,  c'est  un 
vieillard  à  la  barbe  inculte,  au  dos  voûté,  à  la  bouche  de  travers,  qiii 
vous  frôle,  glapissant  son  horrible  réclame  ;  c'est  quelque  femme  à 
l'embonpoint  suspect,  à  la  figure  boursouflée  par  une  graisse  mal- 
saine, qui  vous  barre  le  chemin.  Un  faux  tour,  fait  de  crin  ou  de  soie, 


404  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

caché  ses  cheveux  et  la  rend  eûçore  plus  répiifj^nànte.  Toutes  s'enlai- 
dissent, aussitôt  leur  mariage,  de  ce  ridicule  et  sale  ornement.  C'est 
à  peine  si,  dans  les  deux  cents  qui  sont  là,  nous  en  rencontrons  une 
qui  ait  quelque  apparence  de  beauté,  et  pourtant  il  s'est  trouvé 
des  auteurs  pour  vanter  le  type  des  juives  amsterdamoises.  Ces 
affreuses  conimères  forment,  avec  les  négociants  de  la  rue,  le  per- 
sonnel de  la  scène  burlesque  qui  se  déroule  sous  nos  yeux,  pendant 
'qu'accoudés  aux  fenêtres  et  aux  portes,  étalés  sur  les  perrons  ou 
grouillant  dans  le  ruisseau,  jouissant  du  spectacle  de  la  rue  et  en 
aspirant  les  senteurs  nauséabondes,  une  foule  d'enfants  sales  à 
faire  peur,  les  cheveux  emmêlés,  couverts  de  haillons,  crasseux 
et  pouilleux,  en  semblent  être  les  comparses. 

Quel  amas  de  choses  innomées,  et  aussi  quel  étrange  amalgame 
que  celui  de  toutes  ces  industries  juxtaposées  dans  le  plus  curieux 
désordre!  Marchands  de  défroques  humaines  et  marchands  de 
comestibles,  négociants  en  vieux  meubles  etfrituriers  de  bas  étage, 

tout  cela  est  rassemblé ,  dans  un  pêle-mêle  incroyablement  pitto- 
resque. 

Ici  c'est  un  vieillard  à  la  barbe  blanche ,  au  regard  visqueux,  qui 
étale  une  garde-robe  ci-devant  luxueuse ,  dont  la  soie  est  sans  reflet 
et  les  plis  sans  couleur. 

^ui  nous  dira  par  quelles  voies  détournées  cette  robe  de  bal  est 
arrivée  souillée,  éraillée,  maculée  jusqu'à  cette  horrible  échoppe, 
quelle  taille  elle  a  serrée,  quelles  épaules  elle  a  entourées  de  sa 
brillante  garniture?  Derrière  cet  éventail  brisé  s'est  dissimulé  plus 
d'un  sourire,  et  ce  chapeau  rose  aplati  a  touché  jadis  des  cheveux 
parfumés.  Ressuscitez  par  la  pensée  les  formes  gracieuses .  qui  ont 
animé  toute  cette  défroque.  Ressuscitez  aussi  tous  les  vaillants 
guerriers  dont  nous  voyons  la  dépouille  :  grenadiers^  artilleurs,  chas- 
seurs et  fantassins ,  dont  voici  les  schakos  éculés ,  les  casques  de 
rebut  et  les  bonnets  de  police  mangés  aux  vers,  jadis  vous  avez  fait 
battre  bien  des  cœurs!  Naatje  et  Toontje,  Lotje  et  Kaatje  vous  ont 
adressé  de  tendres  regards  et  d'amoureux  sourires.  Qu'êtes-vous 
devenus,  brillants  séducteurs? 

Mais  continuons  d'avancer  au.miheu  des  débris  de  toutes  sortes 


A  TRAVERS  LES  BUi:S. 


et  des  produits  suspects.  Voilà  maÎDtenant  un  friturier  de  k  pire 
espèce  ;  et- lui-là ,  il  n'est  guère  besoin  de  nos  yeux  pour  apprécier  ce 
qu'il  vend ,  les  narines  suffisent.  Tout  à  côté,  c'est  un  étalage  d'és- 


AMSTERDAM 

Drtrait  de  Rambrandt. 


lampes  encadrées,  de  miroirs  et  de  faïences  neuves.  Plus  loin,  sur 
une  brouette ,  un  concurrent  promèae  des  porcelaines  d'occasion 
(quelle  occasion!),  ébrécbées,  fêlées  et  fendillées,  des  cannes  à 


206  AMSTERDAM   £T    VENISE. 

épée  et  des  carcasses  de  parapluie.  Puis  ce  sont  les  poissons  sécbés 
et  les  bonnets  de  tulle,  les  statuettes  de  plâtre  et  les  comestibles  les 
plus  extraordinaires,  concombres  confits,  fromages  verts  et  foies 
de  veau  fumés  ^  dont  les  acres  émanations  nous  prennent  à  la  gorge. 
Au  milieu  de  tout  cet  attirail  le  sur  trône  en  maître ,  et ,  de  toutes 
.  parts,  descrisstrident$,desdiscnssion&terriblespouruncenfoupour 
moins  encore,  nous  écorchent  les  oreilles  et  nous  brisent  le  tympan. 
Notez  que  l'industrie  de  ce  curieux  quartier  ne  se  concentre  pas 
dans  la  rue  ;  à  tous  les  étages  de  ces  longues  maisons  se  trouvent 
des  négociants  d'occasion,  des  industriels  au  petit  pied  qui ,  tout 
le  jour,  produisent  et  trafiquent,  ceux-ci  dans  le  neuf,  ceux-là  plus 
nombreux  dans  le  vieux.  Baccommodeurs  d'horloges  félëes,  mon- 
teurs et   démonteurs  de  bijoux,  banquiers  à  la  petite  semaine, 
préteurs  sur  gages,  fabricants  de  lorgnettes,  tous  ces  métiers-là 
foisonnent  aux  alentours.  Regardez  plutôt  les   enseignes  qui  sur- 
montent les  portes   et  décorent  les   façades,  précédées  pour  la 
plupart  d'un  verset  en  hébreu.  Ici,  il  n'est  même  pas  besoin  de 
chercher  pour  trouver.  Tout  s'offre  à  vous,  surtout  ce  q[u*on  ne 
souhaite  guère.  Lisez  plutôt  le  nom  de  cette  rue  qui  s'ouvre  sur 
notre  gauche  :  Flooijenburgerstraat;  cela  signifie,  littéralement  tra- 
duit :  rue  du  Bourgeois  aux  Puces  ;  ou,  si  vous  aimez  mieux,  tout  sim- 
plement :  inie  aux  Puces.  Vous  voilà  édifié  sur  le  sort  qui  vous  attend, 
si  vous  y  pénétrez.  Au  bout  de  cette  ruelle,  sur  l'autre  rive  du  canal, 
s'étend  tout  un  îlot  de  maisons   qu'on  nomme  le   Vlooijenbunj 
(château  ou  bourg  aux  Puces),  et  cela  semble  naturel  à  tout  le 
monde.  La  Haye  ne  renferme-t-elle  pas  dans  son  quartier  juif  une 
voie  qui  se  nomme  la  rue  aux  Poux? 

Ce  n'est  pourtant  pas  là  le  côté  le  plus  mal  hanté  et  le  plus  négligé 
du  quartier  juif.  Pourvoir  ses  vrais  cloaques,  que  la  propreté  hollan- 
daise rend  plus  choquants  encore,  il  nous  faudrait  appuyer  sur  la 
droite.  Là  nous  trouverions,  dans  des  ruelles  immondes,  décorées 
de  loques  sordides  qui  sèchent  au  bout  d'un  bâton,  au  seuil  de  mai- 
sous  couvertes  de  crasse  et  d'ulcères,  une  population  hâve  et  fétide, 
croupissant  au  milieu  d'épluchures  innomées.  Mais  évitons  ce 
spectacle  nauséabond  et  n'abandonnons  point  la  Jodenbréestraat. 


A  TRAVERS  LES  RUES.  207 

Découvrons-nous,  s'il  vous  plait,  devant  cette  jolie  maison  qui 
jure  avec  ses  voisines.  Ses  assises  de  brique  et  de  pierre,  son 
attique  élégant,  son  petit  escalier  de  granit  suffiraient  à  excuser 
notre  attention,  si  une  inscription  enveloppée  d'une  couronne  ne 
nous  disait  que  nous  sommes  devant  un  des  sanctuaires  de  l'art  hol- 
landais. C'est,  en  effet,  dans  cette  demeure,  à  la  fois  gracieuse  et 
simple,  que  Rembrandt  habita  pendant  les  plus  belles  années  de  sa 
vie:  c'est  là  que  ce  merveilleux  génie  peignit  ses  plus  belles  œuvres 
et  grava,  pour  la  postérité,  ces  étonnantes  compositions,  qui  au- 
jourd'hui encore  nous  surprennent  et  nous  ravissent.  Il  vint  s'y 
installer  au  lendemain  de  son  mariage  avec  Saskia  Uylenburg.  Aupa- 
ravant, il  demeurait  de  l'autre  côté  du  pont,  dans  la  Sint  Antho- 
nies  Brêestraat.  Mais  la  maison  était  trop  petite  pour  un  ménage, 
et  puis  l'artiste  espérait  dans  l'avenir,  et  le  présent  lui  souriait. 

Cette  résidence  nouvelle  n'était-elle  pas,  du  reste,  admirablement 
choisie?  le  grand  artiste  n'avait  qu'à  lever  les  yeux  pour  apercevoir 
le  superbe  clocher  de  la  Ziiiderkerk,  lançant  dans  le  ciel  son  élégant 
campanile  aux  tons  chauds  et  aux  formes  gracieuses.  De  sa  fenêtre, 
il  découvrait  ÏOudeSchans  avec  sa  merveilleuse  perspective  dominée 
parla  tour  de  Mot%talbaan,  et  enfin,  à  ses  pieds,  ne  voyait-il  pas 
défiler  la  plus  étonnante  procession  qu'il  pût  souhaiter  ?  Les  types 
les  plus  curieux  et  les  plus  étranges,  les  gueux,  les  mendiants,  et 
toute  cette  étonnante  juivaillerie  qu'il  a  si  bien  rendue,  se  succé- 
daient tout  le  jour  sous  ses  fenêtres.  Combien  d'estampes  amusantes 
et  curieuses  sont  sorties  de  cette  contemplation?  Sa  Faiseuse  de 
pannekoekeriy  son  Lépreux^  sa  Synagogue^  son  Vendeur  de  mort- 
aux-rats,  sa  Femme  à  la  calebasse  y  son  Juif  au  grand  bonnet  ^  et 
tant  d'autres  sujets  étonnants,  il  les  a  trouvés  là,  dans  la  Joden- 
brêestraat.  C'était  une  mine  intarissable  pour  un  génie  comme  le 
sien. 

Aussi  y  demeura-t-il  près  de  vingt  ans;  et  quand  il  quitta  cette 
demeure  pour  aller,  amère  dérision  !  se  réfugier  au  Canal  des  Roses 
(Rosengracht),  il  avait  perdu  ce  qu'il  aimait  le  plus  au  monde,  sa 
femme  et  son  fils  ;  il  avait  dissipé  sa  fortune,  et,  poursuivi  par  ses 
créanciers,  il  lui  fallait  consacrer  son  avenir  à  liquider  son  passé. 


20a  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

Heureusement  pour  nous,  les  épreuves  les  plus,  cruelles  ne  purent 
entamer  ce  vaste  génie;  et  dans  ses  dernières  années  conune^au 
meilleur  temps  de  sa  vie,  il  ne  cessa  de  produire  avec  la  même 
sérénité  ces  chefs-d'œuvre  inimitables,  qui  sont  la  gloire  de  son 
pays  et  l'honneur  de  son  siècle. 

Rembrandt  n'est  point,  du  reste,  le  seul  hôte  illustre  qiii  ait  véca 
dans  ces  parages.  Spinoza  a  dû  naître  et  vivre  tout  près  d'ici.  Où? 
On  l'ignore  encore,  mais  on  finira  parle  découvrir  '.  C'est  dans  quel-r 
qu'une  de  ces  échoppes  qu'il  a  travaillé ,  c'est  dans  quelqu'une  de 
ces  bicoques  qu'il  a  étudié  Descartes  et  imaginé  son  système.  C'est 
bien  certainement  tout  près  d'ici  qu'il  a  vécu  jusqu'au  jour  où,, 
chassé  par  ses  coreligionnaires,  qui  voyaient  en  lui  un  apostat,  et 
poursuivi  par  leur  haine,  il  fut  forcé  d'aller  cacher  son  génie  dans 
une  ville  plus  hospitalière,  où,  ironie  du  sort!  le  philosophe  qui 
voulait  dessiller  les  yeux  de  ses  contemporains  fat  forcé,  pour 
subsister,  de  fabriquer  des  verres  de  lunettes. 

Saint-Évremont,  qui  le  connut  à  cette  époque,  nous  a  laissé  son. 
portrait  :  «  Il  avait,  nous  dit-il,  la  taille  médiocre  et  la  physionomie 
agréable;  son  savoir,  sa  modestie  et  son  désintéressement  le  faisaient 
estimer  et  rechercher  de  toutes  les  personnes  d'esprit  qui  se  trou- 
voient  à  là  Haye.  »  Imagine-t-on  une  figure  pareille  pour  un  aussi 
farouche. réformateur?  Il  est  vrai  que,  rendu  prudent  par  le  traite-, 
ment  que  lui  avaient  fait  endurer  les  juifs  d'Amsterdam,  il  dissîmu^ 
lait  une  partie  de  son  système  et  ne  se  livrait  pas  tout  entier  à  ses 
interlocuteurs.  «  Il  né  paraissoit  point,  dans  ses  cotiversations  or<]i- 
naires,  qu'il  eût  les  sentiments  qu'on  a  ensuite  trouvés  dans  ses^ 
œuvres  posthumes.  Il  admettoit  un  être  distinct  de  la  matière,  qui 
avoit  opéré  des  miracles  par  des  voyes  naturelles,  et  qui  avait 
ordonné  la  religion  pour  faire  observer  la  justice  et  la  charité  et 
pour  exiger  Tobéissance.  » 


'  Depuis  que  CCS  lig^nes  sont  écrites,  M.  Scheltema  a  découvert  le  ]ieu  de  nais- 
sauce  de  Benedictus  de  Spinoza.  «  C'est  sur  le  Houtgracht,  m'écrit  réuiinen^ 
archiviste  d'Amsterdam,  dans  ]a  maison  portant  la  lettre  Q  et  le  n*  205,  qu'esl 
né  Spinoza.  Cette  maison,  habitée  par  J.  N.  Hergt,  est  aujourd'hui  occupée  par 
un  magasin  de  porcelaines.  » 


i 


k  TRAVEHS  LES  IllIES. 


Cela  différait  sensiblement  de  ce  qu'il  proclama  depuis  comme 
base  de  sa  doctriDc.-  Mais  laissons  là  Spinoza  et  la  philosophie,  et 
continuons  notre  promenade. 


AMSTERDAM 
Ln  |>oi'te  Saiot-Antoioc. 


Franchissons  le  pont-levls,  et,  tout  en  passant,  donnons  un  coup 
d'œil  à  i'Oitde  Sehaiis,  qui  s'ouvre  devant  nous.  C'est  un  des 
coins  les  plus  remarquables  de  la  ville.  Ce  long  canal  encombré  de 


2l0  AMStEllDAM   Et  VENISE. 

bateaux,  avec  ses  rives  garnies  de  maisons  brunes,  avec  ses  trains 
de  bois  qui  cachent  presque  l'eau  i  et  au  loin  cette  tour  moitié 
briques  et  moitié  ardoises,  rouge  et  noire,  qui  coupe  le  ciel;  puis, 
plus  loin  encore,  derrière  les  ponts  et  les  écluses,  cette  petite 
échappée  qui  donne  sur  l'Y  ;  tout  cela  forme  un  tableau  magique. 

Une  fois  le  pont  franchi,  nous  entrons  dans  la  large  rue  de  Saint- 
Antoine,  dans  Sint  Anihonies  Brêestraat.  Nous  sommes  encore  sur 
le  domaine  des  Juifs.  Je  n'ai,  du  reste,  guère  besoin  de  vous  le  dire, 
cela  se  voit  et  se  sent.  Les  nez  en  crochet  et  les  cheveux  frisés 
abondent;  mais,  sur  les  confins  de  leur  empire,  les  enfants  d'Israël 
se  montrent  moins  envahissants.  Ici  les  maisons  .leur  suffisent 
presque.  Ils  ne  campent  plus  dans  la  rue  et  ne  couvrent  plus  la 
chaussée  de  leurs  étalages  fantastiques.  C'est  à  peine  si  quelques 
négociants  ambulants  se  promènent  avec  leurs  brouettes  et  leurs 
éventaires,  psalmodiant  le  prix  et  le  détail  de  ce  qu'ils  offrent. 
Mais,  par  contre,  de  chaque  côté  de  la  rue,  les  maisons  sont  encom- 
brées des  industries  les  plus  diverses.  Depuis  le  sous-sol,  où  l'on 
descend  par  une  sorte  d'échelle,  jusqu'au  grenier,  tout  est  boutique. 
Chaque  étage  renferme  un  commerce  et  un  commerçant.  Que  les 
habitants,  toutefois,  ne  nous  empêchent  pas  de  regarder  la  rue,  et 
que  les  maisons  ne  détournent  point  notre  attention  de  cette  petite 
poite  qui  se  trouve  sur  notre  gauche  et  de  la  petite  citadelle  que 
nous  apercevons  au  loin.  La  porte,  avec  ses  ornements  funèbres, 
ses  crânes  et  ses  ossements  en  croix,  ne  manque  pas  d'un  certain 
caractère.  Elle  date  du  dix-septième  siècle  et  donnait  accès  jadis 
dans  le  cimetière  de  la  Zuidektrh,  Aujourd'hui  les  cimetières  sont 
hors  la  ville,  et  c'est  miracle  que  cette  entrée,  avec  ses  insignes  de 
la  mort,  n'ait  point  encore  disparu. 

Quant  à  la  petite  citadelle,  c'est  l'ancienne  porte  Saint-^Antoine* 
Bien  qu'elle  ait  changé, de  destination,  elle  a  vraiment  encore  une 
belle  tournure.  Ses  grosses  tours  et  ses  tom*elies,  ses  meurtrières  et 
ses  toits  pointus  réjouissent  le  regard)  et  forment  une  agréable 
perspective. 

Elle  fut  construite  en  1490.  Une  pierre,  qui  se  trouve  encadrée 
dans  la  façade  postérieure,   en  fait  foi.  En  ce  temps-là^  la  ville 


À  TRAVERS   LES  RUES.  211 

n* allait  pas  plus  loin  •  Amsterdam  s'arrêtait  là .  La  rue  où 
nous  sommes,  le  quartier  juif,  et  toute  la  partie  du  sud-est  de 
la  ville,  n'existaient  point.  C'étaient  de  gfrandes  prairies,  des 
polders  tonfliis,  où  les  vaches  noires  et  blanches  paissaient  trau* 
quiUement. 

Aujourd'hui  la  vieille  porte,  qui  se  trouve  enfermée  au  centre  de 
la  cité,  a  répudié  ses  allures  guerrières.  Jadis,  elle  dominait  les 
fossés  de  la  ville  et  s'appuyait  sur  de  fortes  murailles.  Mais  depuis 
longtemps  les  remparts  ont  disparu  et  les  fossés  comblés  ont  fait 
place  à  un  double  marché  qui,  d'un  côté,  se  nomme  Marché  Neuf 
{Nieuwemarkt)^  et  de  l'autre,  Vichmarku  c'est-à-dire  Marché  aux 
Poissons.  Le  Marché  Neuf  est  une  grande  place,  peu  régulière,  mais 
très-pittoresque,  à  laquelle  vient  aboutir  le  Kloveniers  burgival  ou 
fossé  des  Arquebusiers.  Ce  grand  canal  bordé  de  larges  quais,  avec 
ses  arbres  et  ses  maisons,  ses  ponts  et  ses  bateaux,  et  son  animation 
constante,  offre  une  perspective  tout  à  fait  réjouissante.  Les  vieilles 
maisons  qui  le  bordent  penchent  en  avant  leur  pignon  de  travers  et 
mirent  leurs  noires  façades  dans  les  eaux  épaisses  et  verdâtres.  Leurs 
rangées  titubantes  se  continuent  sur  la  place,  qu'elles  entourent 
comme  un  cercle  de  vieux  troubadours  avinés.  La  plupart,  en  effet, 
ont  des  entablements  qui  ressemblent  à  des  panaches,  ou  sont 
coiffées  de  pignons  à  redans.  Leurs  assises  de  pierre  et  de 
brique ,  leurs  modillons  sculptés ,  leurs  enseignes  ou  leurs 
armoiries  incrustées  dans  la  pierre,  leurs  fenêtres  à  petits  car- 
reaux, semblent  nous  dire,  en  vieux  langage,  les  faits  et  gestes 
du  temps  jadis,  et  nous  fredonner  les  antiques  ballades  de  la  reine 
de  l'Y. 

Que  de  choses,  en  effet,  se  sont  passées  sur  cette  place  et  que 
d'événements  pourraient  nous  raconter  toutes  ces  vieilles  maisons  ! 
Cette  étroite  ruelle  que  vous  voyez  à  gauche ,  qui  vous  semble 
triste  et  sombre,  dont  l'entrée  parait  froide  et  humide  comme  celle 
d'une  cave,  où  l'air  et  le  soleil  n'osent  presque  pas  pénétrer,  porte 
un  nom  sinistre.  On  l'appelle  la  rue  du  Sang  {Bloedstraat).  C'est 
dans  ce  recoin  de  la  ville  qu'habitait  la  sainte  Inquisition.  Plus 
loin,  se  trouvent  1^  rue  d^s  Moines  et  la  ruelle  de  la  Courtine 


212  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

{Gordijnsteeg).  C'est  au  milieu  du  Nieuwemarkt  qu'avaient  lieu  la 
plupart  des  exécutions.  C'est  là  encore  que,  dans  ces  derniers 
temps,  on  pendait  les  criminels.  Aujourd'hui  ces  spectacles  fu- 
nèbres ont  disparu  pour  toujours,  et  la  Néerlande,  en  proscrivant 
la  peine  de  mort  de  ses  lois  répressives,  s'est  placée  à  la  tète  des 
nations  civilisées. 

Mais  le  Nieuwemarkt  conserve  dans  son  histoire  bon  nombre 
de  souvenirs  moins  lugubres.  C'est  dans  une  de  ces  jolies  maisons 
qu'habita  Bartlwlomeus  Van  cler  Heist,  le  grand  peintre  de  la 
bourgeoisie  patricienne ,  le  portraitiste  par  excellence  des  élégantes 
et  des  puissants  d'Amsterdam.  Tout  ce  que  la  grande  cité  possédait 
alors  d'illustre  et  de  riche  vint  poser  dans  son  atelier.  Grâce  à  bii, 
nous  revoyons  aujourd'hui  vivante  et  animée  cette  société  hollan- 
daise qui,  depuis  plus  de  deux  siècles,  goûte  l'éternel  repos. 

Le  Marché  aux  Poissons,  qui  se  trouve  derrière  la  vieille  .porte 
Saint- Antoine ,  est  une  constniction  commode,  bien  installée  et 
qui,  au  point  de  vue  utilitaire,  est  biçn  supérieure  à  la  Peschiera 
de  Venise.  Mais,  par  contre,  les  étalages  qu'on  y  voit  n'ont  pas 
cet  aspect  pittoresque  qui  nous  a  tant  réjouis.  C'est  à  peine  si  le 
cabillaud  et  le  saumon,  la  sole  et  la  plie,  l'anguille  de  mer  et  le 
hareng,  qui  en  forment  les  hôtes  ordinaires,  peuvent  compter  sur 
la  visite  accidentelle  de  quelque  monstre  exceptionnel. 

Disons,  du  reste,  qu'Amsterdam  n'a  pas  non  plus,  pour  les 
produits  de  sa  pêche,  le  fanatisme  que  Venise  nourrit  pour  les 
hôtes  de  l'Adriatique.  Le  poisson  de  TY  ne  se  mange  guère  à 
Amsterdam,  et  les  belles  pièces  prennent,  pour  la  plupart,  le  chemin 
de  Cologne  ou  celui  de  Bruxelles.  Il  est  presque  rare  de  voir  du 
poisson  frais  sur  une  table  amsterdamoise.  Une  ou  deux  fois  par  se- 
maine au  plus  on  en  mange  dans  les  familles  ;  et  les  restaurants  et 
les  tables  d'hôte  de  la  ville  n'en  ont  guère  que  le  vendredi,  à  cause 
de  leurs  hôtes  catholiques.  Seul  le  hareng,  quand  il  arrive,  fait  ex- 
ception à  cette  règle  presque  générale.  Pour  celui-là,  il  n'y  a  ni 
fêtes  ni  dimanches.  C'est  un  hôte  désiré  qu'on  attend  avec  impa- 
tience; aussi,  dans  la  saison,  veut-on  le  voir  sur  sa  table  chaque 
jour  et  presque  à  chaque  repas. 


A  TRAVERS  I.KS  RUES.  .  213 

A  côté  du  Fisckmarkt  s'ouvre  une  longue  i-ue,  bruyante  et  pas 
trop  large,  que  nous  allons  suivre  quelque  temps.  C'est  la  Zeedijk, 
la  digue  de  mer.  Rien  que  ce  nom  nous  indique  ce  qu'était  la  nie 
dans  son  principe.  Aujourd'lini,  le  voisinage  du  port  lui  donne 
encore  une  pbysionomie  toute  spéciale.  C'est  dans  ce  quartier,  en 
effet,  que  les  marins,  au  retour  de  leurs  longs  et  périlleux  voyages , 


AMSTERDAM 
lentolirs  du  nnarlier  jiiil. 


logent  et  vivent  en  attendant  un  nouveau  départ  et  de  nouvelles 
pérégrinations  à  entreprendre.  Aussi  magasins  et  boutiques  sont-ils 
encombrés  de  tout  ce  qui  est  indispensable  ou  nécessaire,  utile  ou 
même  agréable  aux  bdtes  babituels  de  la  mer  du  Nord  et  de 
rOcéan.  Les  maisons  elles-mêmes  sont  agencées  de  façon  à  pouvoir 
leur  offrir  des  logements  en  harmonie  avec  leurs  besoins  et  leurs 
ressources.  A  chaque  instant,  vous  voyez  sur  une  porte  :  Zeemanlo- 
gement,  écrit  en  grosses  lettres.  Et  quelquefois,  sur  le  seuil  de  la 


214  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

maison,  ou  apparaissant  aux  fenêtres  des  divers  étages,  les  figures 
bronzées  de  loups  de  mer,  jeunes  ou  vieux,  mais  toujours  désœu- 
vrés, dépaysés,  et  comme  étonnés  de  se  trouver  transplantés  sur 
le  «  plancher  des  vaches  » . 

Ce  n'est  point  tout,  en  effet,  que  d'être  à  terre,  il  faut  encore  savoir 
où,  comment  et  avec  qui  s'amuser.  L'argent  dépensé  seul  ne  soucie 
guère.  Il  semble  qu'on  n'en  ait  point  assez  vite  raison;  donc,  il 
faut  a  de  la  société  » ,  des  amis  qui  vous  aident,  et  certes  ces  gens« 
là  ne  manquent  point.  On  m'a  même  assuré  que  plus  haut  dans  la 
rue,  dans  certaines  maisons  qui  sont  auprès  du  port,  le  marin,  au 
retour  de  ses  lointains  voyages ,  pouvait  obtenir  à  prix  réduit  une 
famille  complète  et  un  ménage  organisé.  Pendant  tout  le  temps 
qu'il  demeure  à  terre,  il  peut  se  prélasser  au  milieu  des  fades 
senteurs  d'un  intérieur  pauvre.  Il  a  compagnie  pour  aller  au 
dehors  et  pour  demeurer  au  logis  ;  parents  de  rencontre  et  amis 
d'occasion  qui  l'aident  de  toutes  leurs  forces  à  dissiper  son  épargne. 
Lui,  le  pauvre  isolé,  s'applaudit  de  trouver  de  si  vives  sympa- 
thies sur  sa  route,  et  l'argent  sort  de  son  gousset  pour  abreuver 
ces  sincères  affections.  Mais,  un  beau  jour,  la  bourse  est  à  sec  ; 
il  faut  de  nouveau  partir.  On  signe  un  nouvel  engagement  et  l'on  se 
met  en  route.  Les  amis  vous  font  la  conduite  à  bord;  on  s'embrasse 
et  quelquefois  on  pleure  ;  on  boit  au  moins  dix  fois  le  dernier  verre 
d'adieu.  Tout  ému,  on  se  frappe  dans  les  mains,  on  se  crie  :  u  Au 
revoir.  »  Et  le  pauvre  matelot  égaré  au  milieu  des  mers  songera 
plus  d'une  fois  à  ces  affections  improvisées;  il  reverra  dans  son 
esprit  cette  chambre  enfumée,  et  son  cœur,  ému  par  le  souvenir  de 
ces  jours  passés  u  en  famille  »,  laissera  échapper  un  soupir  à 
l'adresse  du  bonheur  entrevu  de  cet  entourage  de  rencontre. 

Mais  tournons,  s'il  vous  plaît,  à  gauche;  prenons  la  Vredenburq 
steeg,  traversons  ce  petit  pont  de  bois,  et  regardons  à  notre  droite. 
Nous  nous  trouvons  en  ce  moment  sur  l'un  des  points  les  plus  pitto- 
resques qui  soient  à  Amsterdam.  Je  sais  qu'en  disant  cela  je  vais  faire 
frémir  plus  d'un  honnête  Amsterdamois ;  mais  qu'importe!  Ces 
grandes  maisons  décrépites  et  lépreuses,  qui  baignent  leurs  pieds 
dans  l'eau  et  décrivent  une  courbe  bizarre  ;  ces  mille  fenêtres  qui 


A  TRAVERS  LES  RUES.  215 

les  percent  en  tous  sens,  ces  amas  de  fleurs  qui  semblent  des  jardins 
suspendus,  ces  vérandas,  qui  ont  tout  l'air  de  moucharabis,  donnent 
à  ce  côté  de  VOude  Zijds  Achter  Burgwal  une  physionomie  toute 
spéciale.  Forcez  un  peu  les  couleurs,  foncez  le  bleu  du  ciel,  enso- 
leillez fortement  les  maisons,  soulignez  les  ombres  d'un  trait  noir, 
et  vous  vous  croirez  à  Gonstantinople  ou  à  Venise,  jamais  à  Am- 
sterdam. 

En  continuant  votre  chemin,  le  petit  pont  qui  coupe  VOude  Zijds 
Voor  Burgwal  nous  offrira  un  spectacle  à  peu  près  analogue.  Ces 
canaux  sans  quais,  qui  font  le  désespoir  des  voisins^  font  la  joie  du 
coloriste;  ces  eaux  vertes,  ces  maisons  dont  la  brique  perce  sous  la 
couche  de  plâtre,  ces  boiseries  noires  ou  grises,  ces  vitrages  qui 
accrochent  les  lueurs  du  ciel  et  les  reflets  de  l'eau,  fournissent  à 
l'aquarelliste  les  plus  magnifiques  motifs  qu'il  puisse  souhaiter. 

En  descendant  du  pont,  nous  revoilà  dans  le  quartier  des  marins. 
Ces  maisons,  à  droite  et  à  gauche,  à  l'air  sombre  et  peu  engageant, 
ce  sont  des  musicos.  Elles  n'ont  guère  l'apparence,  avec  leurs  bou- 
tiques borgnes  préservées  du  jour  par  des  rideaux  de  cotonnade 
rouge,  de  temples  élevés  aux  Muses.  Revenez-y  le  soir.  Leur  aspect 
n'est  plus  le  même.  Les  disciples  d'Euterpe  et  de  Terpsychore  s'y 
sont  donné  rendez-vous.  Des  orchestres  indisciplinés  écorchcnt  sur 
tous  les  tons  et  rarement  en  mesure  les  valses  de  Strauss  et  les 
polkas  d'Offenbach.  Le  Beau  Danube  bleu  ou  les  refrains  de  la 
Belle  Hélène  mettent  en  mouvement  les  énormes  bottes  des  ma- 
telots et  les  souliers  ferrés  des  gens  du  port.  Les  hourras  accom- 
pagnent cette  cadence  bizarre  faite  de  secousses  imprimées  au 
plancher.  Et  toute  cette  foule  s'agite  au  milieu  de  tourbillons  de 
fumée,  entretenant  son  ardeur  avec  force  verres  de  schiedam  et  sa 
soif  par  une  consommation  déréglée  d'œufs  durs  et  de  concombres 
confits.  Tristes  plaisirs,  direz-vous,  que  ceux  goûtés  de  la  sorte 
dans  une  atmosphère  empestée  par  le  genièvre  et  le  tabac  ;  tristes 
plaisirs  en  effet,  et  malgré  cela  il  semble  que  ce  soit  un  paradis, 
tant  ces  braves  gens  s'y  rendent  avec  ferveur,  et  tant  surtout  ils 
ont  de  la  peine  à  le  quitter. 
\    Si  nous  longeons  pendant  quelques  instants  VOude  Zijds  Voor 


21G  AMSTERDAM    ET    VENISE. 

Burgwaly  nous  n'allons  pas  tarder  à  nous  trouver  derrière  ÏOude^ 
kerk.  C'est  un  charmant  tableau  que  celui  qui  s'offrira  alors  à  nos 
yeux.  La  vieille  église,  avec  ses  grandes  baies  ogivaîes  et  ses  toits 
inclinés  en  tous  sens,  avec  son  beau  clocher  noir  et  son  horloge 
dorée,  semble  émerger  du  feuillage.  A  ses  pieds  s'étend  une  gra- 
cieuse petite  place  qu'entourent  de  vieilles  habitations  presque 
contemporaines  de  l'église.  Ajoutez  à  cela  le  canal  qui  reflète  les 
maisons,  les  arbres  et  le  ciel,  et  un  petit  pont  de  bois  qui  coupe 
le  canal;  tout  cela  se  compose  admirablement  et  forme  un  dé- 
licieux point  de  vue,  qui  ne  peut  manquer  de  nous  retenir  quelques 
minutes. 

Si  vous  faites  le  tour  de  l'église,  ne  manquez  pas  de  remarquer 
les  portes  latérales.  L'une  est  d'un  beau  style  gothique,  avec  des 
armoiries  à  profusion,  et  l'autre,  qui  appartient  à  la  Renaissance, 
est  charmante  de  dessin  «et  d'un  goitt  excellent.  Mais  nous  voici  de 
nouveau  dans  une  des  grandes  artères  de  la  cité;  c'est  la  /Finr- 
moestraat  ou  rue  aux  Herbes,  jadis  l'une  des  plus  célèbres  de  la 
ville,  l'une  des  plus  passantes  et  des  mieux  fréquentées,  u  La  peu- 
plée et  marchande  rue  aux  Herbes,  comme  dit  Gaspar  Barleus  ^,  où 
les  maisons  sont  extrêmement  chères  et  les  places  fort  étroites.  Là 
demeurent  pesle-mesle  les  orfèvres,  horlogers,  joailliers,  tapissiers, 
lapidaires,  fourbisseurs,  armuriers,  sculpteurs,  estaisniers,  les  mar- 
chands de  vin,  de  toiles,  de  draps,  de  soye,  peletîers,  chapeliers, 
passementiers,  droguistes,  apothicaires,  ciriers  et  infinies  autres 
sortes  de  marchans  et  artisans.  »  C'est  par  cette  rue  que  Marie  de 
Médicis  fit  son  entrée  dans  Amsterdam.  Le  conseil  communal,  qui 
voulait  l'éblouir,  lui  fit  prendre  ce  chemin  pour  qu'elle  pût  juger 
d'un  coup  la  population  d'Amsterdam,  sa  richesse  et  son  industrie. 
Au  dix-septième  siècle,  en  effet,  la  JVarmoestraat  jouait  le  r6le 
que  remplit  de  nos  jours  la  Kalverstraat  ;  et  cela  se  comprend. 
A  ce  moment  toute  l'activité  de  la  ville  se  portait  vers  la  mer  ; 


*  Marie  de  Médicis  entrant  dans  Amsterdam,  ou  Histoire  de  la  réception  faictc 
à  la  Reyne  mère  du  Roy  très-chrestien  par  les  bourgmaistres  et  bourgeois  de  la 
ville  d'Amsterdam.  Gaspar  Barleus,  Auisterdaiu,  1G38. 


A   TRAVERS  LES  RUES.  217 

c*est  donc  entre  le  port  et  le  Dam  que  se  trouvait  tout  le  mouve- 
ment, et  la  fFarmoestraat ,  qui  reliait  la  Bourse  aux  docks  de 
l'Est  et  aux  rivages  de  VY,  était  le  chemin  obligé  des  armateurs^ 
des  spéculateurs,  des  flâneurs  étrangers  et  des  négociants  de 
la  ville. 

Aujourd'hui  que  le  centre  de  la  vie  s'est  déplacé,  qu'Amsterdam 
s'est  étendue  dans  tous  les  sens,  que  les  routes  nouvelles  et  les  che- 
mins de  fer  ont  remplacé  la  navigation  amoindrie  sinon  disparue,  il 
ne  faut  pas  s'étonner  que  la  fFarmoestraat  nous  semble  moins 
animée  qu'au  temps  de  Marie  de  Médicis.  Les  maisons,  elles  aussi, 
ont  perdu  leur  ancienne  splendeur.  On  a  peine  à  se  figurer  qu'elles 
aient  été  les  plus  aristocratiques  de  la  ville,  et  que  le  duc  d'Albe, 
tout-puissant  maître  du  pays,  ait  tenu  à  y  loger.  C'est  à  Thôtel  de 
Tournay,  au  coin  de  la  Tapenbrugsteeg ,  qu'il  habita  en  1573,  dans 
les  années  néfastes  où  la  tyrannie  espagnole  essayait  de  noyer  Tin- 
dépendance  batave  dans  un  fleuve  de  sang.  Un  peu  plus  haut, 
auprès  de  Sint-Janstraat ,  chez  Gornelis  Loefszoon  (si  j'ai  bonne 
mémoire),  logea,  en  1567,  le  comte  de  Bréderode,  et  c'^st  aussi 
tout  près  de  là  qu'est  né  le  célèbre  poète  Bréderoo,  qui  eût  pu  être 
le  Molière  de  la  Hollande  si  sa  muse, 

Un  peu  trop  forte  en  gueule  et  fort  impertinente , 

n'eût  préféré  suivre  une  voie  infiniment  plus  rabelaisienne. 
Mais  la  renommée  de  tous  ces  illustres  habitants,  grands  seigneurs 
et  poètes,  se  trouve  singulièrement  éclipsée  par  celle  de  ce  bon 
vieillard  qui,  pendant  vingt  ans  de  sa  vie],  vendit  des  bas  à  ses 
concitoyens  et  tint  boutique  au  coin  de  la  fFarmoestraat  et  de  la 
ruelle  du  Vieux-Pont  (Oudebrugsteeg).  Cet  honnête  négociant  conti- 
nuait là  le  commerce  de  sa  famille,  mais  son  esprit  était  ailleurs. 
Dans  son  imagination  merveilleuse,  les  héros  et  les  dieux  apparais- 
saient éclatants  de  gloire  et  resplendissants  de  lumière  ;  et  quand 
le  bonhomme  racontait  ses  visions,  il  le  faisait  dans  un  merveilleux 
langage,  que  nul  n^a  surpassé  depuis.  ^Ses  confrères  le  traitaient  de 

rêveur  ;  et  ses  clients ,  qui  ne  comprenaient  rien  à  ses  élans  poéti- 
sa 


218  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

qties,  le  quittèrent.  Les  affaires  alors  marchèrent  de  mal  en  pis,  d'au* 
tant  que  le  pauvre  homme  s*attaqua  à  forte  partie.  Ne  s'était-il  pas 
avisé,  lui  petit  négociant,  de  s^indigner  du  meurtre  d'Oldenbarneveld 
et  de  conserver  au  fond  de  son  cœur  une  dette  de  reconnaissance  pour 
ce  grand  citoyen?  Il  osait,  lui  simple  poète,  résister  aux  Gomaristes 
triomphants.  Était-ce  donc  parce  qu'il  avait  traduit  Virgile,  Horace 
et  Ovide,  parce  qu'il  était  l'auteur  de  trente  tragédies,  les  plus  belles 
qu'on  eût  écrites  dans  sa  langue,  qu'il  lui  était  permis  de  relever 
la  tête  et  de  dire  hautement  son  opinion?  Certes  cela  ne  pouvait 
être  admis.  Tolérer  semblable  chose  eût  été  de  la  dernière  impru- 
dence. Que  serait  devenu  le  prestige  de  l'argent,  s'il  eût  suffi 
d'être  un  grand  poète  pour  se  rébellionner  contre  l'autorité  d'un 
synode  et  l'infaillibilité  des  Predikants?  Aussi,  non-seulement  le 
pauvre  homme  fut  ruiné,  mais  encore  traîné  devant  les  juges  et, 
qui  pis  est,  condamné.  Disons  cependant,  à  la  louange  d'Amster- 
dam, que  Jooste  Vondel,  le  plus  grand  poète  de  la  Néerlande,  ne 
mourut  point  de  faim.  Grâce  à  la  bienfaisance  d'un  bourgmestre,  il 
obtint  au  Mont-de-Piété  un  petit  emploi,  qu'il  conserva  jusqu'à  la 
fin  de  sa  vie;  et  ni  la  calomnie  ni  les  démarches  incessantes  de  ses 
ennemis  ne  purent  lui  ravir  le  pain  destiné  à  soutenir  ses  vieux 
jours. 

Mais  nous  voici  revenus  au  Dam.  Nous  ayons  parcouru  tout  le 
centre  et  tout  l'est  de  la  ville.  Il  nous  reste  maintenant  les  rues  du 
nord-ouest.  Elles  sont  peu  nombreuses ,  et  ce  ne  sont  pas  les  plus 
intéressantes;  aussi  avant  de  nous  y  engager  nous  donnerons,  s'il 
vous  plaît,  un  coup  d'œil  à  deux  voies  qui  s'ouvrent  auprès  de  nous, 
et  méritent  bien  un  regard. 

La  première,  cette  vaste  rue  qui  s'étend  à  notre  gauche,  est  la 
Damstraat.  Nouvellement  élargie,  en  grande  partie  reconstruite, 
elle  a  perdu  tout  caractère  et  ne  conserve  guère  de  souvenirs  du 
vieux  temps.  Nous  n'en  parlerions  pas  sans  un  certain  passage  cou- 
vert, qu'il  nous  faut  signaler  à  votre  attention.  Ce  passage  est  tout 
en  granit,  construit  dans  le  goût  de  ces  années  dernières;  nous  nous 
abstiendrons  d'en  juger  l'architecture,  mais  nmis  le  traverserons 
pour  arriver  à  une  petite  boutique  qui  se  trouve  tout  au  fond,  dans 


À  TRAVERS  LES  RUES.  ild 

la  inielle  de  la  Flèche,  Pijlsteeg.  Le  propriétaire  de  cette  échoppe 
porte  iin  nom  doublement  célèbre  et  dans  l'industrie  et  auprès  des 
g[Ourmets  :  c'est  là  que  ses  ancêtres  ont  commencé  le  commerce  qui 
devait  leur  acquérir  une  fortune  immense  et  une  renommée  univer- 
selle. Il  est/  en'effet,  peu  de  pays  au  monde  où  le  nom  de  Wynand 
Focking  ne  soit  parvenu.  Il  n'est  guère  non  plus  d'amateurs  de 
liqueurs  fines  dont  ces  quatre  voyelles  et  ces  neuf  consonnes  ne 
chatouillent  agréablement  l'oreille. 

Entrez  dans  cette  boutique,  que  surmonte  une  vieille  enseigne 
représentant  l'Hercule  traditionnel  ;  vous  y  trouverez  tout  dans  le 
même  état  et  à  la  même  place  qu'il  y  a  un  siècle  et  demi.  Ce  sont 
les  mêmes  petits  carreaux  laissant  filtrer  un  demi-jour  tamisé  par 
des  vitres  verdâtres.  Ce  sont  les  mêmes  rayons  chargés  d'énormes 
bouteilles  ventrues,  qui  font  rêver  à  Gargantua.  C'est  le  même 
comptoir  avec  son  petit  baquet  dans  lequel  on  rince  les  verres,  et 
ceux-ci  ont  conservé  la  forme  de  leurs  aines  d'il  y  a  cent  ans.  Rien 
n'est  changé.  On  dit  même  que  la  femme  qui  nous  sert  en  ce  moment 
date  aussi  de  l'autre  siècle.  Je  n'en  crois  rien,  quoique  depuis  dix 
ans  que  je  fréquente  la -maison,  je  Taie  toujours  vue  à  la  même 
place,  avec  la  même  coiflure,  le  même  collier,  la  même  robe  et  le 
même  sourire. 

L'autre  rue  qu'il  nous  reste  à  voir  dans  ce  quartier  s'ouvre  en  face 
de  la  PTarmoestraat.  C'est  le  Nés.  Nom  singulier,  n'est-il  pas  vrai? 
pour  des  oreilles  françaises.  Le  Nés,  qui  fait  pendant  à  la  Kalver- 
straat,  de  l'autre  côté  du  Rokin,  est  une  des  rues  les  plus  bizarres 
de  la  ville.  Elle  est  pour  la  population  civile  et  commerciale  ce  que 
la  Zeedijk  est  pour  les  marins  et  les  gens  du  port.  En  plein  jour, 
vous  la  trouverez  assez  insignifiante,  étroite,  pas  trop  propre, 
ensommeillée,  si  je  puis  m'exprimer  ainsi  ;  car  elle  ne  parait  guère 
s'éveiller  que  le  soir.  Les  maisons  en  sont  délabrées,  on  sent  partout 
la  négligence,  l'insouciance,  le  manque  d'ordre,  comme  dans  une 
chambre  non  faite  où  dans  les  coulisses  d'un  théâtre.  Tel  est  l'effet 
qu'elle  nous  produit. 

Le  soir  tout  cela  change.  Les  lumières  teintent  partout  les  car- 

« 

reaux  en  rouge.  A  travers  les  portes  et  les  croisées  entr'ouvertes 

28. 


220  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

s'échappent  des  harmonies  étranges.  Les  pianos  font  entendre 
de  bruyantes  mélopées  et  accompagnent  les  chansons  en  vogue. 
A  mesure  que  la  soirée  avance,  les  passants  se  font  plus  nombreux, 
et  les  magasins  ont  depuis  longtemps  éteint  leurs  becs  de  gaz 
dans  tout  le  reste  de  la  ville,  que  le  Nés,  continuant  d'être 
éclairé,  conserve  son  air  de  fête  et  de  bruyante  gaieté. 

C'est  dans  cette  aie,  en  effet,  que  résident  les  principaux  cafés 
chantants  de  la  ville  ;  on  y  trouve  en  outre  un  ou  deux  petits 
théâtres,  une  salle  de  bal;  il  n'en  faut  pas  plus  pour  lui  donner  une 
nocturne  animation,  qui  du  reste  contraste  vivement  avec  les  atti- 
tudes silencieuses  et  recueillies  des  petites  ruelles  aboutissantes. 
Celles-ci  ont  en  outre  des  noms  qui  s'harmonisent  mal  avec  un 
aussi  bruyant  voisinage.  Lisez  ces  noms*:  c'est  la  ruelle  de  Saint- 
lierre,  celle  des  Ermites,  ou  encore  la  petite  rue  des  Cellebroeders 
ou  Frères  de  la  vie  commune.  Une  seule  dans  tout  cet  écheveau 
parait  bien  nommée,  c'est  la  Nadorststeeg,  rue  de  la  Soif  ' .  Celle-là 
est  bien  à  sa  place  auprès  du  Nés,  Quant  aux  autres/  avouez  que 
leur  appellation  est  assez  singulière. 

Pas  plus  singulière  toutefois  que  celle  dç  la  rue  que  nous  allons 
parcourir  maintenant,  et  qui  se  nomme  la,  Nieuwedijk,  La  Nieuwc" 
dijky  ou  Nouvelle  Digiie^  qui  commence  au  Dam  pour  se  terminer 
à  l'extrémité  du  Singel,  est  en  effet,  avec  la  PFarmoestraat,  la 
voie  la  plus  ancienne  de  toute  la  cité.  Toutefois,  rue  de  grand 
passage  et  de  commerce,  elle  s'est  toujours  tenue  au  courant 
des  réformes,  et  n'a  conservé  que  peu  de  vieilles  façades  et  de 
monuments  anciens.  Pour  attirer  les  chalands,  les  commerçants 
ont  sans  cesse  rajeuni  leurs  devantures,  en  sorte  que  la  Nouvelle 
Digue,  aux  yeux  de  l'ignorant  du  passé,  justifie  assez  bien  son 
nom. 

Il  n'en  est  pas  de  même  pour  la  digue  de  Haarlem  {Haarlemmer^ 


1  Ce  qui  rend  ce  noin  plus  étrange  à  la  place  où  il  se  trouve,  c^est  que  la 
nadorst  est  une  soîf  toule  spéciale  qu'Olinger  définit  de  la  façon  suivante  : 
u  Soif  qui  suit  ordinairement  une  débauche  faite  la  veille.  »  Est-ce  un  avertis- 
sement pour  les  buveurs  de  ce  qui  les  attend  le  lendemain,  s*ils  pénètrent  dans 
le  Nés? 


A   TRAVERS   LES   RUES.  221 

dijk)^  à  laquelle  aboutit  la  Nieuwedijk,  et  qui,  bien  que  beaucoup 
plus  récente,  paraît  beaucoup  plus  âgée.  Celle-ci  a  en  effet  conservé 
les  façades  du  vieux  temps.  Les  maisons  y  sont  pressées,  seiTées, 
entassées  et  peuplées  depuis  les  sous-sols  jusqu'aux  combles.  Il 
n'est  guère,  dans  toute  la  rue,  de  cave  qui  ne  soit  boutique.  On  des- 
rend à  ces  antres  malsains  par  de  véritables  échelles.  C'est  là  que 
s'abritent  les  pauvres  gens  que  la  misère  cantonne  dans  les  petites 
industries,  marchands  de  ferraille,  de  pommes  de  terre  et  d'eau 
chaude.  Au-dessus  de  leur  tête,  les  voitures  roulent  et  les  maisons 
s'allongent.  Et  celles-ci,  qui  datent  d'un  siècle  ou  deux,  ont  conservé 
les  pignons  à  redans  et  les  attiques  pointus.  Les  frontons  Louis  X(V^ 
ornent  encore  leurs  sommets.  Les  perrons  de  granit  coupent  tou- 
jours les  trottoirs,  et  les  enseignes  sérieuses  ou  cocasses,  incrustées 
dans  la  pierre,  continuent  d'émailler  les  devantures  des  magasins. 
La  Haarlemmer  Dijk  est  du  reste  un  des  points  les  plus  animés  de 
la  ville.  C'est  un  passage  obligé  pour  quiconque  va  du  chemin  de 
fer  hollandais  au  Dam,  et  réciproquement.  Omnibus,  vigilantes, 
équipages  et  charrettes  se  succèdent  sans  interruption  ;  sans  compter 
les  piétons,  qui  longent  les  maisons,  évitant  les  chocs  et  les  écla- 
boussures. 

Mais  si  en  temps  ordinaire  la  Haarlemmer  Dijk  regorge  de  pas- 
sants,  que  dire  de  la  foule  qu'on  y  voit  le  troisième  lundi  du  mois 
d'août?  Ce  jour-là  les  trois  quarts  de  la  ville  s'y  portent.  C'est  une 
cohue  sans  pareille.  Pourquoi?  —  Vous  ne  sauriez  jamais  le  deviner. 
—  C'est  parce  qu'il  y  a  pour  le  moins  cinq  ou  six  siècles,  les  sei- 
gneurs d'Amstel  avaient  coutume,  ce  jour-là,  d'aller  chasser  aux 
cerfs  dans  la  forêt  de  Haarlem.  Le  bon  populaire  amoureux  de 
spectacles  et  de  processions  princières  s'assemblait  là,  pour  voir  le 
départ  des  chasseurs  et  assister  au  défilé  du  retour.  Depuis  ce 
temps-là,  les  sires  d'Amstel  ont  cessé  d'être.  La  forêt  de  Haariem  a 
été  remplacée  par  un  parc  anglais,  et  les  cerfs  sauvages  par  des 
chevi*euils  apprivoisés.  Mais  rien  n'y  a  fait,  et  le  bon  peuple  va 
toujours  voir  s'ils  viennent. 

C'est  là  un  de  ces  détails  qui,  mieux  qu'un  gros  livre,  font  com- 
prendre la  ténacité  d'une  race  et  son  inébranlable  obstination.  Il  est 


232  AMSTERDAM    ET   VENISE. 

vrai  -qu'on  s'est  consolé  de  cette  attente  toujours  vaine  par  un  ca- 
temboui-.  La  promenade  de  jadis  se  nommait  Her tjesda^,  le  jova  des 
cerh.  Aller  à  cette  promenade  Se  nommait  Hertjeyagen ,  chasser  le 
cerf.  On  a  changé  une  lettre.  Maintenant  on  dît  Hartjesjagen,  ce  qoi 
veut  dire  chasser  anx  cœurs.  Et  de  fait,  dans  cette  joyeuse  assem- 
blée, on  échange  plus  d'un  amoureux  coup  d'oeil  et  plus  d'un  tendre 
propos. 

Voilà  notre  course  à  travers  les  rues  tei'minée.  Nous  l'avons  bien 
écourtée  sans  doute;  notre  cadre  toutefois  ne  nous  permettait 
guère  d'en  dire  plus  long.  Il  nous  reste  maintenant  à  parcourir  les 
canaux. 


AMSTERDAM 
ml  des  «eigaeun  au  dix-sejiLiciiic  siiolc. 


SUR  LES  QUAIS 

L'AmsCel  et  ses  trois  noms.  —  Le  Roktn.  —  La  Banque.  —  Arti  et  ÀmicUiœ,  — *  Fêtes  sur 
Teau.  —  Le  Kloveniers  burgwaL  —  Le  Musée  yan  der  Hoop  et  le  Trippenhuis,  — -Lc^ 
peintres  du  rieux  temps.  —  Tableaux  et  gravures.  —  Tétje  Boen.  ^-  La  Compagnie  des 
Indes.  —  Une  église  wallonne.  —  Le  palais  de  PAmirauté.  —  Les  trésors  de  Thôtel  do- 
ville.  ^-  Cuiiosités  et  tableaux.  —  Le  Heerenlogement,  —  Le  quai  des  fabricants  de  cer- 
cueils. ~-  IjC  groene  burgwaL  —  Asiles  de  bienfaisance.  •—  Le  Binnen.  —  La  ville  et 
les  prairies.  —  Cunti'aste.  —  Le  SingeL  —  Marché  aux  fleurs.  — -  Le  Heerengracht,  — 
■  Ingenîo  et  labore.  •  —  Les  petites  maisons  de  Gronihout.  —  Galeries  et  collections.  — 
Le  Keizersgracht,  —  Félix  merith,  —  Le  Musée  Fodor.  —  La  Westerkerk,  —  Le  doc- 
teur Tulp  et  Bilderdijk.  —  Le  Westermarkt,  —  Le  Prinsengrucht,  —  Le  parc  et  le  jar- 
din zoologique.  —  Les  grands  bassins  de  l'État.  —  L*École  des  mousses.  ^-La  maison 
de  Buîter.  —  La  reconnaissance  du  peuple.  -^  LaTonr  des  pleureuses.  —  Zaandaui.  — 
La  Chine  de  la  Hollande.  —  Hystérie  de  propreté.  -^  La  cabane  de  Pîcri-c  le  Grand.  — 
Retour.  —  La  Willemspoori  et  le  Vondelspark» 


Nous  avons  vu  que  Venise  était  divisée  en  deux  parties  à  peu 

» 

près  égales  par  son  Grand  Canal;  il  en  est  de  même  d* Amsterdam. 
La  «  Venise  du  Nord  *»  est  coupée  en  deux  par  TAmstel,  bien 
autrement  vaste  et  large  que  la  grande  artère  vénitienne,  mais  qui, 
comme  celIé-ci,  affecte  la  forme  d'un  S. 

Dans  sa  course  à  ti^avers  la  ville ,  TAmstel  prend  trois  noms.  II 
s'appelle  d* abord  Binnen  Jmstel,  ce  qui  signifie  Amstel  intérieur, 
nom  qu*on  abrège  souvent  en  disant  seulement  Binnen.  Puis,  entre 
les  anciens  murs  de  la  ville  et  le  Dam,  on  le  nomme  Rokin;  et 
enfin,  après  qu'il  a  franchi  le  Dam,  dans  l'espace  qu'il  parcourt 
entre  cette  place  et  l'Y  où  il  va  se  jeter,  on  le  nomme  Damrak,  ce 
qui  signifie  coude  ou  tournant  du  Dam .  Les  Amsterdamois ,  eux , 
désignent  le  tout  sous  un  seul  nom  :  f Fa  ter,  l'eau.  Et  en  effet,  pour 
les  habitants  de  la  grande  ville,  l'Amstel  n'est-il  point  l'Eau  par 


22i  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

excellence?  N'est-ce  pas,  pour  ainsi  dire,  de  ses  flots  qu'est  sorti 
ce  hameau  de  pécheurs^  qui  devait,  dans  la  suite,  devenir  une 
cité  glorieuse,  et  la  ville  n'a-t-elle  point  emprunté  le  nom  de  sa 
jolie  rivière  pour  s'en  parer  et  le  rendre  à  jamais  célèbre?  Amste^ 
lerdam^,  d*où  Ton  a  fait  Amsterdam,  signifie,  en  effet,  «  levée 
des  habitants  de  TAmstel.  »  La  ville  doit  à  la  rivière  et  sa  vie  et  son 
nom,  c'^est  plus  qu'il  n'en  faut  pour  justifier  sa  reconnaissance. 

Si  r Amstel  affecte ,  sur  les  cartes ,  la  même  forme  que  le  Grand 
Canal,  par  contre  il  ne  lui  ressemble  guère.  Tout  d'abord,  il  a  des 
quais,  et  rien  que  cela  suffirait  à  lui  donner  une  physionomie  fort 
différente  de  celle  de  son  collègue  vénitien ,  si  ponts ,  maisons , 
bateaux,  grands  arbreS',  promeneurs,  voitures,  et  le  reste,  ne 
venaient  augmenter  encore  la  dissemblance  de  ces  deux  nobles 
rivaux. 

Vous  connaissez  déjà  le  Damrak.  C'est  par  là  que  nous  sommes 
entrés  en  ville.  Nous  avons  suivi  son  quai  pour  arriver  jusqu'au 
Dam,  nous  n'y  reviendrons  pas.  Mais  il  nous  reste  à  parcourir  le 
Rokin  et  le  Binnen  AmsteL 

Le  Rokin  est  la  partie  la  plus  étroite  de  l'Amstel.  Là  le  fleuve 
semble  se  faire  petit  et  s'amincir  pour  passer  sous  le  Dam.  Avant 
et  après  le  passage ,  les  rives  se  rapprochent  ;  mais  jamais ,  même 
dans  cette  partie,  la  plus  étroite  de  son  parcours,  l'Amstel  n'a 
moins  de  cinquante  mètres  de  large.  Dans  les  parties  les  plus  favo- 
risées, l'écartement  de  ses  rives  double  cette  distance  et  va  même 
au  delà. 

Ce  sont  là ,  vous  le  voyez ,  d'autres  proportions  que  celles  du 
Canal  Grande^  qui,  lui ,  ne  possède  jamais  plus  de  cinquante  mètres, 
même  dans  les  endroits  où  il  atteint  sa  plus  grande  largeur.  Mais 
ces  proportions  différentes  sont  bien  la  nniindre  différence  qui 
existe  entre  les  deux  grandes  voies.  Sur  le  Rokin,  plus  de  palais  de 
marbre,  plus  de  façades  fouillées,  plus  de  balcons  à  jour.  Partout 

1  Amstelodam ,  Amstelodamus ,  Amsteiredam ,  et  encore  deux  ou  trois  autres 
variations  du  nom,  sont  employés  indifféremment  jusqu'au  milieu  du  dix-hui- 
tième siècle  pour  désigner  la  capitale  de  la  Holladde.  Aujourd'hui  on  ne  dit 
plus  qu'Amsterdam. 


SUR  LES  QUAIS.  22S 

la  brique  sombre  relevée  par  des  boiseries  blanches,  les  larges  enta- 
blements surmontés  d'une  poulie,  leB  hautes  maisons  inégales,  sans 
autres  décors  que  leurs  frontons  enjolivés  d'ornements  Louis  XIV  ; 
le  beau  subordonné  à  l'utile  ;  les  fantaisies  de  Tart  répudiées  pour 
faire  place  aux  nécessités  du  négoce. 

C'est  qu'en  effet  nous  sommes  sur  un  des  points  qui  furent  jadis 
les  plus  commerçants  et  les  plus  industrieux  de  la  cité  ;  et  la  sim- 
plicité des  mœurs  commerciales  de  cette  époque  se  peint  sur  toutes 
ces  façades  presque  uniformes.  On  sent,  à  voir  ces  grandes  maisons 
brunes,  que  c'^st  là  qu'on  gagnait  l'argent,  quitte  à  le  dépenser 
ailleurs ,  ou  à  l'envoyer  fructifier  encore  dans  l'autre  hémisphère. 
De  chaque  côté  s'allongent  des  quais,  et  sur  les  quais,  des  arbres,  et 
à  l'ombre  de  ces  arbres ,  des  bateaux  qu'on  décharge ,  des  stoom^ 
booien  qu'on  emplit  d'énormes  caisses  portant  les  noms  de  Batavia, 
Bornéo,  Suriuam,  Sourabaya^  qu'on  embarque  pour  les  Indes  hol- 
landaises ,  et  dont  les  inscriptions  font  rêver  à  des  horizons  enso  - 
leillés ,  avec  des  palmiers  gigantesques ,  des  cactus ,  des  bananiers , 
et  toute  la  flore  des  tropiques.   A  mesure  que  nous  descendons 
l'activité  augmente.  Les   grandes  grues  se  <lres$ent,  les  bateaux 
se  font  plus  nombreux,  les  voitures  se  pressent  et  les  marchan- 
dises s'entassent.  Gela  va  jusqu'au  Grand-Pont  {Langebrug),  où  le 
mouvement  se  ralentit.  G'est  cette  partie  du  Rokin,  en  effet,  qui, 
bien  que  la  plus  large ,  est  la  plus  tranquille.  Des  deux  côtés  de 
grandes  et  belles  maisons  se  dressent.  Sur  la  rive  droite ,  ce  vaste 
et  superbe  hôtel  aux  larges  assises  de  pierre  grise,  à  la  physio- 
nomie solide  et  fière,  c'est  la  Banque  d'Amsterdam,  devenue  Banque 
de  l'État,  l'un   des  établissements   les  plus  riches  qui  soient  en 
Europe ,  et  dont  le  papier  est  reçu  comme  de  l'or  sur  toutes  les 
places  du  monde.  En  face,  c'est  un  cercle,  une  sorte  d'association 
d'artistes  néerlandais,  jirti  et  Amicitiœ  est  le  nom  aimable  sous 
lequel  cette  societeit  s'abrite.  Avouez  qu'on  n'en  pouvait  trouver  un 
plus  euphonique.  Les  médaillons  que  nous  apercevons  sur  la  façade 
auraient,  du  reste,  suffi  à  nou«  révéler  sa  destination. 

Les   maisons  se  succèdent  à  droite  et  à  gauche.   Calmes  et 
modestes,  avec  leurs  teintés  sombres  et  leurs  clairs  entablements, 


226  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

leurs  petits  perrons  de  granit,  leurs  bornés  de  pierre  polie  et  les 
chaînes  de  fer  qui  les  protègent  éontreles  indiscrétions  des  passants; 
elles  ont  bien  l'aspect  le  plus  hollandais  qu'on  puisse  souhaiter.  Les 
quais  larges,  avec  leur  bordure  d'arbres  qui  se  mirent  dans  les 
eaux  tranquilles,  ont  quelque  chose  de  grandiose  et  de  noble.  Les 
vieux  Amsterdamois,  qui  connaissaient  bien  leur  ville  et  la  chéris- 
saient par-dessus  tout,  estimaient  que  c'était  une  des  plus  belles  par- 
ties d'Amsterdam.  Aussi  quand,  en  1638,  Marie  de  Médicis  leur  vint 
rendre  visite,  c'est  là  qu'ils  voulurent  lui  donner  une  fête  brillante 
comme  celle  que  les  Vénitiens  avaient  offerte  à  Henri  III  sur  leur 
Grand  Canal. 

Des  paysans  construisirent  en  dehors  de  la  ville,  par  ordre 
des  bourgmestres,  un  vaste  radeau  tout  recouvert  de  gazon,  de 
feuillage  et  de  roseaux.  Sur  cette  île  factice,  les  artistes  de  la  cité 
avaient  élevé  «  deux  arcs  triomphaux  faits  en  forme  de  maison  » . 
Ces  portiques  abritaient  un  théâtre,  et  formaient  une  sorte  de  monu- 
ment u  de  noble  et  superbe  ordonnance  n ,  qui  flottait  sur  les  eaux 
tt  comme  une  autre  Délos  » .  La  foule,  toujours  curieuse  de  spectacles, 
s'était  entassée  sur  les  quais,  à  toutes  les  fenêtres  et  jusque  sur  les 
toits  des  maisons,  qu'on  avait  dû  consolider  à  cet  effet,  u  Les  ponts, 
comme  les  plus  commodes,  ployaient  sous  le  fardeau  des  regar- 
dants »,  et  la  reine  déclara  que  «  ny  en  Italie  ny  en  France,  non  pas 
mesme  à  Paris,  ville  très-peuplée,  elle  n'avait  jamais  veu  une  si 
grande  multitude  de  gens  ramassés  dans  un  lieu  si  étroict.  » 

Au  milieu  du  Rokin,  tout  ce  qu'Amsterdam  renfermait  alors  de 
puissant  et  de  riche  avait  pris  place  dans  des  chaloupes  magnifique- 
ment parées.  Lorsque  la  reine  parut  dans  la  barque  amirale , 
Neptune  vint  lui  offrir  ses  hommages.  Il  était  à  moitié  nu  et  tout 
couvert  d'algues  et  de  roseaux.  «  Il  avait  pour  chariot  une  coquille, 
comme  il  convient  au  dieu  de  la  mer  » ,  traînée  par  des  chevaux 
marins  «  aboutissant  en  poissons  »,  et  entourée  par  quatre  naïades. 
Son  compliment  fait,  le  dieu  s'éloigna  et  l'on  conduisit  l'auguste 
invitée  devant  le  théâtre  où  allaient  se  dérouler  des  allégories,  sous 
forme  de  tableaux  vivants* 

D'un  côté,  la  scène  représenta  tout  d'abord  le  mariage  de  Frai»- 


SUR  LES  QUAIS.  227 

cois  de  Médicis  et  de  Jeâûne  d'Autriche;  puis  ensuite  la  ville 
d*Ainstei-dam  recevant  des  mains  de  Maxiitiilien  la  couronne  impé- 
riale, qu'elle  était  si  fière  de  porter  au-dessus  de  ses  armes  *.  De 
raûtre-  côté,  le  théâtre  figura  successivemeàt  quatre  tableaux; 
tous  quatre  relatifs  aux  événements  qui  avaient  précédé  ravédément 
de  Henri  IV  au  trône.  La  France,  représentée  par  une  grosàe  boule, 
assez,  semblable,  ma  foi,  à  un  énorme  freinage  de  Hollande,  sur 
laquelle  on  avait  écrit  le  mot  Ga //fa,  était  torturée,  martyrisée  par 
des  Furies  animées  par  la  Discorde ,  ces  Furies  représentant  les  diffé- 
rents partis  qui  s'étaient  disputé  le  trône  de  Henri  HL  Après  bien  des 
aventures  et  des  mésaventures,  après  avoir  été  coupé  en  morceaux 
et  à  moitié  incendié,  le  gros,  fromage,  la  pauvre  France,  veux-je 
dire,  était  raccommodée  par  un  Hercule,  qui  la  cerclait  de  fer,,  et 
qui,  nouvel  Atlas,  Ja  plaçait  sur  ses  épaules,  d'où  elle  ne.  devait  plus 
bouger.  Cet  Hercule,  vous  l'avez  deviné,  n'était  autre  que  Henri  IV. 
Je  vous  fais  ^râce  de.  l'intervention  des  dieux  et  des  déessesu  Vénus 
en  tête,  tout  l'Olympe  prenait  part  à  ce  grand  drame  historique,  et 
rendait  la  scène  plus  émouvante  encore  par  la  richesse  de  ses 
costumes  et  la  noblesse  de  ses  attitudes. 

Après  le  théâtre^  on  eut  des  joutes.  Des  gens,  costumés  en  Fran- 
çais et  en  Toscans,  luttèrent  avec  des  lances  et  se  livrèrent  à  mille 
exercices  plus  extraordinaires  les  uns  quç  les  autres  ;  le  tout  au  son  > 
des  trompettes  et  des  orchestres  qui,  placés  dans  des  barques  pâvoi- 

'  Amsterdam  attachait  une  très-haute  importance  à  cette  disdnction,  qu^elle 
avait  obtenue  de  Maximilien  en  li89.  Huit  ans  plus  tard,  le 27  juin  1497,  quand 
Philippe  le  Beau,  fils  de  Maximilien,  fit'  son  entrée  solennelle  à  Amsterdam,  il 
cotièentît  à  coûsserver  à  la  ville  un  certain  nombre  des  privilèges  qu'elle  tenait > 
de  ses  prédécesseurs,  mais,  en  partant,  il  lui  refusa  celui  de  porter  cette  pré- 
cieuse couronne.  Andries  Boelen  Dirksz,  l'un  des  bour^jmestres  d'Amsterdam, 
assembla  alors*  ses  collè{jues,  leur  dit  que  le  prince  pouvait  leur  enlever  leur 
argedt.,  mais  ne  devait  pas. leur  enlever  Thonneur,  et  s'offrit  d'aller  trouver. 
Philippe,  qui  en  ce  moment  visitait  la  Haye,  et  de  reconquérir  à  prix  d'or  cette 
précieuse  couronne  qu'il  leur  avait  ravie.  Les  collègues  acceptèrent.  Andries 
Boelen  partit  avec  deux  conseillers  et  deux  riches  marchatids.  Ils  revinrent  ' 
quelques  fours  après,  rapportant   une  lettre  du  prince   quj  les  autorisait  à 
reprendre  leur  chère  couronne.  Cette  lettre  leur  avait  coûté  une  somme  considé- 
rable; H.  Scbeltema,  dans  son  livre  Het  Archie/der  Ijzeren  Kapel,  en  a  donné 
la  copie. 


2^  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

sées,  formaient  à  la  barque  amirale  une  harmonieuse  escorte.  Il  faut 
connaître  l'enthousiasme  que  les  Amsterdamois,  même  de  nos  jours, 
laissent  éclater  dans  les  fêtes  publiques,  pour  se  faire  une  idée 
exacte  de  ce  que  pouvait  être  une  semblable  solennité.  La  reine 
déclara  qu^elle  n'avait  jamais  vu  «  de  foule  plus  empressée,  plus 
criante  et  plus  joyeuse.  »» 

Mais  nous  voici  arrivés  aux  anciennes  écluses  du  Doelen^  Sur 
notre  droite ,  se  trouvent  la  tour  de  la  Monnaie  et  le  marché  aux 
Moutons.  Sur  notre  gauche,  existait  jadis  le  Rondeel,  et  nous  voyons 
encore  au  loin  la  grosse  tour  du  Doelen ,  qui  arrondit  son  ventre 
obèse  surmonté  d'un  toit  pointu.  Ce  sont  les  débris  des  anciennes 
fortifications.  Le  Rondeel  avait  pour  mission  de  défendre  l'entrée 
de  l'Amstel,  et  la  tour  du  Doelen  lui  prêtait  main-forte  au  besoin. 
Le  Kloveniers  Burgwal,  sur  lequel  ils  se  trouvent,  servait  de  fossé, 
et  ces  toits  en  poivrière,  ces  jolies  tourelles  arrondies,  que  nous 
apercevons  à  l' extrémité  de  ce  curieux  canal,  appartiennent  à  la 
vieille  porte  Saint-Antoine,  que  nous  avons  déjà  saluée  en  sortant 
du  quartier  juif. 

C'est  là  que  s'arrêtait  la  ville  à  la  fin  du  quinzième  siècle,  après 
deux  agrandissements  successifs.  Ceux  qui  creusèrent  ce  fossé  se 
jugeaient  peut-être  alors  bien  hardis,  et  ne  croyaient  certes  pas 
que,  deux  siècles  plus  tard,  les  remparts  qu'ils  élevaient  se  trouve- 
raient au  centre  de  la  cité.  Aujourd'hui  le  Kloveniers  Burgwal  est 
un  des  plus  pittoresques  canaux  d'Amsterdam.  Ses  vieilles  maisons, 
ses  brunes  façades  et  ses  ponts  en  dos  d'âne  lui  donnent  un  aspect 
tout  à  fait  vénérable.  Sans  être  le  plus  ancien,  c^est  bien  l'un  de 
ceux  qui  paraissent  les  plus  vieux..  C'est  aussi  celui  que  les  artistes 
préfèrent,  car  c'est  sur  ses  quais  que  s'élèvent  les  deux  plus  beaux 
Musées  que  renferme  la  grande  cité.  Le  Trippenhuis,  ou  Musée 
royal,  avec  tous  les  chefs-d'œuvre  de  l'école  hollandaise,  et  le 
Musée  van  der  Hoop ,  l'une  des  plus  belles  galeries  qui  aient  existé 
depuis  un  siècle. 

'  Les  anciennes  écluses  sont  aujourd'hui  remplacées  par  un  pont  qui  met  en 
communication  les  deux  rives  de  l'Amstel,  mais  qui  a  conservé  toutefois  le  nom 
de  Doelen  Sluis^ 


SUR  LES  QUAIS.  221) 

L'un  et  l'autre  sont  consacrés  à  la  glorification  de  la  peinture 
nationale;  mais  c'est  au  Trippenhuis  que  vous  verrez  la  merveille 
des  merveilles,  le  chef-d'œuvre  des  chefs-d'œuvre,  la  maîtresse 
pièce  de  l'art  hollandais,  cette  Ronde  de  nuit,  œuvre  unique  au 
monde  y  qui  aurait  suffi  à  immortaliser  le  nom  de  Rembrandt ,  si 
tant  d'autres  chefs-d'œuvre  ne  s'étaient  chargés  de  le  faire.  C'est  là 
que  se  trouvent  aussi  les  Syndics  des  drapiers,  une  autre  merveille, 
et  cette  grande  toile  de  Van  der  Helst,  le  Banquet  de  la  garde  civique, 
qui,  lui  aussi,  fîit  longtemps  considéré  par  quelques-uns  comme  le 
chef-d'œuvre  de  l'école. 

L'art  hollandais  n'est  du  reste  représenté  nulle  part  aussi  glorieu- 
sement qu'au  Trippenhuis.  Les  Ostade  et  les  Steen  personnifient 
joyeusement  l'humeur  et  la  gaieté  de  leurs,  contemporains,  pendant 
que  les  Van  der  Helst ,  le&  Bol ,  les  Flink  et  les  Frans  Hais  nous 
peignent  leurs  fantaisies  guerrières  et  leurs  vanités  bourgeoises, 
et  que  les  Hobbema,  les  Ruysdaël,  les  Wynands,  les  Guyp  et  les 
Van  Goyeii  font  défiler  sous  nos  yeux  les  merveilleux  horizons  de 
leur  verdoyante  patrie.  C'est  un  tout  complet,  et  dont  on  ne  pour- 
rait trouver  ailleurs  l'équivalent.  Tous  y  sont,  les  grands  et  les 
petits;  les  grands  surtout.  Terburg  et  Metzu,  avec  leurs  jolies 
scènes  d'intérieur  et  leurs  mignons  portraits  ;  Karel  Dujardin  et  le 
Bamboche,  avec  leurs  animaux  spirituels  et  leui*s  scènes  italiennes  ; 
Potter,  avec  ses  gracieux  pâturages  et  ses  superbes  ruminants;  les 
Both ,  avec  leurs  couchers  de  soleil  dignes  du  Lorrain.  Un  seul  est 
absent  :  Johannes  Vermeer,  le  Van  der  Meer  de  Delft ,  si  cher  à 
Uiîrger.  Espérons  qu'il  ne  tardera  pas  à  rejoindre  tous  ses  célèbres 
confrères  et  ses  illustres  contemporains. 

Mais  ce  n'est  pas  à  cette  collection  sans  rivale  que  se  bornent 
les  richesses  du  Trippenhuis.  Au-dessous  des  tableaux  se  trouve 
le  Cabinet  des  estampes,  qui,  en  vieux  maîtres  hollandais,  est 
presque  aussi  riche  que  le  Musée  de  peinture.  Rembrandt  y 
règne  sans  partage.  C'est  là  qu'il  faut,  pour  connaître  toute  l'éten-^ 
dite  de  son  génie ,  venir  le  voir  et  l'étudier.  Que  d'heures  exquises 
nous  avons  passées  en  sa  compagnie  dans  cette  salle  basse,  avec, 
ses  grands  cartons  sous  la  main  et  ses  petites  eaux-fortes,  sous 


230  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

les  yenx  !  Tout  l'Anisterdain  du  vieux  temps  défilait  devant  nous,  à 
travers  les  scènes  de  la  Bible.  Que  d'observation  fine,  que  d'habi- 
leté, que  de  soin,  que  de  talent,  que  de  génie  !  Ce  ne  sont  point  des 
personnalités  qui  se  succèdent  sur  ces  paf|[es  étonnantes;  ce  sont 
des  caractères,  des  caractères  tracés  avec  une  fermeté  surprenante, 
une  volonté  extraordinaire,  une  puissance  inouïe.  Avec  du  noir  et 
du  blanc,  Rembrandt  savait  faire  de  la  couleur;  avec  trois  traits,  il 
animait  ses  personnages  et  leur  donnait  la  vie.  Et  c'est  ainsi  qu'il 
composait  son  interminable  comédie  humaine,  dont  les  acteurs, 
éclos  dans  son  cerveau,  animés  par  son  burin,  se  trouvent  être  les 
personnages  qui  vivaient  de  son  temps  et  aussi  ceux  qui  vivent  de 
nos  jours  et  qui  vivront  encore  dans  la  postérité. 

De  l'écrin  qui  renferme  toutes  ces  merveilles,  je  n'ai  pas 
grand'chose  à  vous  dire.  C'était  jadis  u  la  belle  maison  du  mar- 
chand Trip.  n  Aujourd'hui,  c'est  le  plus  détestable  musée  qui  soit 
au  monde.  Les  chefs-d'œuvre  y  sont  à  peine  visibles ,  tant  ils  sont 
mal  éclairés.  Les  jours  frisants  dénaturent  leur  coloris  et  l'assom- 
brissent ,  pendant  que  les  poêles  en  hiver  et  la  poussière  en  été 
couvrent  ces  merveilles  artistiques  d'une  crasse  épaisse,  qui  en  aura 
bien  vite  raison.  La  princesse  d'Orange  logea,  en  1738,  chez  le 
marchand  Élie  Trip ,  et  personne  n'estimera  qu'elle  dut  se  trouver 
mal  à  l'aise,  car  la  maison  est  vaste,  belle  et  commode.  Mais  les 
appartements  princiers  ne  conviennent  guère  aux  œuvres  des 
grands  peintres.  Il  leur  en  faut  d'agencés  spécialement  pour  eux; 
et  c'est  de  quoi  la  municipalité  d'Amsterdam  ne  s'est  point  encore 
mise  en  peine.  Elle  a  construit  à  grands  frais  un  palais  pour  l'indus- 
trie :  le  commerce  doit  être  content.  On  a  élevé  des  marchés  pour 
le  poisson,  une  bourse  pour  le  grain:  l'estomac  doit  être  satisfait.  Il 
n'est  pas  de  culte  qui  n'ait  ses  temples,  même  celui  de  Plutus,  car 
on  a  reconsti-uit  la  Bourse.  Il  serait  maintenant  grand  temps  de  s'oc- 
cuper de  l'Art,  qui  est  un  des  plus  beaux  fleurons  de  la  couronne 
amsterdamoise. 

A  quelques  pas  du  Trippenhuis,  dans  la  maison  occupée  par 
ce  marchand  d'huile  (un  magasin  d'huile  à  côté  d'un  musée!),  se 
trouvait  jadis  un  autre  sanctuaû^  de  l'art.  C'est  là  qu'étah  située  la 


SUR  LES  QUAIS.  231 

boutique  ou  plutôt  le  théâtre  de  Tetje  Roen^  le  Tabarin  hollandais. 
lÊmule  de  Bobèche,  de  Galimafré  et  des  masques  italiens,  Tétje  Roen 
avait  établi  là  ses  tréteaux  ;  il  y  jouait  ses  parades,  amusant  ses  com- 
patriotes par  ses  lazzi,  ridiculisant  les  travers  du  jour  et  initiant  les 
Amsterdamois  aux  fantaisies  de  la  commedia  dell'arte.  Cachant  ses 
pointes  satiriques  sous  une  apparence  niaise  et  bonnasse,  il  égayait 
le  public  aux  dépens  des  puissants  et  des  riches.  Aussi  fut^il  fameux 
en  sa  vje,  et  même  aussi  après  sa  mort.  Car  lorsqu'il  eut  rendu  son 
malin  esprit ,  il  devint  une  sorte  de  personnage  légendaire.  Comme 
le  Pasquin  romain  et  le  Gobbo  vénitien ,  il  se  trouva  Fauteur  post- 
hume de  tous  les  bons  mots  et  de  toutes  les  pointes  salées  qu'on 
voulait  lancer  dans  le  public.  Cent  ans  après  sa  mort,  des  images 
populaires  publiaient  encore  les  niaiseries  de  Tetje  Roen.  Il  était  de- 
venu une  sorte  de  niais  amusant,  moitié  Gribouille  et  moitié  la  Palisse. 

Ce  qui  prouve  toutefois  que  Tetje  Roen  n'était  point  un  sot  comme 
on  s'est  plu  à  le  répéter,  c'est  qu'il  sut  s'enrichir.  —  En  1770, 
quand  il  mourut,  il  avait,  à  la  snite  de  spéculations  heureuses  et  de 
jeux  débourse,  amassé  une  grosse  fortune,  et  laissait  deux  filles  qui 
furent  cotées  parmi  les  riches  partis  d'Amsterdam. 

Avant  de  quitter  la  Kloveniers  Burgwal,  n'oublions  pas  de 
donner  un  coup  d'œil  à  cette  vaste  maison ,  sombre  et  modeste 
d'allures,  qui  fait  l'angle  de  la  Hoogstraat  et  du  canal.  C'est 
l'antique  demeure  d'une  des  plus  puissantes  associations  commer- 
ciales qui  aient  existé  dans  le  monde.  C'est  la  maison  de  la  Compagnie 
des  Indes  orientales ,  de  cette  société  qui  régnait  en  maîtresse  sur 
l'extrême  Orient,  centraUsait  entre  ses  mains  les  transactions  de 
l'ancien  continent ,  armait  des  navires  par  centaines ,  équipait  des 
flottes  de  guerre ,  enrichissait  sa  patrie  et  couvrait  de  gloire  le 
drapeau  néerlandais.  A  l'extérieur,  la  maison  de  la  Compagnie  ne 
paye  guère  de  mine  ;  mais  franchissons  le  portail,  et  nous  allons  nous 
trouver  dans  une  des  plus  jolies  cours  de  style  Louis  XIII  qu'il  soit 
possible  de  souhaiter.  Tout  est  intact  et  conservé  avec  un  soin  para- 
fait. A  la  fois  gracieux  et  solide,  élégant  et  sévère ,  c'est  un  des 
spécimens  de  l'architecture  de^ce  temps-là  les  plus  complets  qu'on 
puisse  souhaiter. 


232  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

Touchant  la  Compagnie  des  Indes,  se  trouve  une  des  plus  vieilles 
églises  de  la  ville.  Fondée  en  1409,  cette  église  dépendit  d'abord 
d'un  monastère  de  religieux  Pauliniens.  Le  monastère  ayant  été 
supprimé  en  1578,  l'église  fut  alors  donnée  aux  réformés,  et  plus 
tard  spécialement  affectée  à  l'usage  des  protestants  réfugiés,  du 
Brabànt,   de  la   province  de  Liège    et    aussi  de  notre  France, 
qui  vinrent  chercher  à  Amsterdam  un  refuge  contre  les  rigueurs 
de   Tinquisition ,   et   dont  la  cohorte  fut  singulièrement   grossie 
par  la  révocation  de  Tédit  de  Nantes.  Mais  si  ces  braves  gens 
croyaient  plus  noble  d'abandonner  leur  fortune  et  leurs  amis  que 
de  renoncer  à  leurs  croyances,  ils  n'en  conservaient  pas  moins 
au  fond  du  cœur  un  profond  amour  pour  leur  bien-aimée  patrie, 
qu'ils  ne  rendaient  point  solidaire  des  folies  intolérantes  d'un  roi  mal 
conseillé.  Aussi,  même  dans  leur  exil,  ils  ne  consentirent  jamais  à 
délaisser  la  langue  qu'avaient  parlée  leui^  pères ,  et  dans  laquelle 
ils  avaient  eux-mêmes  appris  à  bégayer.  Au  milieu  d'une  popula- 
tion étrangère,  qui  ne  pouvait  les  comprendre,  ils  continuèrent  de 
s'exprimer  en  français,  et  voulurent  recevoir,  dans  leur  langue 
maternelle,  la  prédication  et  l'instruction  religieuses.  C'est  ainsi 
que  fut  fondée  l'Église  wallonne,  qui,  après  deux  siècles  et  demi ,  a 
conservé  dans  toute  leur  pureté  les  principes  qui  présidèrent  à  sa 
naissance.    Aujourd'hui  encore,   ses   enfants  parlent  français  et 
doivent  comprendre  la  langue  de  leurs  ancêtres  pour  recevoir  la 
parole  de  Dieu.  Tous  les  services  religieux,  la  prédication,  l'instruc- 
tion se  font  dans  notre  langue,  et,  de  peur  que  celle-ci  ne  vienne  à 
se  corrompre,  les  Wallons  font  venir  de  France  et  de  Suisse,  de 
Paris  et  de  Genève,  des  théologiens  d'élite,  d'une  érudition  à  toute 
épreuve ,  qu'ils  chargent  d'exercer  chez  eux  le  saint  ministère ,  et 
xlont  ils  font  leurs  prédicateurs.  Est-il  rien  de  plus  touchant  que  cet 
écho  de  la  patrie  lointaine,  que  ce  souvenir  du  pays  originel  conservé 
pieusement  à  travei*s  les  générations  qui  se  succèdent  ?  Une  pareille 
persistance  dans  un  des  plus  nobles  sentiments  qui  soient  au  monde, 
prouve  plus  en  faveur  d'une  race  d'hommes  que  les  éloges  les  plus 
pompeux  et  que  les  éclats  passagers  d'une  gloire  factice.  Ajoutons 
encore  que  les  Wallons  sont,   pour  leur  patrie  d'adoption,  des 


à 


SUR  LES  QUAIS.  233 

enfants  tout  aussi  dévoués  qu'ils  l'eussent  été  pour  leur  mère  patrie^ 
si  celle-ci  ne  les  eût  point  repoussés  de  son  sein.  Bien  qu'ils  aient 
conservé  cette  pieuse  coutume  de  prier  dans  la  langue  de  leurs 
pères ,  ils  n'en  sont  pas  moins  devenus,  au  fond  du  cœur,  d'excel- 
lent^ Néerlandais,  prêts  à  verser,  pour  leur  seconde  mère,  le 
sang  que  la  France  a  si  malheureusement  dédaigné.  Industrieux^ 
laborieux,  intelligents,  l'industrie  les  a  faits  riches.  Honnêtes,  scru- 
puleux, intègres,  ils  n*ont  jamais  cessé  d'être  estimés  et  honorés  par 
ceux  qui  les  avaient  accueillis.  Quelle  leçon  pour  ceux  qui  les  ont 
laissés  partir  ! 

L'église  wallonne  a  sa  principale  entrée  sur  YOude  zijds  achter 
burgwaly  étroit  canal  ombragé  d'arbres,  bordé  de  petites  maisons 
toutes  vieilles,  et  rabougries  et  d'une  physionomie  vénérable.  De 
l'autre  côté  du  caaal,  et  presque  en  face  de  l'église,  se  trouve  l'hôtel 
d^  ville.  Les  bâtiments  qu'occupe  aujourd'hui  la  municipalité  étaient 
jadis  la  demeure  du  conseil  de  l'amirauté.  C'est  dans  ce  vaste  hôtel 
que  logeaient  les  princes  d'Orange  et  les  gouverneurs  de  la  province 
de  Hollande  quand  ils  séjournaient  dans  la  grande  cité.  Car  Amsr 
terdam  offre  ce  cas  de  décentralisation  bien  curieux  que,  tout  en 
étant  la  capitale  du  royaume,  elle  n'est  la  résidence  ni  du  gouver- 
nement de  l'État,  ni  même  de  celui  de  la  province.  C'est  là  aussi 
que  Marie  de  Médicis  habita,  pendant  le  temps  qu'elle  demeura 
à  Amsterdam.  «  Il  est  bien  vrai,  dit  un  contemporain,  qu'un  plus 
«  auguste  et  plus  royal  palais  estoit  deu  à  une  si  grande  Reyne. 
it  Mais  la  ville  d'Amsterdam  ne  lui  en  pouvoit  donner  un  plus 
u  auguste ,  pour  la  mémoire  de  ses  princes ,  qu'autrefois  elle  y 
u  avoit  receus.  n  C'est  dans  ce  palais  que  la  vieille  reine,  chassée 
de  France  par  son  fils  (et  qui,  sevrée  d'honneurs  et  de  considé- 
ration ,  ne  devait  point  s'attendre  à  un  semblable  et  si  triomphal 
accueil),  reçut  la  visite  et  les  hommages  de  MM.  les  bourg- 
mestres de  la  ville.  Accompagnés  du  pensionnaire  de  la  pro- 
vince^ ces  magistrats  quittèrent  la  maison  de  ville,  «  dont  ils 
n'avoient  coutume  de  bouger  ny  quand  la  ville  est  esmeûe  de 
joye  ^  ny  quand  elle  est  troublée  de  tristesse  » ,  et  vinrent  lui  sou- 
haiter la  bienvenue.  Ce  fut  maître  Guillaume  Boreel,  sieur  de  Duyn- 

30 


2M  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

bekc,  qui  porta  la  parole.  Il  félicita  la  princesse  dans  les  termes 
les  plus  chaleureux,  he  soir,  les  bourgmestres  la  prièrent  de  donner 
le  mot  d'ordre  à  la  garde  de  la  ville,  montrant  ainsi  qu*ils  se  met- 
taient à  SCS  ordres  et  se  plaçaient  sous  sa  protection.  La  reine  donna 
le  premier  jour  le  nom  de  «  Marie  »  comme  mot  de  passe,  voulant 
témoigner  de  cette  façon  que  son  nom  était  une  sauvegarde  pour 
la  ville.  Pendant  les  quatre  jours  qu'elle  demeura  dans  Amsterdam, 
il  en  fut  de  même,  et,  chaque  soir,  le  chef  delà  milice  vint  se  mettre 
à  ses  ordres  et  recevoir  ses  instructions  '. 

Ces  braves  bourgmestres,  et  le  pensionnaire  Guillaume  Boreel, 
sieur  de  Duynheke,  qui  avait  si  vaillamment  porté  la  parole  au  nom 
du  conseil  communal,  ne  se  doutaient  guère  qu'un  jour  leurs  succes- 
seurs, congédiés  par  un  monarque  français,  quitteraient  l'hôtel  de 
ville  pour  venir  s'installer  à  leur  tour  dans  les  bâtiments  où  ils  avaient 
logé  la  ci-devant  reine  de  France.  C'est  pourtant  ce  qui  eut  lieu.  Quand 
le  roi  Louis  vint  résider  dans  la  capitale  de  ses  États,  il  lui  fallut  un 
palais;  il  jeta  naturellement  les  yeux  sur  celui  du  Dam,  qu'habitait 
le  conseil  communal  d'alors,  et  qui  servait  d'hôtel  de  ville.  La 

'  Un  auteur  du  siècle  dernier,  faisant  allusion  aux  honneurs  tout  particuliers 
lient  on  accabla  la  reine  mère  pendant  les  quatre  jours  qu'elle  demeura  à 
Amsterdam,  se  demande  :  «  Ltail-ce  pour  braver  la  cour  de  France,  et  surtout  le 
cardinal  de  Richelieu,  ou  pour  reconnaître  les  services  qu'elle  avait  rendus  à 
la  République  pendant  sa  ré{[ence...,  que  Marie  de  Médicis  fut  reçue  avec  des 
honneurs  si  extraordinaires?  n  (Cerisier,  Tableau  de  thistoire  des  Provinces^ 
Unies,)  La  réponse  est  facile,  car  Louis  XIII,  dans  tous  les  discours  et  dans  les 
représentations  allé((oriqucs,  fut  associée  la  reine  sa  mère,  et  vanté  comme  le 
plus  puissant  souverain  de  l'Europe.  —  Bien  mieux,  le  jour  où  Marie  quittait 
Amsterdam,  Anne  d'Aulricbe  mettait  au  monde  un  fils.  Quand  la  nouvelle 
de  cette  naissance  arriva  dans  les  Provinces-Unies ,  on  fit  partout  de  grandes 
réjouissances,  les  poètes  eux-mêmes  se  mirent  en  frais.  On  ne  pensait  (j^èrc 
alors,  comme  le  fait  remarquer  avec  une  pointe  d'ironie  l'auteur  hollandais  de 
«  ia  Vie  du  prince  Frédéric  Henri»,  que  celui  dont  on  célébrait  la  naissance 
avec  tant  de  joie  serait  un  jour  ce  fameux  Louis  XIV  qui  dev«iit  subjuguer 
la  plus  grande  partie  des  provinces  de  la  République  et  mettre  celle-ci  à  deux 
doigts  de  sa  perte. 

Il  est  très-présumable  que  le  sentiment  auquel  obéirent  les  Amsterdamois  fut 
le  même  que  celui  qui  guida  les  Vénitiens  dans  la  réception  qu'ils  firent  à 
Henri  III.  Les  deux  républiques  furent  l'une  et  l'autre  très-flattées  de  «  l'au- 
guste visite  n  qu'elles  reçurent,  genre  d'honneur  sur  lequel  elles  n'étaient  point 
encore  blasées  h  cette  époque* 


SUR  LES  QUAIS.  237 

municipalité  fut  priée  d'aller  se  loger  autre  part  ;  t'est  à  rami- 
rauté  qu*elle  vint  s'installer,  et  depuis  cette  époque  elle  y  est  restée. 

L'hôtel  de  ville  actuel,  malgré  sa  transformation  récente,  ren- 
ferme un  grand  nombre  de  vieux  et  intéressants  souvenirs.  Dans 
ses  greniers  se  trouvent  une  foule  d'armes  anciennes,  de  modèles, 
de  plans,  toute  une  série  d'armures  gravées  ayant  jadis  babillé 
les  compagnies  d'élite  de  sa  «milice  urbaine  ;  des  statuettes  fort 
curieuses  représentant  les  comtes  et  comtesses  de  Hollande,  ainsi 
que  les  princes  de  la  maison  de  Bourgogne,  et  datant  du  quin- 
zième siècle;  de  superbes  cornes  d'argent,  des  chaînes,  des  masses, 
des  sceptres -de  même  métal,  ayant  constitué  jadis  le  trésor  des 
Gilden  ou  confréries  d'arbalétriers  ou  d*arquebusiers  '. 

Aux  archives,  on  rencontre  une  foule  de  documents  curieux , 
intéressants;  car  les  archives  d'Amsterdam  sont,  grâce  à  M.  Schel- 
tema,  l'érudit  chercheur  qui  en  a  la  direction,  les  mieux  ordonnées 
qui  soient  en  Hollande.  Plus  bas ,  dans  la  salle  du  bourgmestre  et 
dans  celle  du  conseil,  il  existe  toute  une  série  d'excellents  tableaux, 
de  Frans  Hais,  de  Backer,  de  Van  der  Helst,  de  Honthorst;  vail- 
lantes pages  d'histoire,  admirablement  brossées,  magnifiquement 
peintes,  qui  représentent  les  capitaines  et  les  officiers  militaires 
et  civils  de  l'Amsterdam  du  temps  passé.  Govert  Flink  et  Cornelis 
Antonisz  sont  là  aussi  avec  des  Schutterstukken,  et  l'allemand  San- 
drardy  le  Vasaride  l'école  hollandaise,  avec  une  énorme  toile  repré- 
sentant les  chefs  de  la  milice  saluant  le  buste  de  Marie  de  M édicis. 

Mais  reprenons  bien  vite  notre  route.  Donnons  un  simple  coup  d'œil 
à  cette  longue  façade  qui  termine  VOude  zijds  Burgwal.  Bien  qu'il 
soit  aujourd'hui  une  sorte  d'hôtel  des  ventes,  ce  noble  monument 
était  jadis  le  Heerenlogement,  auberge  de  qualité  où  la  ville  d'Ams- 
terdam recevait  les  étrangers  de  distinction  qui  la  venaient  visiter*. 

*  La  plupart  de  œs  superbes  pièces  d'argenterie  se  trouvent  représentées  dans 
deux  tableaux  de  Van  der  Helst  faisant  partie  du  Musée  royal.  I^ous  les  avons 
nons-inémes  décrites  avec  soin  dans  notre  livre  intitulé  :  «  Objets  d'art  et  de 
curiosité  tirés  des  grandes  collections  hollandaises,  n  Haarlem,  1873, 

'  C^est  au  Heerenlogement  qu'habita  le  czar  Pierre  le  Grand.  Depuis  que  ces 
VtQnes  sont  écrites,  cette  grande  et  belle  demeure  qui  rappelait  tant  de  souvenirs 
a  été  démolie. 


238  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

Ce  coup  d'œil  donné,  regagnons  en  toute  hâte  les  bords  de  TAmstel, 
que  nous  avons  délaissés  depuis  trop  longtemps. 

En  quittant  le  marché  aux  Moutons  et  la  tour  de  la  Monnaie,  le 
premier  quai  s'ofFrant  à  nos  pas  porte  un  nom  assez  sinistre,  celui 
des  fabricants  de  cercueils  ^  Doodhistenmahers.  Rassurez-vous  ton- 
tefois;  rien  ne  vous  oblige  à  une  funèbre  emplette.  Bien  mieux, 
vous  ne  trouverez  sur  ce  quai  aucune  trace  visible  de  cette  intéres- 
sante et  nécessaire  industrie.  Peut-être  est-ce  regrettable,  car  c'est 
toujours  un  curieux  spectacle  que  de  voir  de  quelles  excentricités 
posthumes  les  hommes  les  plus  sensés  sont  parfois  capables.  A 
Stockholm,  où  ces  magasins-là  abondent,  ils  sont  une  distraction 
pour  tous  les  étrangers.  Mais  si  Amsterdam  ne  nous  offre  pas  des 
étalages  de  cercueils  de  luxe  pour  reposer  nos  regards,  nous  avons 
quelque  chose  qui  vaut  mieux.  Le  Groene  Burgwal  s'ouvre  en  effet 
devant  nous,  dominé  au  fond  par  la  magnifique  tour  de  la  Zuider^ 
kerh.  C'est  là  encore  un  tableau  charmant  et  complet,  de  ceux  qu'on 
n'oublie  guère  dès  qu'on  les  a  aperçus,  et  qu'on  s'étonne  de  ne  pas 
vojr  plus  souvent  reproduits  par  les  peintres. 

Figurez-vous  une  longue  bande  argentée,  formée  par  un  étroit 
canal  sur  lequel,  çà  et  là,  se  trouvent  de  petits  bateaux  avec  de 
grands  mâts.  La  bande  argentée  est  bordée  par  de  beaux  arbres 
bien  verts ,  qui  arrondissent  en  pomme  leurs  cimes  feuillues  et  se 
penchent  sur  l'eau  qui  reflète  leur  image.  Derrière  les  arbres,  un 
petit  quai  pavé  de  briques  roses  et  une  interminable  rangée  de  jolies 
maisons,  toutes  inégales,  avec  des  pignons  en  avant,  de  petits 
perrons  noirs,  des  façades  brunes  piquées  de  traits  blancs  et  des 
toits  du  plus  beau  rouge  brique  qu'on  puisse  souhaiter.  A  mesure 
qu'ils  s'éloignent,  arbres  et  maisons  semblent  se  rapprocher  et  fini- 
raient par  se  joindre,  si  tout  à  coup  une  large  façade  ne  venait 
fermer  la  perspective;  et  au-dessus  de  cette  façade  se  dresse  un 
grand  et  superbe  clocher  construit  moitié  en  briques  et  moitié  en 
pierres  noircies  ou  couvertes  d'ardoises,  c'est-à-dire  moitié  rouge 
et  moitié  noir^  élégant  au  possible  et  d'une  incroyable  richesse  de 
tons.  Vous  voyez  qu'il  y  a  là  de  quoi  séduire  un  artiste  et  nous  retenir 
quelques  instants. 


SUR  LES  QUAIS.  239 

Le  Zwanen  Burgwal,  qui  vient  ensuite,  nous  offre  un  tableciu 
qui  n'est  pas  sans  analogie  avec  celui  que  nous  quittons,  mais  plus 
vaste,  moins  bien  composé  et  surtout  moins  tranquille.  Les  maisons 
toutefois  y  prennent  des  attitudes  on  ne  peut  plus  pittoresques ,  et 
la  tour  de  Montalbaan  que  nous  voyons  dans  le  fond,  fait,  elle 
aussi,  un  excellent  effet. 

Cette  grande  construction  qui  borde  le  Zwanen  Burgwal  est  un 
établissement  de  bienfaisance.  Il  porte  le  nom  d'Orphelinat  de  la 
Diaconie.  C'est  une  justice  à  rendre  aux  Amsterdamois ,  on  ne  peut 
faire  un  pas  dans  leur  ville  sans  rencontrer  quelqu'un  de  ces  pieux 
établissements.  D'ici  nous  en  pouvons  découvrir  trois  ou  quatre. 
Après  l'Orphelinat  de  la  Diaconie  en  effet,  et  aussi  après  ces  grandes 
tailleries  de  diamant  (que  nous  avons  déjà  notées  dans  nos  courses 
&  travers  les  rues),  cette  maison  à  physionomie  orientale  est  un 
orphelinat  israélite,  et  là-bas,  cette  énorme  construction  que  nous 
apercevons  se  dissimulant  derrière  de  grands  arbres,  est  un  asile 
pour  les  vieillards.  Heureux  pays  que  celui  où  les  pauvres  orphe- 
lins trouvent  dans  leur  ville  natale  une  mère  qui  les  adopte,  et  les 
vieillards  pauvres  une  fille  qui  les  nourrit. 

Mais  voici  l'Amstel  qui  s'élargit  encore  et  se  peuple.  Ce  n'est  plus 
an  canal  ici,  c'est  nn  fleuve  large,  profond  et  limpide.  Les  ponts 
se  succèdent ,  énormes  et  laissant  au  milieu  un  passage  pour  les 
vaisseaux.  Le  défilé  des  canaux  continue.  Coupant  l'Amstel  à  angle 
droit,  ils  nous  ouvrent  de  chaque  côté  des  perspectives  superbes 
bordées  de  maisons  princières  dont  les  majestueuses  façades  feraient 
rougir  bien  des  palais  italiens.  TjC  Heerengrachty  le  Keisersgraclit 
et  le  Prinsengracht  que  nous  traversons  ont  un  calme  tout  aristo- 
cratique ,  une  sorte  de  recueillement  un  peu  triste  mais  digne ,  qui 
semble  un  souvenir  de  la  grandeur  passée.  On  ne  leur  en  veut  point 
toutefois  de  cette  tranquillité  placide.  On  sait  gré  à  ceux  dont 
Texistence  a  été  héroïque  et  glorieuse  de  s'enfermer,  au  déclin  de. 
la  vie,  dans  un  noble  et  fier  silence,  et  de  ne  point  tomber  dans 
ces  excès  de  papotage  ,  de  babillage  sénile  qui  ne  conviennent 
qu'aux  petites  gens,  qu'à  ceux  dont  le  nom  n'a  rien  à  démêler  avec 
l'histoire. 


2i0  AMSTERDAM  fT  VENISE. 

A  l'ombre  des  vieux  arbres,  longeant  ces  larges  façades  de  gra- 
nit taillées  à  grand  plan,  et  surtout  dessinées  par  de  grandes  lignes, 
imposantes  par  leurs  riches  proportions,  nous  gagnons  doucement  la 
Grande  Écluse  ou  du  moins  le  pont  qui  de  nos  jours  porte  ce  nom. 
Du  milieu  de  ce  pont  nous  pouvons  jeter  un  coup  d'cèil  sur  la  ville 


AMSTERDAM 
Le  BetreiUogtment,  d'après 


et  embrasser  dans  son  ensemble  le  midi  de  la  cité,  comme  en 
venant  de  l'Y  nous  avons  po  en  considérer  le  nord.  N'est-ce  pas 
un  spectacle  magnifique  que  celui  qui  s'offre  à  nous  en  ce  moment? 
Quelle  courbe  merveilleuse  que  celle  décrite  par  le  Binnen  Jmsteii 
Ce  beau  fleuve ,  large  de  deux  cents  mètres,  avec  ses  ponts  et  sa 
flottille  de  bateaux,  ses  attires  centenaires  et  sa  double  bordsre 
de  maisons  rouges  et  noires,  ne  forme-t-il  pas  un  des  tableaux 
les  plus  colorés  qui  soient  au  monde?  Regardez  cette  marqnMerie 


SUR  LES  QUAIS.  241 

merveilleuse  de  tons  sombres  et  gais,  ces  cliquetis  de  couleurs 
violentes,  ces  belles  lignes  brisées  que  dessinent  ces  pignons 
innombrables  et  ces  grands  clochers  noirs  qui  dominent  la  ville 
N'est-ce  point  un  spectacle  admirable?  Et  ce  bruit,  cette  vie, 
cette  animation?  On  peut  rester  des  heures  à  regarder  cette  ville 
à  la  fois  si  .vivante  et  si  pittoresque.  Les  bateaux  qui  passent, 
les  vapeurs  prêts  à  partir,  tout  ce  monde  qui  circule  sur  les  quais, 
le  roulement  des  voitures,  le  bruit  sourd  de  cette  grande  four- 
milière, tout  cela  suffit  à  occuper  l'esprit,  à  l'absorber,  à  le 
distraire. 

Puis,  si  nous  tournons  nos  regards  de  l'autre  côté,  c'est  encore 
l'Amstel,  mais  cette  fois  coulant  au  milieu  d'une  prairie  touffue, 
bordé  de  feuillage,  encadré  dans  de  grands  arbres,  avec  des  mou- 
lins qui  tournent  sur  ses  rives  et  à  leur  pied  des  bestiaux  qui  pais- 
sent. Le  calme  absolu  et  le  repos  des  champs  à  côté  des  bruits  et 
du  bourdonnement  de  la  ville;  et,  comme  pour  rendre  ce  contraste 
plus  frappant,  deux  grands  palais,  deux  constructions  énormes, 
l'Amstel-hôtel  et  le  Volksvlijt  dressant  leurs  masses  aux  deux  coins 
du  tableau. 

Rien  n'est  plus  surprenant  que  ces  deux  impressions  si  différentes 
et  si  proches,  que  ce  violent  contraste  qui  se  produit  ainsi  sans 
aucune  transition. 

Maintenant  que  la  grande  voie  d'Amsterdam,  son  Grand  Canal, 
son  Amstel,  a  été  suivie  par  nous  jusqu'au  bout,  nous  allons,  si  vous 
le  voulez  bien,  retourner  sur  nos  pas,  nous  transporter  sur  l'un  de  ces 
canaux  qui  Tenlourent  comme  une  ceinture  et  forment  une  soite 
de  rempart  au  centre  de  la  cité.  En  parcourant  Amsterdam  dans  ce 
sens,  nous  compléterons  la  somme  de  nos  impressions  et  arriverons 
à  connaître  les  différentes  faces  de  son  intéressante  physionomie. 

Nous  sommes  à  l'extrémité  du  Haringpahkerij .  Lequel  de  ces 
canaux  vous  plait-il  de  suivre?  D'abord  voici  le  Singel,  encore  un 
ancien  rempart  de  la  ville.  La  perspective  qu'il  ouvre  devant  nous 
est  aimable  autant  que  possible.  C'est  un  large  canal  avec  des 
ponts-levis,  de  beaux  arbres  et  de  coquettes  maisons.  Si  nous 
le. suivions,  il  nous  conduirait  à  la  tour  de  la  Monnaie,  car  il 

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2i2  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

aboutit  au  centre  de  la  ville.  Notre  promenade  serait  trop  tôt 
finie,  cependant  nous  pourrions  assister  à  un  intéressant  spec- 
tacle. C'est  en  effet  sur  ses  rives  que  se  tient  le  marché  aux 
fleurs.  Dès  le  matin,  de  grands  bateaux  plats  tout  chargés  de 
géraniums,  d'œillets,  de  réséda,  de  rosiers  et  de  verts  arbustes, 
arrivent  de  la  campagne  et  pénètrent  dans  le  SingeL  I^ien  n*est  plus 
charmant  que  ces  jardins  fleuris  flottant  comme  de  petites  îles 
à  la  surface  de  ce  grand  canal,  qui  réfléchit  dans  ses  ondes  les 
mille  couleurs  de  ce  printanier  fardeau.  Tous  les  bateaux  se  diri- 
gent du  côté  du  Konings  Plein,  Arrivés  à  destination,  ils  débarquent 
leurs  délicates  marchandises,  et  le  quai  se  trouve  en  un  instant 
transformé  en  un  magnifique  parterre  admirablement  fleuri.  Alors 
les  jeunes  filles  accourent  :  gracieuses  patriciennes  qui  viennent  rer 
nouveler  la  parure  de  leurs  corbeilles  ou  de  leurs  jardinières  dorées, 
aimables  grisettes  qui  dissipent  en  un  instant  les  économies  de  la 
semaine  pour  acquérir  un  pot  de  réséda.  Pauvre  petite  fleur!  pen- 
dant bien  longtemps  elle  parfumera  la  chambrette  de  la  gentille 
travailleuse,  reposera  sa  vue  et  lui  fera  rêver  les  plaisirs  de  la  cam- 
pagne, le  repos  des  champs  et  les  joyeuses  promenades  sous  les 
grands  arbres  verts. 

Après  le  Singel,  nous  voici  au  Heerengracht,  ou  canal  des  Sei- 
gneurs. C'est  le  bien  nommé  par  excellence,  car  sur  ses  bords  se 
dressent  les  plus  beaux  hôtels  de  la  ville,  les  constructions  les  plus 
riches  et  les  plus  vastes  et  aussi  les  plus  aristocratiques.  C'est  le 
faubourg  Saint-Germain  d'Amsterdam.  Presque  toute.s  les  grandes 
familles  ont  là  leur  demeure.  Aussi  voyez  quelle  tournure  à  la  fois 
simple  et  grandiose  affectent  toutes  ces  nobles  maisons.  Point  de 
sculptures,  point  de  moulures,  tout  est  modeste  et  sobre.  Seules 
les  proportions  indiquent  l'importance  des  constructions ,  et  c*est 
la  grandeur  des  lignes  qui  leur  donne  cet  aspect  imposant  qui  nous 
frappe.  Ce  noble  caractère,  nous  le  retrouverons  tout  le  long  du 
canal.  G*est  à  peine  si  quelques-uns  de  ces  édifices  dérogent  à  cette 
règle  de  simplicité,  de  sobriété  et  de  modestie.  Nous  devons  faire 
exception  toutefois  pour  cette  délicieuse  maison  construite  en 
brique  et  pierre,  dont  la  double  façade  est  partagée  en  deux  par 


SUR  LES  QUAIS.  Îi5 

nn  angle  très^obtus.  Rien  n'est  mieux  compris  ni  pkis  aimable- 
ment architecture  que  cette  charmante  demeure.  Elle  a  cette  tour- 
nure, à  la  fois  élég^ante  et  solide,  cette  coloration  vive,  cet  aspect 
avenant,  qui  plaît  tant  dans  l'architecture  hollandaise  de  cette 
époque.  Et  puis  lisez  les  devises  qui  sont  inscrites  dans  les  car- 
touches du  haut  :  «  Religione  et  probitate  »,  vous  dit  Tune, 
u  Ingenio  et  assiduo  labobe  »,  répond  l'autre.  Ce  sont  là  les 
secrets  et  la  base  de  ces  fortunes  merveilleuses  qui  ont  peuplé 
d'hôtels  les  bords.de  ce  canal.  Vous  voyez  que  ces  parvenus  ne 
renient  point  leur  origine.  C'est  le  travail,  la  perspicacité ,  l'assi- 
duité et  surtout  la  probité  qui  ont  fait  de  ce  petit  peuple  commer- 
çant et  maritime  une  très-grande  nation. 

Mais  voilà  encore  d'autres  maisons  qui  dérogent  aux  règles  de 
sévère  élégance  que  nous  constations  à  l'instant.  Celles-là  sont 
petites,  étroites,  de  triste  mine  et  de  pauvre  figure.  Mais  la  pensée 
qui  leur  a  donné  l'être  et  qui  a  présidé  à  leur  édification  est 
aussi  grande  et  aussi  noble  que  leur  aspect  est  chétif.  Un  jour, 
c'était  il  y  a  deux  siècles,  un  homme  de  bien,  négociant  et  bon 
chrétien,  nommé  Crombout,  se  trouvant  à  la  tête  d'une  gi*osse 
fortune,  laborieusement  gagnée,  résolut  de  se  faire  construire 
nne  maison  sur  le  canal  des  Seigneurs.  T/argent  ne  manquait 
point,  Cromhout  était  généreux  :  les  architectes,  les  charpentiers 
et  les  maçons  eurent  beau  jeu  avec  lui.  Tout  marcha  vite  et 
bien,  et  l'année  suivante,  le  magnifique  hôtel,  que  nous  voyons 
sur  ce  quai,  était  en  état  de  recevoir  son  nouveau  maître.  Crom- 
hout, à  sa  vue,  ne  put  réprimer  un  mouvement  de  joie,  et  dans 
son  cœur  il  sentit  le  doux  chatouillement  de  l'orgueil.  «  Voici  donc, 
se  dit-il,  ce  que  moi  j'ai  su  faire.  J'étais  parti  de  bien  bas,  et  me 
voilà  maintenant  haut  placé  dans  l'estime  de  mes  concitoyens.  Mes 
parents  habitaient  une  bicoque  ;  mes  enfants  logeront  dans  im 
palais.  »Mais  à  peine  avait-il  prononcé  ces  paroles,  qu'il  fit  un  retour 
sur  lui-même.  «  Qui  me  dit,  s'écria-t-il ,  que  cette  fortune,  dont  je 
me  glorifie,  sera  de  longue  durée?  Et  comment  oserais-je  exiger  de 
mes  enfants  qu'ils  se  souviennent  de  notre  modeste  origine,  s'il  suffit 
d*un  tas  de  pierres  pour  me  la  faire  oublier?  »  Alors ,  rougissant  de 


246  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

ce  mouvemeat  d'orgueil  dont  il  n*avait  point  été  maître,  il  se  tourna 
vers  son  architecte ,  qui  le  regardait  stupéfait  :  «  Dès  demain,  lui 
dit-il ,  vous  achèterez  ce  terrain  qui  borde  l'autre  côté  du  canal , 
vous  y  construirez  des  maisons  petites ,  étroites ,  et  pauvres  d'as- 
pect. Ces  maisons,  je  les  donnerai  à  des  gens  peu  fortunés  qui 
les  habiteront  leur  vie  durant.  Aussi,  construisez  -  les  de  façon 
qu'on  ne  puisse  se  mettre  aux  fenêtres  de  ma  maison  sans  les 
apercevoir.  Car  je  veux  que  mes  enfants,  en  ayant  constamment 
sous  Içs  yeux  le  tableau  de  la  misère,  ne  puissent  oublier  qu'il 
y  a  des  pauvres  en  ce  monde.  Je  veux  qu'ils  se  souviennent  que 
nos  ancêtres  ont  connu  les  privations  et  peut-être  souffert  et  le 
froid  et  la  faim.  » 

L'at'chitecte  obéit.  Lui,  qui  venait  d'édifier  un  palais  majestueux, 
il  bâtit  ces  modestes  demeures  ;  et  le  sage  Cromhout  ne  consentit  à 
habiter  sa  somptueuse  maison  que  lorsque  les  petites  maisonnettes 
eurent  été  achevées.  Ne  vous  semble*t-il  pas  que  c'est  là  une  superbe 
paraphrase  de  cette  parole  de  l'Évangile  :  Tu  es  pulvis  et  in  pulve^ 
rem  rêver  ter  is. 

Mais  pardon  de  cette  longue  digression.  Le  Heerengracht  n'est 
point  habité  seulement  par  des  sages ,  il  l'est  aussi  par  de  savants 
collectionneurs  et  par  d'érudits  amateurs  de  beaux-arts.  C'est  en 
effet  sur  ses  quais,  aux  environs  de  la  Vijzelstraat,  que  se  trouvent 
les  deux  plus  belles  collections  particulières  de  tableaux  qui  soient 
en  Hollande  :  la  collection  de  M.  J.  P.  Six,  et  celle  de  madame  la 
douairière  Van  Loon. 

Cette  dernière ,  avec  ses  Wouwerman ,  ses  Ostade ,  ses  Weeninx , 
ses  Steen,  ses  Van  de  Velde,  est  un  véritable  écrin  qui  ne  contient 
que  des  perles  de  la  plus  haute  valeur.  Quant  à  celle  de  M.  Six, 
alors  qu'elle  n'aurait  ni  ^di  Fiancée  juive,  de  Steen;  ni  sa  Ménagère, 
de  Pieter  de  Hoog;  ni  sa  Chambrière,  de  Maas;  ni  son  Dentiste, 
de  Dov;  ni  sa  Fue  de  Dordrecht,  de  Cuyp;  ni  sa  Fue  de  Delft,  de 
Johannes  Vermeer ',  autant  de  merveilles  qu'on  chercherait  vaine- 


<  La  plupart  des  tableaux  que  renferment  ces  deux  ofaleries  ont  été  décrits  dans 
notre  livre,  les  Merveilles  de  Cari  hollandais. 


SUR  LES  QUAIS.  247 

ment  autre  part,  il  lui  suffirait  des  deux  admirables  portraits  de 
Rembrandt  qu'elle  possède ,  pour  en  faire  une  collection  tout  à  fait 
exceptionnelle.  Ces  deux  chefs-d'œuvre  sont  du  reste  célèbres 
auprès  de  tous  les  artistes  et  de  tous  les  amateurs. 

Mais  si  personne,  dans  le  monde  des  arts,  n'ignore  les  somptuo- 
sités de  la  collection  de  M.  J.  P.  Six,  ce  qu'on  sait  moins  générale- 
ment, c'est  qu'à  côté  de  ses  merveilleux  tableaux,  Térudit  amateur 
possède  une  collection  de  faïences  de  Delft,  de  vieux  meubles,  des 
argenteries  anciennes ,  et  surtout  une  collection  de  médailles  bien 
connue  de  tous  les  numismates  européens. 

Ce  n'est  pas  du  reste  le  seul  médaillier  de  valeur  qu'on  puisse 
trouver  sur  le  Heerengracht.  Un  peu  plus  haut,  près  de  la  Spiegel^ 
straat,  habite  un  vénérable  magistrat,  M.  Jer.  de  Vries  Jerz,  qui 
possède,  lui  aussi,  une  fort  belle  collection  de  monnaies.  Le  vieux 
kantonrechter  partage  son  temps  entre  ses  chères  médailles  et  les 
œuvres  des  Bilderdijck ,  l'un  des  plus  grands  génies  poétiques  de 
la. Hollande,  dont  son  père  fut  l'ami,  et  auquel  il  a  voué  une  admi- 
ration sans  bornes  ^ 

Si  nous  remontions  près  du  Leliegracht,  nous  trouverions  là 
encore  un  ardent  collectionneur,  M.  Jacob  de  Vos,  dont  le  cabinet 
contient  plus  d'un  chef-d'œuvre.  Les  marbres  de  prix  et  les 
tableaux  modernes  se  rencontrent  chez  lui  avec  les  croquis  des 
vieux  maîtres  ;  et ,  parmi  ces  derniers ,  se  trouve  une  série  de  des- 
sins de  Rembrandt,  Tune  des  plus  belles  que  l'on  connaisse.  Mais 
si  nous  voulions  passer  en  revue  toutes  ces  richesses,  nous  n'en 
finirions  pas.  Le  plus  court,  c'est  de  quitter  le  Heerengrachty  et  de 
donner  un  coup  d'œil  au  Keizersgracht,  qui  se  trouve  tout  à  côté, 
et  qui ,  lui  aussi ,  mérite  notre  attention. 

Lorsque  Marie  de  Médicis  arriva  au  Keizersgracht,  «  elle  s'es- 
«  tonna  de  voir  le  canal  Impérial ,  lequel  (s'il  faut  en  croire  ceux 
«  qui  ont  voyagé)  n'a  point  son  semblable  en  toute  l'Europe ,  soit 

*  Parmi  les  collections  de  médailles  que  renferme  la  ville  d'Amsterdam , 
nous  pouvons  citer  encore  celle  de  M.  Heinneken,  fort  riche  en  documents  con- 
cernant l'histoire  nationale,  et  celle  de  M.  Willem  de  Vos,  relative  à  la  femille 
d'Ocange, 


248  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

u  qu'on  regarde  la  longue  et  continuelle  suite  de  maisons,  soit  Télé- 
M  gance,  beauté  et  commodité  de  la  structure,  soit  la  variété  des 
u  frontispices ,  des  posteaux  et  des  faistes ,  bastis  en  partie  à  la 
u  toscane,  en  partie  à  la  dorique,  ou  à  l'ionique,  ou  à  la  corin- 
u  thienne,  soit  les  divers  ponts  de  briques  servant  à  conjoindre  les 
u  divers  costés  du  canal ,  soit  finalement  les  belles  rangées  d'arbres 
tt  dont  les  bords  sont  revêtus.  »  Tel  il  était  au  temps  de  Marie  de 
Médicis,  tel  le  Keizersgracht  est  encore  de  nos  jours,  et  nous  n'au- 
rions rien  à  ajouter  à  la  description  de  l'honnête  Barléus,  si  nous 
ne  voulions  dire  un  mot  des  habitants,  qui,  par  la  fragilité  des  des- 
tinées humaines,  se  sont  forcément  renouvelés  depuis  ce  temps. 

Quoique  moins  aristocratiquement  habité  que  le  Heerengracht ^ 
le  canal  Impérial  (comme  l'appelle  Barléus)  est  cependant  un  des 
plus  recherchés  par  les  financiers  et  les  riches  familles.  Ses  grands 
hôtels  ont  le  même  aspect  monumental  et  cossu  ;  ils  possèdent  la 
même  élégance  à  la  fois  simple  et  majestueuse.  Aussi,  à  première 
vue,  le  voyageur  inexpérimenté  confond^ il  bien  souvent  l'un  et 
l'autre  canal  ;  et  Ton  s'égare  dans  les  courbes  du  second,  en  croyant 
errer  sur  les  quais  du  premier.  En  outre ,  tout  comme  son  voisin , 
le  Keizersgracht  a  aussi  son  cachet  artistique.  En  poursuivant  notre 
course,  nous  ne  manquerons  pas  en  effet  de  remarquer  au  passage 
une  haute  et  belle  façade  en  pierre  grise,  avec  un  attique  porté  par 
quatre  demi  -  colonnes  et  un  entablement  orné  de  balustrades  à 
mollet.  Dans  la  frise ,  ces  deux  mots  «  Feux  Mebitis  »  nous  disent 
le.  nom  de  l'édifice,  ou  plutôt  celui  de  la  société  à  laquelle  il  appar- 
tient. Et,  entre  les  colonnes,  cinq  bas -reliefs,  représentant  la 
Musique ,  la  Physique ,  la  Peinture ,  la  Littérature  et  le  Commerce , 
nous  montrent  quelle  en  est  la  destination. 

C'est  en  effet  une  sorte  de  temple  élevé  aux  beaux-arts  et  aux 
sciences.  A  l'intérieur,  on  y  trouve  des  salles  de  réunion,  une  belle 
et  vaste  bibliothèque,  un  amphithéâtre  de  physique,  une  salle  de 
lecture  et  un  petit  observatoire.  Mais  son  principal  attrait  est  dans 
sa  jolie  salle  de  concert,  qui,  en  hiver,  a  la  gloire  de  renfermer 
tout  ce  qu'Amsterdam  possède  de  graves  patriciens  et  de  char- 
mantes jeunes  filles.  Habits  noirs,  blanches   épaules  et  rivières 


SUR  LES  QUAIS.  249 

de  diamants  viennent  là,  presque  chaque  semaine,  assister  à 
d'excellents  concerts  donnés  par  le  meilleur  orchestre  qui  soit  dans 
les  Pays-Bas. 

Plus  loin  que  a  Félix  Meritis  »,  beaucoup  plus  loin,  s'élève  un 
autre  temple  également  consacré  à  l'art  ;  c'est  le  Musée  Fodor.  Feu 
M.  Fodor  était,  en  son  vivant,  grand  collectionneur,  riche  amateur, 
et,  déplus,  citoyen  généreux,  adorant  sa  cité  natale.  A  sa  mort, 
qui  survint  en  1860,  il  légua  à  la  ville  d'Amsterdam  sa  précieuse 
collection  de  tableaux  modernes  et  de  dessins  anciens  ;  et  ne  voulant 
pas  faire  les  choses  à  demi,  il  lui  concéda,  en  outre,  deux  maisons 
situées  sur  le  Keizersgracht  et  75,000  florins  pour  convertir  ces 
deux  maisons  en  un  musée  portant  son  nom. 

Aujourd'hui,  le  vœu  du  noble  défunt  est  accompli.  Un  charmant 
petit' musée  occupe  l'emplacement  de  son  ancienne  demeure,  si  bien 
éclairé,  si  convenablement  agencé,  qu'il  fait  rougir  le  grand  Trip- 
penhuis,,  qui  devrait  prendre  modèle  sur  lui.  Et  là,  dans  de 
charmantes  galeries  éclairées  par  en  haut,  Meissonier,  Oecamps, 
Ary  SchefFer,  Robert  Fleury,  Gudin,  Achembach  et  Madou  gar- 
nissent joyeusement  les  murs,  pendant  que,  dans  de  beaux  albums, 
les  vieux  maîtres  de  la  Hollande  offrent  leurs  dessins  et  leurs  cro- 
quis pour  l'enseignement  de  leurs  successeurs. 

Mais,  avant  d'arriver  au  Musée  Fodor,  nous  voilà  au  pied  de  la 
fVesterkerk ^  ou  église  de  l'Ouest.  Cette  grande  place,  qui  s'étend 
autour  de  nous,  c'est  l'ancien  cimetière  de  l'église,  transformé 
depuis  en  un  marché  où,  chaque  semaine,  on  vend  un  peu  de  tout. 
A  l'époque  de  la  Kermesse ,  c'est  une  des  nombreuses  places  «  où 
l'on  s'esbaudit  tout  à  Taise  » .  Destinée  étrange  que  celle  de  la  plu- 
part des  cimetières  se  transfonnant  en  lieux  de  joyeuses  réunions  ! 
Mais  regardons ,  s'il  vous  plaît ,  cette  belle  et  grande  église ,  qui 
constitue  un  spécimen  fort  curieux  d'architecture. 

Elle  ne  remonte  qu'à  1620,  elle  n'est  donc  pas  très-ancienne; 

mais  c'est  justement  ce  qui  augmente  son  originalité,  car,  ayant 

conservé  la  forme   des  vieilles    églises,  elle  y  a  appliqué   cette 

architecture  bizarre  du  dix-septième  siècle,  avec  ses  cintres,  ses 

colonnes,  ses  pilastres  et  ses  altiques,  qui  forment  la  plus  singulière 

3S 


250  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

confasion  de  styles  qu'on  puisse  imaginer.  Notez  que  Femploi  sinml- 
tané  de  la  pierre  et  de  la  brique,  en  soulignant,  pour  ainsi  dire, 
chacun  des  détails  de  cette  architecture,  en  augmente  encore 
Fétrangeté.  La  Wesierkerk  toutefois,  bien  qu'elle  soit  un  modèle  i 
peu  près  unique  dans  son  genre,  n'en  est  pas  moins  une  construction 
élégante  et  agréable  à  l'œil.  Sa  grande  tour,  conçue  dans  le  même 
goût,  est  à  la  fois  hardie  et  gracieuse,  et  complète  fort  bien  ce 
très-curieux  édifice. 

C'est  presque  au  pied  de  cette  église,  sur  le  fFestermarkt ,  qu'est 
né  un  des  plus  grands  génies  poétiques  dont  la  Hollande  puisse 
s'enorgueillir.  Bilderdijk ,  qui  devait  régénérer  la  langue  néerlan- 
daise et  la  vivifier  en  la  retrempant  aux  sources  d'un  vigoureux 
patriotisme,  Bilderdijk,  le  restaurateur  du  parti  orthodoxe,  a  vu  le 
jour  au  Stille  Zijde,  sur  le  fFestermarht. 

Un  peu  plus  loin^  sur  le  Keizersgracht ,  entre  le  fFestermarht  et 
la  Reestraat,  est  une  autre  maison  chère  aux  artistes.  Le  docteur 
Tulp  l'habita,  le  vieux  Tulp,  président  de  la  Gilde  des  chirurgiens, 
bourgmestre  d'Amsterdam ,  et  beau-père  de  Six.  Ce  bon  docteur 
Tulp,  le  collectionneur  de  tableaux  et  l'ami  de  Rembrandt,  celui 
que  vous  avez  vu  dans  la  Leçon  d'anatomie,  le  chapeau  sur  la  tête 
et  la  pince  à  la  main,  c'est  là  qu'il  demeura,  partageant  son  temps 
entre  ses  malades,  l'administration  de  la  ville  et  le  culte  des 
beaux-arts.  Heureux  ceux  qui  peuvent  mener  tout  cela  de  front! 

Mais  le  TVestermarkt ,  que  nous  n'avons  pas  quitté,  aboutit  sur 
le  Prinsengracht,  ou  canal  des  Princes.  C'est  une  des  trois  grandes 
artères  circulaires  d'Amsterdam;  toutefois  il  ne  justifie  guère  son 
nom.  Il  est  en  effet  peuplé  de  petits  marchands,  de  cabaretiers, 
et  surtout  de  bateliers,  de  pêcheurs  et  de  mariniers  qui,  pas  plus 
dans  leurs  habitudes  que  dans  leurs  logements  ni  dans  leur  cos- 
tume ,  n'ont  rien  qui  soit  le  moins  du  monde  princier.  Mais  ce  que 
cette  population  spéciale  perd  en  élégance  et  en« industrie ,  elle  le 
rattrape  en  pittoresque.  Ici,  plus  de  silence,  plus  de  recueillement; 
la  vie  active  et  bruyante ,  les  tjalks  encombrés  de  femmes  et  de 
marmots,  la  tapperij  et  la  slijterij\  avec  tout  leur  attirail  de 
flacons  et  de  tonneaux  et  leur$  enseignes  affriolantes,  qui  dé- 


SUR  LES  QUAIS.  231 

taillent  toutes  les  liqueurs  connues.  Vêtu  moitié  laine  et  moitié 
toile  cirée ,  la  pipe  à  la  bouche ,  le  menton  couvert  d'une  épaisse 
barbiche,  le  marinier  hollandais  se  presse  dans  les  cabarets; 
pendant  que  les  ménagères  au  teint  hàlé ,  entourées  d'une  nichée 
de  moutards,  fabriquent,  sur  le  pont  des  bateaux,  le  déjeuner  du 
jour,  ou  font  sécher  aux  cordages  le  linge  de  la  semaine.  Puis  ce 
sont  les  vieilles  et  les  vieux,  assis  devant  leurs  portes,  réparant  les 
nasses,  raccommodant  les  voiles  ou  reprenant  les  mailles  des  filets; 
et  les  enfants  barbouillés,  gros,  joufflus,  rouges  et  blonds,  mal 
mouchés  pour  la  plupart,  espoir  de  la  marine  néerlandaise, 
jouent  au  soldat  et  aux  billes,  ou,  les  yeux  grands  ouverts, 
regardent  travailler  les  vieux  parents  et  prennent  des  leçons  pour 
Tavenir. 

Ces  trois  grands  canaux,  le  Heerengracht ,  le  Keizersgracht  et  le 
Prinsengracht ,  qui  forment  une  triple  ceinture  à  Amsterdam,  se 
continuent  tous  les  trois  jusqu'à  TAmstel,  sans  trop  rien  changer  à 
leur  physionomie  respective.  Mais,  arrivés  là,  ils  brisent  brusque- 
ment avec  les  traditions  qu'ils  avaient  adoptées.  Le  Nieuwe  Heeren 
gracht,  qui  se  continue  jusqu'au  port,  compte  encore  sur  ses  quais 
quelques  grandes  et  belles  façades,  nobles  et  majestueuses,  mais  il 
dépouille  son  cachet  aristocratique  et  son  opulente  distinction. 
Quant  au  canal  de  l'Empereur  et  à  celui  des  Princes ,  ils  vont  pres- 
que de  suite  aboutir  au  Muidergracht,  qui  met  fin  à  leurs  jours; 
et  dans  leur  bref  parcours  ils  traversent  le  quartier  juif,  qui 
leur  enlève  tout  caractère  individuel  et  leur  imprime  son  cachet 
personnel. 

Nous  n'aurions  donc  plus  guère  à  nous  occuper  de  ces  trois 
grands  canaux,  si  le  Nieuwe  Heerengracht  ne  longeait,  dans  une 
partie  de  son  parcours ,  une  superbe  masse  de  verdure  et  de  feuil*. 
lage  qu'on  nomme  le  Plantage,  et  qui,  à  cause  de  deux  établis- 
sements publics  qu'il  renferme,  mérite  que  nous  lui  consacrions 
quelques  instants. 

Ces  deux  établissements  se  nomment  le  Park  et  le  Jardin  zoolo- 
gique. liC  Park  est  un  fort  joli  jardin,  dont  les  massifs  habilement 
distribués  forment  une  sorte  d* élégante  oasis.  Au  miUeu  s'élève  un 


252  ÀMSTEBDAM  ET  VENISE. 

kiosque  et  autour  du  kiosque  des  girandoles  de  becs  de  gaz  et  de 
globes  de  cristal.  Le  soir  le  gaz  s'allume,  le  kiosque  se  garnit  d'un 
excellent  orchestre ,  et  un  public  nombreux  vient  s'asseoir  sous  les 
grands  arbres  et  prendre  le  frais.  Mais  comme  il  ne  faut  pas  que 
les  rigueurs  de  la  mauvaise  saison  puissent  interrompre  d'aussi 
charmants  plaisirs,  à  côté  du  jardin  s'élève  une  énorme  salle  avec 
des  dégagements  nombreux  et  commodes.  C'est  là  qu'en  hiver  le  pu- 
blic vient  chercher  un  abri  pour  goûter  à  l'aise  l'agréable  musique 
dont  on  continue  de  le  régaler. 

Le  Jardin  zoologique  est  situé  un  peu  plus  loin  ;  mais  il  ne  faut 
pas  manquer  de  l'aller  voir,  car  c'est  peut-être  le  plus  beau  qui 
soit  en  Europe,  tant  à  cause  de  sa  merveilleuse  installation,  que 
des  hôtes  exceptionnels  qu'il  contient.  Parcourez- le  doucement. 
11  est  impossible  de  souhaiter  un  parc  mieux  vallonné,  mieux 
planté,  plus  soigné  et  plus  élégamment  distribué.  Les  massifs 
d*arbres  exotiqpies  et  de  fleurs  y  alternent  avec  les  plus  curieux 
animaux  et  les  oiseaux  les  plus  rares.  Sur  sa  jolie  rivière,  vous 
trouverez  toutes  les  sortes  d'oiseaux  pêcheurs,  depuis  les  canards 
mouchetés  de  la  Caroline  du  Sud  jusqu'aux  pélicans  et  aux  ibis 
roses.  Ses  allées  sont  garnies  d'une  double  rangée  de  perchoirs 
sur  lesquels  se  balancent  les  aras ,  les  cacatoès  et  les  perroquets 
multicolores  éblouissant  les  yeux  et  étourdissant  les  oreilles  par 
leur  interminable  bavardage.  Les  bons,  les  tigres  et  les  jaguars 
possèdent  un  véritable  palais.  Dans  deux  grandes  écuries,  les 
éléphants  et  les  rhinocéros  sont  logés  comme  des  princes,  et 
un  magnifique  chalet  abrite  les  hippopotames  mâle  et  femelle, 
qui  sur  les  bords  de  l'Y  retix>uvent  leur  température  sénéga- 
lienne.  Chameaux,  zébus,  lamas,  antilopes,  bisons,  cerfs  et  ga- 
zelles animent  ce  charmant  jardin  dont  ils  penplent  les  enclos. 
Chacun  a  son  pavillon,  sa  maisonnette  ou  son  kiosque.  Seuls  Les 
ours  sont  enfermés  dans  de  grandes  cages  où  ils  se  trouvent 
singulièrement  à  l'étroit.  Pas  moyen  en  effet  de  leur  creuser  une 
fosse.  A  un  mètre  du  sol  on  tix>uve  l'eau,  et  même  si  l'on  parvenait 
à  leur  dessécher  un  trou ,  ils  n'y  seraient  point  à  l'abri  des  névral-* 
gies  et  des  rhumatismes. 


SUR  LES  QUAIS.  253 

Si,  en  sortant  du  Jardin  zoologique,  nous  reprenons  le  Nieuwe 
Heerengracht  et  si  nous  continuons  à  suivre  sa  rive  unique  dans  la 
direction  du  port,  nous  ne  tarderons  pas  à  nous  trouver  devant  les 
Docks  de  l'Entrepôt  royal.  Ces  quais  immenses,  qui  s'étendent  à  perte 
de  vue,  ombragés  d'arbres  et  bordés  de  magasins,  ces  vastes  con- 
structions qui  s'alignent  de  toutes  parts,  nous  donnent  une  haute  idée 
du  commerce  et  de  la  marine  de  notre  grande  cité.  Quand  on  a  sous  les 
yeux  ces  bassins  énormes ,  ces  vastes  édifices  qui  bordent  la  Nieuwe 
Vaart,  cette  interminable  corderie  qui  s'étend  sur  YOostenburger 
gracht,  les  chantiers  et  magasins  de  bois  de  marine  qui  garnissent 
le  fFittenburgergracht  et  le  Kattenburgergracht ,  et  surtout  la  forêt 
de  mâts  et  de  cordages  qui  se  dressent  dans  les  docks  et  bassins  de 
la  marine  royale,  alors  on  comprend  comment  les  Provinces-Unies 
ont  pu  être  jadis  maîtresses  de  la  mer,  et  tenir  tête  aux  flottes  réu- 
nies de  la  France  et  de  l'Angleterre. 

Après  avoir  contemplé  un  instant  cette  merveilleuse  animation , 
ces  chantiers  et  ces  docks,  ces  bassins  et  ces  navires,  nous  suivrons 
le  quai  de  l'Y.  C'est  un  des  plus  pittoresques  d- Amsterdam,  à  cause 
de  l'entrain  maritime  qui  règne  sur  toute  sa  longueur  et  sur  le 
bassin  de  l'Est  qui  s'étend  à  ses  pieds.  Les  maisons  que  nous  lon- 
geons n'ont  rien  de  bien  remarquable.  Celle-ci  cependant  est  une 
école  de  mousses,  et,  par  la  porte  entrouverte,  nous  pouvons 
apercevoir,  dans  la  grande  cour,  les  marins  de  l'avenir  grimpant 
dans  les  cordages  d'un  faux  brick  planté  en  terre.  C'est  là  quils  font 
leur  apprentissage.  Ils  se  préparent,  par  une  instruction  élémen- 
taire mais  solide,  à  devenir  plus  tard  officiers  de  cette  marine  mar- 
chande qui  a  porté  si  haut  et  si  loin  la  réputation  commerciale 
d'Amsterdam. 

Après  YVgracht,  c'est  le  Buitenhant  qui  s'ouvre  devant  nous. 
Remarquez  bien  le  cachet  de  ces  maisons.  Elles  sont  à  la  fois  sim- 
ples et  sévères.  Sans  posséder  la  tournure  aristocratique  des  hôtels 
da  Heerengracht  y  elles  ont  cependant  un  caractère  noble  et  dis- 
tingué. C'est  là  qu'habitaient  jadis  les  grands  armateurs  et  les  offi- 
ciers supérieurs  de  la  marine  hollandaise.  Cette  maison  de  modeste 
apparence  est  celle  où  vécut  de  Ruiter  avec  sa  famille.  A  sa  vue. 


SM  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

que  de  soavenirs  nous  assaillent  !  G*est  snr  ce  petit  perron  de  gra- 
nit qae  bien  souvent  il  prit  congé  de  sa  femme  et  de  ses  enfants , 
leur  promettant  de  revenir  couvert  de  gloire  et  tenant  toujours  sa 
promesse.  La  dernière  fois  qu'il  partit^  le  24  juillet  1675,  âgé 
de  près  de  soixante -dix  ans,  il  ne  nourrissait  plus  d'aussi  bril- 
lantes espérances.  Malgré  ses  répugnances,  il  avait  dû  accepter  de 
conduire  la  flotte  hollandaise  dans  la  Méditerranée.  H  allait  porter 
secours  au  roi  d'Espagne,  à  qui  les  Français  étaient  en  train  d*eQ- 
lever  la  Sicile.  Mais  tout  en  obéissant  aux  ordres  de  T Amirauté, 
il  ne  se  faisait  point  d'illusions. 

a  La  lutte  est  hors  de  toute  proportion,  avait-il  dit  quelques 
jours  auparavant  :  je  sais  que  si  je  pars  je  ne  reviendrai  pas.   » 

Et  comme  un  des  membres  de  l'Amirauté  qui  se  trouvaient  pré- 
sents s'étonnait  de  cette  réserve  et  de  cette  hésitation ,  que  le 
grand  capitaine  n'avait  jamais  montrées  dans  ses  campagnes  anté- 
rieures ,  ajoutant  qu*il  ne  croyait  point  que  l'âge  pût  le  rendre  si 
timide  : 

u  La  timidité  n'y  est  pour  rien ,  lui  répondit  de  Ruiter,  mais  j'ai 
regret  de  voir  mon  pays  exposer  ainsi  la  gloire  de  son  pavillon,  et 
je  me  fais  scrupule  de  prêter  lès  mains  à  une  aussi  téméraire  entre- 
prise. » 

Les  magistrats,  qui  croyaient  indispensable  sa  présence  à  la 
tête  de  leur  flotte,  vinrent  alors  le  prier  de  vaincre  sa  répugnance. 

i(  Ce  n'est  point,  leur  répondit-il,  aux  minisires  de  l'État  à  prier. 
Ils  n'ont  qu'à  commander,  je  suis  prêt  à  obéir.  Je  n'hésiterai  jamais 
à  hasarder  ma  vie,  partout  où  l'État  voudra  hasarder  sa  bannière,  n 

En  quittant  sa  femme  et  ses  enfants ,  il  leur  dit  adieu  pour  tou- 
jours. Il  les  pressa  tristement  sur  son  cœur,  et,  pour  la  première 
fois  de  sa  vie ,  une  grosse  larme  roula  sur  ses  joues  bronzées  par  le 
soleil ,  tannées  par  le  hàle ,  et  vint  mouiller  sa  moustache  blanchie 
au  service  de  l'État.  —  Ses  pressentiments  ne  le  trompaient  pas. 
Quelques  mois  plus  tard,  le  10  avril  1676,  il  était  blessé  à  mort.  Un 
boulet  lui  enlevait  le  pied  gauche  ;  et,  le  29  du  même  mois,  il  expi- 
rait  à  Syracuse. 

Son  corps  embaumé  fut  rapporté  dans  sa  patrie.  On  lui  rendit  de 


SUR  LES  QUAIS.  2S5 

grands  honneurs;  un  monument  lui  fut  élevé  dans  la  Nieuwekerk; 
les  princes  adressèrent  à  sa  veuve  des  lettres  de  condoléance  ;  son 
buste  (celui-là  même  que  nous  voyons)  fut  placé  sur  la  façade  de  sa 
maison,  et  le  peuple  d* Amsterdam  considéra  sa  mort  comme  un 
malheur  public.  Ce  n'était  que  justice;  mais  cette  justice  était  bien 
tardive,  et  cette  même  populace  qui  maintenant  pleurait  le  héros, 
avait  voulu,  quelques  années  plus  tôt,  l'assassiner  et  livrer  sa  maison 
au  pillage. 

C'était  au  mois  de  septembre  1672,  au  lendemain  pour  ainsi  dire 
du  massacre  des  illustres  frères  de  Witt.  La  foule,  agitée  par  des 
meneurs  venus  de  la  Haye ,  s'était  assemblée  devant  cette  même 
maison.  Elle  accusait  l'amiral,  dont  l'affection  pour  les  deux  frères 
était  connue  de  tout  le  monde ,  d'avoir  trahi  son  pays  et  «  vendu  la 
flotte  hollandaise  au  roi  de  France  » .  En  vain  madame  de  Ruiter 
était-elle  venue  sur  le  petit  perron  montrer  aux  mutins  une  lettre 
de  son  illustre  mari  p):ouvant  que  le  grand  homme  était  au  loin  à 
combattre  pour  son  ingrate  patrie ,  la  foule  ne  voulait  point  entendre 
raison,  et  prétendait  que  «  le  traître  avait  été  vu^  le  jour  précédent, 
conduit  en  prison  pieds  et  poings  liés  » .  Heureusement ,  cette  fois , 
la  garde  civique  arriva  à  temps ,  et  la  populace  d'Amsterdam , 
refoulée  à  coups  de  piques  et  de  hallebardes,  n'eut  point  à  se 
reprocher  im  crime  pRsque  aussi  horrible  que  celui  que  venaient 
de  commettre  les  forcenés  de  la  Haye. 

En  quittant  le  Buitenkant,  nous  franchissons  récluse  de  la  Grue 
{Kraansluis),  etnous  arrivons  à  la  lourdes  Pleureuses,  la.  Schreijers 
toren.  C'est  là  un  nom  singulier;  et  cette  petite  tour  obèse,  qui  sert 
aujourd'hui  de  bureau  au  maître  du  port,  n'a  rien  d'assez  lugu- 
bre dans  son  aspect  pour  le  justifier.  Il  lui  vient  d'un  bas -relief 
qu'on  aperçoit  sur  le  côté  occidental.  Ce  bas-relief  représente  une 
femme  qui  pleure  en  montrant  au  loin  un  vaisseau  qui  s'éloigne  ^  et 
l'inscription  Schreijershoek  (coin  des  Pleureuses)  vous  indique 
que  jadis  bien  des  larmes  ont  coulé  en  cet  endroit.  C'est  en  effet 
de  ce  point,  situé  aujourd'hui  au  centre  du  port,  et  qui  se  trouvait 
alors  à  l'une  de  ses  extrémités,  que  partaient  les  navires  se  diri- 
geant vers  les  Indes.  C'est  là  que  les  fenunes  venaient  embrasser 


356  AMSTERDAM   ET  VENISE, 

leur  mari  et  les  enfants  leur  père  qui  s'embarquaient  pour  aller  coa- 
quérir  des  mondes  nouveaux  et  couraient  grand  risque  de  ne  jamais 
revoir  leur  patrie  ni  leur  famille. 

Après  avoir  tourné  le  u  coin  des  Pleureuses  »,  il  nous  faut  jeter 
un  regard  sur  toutes  ces  vieilles  maisons  de  travers,  inclinées  en 
tout  sens  comme  une  bande  de  soldats  ivres,  étalant  gaiement  an 
soleil  leurs  assises  de  piètres  blanches  qui  s'enlèvent  sur  un  fond  de 


AMSTEItDAM 
a  tour  det  Pleureuses. 


briques  noires.  Ce  sont  peut-être  les  plus  vieilles  de  la  cité,  et  leur 
grand  âge  excuse  leurs  attitudes  titubantes.  Depuis  qu'elles  pen- 
chent ainsi  et  semblent  vouloir  tomber,  bien  des  générations  se 
sont  succédé  autour  d'elles.  Et  bien  d'autres  sans  doute  passe- 
ront encore  à  leur  pied,  avant  qu'elles  se  décident  à  faire  place  à 
d'autres  maisons  plus  réguhères  et  mieux.d'aplomb. 

Si  nous  suivions  oes  maisons  titubantes,  nous  retomberions  sur 
le  Damrak  que  nous  avons  déjà  parcouru.  Aussi  vous  plait-il  que 
nous  prenions  un  de  ces  petits  bateaux  à  voile  qui  sont  à  deux  pas 


SUR  LES  QUAIS.  257 

de.  nous?  Nous  traverserons  F  Y  et  nous  irons  jusqu'à  Zaandam. 
C'est  là  que  jadis  les  vieux  Hollandais  aimaient  à  passer  les  mois 
chauds  de  l'année.  Chaque  négociant  y  avait  sa  petite  maisonnette 
où  le  soir,  les  affaires  faites ,  il  se  rendait  pour  prendre  le  thé.  C'est 
presque  un  quartier  de  la  grande  ville  et  l'un  des  plus  pittoresques 
assurément.  —  Bien.  —  Nous  voilà  voguant  à  travers  le  port.  Cette 
masse  de  verdure  que  vous  voyez  devant  vous,  c'est  le  Tolhuis, 
une  grande  guinguette,  avec  orchestre  le  dimanche,  et  deux  cents 
labiés  sous  les  arbres  verts.  On  y  va  le  soir  respirer  le  frais,  rire 
et  causer.  Ces  grands  bâtiments  qui  se  profilent  plus  loin,  isolés  de 
tonte  habitation ,  sont  les  magasins  de  pétrole ,  que  la  municipalité 
prudente  éloigne  avec  raison  du  centre  de  la  cité. 

Mais  bientôt  les  bords  s'écartent  et  le  bras  de  mer  s'élargit.  A 
droite  et  à  gauche,  les  rives  sont  si  planes  que  c'est  à  peine  si  on 
les  aperçoit  dominant  les  flots.  Elles  bordent  la  grande  plaine 
liquide  d'un  petit  liséré  vert.  Au-dessus  tournent  les  ailes  rouges  et 
noires  des  moulins  à  vent.  A  mesure  que  nous  avançons,  le  nombre 
de  ceux-ci  augmente.  Du  côté  de  Zaandam,  ils  sont  si  nom- 
breux qu'on  ne  saurait  les  compter. 

Dans  un  temps  qui  n'est  pas  bien  éloigné,  toute  cette  petite  mer, 
sur  laquelle  nous  voguons,  sera  en  partie  desséchée.  Le  plan  en  est 
fait,  et  nous  voyons  déjà,  au  milieu  de  la  masse  liquide,  cette  lon- 
gue digue  qui  s'avance  comme  un  serpent  voguant  au-dessus  des 
flots.  Bientôt  cette  digue  ira  rejoindre  Amsterdam  et  isolera  de  l'Y 
toute  cette  partie,  qu'on  s'empressera  de  mettre  à  sec.  Mais  nous 
voilà  à  l'entrée  de  la  Zaan.  Droit  devant  nous,  nous  voyons  le  joli 
village  se  dresser  gaiement  au  milieu  d'une  masse  de  feuillage.  Ce 
sont  des  maisons  noires  ou  grises,  jaunes  ou  vertes,  avec  des  formes 
bizarres  et  des  décors  étranges.  On  dirait  des  jouets  de  Nuremberg 
étages  sur  la  digue.  Tout  cela  est  propre,  frais  et  pimpant.  L'irré- 
parable outrage  des  ans  merveilleusement  réparé  nous  fait  croire  que 
tous  ces  grands  jouets  ne  datentque  d'hier.  L'église  avec  son  clocher 
pointu,  l'hôtel  de  ville  et  ce  café  à  balcon,  avec  ses  allures  orientales, 
complètent  admirablement  ce  tableau  si  bizarre.  Toutes  ces  mai-* 

sonnettes  distribuées  au  hasard  des  deux  côtés  de  l'écluse,  qui  porte 

33 


258  AMSTERDAM   ET   VENISE. 

fièrement  les  armes  de  la  ville  et  celles  de  la  province,  tous  ces 
bateaux  avec  leurs  coques  brunes,  leurs  voiles  rouges  et  leurs  petits 
drapeaux,  forment  rbarmonie  la  plus  étrange  de  tons  criards  et  dis- 
cordants. Le  rouge  brique,  le  jaune  de  chrome,  le  noir  et  le  vert 
épinard  s'entre-choquent  et  composent  le  plus  extraordinaire  assem- 
blage de  notes  aiguës  qu'on  puisse  souhaiter.  Tout  cela  cependant 
se  trouve  adouci,  tempéré  et  comme  fondu  par  Tatmosphère  lumi- 
neuse qui  le  baigne,  et  l'ensemble  de  toutes  ces  couleurs  crues  n*a 
rien  que  d'agréable  à  l'œil  et  de  plaisant. 

Mais  nous  abordons  sous  les  grands  arbres,  et  nous  voilà  par- 
courant les  rues  de  Zaandam.  Elles  sont  au  nombre  de  deux. 
L'une  et  l'autre  longent  la  Zaan,  qui  est  bien  la  plus  délicieuse 
rivière  qu'on  puisse  trouver.  Large  et  tranquille,  elle  coule  à  pleins 
bords  entre  deux  rives  couvertes  d'arbres  et  de  fleurs,  au  milieu 
desquels  sont  nichées  ime  foule  de  maisonnettes,  de  belvédères,  de 
kiosques  construits  en  bois  et  peints  des  couleurs  les  plus  diverses 
et  les  plus  étranges.  Grands  arbres  et  folles  maisons  se  mirent  dans 
la  rivière ,  qui  réfléchit  aussi  le  ciel  bleu  avec  ses  gros  nuages  blancs. 
Transportez-vous  là  tout  d'un  coup.  Vous  vous  croirez  en  Chine,  au 
Japon,  dans  les  Indes  peut-être;  partout,  excepté  à  une  heure 
d'Amsterdam  et  à  deux  cents  lieues  de  Paris. 

Les  rues  ne  déparent  point  ce  village  unique  au  monde;  des 
deux  côtés  elles  sont  bordées  de  petites  maisons  en  bois,  peinturlu- 
rées et  sculpturées  de  mille  manières.  Leurs  jardinets  sont  cailloutés 
de  différentes  couleurs,  les  arbres  sont  peints  en  blanc,  et  des  bons- 
hommes en  terre  coloriée  semblent  égarés  au  milieu  des  massifs 
taillés,  peignés,  ficelés,  tirés  à  quatre  épingles.  Tout  cela  est  lavé, 
ciré,  verni,  d'une  propreté  désespérante.  Il  n'est  pas  jusqu'aux  bri- 
ques du  trottoir  et  à  celles  de  la  chaussée  qui  ne  soient  récurées, 
passées  au  torchon  et  périodiquement  lavées  au  sable  blanc  avec 
un  soin  extrême.  La  propreté  ici  n'est  plus  une  vertu,  c'est  une 
sorte  de  maladie,  c'est  le  paroxysme  du  récurage. 

A  deux  pas  de  nous ,  sur  notre  gauche ,  se  trouve  une  maison- 
nette de  bois  qui  a  des  prétentions  historiques.  C'est  la  cabane  ha- 
bitée, dit-on,  par  Pierre  le  Grand.  A  moitié  ruinée  par  les  années. 


j 


SUR  LES  QUAIS.  259 

pour  qu'elle  n*achevât  pas  de  s'effondrer  sous  l'action  du  temps , 
on  a  été  obligé  de  l'enfermer  dans  un  hangar  de  briques,  comme 
ces  chalets  minuscules  qu'on  place  dans  une  boite,  de  peur  qu'il 
ne  leur  arrive  quelque  accident.  Outre  que  la  tradition  n'est  pas 
bien  certaine  (car  il  n'est  pas  prouvé  que  le  czar  Pierre  soit  venu 
travailler  comme  ouvrier  à  Zaandam,  et,  s'il  y  est  venu,  qu'il  ait 
habité  là),  la  maisonnette  par  elle-même  n'offre  qu'un  médiocre 
ÎQtérét.  L'art  n'a  rien  à  voir  dans  ce  souvenir  pseudo-historique. 
Les  murs  disparaissent  sous  des  inscriptions  idiotes  ou  des  noms 
inconnus  {nomina  stultorum,..)  péniblement  gravés.  C'est  cepen- 
dant un  lieu  de  pèlerinage  où  tout  le  monde  accourt.  Les  souverains 
eux-mêmes  s'y  rendent.  Voyez  plutôt  ces  inscriptions  lapidaires  et 
cette  plaque  de  marbre  consacrée  par  l'empereur  Alexandre  à 
son  aïeul  Pierre  le  Grand.  Mais  laissons  de  côté  tous  ces  souvenirs 
plus  ou  moins  apocryphes. 

Pour  rentrer  à  Amsterdam,  nous  aborderons,  s'il  vous  plaît,  à 
l'extrémité  occidentale  de  la  ville.  C'est  la  seule  partie  que  nous  ne 
connaissions  point  encore.  Nous  y  trouverons  une  charmante  pro- 
menade ,  de  grands  arbres ,  un  terrain  vallonné ,  ce  qui  est  rare  en 
Hollande,  des  allées  sinueuses  et  de  petites  chaumières  point  du 
tout  apprêtées  qui  tranchent  avec  le  spectacle  que  Zaandam  nous 
offrait  à  l'instant.  C'est  une  espèce  de  grand  parc  dédaigné,  je  ne 
sais  trop  pourquoi ,  par  la  fashion  amsterdamoise ,  car  il  est  très- 
pittoresquement  situé.  Les  promeneurs  y  sont  abondants,  mais  ce 
sont  de  petites  gens,  des  enfants,  surtout  des  bonnes,  et,  par  con- 
séquent, des  militaires.  C'est  le   Park  TFelgelegen.  A  travers  ses 
allées  ombreuses   nous  gagnerons  la  fVillemspoort  et  ensuite  le 
Singel  extérieur.  Ce  grand  canal,  qui,  jusque  dans  ces  temps  der- 
niers, servait  de  rempart  et  de  ceinture  à  la  ville,  mériterait  bien  que 
nous  suivissions  ses  bords  dentelés,  mais  cela  allongerait  trop  notre 
promenade.  Transportons-nous  tout  d'un  coup  à  la  Leidschebarrière, 
traversons  le  pont  et  pénétrons  dans  le  Vondelspark.  C'est  par  ce 
dernier  rendez-vous  des  élégances  amsterdamoises  que  nous  termi- 
nerons notre  excursion  dans  la  reine  de  l'Y. 

Le  Vondelspark  est  le  bois  de  Boulogne  d'Amsterdam.  Chaque 


260  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

jour,  à  heure  Bxe,  le  beau  monde  vient  s'y  promener.  Assis  h  la 
porte  de  grands  cafés,  on  assiste  au  défilé  des  équipages  et  des  cava- 
liers. Au  milieu  du  park,  se  dresse  un  monument  élevé  à  la  gloire 
de  Vondel  et  couronné  par  une  statue  représentant  ce  noble  génie 
poétique,  dont  s'enorgueillit  à  juste  titre  la  littérature  néerlandaise. 

Pour  que  le  Vondelspark  soit  irréprochable,  il  ne  lui  manque 
que  trois  choses  :  quelques  accidents  de  terrain,  un  sol  stable,  car 
les  allées  tremblent  sous  le  pied  des  promeneurs,  et  des  arbres. 
Mais  cette  aristocratique  promenade  est  encore  un  enfant;  elle  date 
pour  ainsi  dire  d'hier.  Les  arbres  sont  à  peine  plantés  ;  le  sol  est 
bon,  ils  pousseront  vite  et  bien,  et  leurs  racines,  en  s'entre-croisant, 
rendront  le  terrain  plus  solide.  Il  ne  manquera  plus  que  les  acci- 
dents de  terrain.  Pour  ceux-là,  je  doute  qu'il  en  pousse  jamais. 

u  Le  monde  attire  la  foule  « ,  dit  un  vieux  proverbe  bien  juste  et 
bien  vrai.  Il  y  a  quelques  années,  quand  on  posa  la  première  pierre 
du  monument  de  Vondel,  et  qu'on  planta  les  premiers  arbres  du 
parc,  tout  ce  coin  de  terre  n'était  qu'un  immense  polder,  habité 
seulement  par  des  fermiers  et  peuplé  par  leurs  bestiaux.  Aujour- 
d'hui, de  tous  côtés,  les  rues  s'alignent,  les  maisons  de  quatre 
étages  se  dressent  et  les  jardins  se  dessinent.  Avant  dix  ans,  vingt 
rues  nouvelles,  étalant  leurs  circuits  où  l'herbe  pousse  encore,  au- 
ront complété  ce  quartier  neuf,  entourant  le  park  de  leurs  repHs, 
et  apportant  à  Amsterdam  un  surcroît  d'étendue. 


Un  polder  hollanJait. 


XI 


CONCLUSION 


Voilà  donc  notre  double  excursion  terminée.  Maintenant  que  nous 
connaissons  nos  deux  villes,  aussi  bien  que  cela  est  permis  après 
une  promenade  attentive  mais  un^eu  sommaire,  recueillons-nous, 
s'il  vous  plaît,  groupons  nos  sensations,  et  résumons- les  en  quelques 
lignes. 

Ce  qui  nous  a  surtout  frappés  dans  notre  arrivée  à  Venise,  et  dans 
la  meilleure  partie  de  nos  incursions  à  travers  la  ville,  c'est  d'abord 
sa  couleur  merveilleuse.  Les  palais  de  marbres  blancs  et  roses, 
avec  les  ombres  presque  noires  que  projettent  les  sculptures  en 
saillie,  les  poteaux  enrubannés  de  couleurs  voyantes,  les  tons 
rouges  de  la  brique,  au-dessus  de  tout  cela  le  ciel  bleu  foncé  et 
au-dessous  la  mer  vert  émeraude ,  ont  produit  sur  nous  une  pre- 
mière impression  qui  ne  s'effacera  plus  jamais  de  notre  esprit. 

Ensuite,  nous  avons  rencontré  presque  à  chaque  pas  un  souvenir 
historique  pieusement  conservé,  un  grand  nom  qui,  à  lui  seul,  évo- 
quait une  épopée  entière.  Il  semble,  maintenant  que  nous  réca- 
pitulons ces  émotions  diverses ,  que  la  vie  se  soit  arrêtée  tout  à 
coup  dans  Venise  pleine  de  gloire,  débordante  de  richesses,  de 
puissance  et  de  renommée,  et  que  le  passé  ait  empêché  le  présent 
de  se  substituer  à  lui.  C'est  là,  n'est-il  pas  vrai?  la  seconde  impres- 
sion que  nous  avons  éprouvée. 

Puis,  à  mesure  que  nous  avons  mieux  observé  les  rues  et  les 
palais,  les  canaux  et  la  lagune,  nous  avons  reconnu  à  chaque 
chose  une  physionomie  spéciale.  Les  rues  et  les  canaux  forment  un 
écheveau  inextricable  dans  lequel  on  est  mal  à  l'aise,  tant  on  se 


274  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

Faide  des  faits  acquis  arriver  à  déterminer  le  caractère  de  la  nation 
dont  on  s'occupe;  et  enfin,  pour  contrôler  les  opinions  qui  résultent 
de  cette  somme  de  remarques,  on  a,  comme  critérium,  la  produc- 
tion artistique  de  cette  race ,  de  ce  peuple ,  ou  de  cette  ville.  C'est 
un  guide  certain  et  qui  trompe  bien  rarement. 

Voilà,  n*est-il  pas  vrai?  une  marche  tout  à  fait  logique  et  natu- 
relle. Elle  paraît  tout  d'abord  si  simple  et  si  raisonnable,  que  le 
meilleur  moyen  d'arriver  à  notre  but  nous  semble  être  cette  série 
d'étapes  successives.  Nous  allons  donc  commencer  par  étudier 
le  type  général  de  nos  deux  peuples;  ensuite  nous  grouperons, 
autour  de  ce  type  général,  les  physionomies  qui  nous  auront  le 
plus  frappés  ;  puis  nous  observerons  avec  soin  le  costume  et  nous 
en  retracerons  l'histoire.  Ce  premier  point  acquis,  nous  pénétrerons 
dans  la  vie  de  famille  ;  nous  parcourrons  toute  la  gamme  des  plai- 
sirs, des  amusements  et  des  distractions  ;  et  de  cette  somme  d'ob- 
servations nous  déduirons  les  grandes  lignes  du  caractère.  Enfin 
nous  terminerons  par  une  étude  approfondie  de  l'architecture,  de 
la  sculpture  et  de  la  peinture  des  deux  grandes  écoles  vénitienne 
et  hollandaise ,  et,  nous  servant  des  observations  que  nous  aurons, 
encore  là,  mises  à  profit,  nous  contrôlerons  nos  impressions  pre- 
mières et  résumerons  les  sentiments  et  les  sensations  que  nous  aurons 
éprouvés. 

De  cette  façon  il  n'y  aura  ni  embarras  ni  désordre.  En  route 
donc ,  et  ne  vous  efbayez  pas  s'il  nous  arrive  parfois  d'allonger  un 
peu  le  chemin  en  butinant  à  droite  ou  à  gauche  quelques  anecdotes 
plus  ou  moins  graves.  Celles  que  nous  recueillerons  de  la  sorte 
n'auront  d'autre  but  que  de  nous  fournir  des  preuves  à  l'appui  de  nos 
observations  ou  de  tromper  l'ennui  de  la  route.  Ceci  bien  convenu, 
commençons  donc  notre  série  d'études  par  le  type  géuéral. 

«  Le  corps  est  le  plus  souvent  grand,  mais  charpenté  à  gros  coups 
ou  rentassé,  lourd  et  sans  élégance.  »  C'est  ainsi  qu'un  excellent 
écrivain ,  homme  d'esprit  et  d'érudition ,  chercheur  et  observateur 
de  mérite',  nous  décrit  les  formes  de  la  race  hollandaise.  Disons 

*  Philosophie  de  tort  dans  les  Pays-Bas,  par  H.  Taiae. 


LE  TYPE  GÉNÉRAL.  275 

vite  que  pour  cette  fois  Testhéticien  se  trompe  et  que  robservatear 
est  en  défaut. 

L'erreur  du  reste  s'explique  facilement.  M.  Taine  a  confondu 
dans  une  même  description  tout  l'ensemble  des  Pays-Bas.  Il  a  mêlé 
les  provinces  hollandaises  avec  les  provinces  belges,  les  pays  catho- 
liques avec  les  pays  protestants ,  l'élément  wallon  avec  Télément 
flamand ,  les  Frisons  avec  les  Brabançons ,  et  rattaché  toutes  ces 
nationalités  fort  distinctes  à  l'Allemagne ,  avec  laquelle  elles  n'ont 
que  faire.  Il  n'est  donc  pas  surprenant  qu'il  ait  donné  à  la  phy- 
sionomie hollandaise  des  caractères  qu'elle  ne  comporte  pas,  et  que 
sa  description  trop  générale  se  trouve  en  défaut  dans  le  cas  spécial 
qui  nous  occupe. 

Il  y  a,  en  effet,  peu  de  peuples  au  monde  aussi  voisins  que  le 
sont  les  Belges  et  les  Hollandais,  qui  présentent  des  différences 
aussi  marquées  :  type,  croyances,  habitudes,  aspirations,  tout  est 
dissemblable  entre  ces  deux  nations.  liCS  rochers  qui  avoisinent 
IJége  et  les  collines  sur  lesquelles  Bruxelles  est  constniit  ne  difiFèrent 
pas  davantage  des  polders  qui  entourent  Amsterdam.  Ne  tenons 
donc  point  compte  des  impressions  du  critique  français.  Consta- 
tons plutôt  que,  contrairement  aux  idées  reçues,  la  race  hollandaise 
n'est  point  massive  et  lourde;  que  les  femmes  n'y  ont  point  ces 
chairs  abondantes  et  boursouflées  qui  comptent  pour  beaucoup  dans 
la  beauté  des  Flamandes,  et  que  l'obésité  chez  les  hommes  est  aussi 
rare  qu'en  tout  autre  pays. 

La  meiUeure  manière,  du  reste,  de  se  rendre  un  compte  exact  de 
la  moyenne  de  taille  et  d'aptitudes  physiques  d'un  peuple,  c'est  de 
regarder  son  armée.  Eh  bien,  le  soldat  néerlandais  est  de  taille  fort 
ordinaire,  solidement  bâti,  vigoureusement  charpenté,  mais  bien 
découplé  et  nullement  «  rentassé,  lourd  et  sans  élégance  n . 

Une  autre  erreur,  elle  aussi  fort  répandue,  c'est  de  se  figurer  tous 
les  Bataves  avec  les  yeux  bleu  de  faïence  et  u  des  cheveux  d'un 
blond  filasse  et  presque  blancs  chez  les  petits  enfants  » .  Gela  a  pu 
être  vrai  du  temps  de  Tacite,  et  encore  cela  s'appliquait  beaucoup 
plus  aux  Frisons,  auri  come^  qu'aux  Bataves.  Mais  depuis  ce  temps, 
les  choses  ont  singulièrement  changé.  Le  pays  n'est  plus  le  même 


276  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

et  la  race  est  tout  autre.  L'occupation  espagnole,  l'émig^ration  fran- 
çaise, la  conquête  des  Indes  ont  modifié  le  type  primitif,  et  si  les 
cheveux  blonds,  les  barbes  rousses  ne  sont  point  encore  un  fait 
exceptionnel ,  on  peut  dire  que  les  cheveux  châtains  et  même  les 
cheveux  noirs  ornent  aujourd'hui  la  grande  majorité  des  têtes 
amsterdamoises . 

Ce  qui  s'est  conservé,  par  exemple,  c'est  cette  transparence  de 
peau ,  cette  merveilleuse  blancheur ,  ce  teint  rose ,  d'une  exquise 
fraîcheur,  qu'on  trouve  uniformément  sur  tous  les  jeunes  visages.  Il 
n'y  a  pas  de  bouquet  plus  délicat  de  nuances  que  ces  adorables 
figures  de  babys  et  ces  suaves  physionomies  déjeunes  filles.  Ces  roses, 
hélas!  comme  toutes  celles  de  ce  monde,  s'effeuillent  avec  le  temps. 
Mais  si  vous  passez  jamais  le  long  dés  canaux  majestueux  et  recueillis 
de  la  vieille  cité  hollandaise,  jetez  les  yeux  sur  les  demeures  prin- 
cières  qui  les  bordent  ;  regardez  à  travers  ces  grandes  glaces  entou- 
rées de  guipure  et  drapées  de  velours  qui  garnissent  les  fenêtres; 
arrêtez  vos  regards  sur  ces  belles  têtes  aux  cheveux  châtains,  aux 
lèvres  incarnat^  aux  yeux  pleins  de  douceur,  au  visage  à  la  fois 
souriant  et  étonné,  et  lé  souvenir  de  ces  chastes  apparitions  restera, 
j'en  suis  certain,  éternellement  gravé  dans  votre  cœur. 

Les  jeunes  filles  d'Amsterdam  possèdent,  en  effet,  ce  merveil- 
leux privilège  d'avoir  la  physionomie  la  plus  attachante  qu'on  puisse 
rêver.  Elle  est  faite  de  contrastes  :  tendre,  expressive  et  maligne  à  la 
fois;  naïve  et  crédule  avec  une  pointe  de  moquerie,  timide  sans 
embarras,  craintive  et  audacieuse  en  même  temps.  Ajoutons  que 
jamais  physionomie  ne  peignit  mieux  le  caractère. 

Le  jeune  homme,  lui,  est  grand  ami  des  plaisirs  du  corps.  Le 
manège  dont  il  raffole,  et  le  canotage  qu'il  adore,  élargissent  sa 
poitrine  et  musclent  ses  bras.  Bien  qu'il  renonce  de  bonne  heure  à 
ces  exercices  précieux,  ils  influent  cependant  sur  son  développement 
général  et  lui  donnent  une  liberté  d'allures  dont  plus  tard  on  retrouve 
encore  les  traces.  Dès  son  plus  jeune  âge,  il  a  joui  d'une  liberté  pres- 
que absolue,  tempérée  seulement  par  ses  devoirs  de  famille  et  ses 
obligations  scolaires  ;  aussi  n'aspire-t-il  pas  après  une  émancipa* 
tion  anticipée.  La  pratique  de  l'indépendance  et  l'habitude  de  la 


LE   TYPE  GÉNÉRAL.  277 

responsabilité,  Kont  familiarisé  avec  les  exigences  de  la  vie  sociale  ; 
dès  son  enfance,  il  a  le  sentiment  de  ce  qu'il  doit  aux  autres  et  de 
ce  qu'il  se  doit  à  lui-même.  Il  se  surveille;  il  s'exerce  à  n'aban- 
donner rien  au  hasard,  ses  paroles  sont  réfléchies  et  ses  actes 
voulus.  Sachant  qu*il  doit  beaucoup  compter  sur  lui-même,  il  cal- 
cule la  portée  de  ses  moindres  actions,  en  prévoit  les  conséquences, 
et  s'applique  à  les  rendre  aussi  profitables  que  possible.  Redoutant 
les  mécomptes,  il  aborde  difficilement  l'inconnu,  et  mis  de  bonne, 
heure  aux  prises  avec  les  exig^ences  de  la  vie,  il  sait  compter  et 
devient  économe. 

Toutes  ces  qualités  de  prudence  se  lisent  sur  sa  personne.  Gomme 
tout  homme  libre,  il  se  tient  droit  et  marche  la  tête  haute.  Comme 
tout  homme  habitué  au  calcul,  il  est  sérieux  et  réservé.  La  réflexion 
lui  donne  l'air  froid  ;  se  méfiant  de  lui-même,  il  réfléchit  longuement 
avant  de  parler  et  parait  à  cause  de  cela  lent  à  comprendre,  lourd  à 
émouvoir,  difficile  à  impressionner;  mais  dès  qu'il  dépouille  cette 
enveloppe  de  glace  cfti  il  condense  ses  sentiments  et  ses  sensations,  il 
apparaît  fougueux,  emporté,  bruyant,  généreux  et  violent  à  l'excès. 

A  mesure  qu'il  avance  dans  la  vie ,  les  qualités  qu'il  s'impose  se 
développent  et  quelquefois  par  l'excès  se  changent  en  défauts.  En 
effet,  s'il  ne  garde  pas  la  juste  mesure ,  sa  réserve  devient  froideur, 
sa  retenue  passe  pour  de  la  hauteur,  sa  prudence  prend  des  airs 
méfiants,  et  comme  chacune  de  ses  paroles  a  été  mûrement  pensée 
et  sagement  réfléchie,  il  lui  donne  une  importance,  un  poids  qui  pour- 
raient presque  passer  pour  de  la  prétention.  C'est  là  ce  que  parfois 
les  étrangers  pensent  de  lui,  car  c'est  surtout  vis-à-vis  des  étrangers 
qu'il  affecte  ces  allures  réservées  et  prudentes.  Se  regardant  comme 
un  fragment  de  sa  chère  Néerlande,  comme  une  fraction  de  ce 
grand  «  Tout  »  qui  constitue  son  pays  bien-aimé,  il  veut  répudier 
loin  de  lui  tout  ce  qui  pourrait  atténuer  la  haute  opinion  qu'on 
doit  avoir  de  sa  généreuse  et  noble  patrie.  Son  épiderme  national 
(si  je  puis  parler  ainsi)  est  d'une  susceptibilité  extrême.  Il  supporte 
difficilement  la  critique  et  ne  la  pardonne  que  quand  elle  frappe  très- 
juste.  Aussi,  comme  il  la  redoute  à  l'excès,  il  s'observe  avec  une  pré- 
caution excessive.  Il  s'entoure,  pour  ainsi  dire,  d'un  mur  de  glace. 


278  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

et  franchement  c'est  une  faute.  L'étranger  qui  le  voit  réservé,  posé, 
méticuleux  en  toute  chose,  s'en  fait  une  idée  absolument  fausse. 
Écoutant  sa  parole  sage,  mûrie,  mesurée,  étudiée,  pour  ainsi 
dire  scandée  en  phrases  solides  et  en  longues  périodes,  il  croit 
à  une  sorte  de  roideur  prétentieuse,  à  une  lourdeur  intellectuelle 
qui  sont  loin  d'exister.  De  là  ces  appréciations  mal  fondées,  ces 
critiques  superficielles  qu'on  trouve  dans  la  plupart  des  livres. 

On  prend,  en  effet,  pour  un  visage  ce  qui  n'est  qu'un  masque. 
On  croit  avoir  découvert  un  trait  du  caractère  national  dans  ce  qui 
n'est  qu'une  contrainte  imposée,  par  les  mœurs  républicaines,  le  cli- 
mat et  l'aspect  du  pays,  à  une  race  naturellement  robuste,  volontaire 
jusqu'à  la  violence,  passionnée  jusqu'à  l'entêtement  et  amoureuse  du 
plaisir  par  tempérament.  Que  le  masque  tombe,  l'enthousiasme 
parait.  Au  froid  intense  succède  une  chaleur  extrême.  Avec  les 
gens  qu'il  aime  le  Hollandais  redevient  lui-même,  c'est-à-dire  qu'il 
se  montre  tout  autre  qu'on  ne  le  croit.  La  réserve  fait  place  à  la 
confiance  et  à  l'abandon  ;  sa  joie  est  bruyante  et  communicative,  et 
nul  plus  que  lui  n'est  vif  et  passionné.  Mais  tout  cela  l'étranger 
l'ignore,  et  le  plus  souvent  on  croit,  avec  Edgard  Poe,  que  le  pays 
est  peuplé  de  maniaques,  ou  avec  M.  Taine,  que  les  FloUandais 
sont  des  gens  «  roides,  figés,  sans  émotions  ni  sentiment  ». 

C'est  parce  que  l'aspect  physique  d'un  peuple  reflète  toujours 
les  préoccupations  de  son  esprit,  que  nous  avons  tant  insisté  sur  cette 
contrainte  morale  que  le  Hollandais  s'impose.  Homme  de  second 
mouvement,  se  défiant  avec  ou  sans  raison  de  ses  impressions  pre- 
mières, rougissant  pour  ainsi  dire  de  laisser  voir  les  impulsions 
spontanées  de  son  cœur,  il  finit  par  modeler  son  corps  sur  les  exi- 
gences de  son  esprit.  Ce  corps  souple  et  robuste,  ni  trop  grand,  ni 
trop  gros,  perd  rapidement  cette  désinvolture  qui  ressemble  à  de 
l'abandon.  Une  gravité  étudiée  remplace ,  chez  le  jeune  homme, 
l'aisance  et  la  grâce  qui  sont  le  propre  de  son  âge.  Mais  si  cette 
contrainte,  jointe  aux  exigences  du  climat,  qui  l'obligent  à  se 
couvrir  outre  mesure ,  tempère  la  vivacité  de  ses  mouvements, 
elle  ne  parvient  pas  cependant  à  atténuer  sa  robuste  constitution 
et  ses  élégantes  proportions.  Voyez  tous  les  Hollandais  qui  quittent 


LE  TYPE  GÉNÉRAL.  279 

leur  pays  et  dépouillent  sur  le  sol  étranger  leur  froideur  de  con- 
vention et  leur  réserve  classique,  il  s'opère  en  eux  une  véritable 
transformation.  Ceux  qui  reviennent  des  Indes  en  sont  un  frappant 
exemple  «  Remarquez  ceux  qui  vivent  à  la  Haye,  en  contact  avec 
une  population  cosmopolite,  ils  sont  méconnaissables;  il  semble 
qu'ils  appartiennent  à  un  autre  peuple,  presque  à  une  autre  race. 

Si,  au  contraire,  nous  allions  dans  la  Noord-^HoUand,  à  Alkmaar, 
à  Hooiii  ou  à  Enkhuizen,  nous  serions  frappés  de  l'excès  contraire. 
Mais  même  dans  ces  pays  extrêmes  on  parvient  facilement  à  décou- 
vrir ,  sous  un  type  de  convention,  les  éminentes  qualités  de  la  race 
primitive.  La  volonté  et  la  santé  y  bravent  le  plus  délétère  des  cli- 
mats ;  et,  à  travers  les  excès,  la  vieillesse  arrive  calme,  douce,  pai- 
sible, sans  que  le  tempérament  ait  été  altéré  par  ies  intempéries 
fiévreuses  d'un  ciel  inclément  et  les  conséquences  qui  en  découlent. 

Mais  c'est  à  Amsterdam  surtout  qu'il  faut  les  voir^  ces  vieux  et 
solides  Hollandais  au  déclin  de  la  vie,  semblant  se  recueillir  en  eux- 
mêmes  et  souriant  au  souvenir  d'une  existence  bien  remplie.  Leur 
physionomie  a  cette  placidité  méditative  qui  commande  le  respect. 
Ils  abandonnent  les  discussions  bruyantes  et  les  conversations  pas- 
sionnées. Ils  revivent  dans  leurs  nombreux  enfants,  et  laissant  aux 
nouveaux  venus  les  tracas  de  la  politique  et  les  embarras  des 
affaires,  ils  se  réfugient  entre  un  verre  de  vin  vieux  bu  à  petits 
coups^  et  le  journal  de  leur  choix  paisiblement  digéré.  C'est  dans 
cette  compagnie  qu'ils  passent  les  dernières  journées  que  leur 
compte  la  nature,  et  leur  vie  s'achève  doucement,  sans  bruit  et 
sans  secousses,  comme  un  cigare  qui  s'éteint  dans  l'ombre. 

L'existence  de  la  femme  hollandaise  est  trop  intimement  liée  à 
celle  de  son  mari  pour  que  nous  ne  retrouvions  point  en  elle  les 
mêmes  caractères  généraux,  mais  atténués,  mitigés  par  la  don* 
ceur  de  son  esprit,  l'excellence  de  son  cœur  et  la  grâce  de  son 
sexe.  Aussitôt  mariée,  elle  s'absorbe  pour  ainsi  dire  dans  son 
époux,  abdique  ses  traits  distinctifs,  applique  toute  sa  personne  aux 
soins  de  sa  maison,  et  place  ses  devoirs  de  famille  au-dessus  de  toute 
autre  préoccupation.  Adieu  la  coquetterie  et  le  désir  de  plaire! 
Être  aimée  de  son  mari,  chérie  de  ses  enfants,  estimée  du  monde, 


280  AMSTEHDAM   ET   VENISE. 

voilà  le  rêve  que  caresse  cette  tête  de  vingt  ans,  devenue  lout  d'un 

coup  sage ,  réservée ,  indulgente  pour  les  autres  et  sévère  pour  ell«  - 

même. 


AMSTERDAM 

UuB  rainDIe  bullandaUc,  d'aprèi  le  lalilcau  de  F.  Idiéri». 


C'est  en  vaia  en  effet  que  vous  chercheriez  chez  la  jeuae  femme 
cette  sorte  d'audace,  de  hardiesse,  de  crânerie  qu'où  reacontre 
chez  les  jeunes  filles  d'Amsterdam.  Tous  ces  signes  d'indépendance 


LE   TYPK   GÉNÉRAL.  281 

se  sont  effacés  d*un  coup.  Il  ne  s'agit  plus  d'être  un  adorable  démon, 
joli,  gracieux  et  audacieux;  il  faut  être  l'ange  de  la  maison.  Dès 
lors  on  se  consacre  tout  entière  au  bonheur  de  sa  nouvelle  famille, 
on  dit  adieu  aux  grâces  printauières  ;  on  renonce  à  la  parure  ;  la 
crainte  de  déplaire  rend  timide,  et  l'on  modèle  ses  impressions  sur 
celles  de  son  maître  et  seigneur. 

T^e  résultat  de  cette  affectueuse  conduite  est  facile  à  deviner»  Les 
charmes  exquis  de  la  jeune  fille  hollandaise  se  retrouvent  bien  rare- 
ment chez  la  femme  mariée.  La  direction  du  ménage,  Tadministra- 
lion  du  home,  les  enfants  nombreux  et  joufflus  qui  arrivent  d'année 
en  année,  préoccupant  le  cœur  de  la  jeune  mère  et  peuplant  sa  vie 
de  chères  inquiétudes,  ont  vite  raison  de  sa. beauté.  Autant  les  filles 
délicieusement  fraîches  et  gracieuses  sont  nombreuses,  autant  les 
femmes  qui  passé  la  trentaine  sont  encore  belles  ou  jolies  se  ren- 
contrent peu  souvent.  Je  ne  dirai  point  qu'elles  constituent  une 
rareté,  mais  elles  sont  certainement  une  exception.  La  femme  de 
trente  ans  avec  ses  séductions  spéciales  est  presque  inconnue  en 
Hollande;  c'est  un  fait  qui  frappe  tous  les  étrangers.  Un  jour  un 
peintre  russe  s'écriait  en  ma  présence  :  «  Mais  que  fait-on  de  toutes 
ces  délicieuses  filles?  »  Il  ne  pouvait  croire  qu'elles  restassent  dans 
le  pays. 

Qu'importe  du  resté  à  la  femme  hollandaise  d'éblouir  ceux  qu'elle 
ne  connaît  pas?  Pourvu  qu'elle  plaise  à  son  mari,  son  but  est  rempli. 
Se  dévouer  pour  sa  famille,  prévenir  les  désirs  de  son  époux,  être 
agréable  à  son  entourage,  voilà  son  objectif.  Pour  cela  un  excellent 
cœur  vaut  mieux  qu'un  visage  correct,  une  mise  recherchée  et  tous 
les  manèges  de  la  coquetterie. 

Le  lecteur  trouvera  sans  doute  que  ce  portrait  diffère  singulière- 
ment de  ceux  qu'il  a  vus  jusque-là.  Il  s'étonne  peut-être  de  ce  que 
nous  rompions  aussi  brusquement  avec  la  tradition.  Mais  ce  n'est 
point  notre  faute  si,  après  bien  des  années  d'observation  sincère,  il 
nous  est  impossible  de  nous  plier  aux  idées  toutes  faites.  Nous 
avons  décrit  l'homme  hollandais  tel  que  nous  avons  appris  à  le  con- 
naître, non  point  gros,  lourd,  mastoc,  obèse,  sorte  de  géant  avec 

les  cheveux  de  filasse  et  les  yeux  de  faïence  ;  mais  de  taille  ordinaire^ 

36* 


i82  AMSTERDAM    ET   VENISE.     . 

bien  pris,  solidement  musclé,  aux  cheveux  et  aux  yeux  puissam* 
ment  colorés  et  se  contraignant  par  calcul  à  cette  froideur  que  Ton 
prend  pour  de  l'indifFérence.  Nous  vous  avons  dépeint  la  femme 
hollandaise  non  point  massive  et  charnue,  haute  en  couleur,  image 
de  la  santé  obèse,  comme  il  est  d*usage  de  se  la  représenter,  mais 
svelte,  énergique,  douce  et  robuste.  Et  si  Ton  veut  parcourir  seule^ 
ment  Thistoire  de  cette  race  batave ,  dont  la  place  est  si  noblement 
marquée  dans  les  annales  de  l'humanité,  on  verra  que,  pour  acco'm* 
plir  toutes  les  grandes  choses  qu'elle  a  faites,  il  fallait  qu^elle  fût 
constituée  de  la  sorte,  et  non  ppint  taillée  sur  le  patron  de  fantaisie 
qu'on  lui  donne  comme  type  depuis,  hélas!  tant  d'années. 

Si  le  type  amsterdamois  a  été  de  tout  temps  peu  connu  et  mal 
décrit,  il  en  est  à  peu  près  de  même  du  type  vénitien.  Les  figures 
que  l'esprit  évoque  au  seul  nom  de  Venise  sont  des  figures  de  fanr 
taisie.  Les  romanciers  et  les  po.ëtes  en  sont  im  peu  la  cause,  mais 
c'est  aux  mêmes  raisons  qui  rendent  la  vie  hollandaise  si  difficile 
à  connaître  qu'il  faut  surtout  attribuer  la  gravité  des  erreurs 
commises.  La  vie  vénitienne,  en  effet,  est  à  peu  près  impénétrable 
pour  l'étranger  ;  ne  pouvant  aller  au  fond  des  choses,  il  juge  sur 
la  surface.  Or,  celle-ci  est  essentiellement  cosmopolite  et  nullement 
nationale.  Ces  sortes  d'appréciations  n*ont  rien  du  reste  qui  doive  nous 
surprendre.  Ne  sommes-nous  pas  habitués  à  voir  juger  la  France 
d'après  Paris,  et  Paris  d'après  vingt  mille  existences  échappées  de 
tous  les  coins  du  monde,  qui  peuplent  deux  kilomètres  de  boulevard? 

Lisez  Amelot  de  la  Houssaye,  Freschot,  le  président  de  Brosses^ 
les  lettres  de  Bonne  val  ;  aucun  d'eux  n*a  traversé  cette  couche  superfi- 
cielle. Aucun  d'eux  même  ne  l'a  essayé,  en  reconnaissant  tout  de  suite 
l'impossibilité.  Au  siècle  dernier,  il  y  avait  à  Venise  tout  un  monde 
de  proscrits,  d'aventuriers,  de  chevaliers  d'industrie  et  de  femmes 
déclassées  qui  formaient  la  seule  société  accessible  à  un  étranger* 
Aujourd'hui  encore,  à  part  quelques  nobles  salons  courtoisement 
/ouverts^  le  monde,  qu'on  voit,  qui  vous  admet  et  vous  reçoit  est 
ou  bien  officiel,  c'est-à-dire  sans  caractère,  ou  essentiellement  cos- 
mopolite. La  population  aristocratique  qui  hante  les  palais  du  Grand 
Canal  est  pour  les  trois  quarts  russe,  française,  allemande,  ita^!- 


LE  TYPE  GÉNÉRAL.  283 

lienne,  maïs  fort  peu  vénitienne,  et  c'est  elle  qui  forme  le  fond  de 
ce  qu'on  appelle  la  haute  société.  Comment  s'étonner  après  cela 
qu'on  ait  pris  l'apparence  pour  la  réalité? 

Le  Vénitien  est  généralement  de  taille  moyenne,  svelte,  bien  pris 
et  gracieux  de  sa  personne.  lia  les  cheveux  parfois  blonds,  souvent 
châtains,  quelquefois  d'un  beau  noir  foncé,  mais  son  teint  conserve 
toujours  une  blancheur  qui  te  distingue  des  Toscans  et  des  Lombards 
ses  voisins.  Physiquement,  c'est  le  moins  Italien  des  riverains  de 
l'Adriatique  depuis  Brindisi  jusqu'à  Trieste.  Il  n'a  pas  non  plus 
cette  pétulance  ni  cette  vivacité  qu'on  constate  de  Milan  à  Naples 
comme  une  sorte  de  caractère  national.  Jamais  sa  démarche  n'est 
hâtive,  et  son  allure  n'a  rien  de  pressé.  Dès  qu'il  est  hors  de  chez 
lui,  il  observe  et  s'observe.  Comme  le  Hollandais,  il  n'aime  point 
qu'on  le  pénètre.  Toujours  maître  de  lui,  il  redoute  la  violence  et 
ne  s'y  abandonne  presque  jamais.  Ses  actions  sont  longuement 
réfléchies,  et,  semblable  en  cela  à  l'habitant  d'Amsterdam,  il  évite 
d'obéir  à  son  premier  mouvement.   Comme  lui  aussi,  il  restera 

« 

de  longues  heures  au  café,  parlant  peu,  regardant,  remarquant 
et  critiquant.  Il  n'a  point  la  jactance  bruyante  de  l'Italien  méri- 
dional; même  dans  les  plus  infîmes  cabarets,  on  trouve  tou- 
jours un  silence  relatif.  Si  le  Vénitien  joue,  ce  sera  froidement, 
sans  grands  cris,  sans  gros  mots,  sans  grands  gestes.  Il  évitera 
de  montrer  sa  joie  s'il  a  gagné,  et  cachera  son  dépit  s'il  a  perdu. 
Fier  de  son  pays  et  de  l'antique  splendeur  de  sa  ville,  il  porte 
la  tête  haute  et  le  regard  assuré ,  sans  pour  cela  être  provocateur 
ni  arrogant;  sa  tenue  est  presque  toujours  sombre  et  sévère.  Il 
n'aime  pas  les  couleurs  voyantes  et  les  bannit  de  ses  vêtements. 
Ainsi  que  l'Amsterdamois ,  il  règle  sa  vie  et  demeure  fidèle  à  ses 
habitudes.  Jusqu'au  déclin  de  son  existence,  il  se  montre  constant 
à  ses  usages,  casanier,  amoureux  de  sa  ville  et  peu  désireux  de 
visiter  l'étranger,  et  il  faut  que  la  mort  vienne  lui  imposer  ses 
rigueurs  inéluctables  pour  qu'il  se  décide  â  quitter  sa  Piazza  bien- 
aimée. 

Ceux  qui  se  figurent  les  Vénitiennes  semblables  à  ces  superbes 
créatures  que  le  Titien  et  Paul  Véronèse  ont  prodiguées  dans  leurs 


284  AMSTERDAM    ET   VENISE. 

œuvres,  commettent  une  erreur  aussi  grave  que  celui  qui  se  repré- 
sente les  Flamandes  à  travers  les  tableaux  de  Rubens.  Les  jeunes 
filles  vénitiennes  n'ont  rien  de  ces  apparences  plantureuses  qu'affec- 
tionnaient les  maîtres  de  l'École.  Leur  type  est  aimable,  gracieux, 
coquet,  piquant;  toutefois  elles  ne  possèdent  ni  cette  carnation 
nacrée,  ni  ces  joues  rosées  et  fraîches,  ni  ce  port  majestueux  qui  dis- 
tinguent les  créations  allégoriques  dont  on  a  décoré  le  palais  ducal. 

C'est  le  propre  des  grands  artistes  d'aller  au  delà  de  la  nature  et 
de  la  modifier  en  l'idéalisant. 

Mais  pour  n'être  point  semblables  aux  beautés  consacrées 
par  l'École,  les  jeunes  Vénitiennes  n'en  ont  pas  moins  leur 
charme  bien  spécial,  et  les  délicieuses  figures  qu'on  rencontre 
sous  les  procuraties,  qu'on  aperçoit  accoudées  sur  les  balcons 
de  marbre,  ou  qui  le  soir  vous  croisent  en  gondole,  sont  bien  faites 
pour  charmer  les  regards,  se  graver  dans  le  souvenir  et  faire 
battre  les  cœurs  qui  ont  encore  la  force  d'aimer  et  l'espoir  d'être 
heureux. 

Elles  sont  cependant  moins  uniformément  jolies  que  les  filles 
d'Amsterdam  ;  elles  n'ont  point  cette  beauté  transparente,  éthérée, 
qui  semble,  par  sa  fraîcheur  et  sa  délicatesse,  appartenir  à  un 
monde  idéal ,  et  qui  est  le  privilège  indiscutable  des  femmes  du 
Nord.  Leur  type  de  beauté  est  ou  brun  ou  blond  ;  mais  les 
blondes  elles-mêmes  (et  elles  sont  fort  nombreuses)  n'ont  pas  cet 
incarnat  velouté  qui  ressemble  au  duvet  d'une  fleur  et  parait 
devoir  s'envoler  au  moindre  souffle  et  se  ternir  au  premier  rayon  de 
soleil.  Sous  leurs  cheveux  dorés,  leur  peau  prend  des  teintes  mates 
ou  d*un  blanc  laiteux  que  relèvent  deux  yeux  bruns  dont  l'exprès* 
sion  est  étrange  et  le  charme Jout  particulier.  Il  est  peu  de  physio- 
nomies qui  captivent  autant  que  celle  de  ces  blondes  Vénitiennes. 
Aussi  à  Venise  les  redoute-t-on  plus  que  les  brunes  et  les  juge-t-on 
avec  sévérité.  Au  rebours  des  autres  pays,  où  l'on  accorde  aux 
femmes  blondes  une  foule  de  qualités  en  apanage,  la  bonté,  la  dou- 
ceur et  la  sensibilité,  les  Vénitiens  les  regardent  comme  perfides  et 
trompeuses.  «  Méfie-toi ,  dit  un  proverbe ,  des  filles  blondes  et  des 
pierres  vertes,  n  Les  pierres  vertes  sont  celles  sur  lesquelles  l'eau 


LE  TYPE  GÉNÉRAL. 


des  lag^unes  a  déposé  son  limoD  verd&tre  et  dont  la  surface  glissante 
est  pleine  de  danger. 

La  fille  brune,  au  contraire,  passe  pour  avoir  le  cœur  simple;  et 
ses  grands  yeux  noirs,  ses  cheveux  ondulés,  sa  jolie  peau  légère- 


TENISE 

c  blondiMant  le»  cbev 


'«pri»  Ceure  Vecellio. 


ment  bistrée,  aux  tons  chauds  et  veloutés,  ne  cachent,  paralt-il, 
aucun  piège.  Ce  sont  des  choses  qu'il  est  bon  de  croire  sur  parole. 
Néanmoins  ces  deux  genres  de  beauté  sont  bien  faits  pour  charmer 
les  yeux  et ,  par  leur  contraste  frappant,  pour  se  faire  valoir  l'un  et 
l'autre. 


286  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

En  avançant  en  âge,  tous  ces  doux  privilèges  disparaissent. 
A  Venise,  comme  à  Amsterdam,  les  familles  sont  nombreuses, 
et  ce  n*est  point  impunément  qu'on  donne  le  jour  à  ces  délicieux 
bambini  qui  sont  le  charme  et  l'espoir  de  la  vie.  La  femme  véni- 
tienne se  flétrit  rapidement  ;  quoiqu'on  ne  se  marie  pas  trop  jeune, 
les  beautés  de  trente  ans  sont  presque  aussi  rares  à  Venise  qu'à 
Amsterdam.  Dans  le  grand  monde  seulement,  là  où  les  soins  de  la 
toilette  et  les  prestiges  de  la  coquetterie  savent 

.  .  .  Réparer  des  ans  Tirréparable  outragée, 

on  trouve  nombre  de  jolies  femmes  qui  conservent  jusqu'à  la  qua- 
rantaine les  grâces  et  la  fraîcheur  de  leur  vingt-cinquième  prin- 
temps. 

Comme  la  femme  hollandaise,  la  Vénitienne  sort  peu  et  ne  quitte 
guère  son  logis.  Toutefois,  ce  n'est  pas  l'amour  du  «  chez  soi  » 
qui  la  cloue  à  la  maison.  Elle  est  casanière  par  nature,  par  tradi- 
tion  et  par  nécessité.  Au  lieu  de  s'occuper  de  son  intérieur,  on  la 
voit  pendant  des  heures  entières  accoudée  sur  son  balcon,  suivant 
des  yeux  les  pigeons  de  Saint- Marc  qui  volent  dans  le  ciel  bleu  ou 
la  noire  gondole  qui  file  silencieusement  sur  l'eau  verte  des  lagunes. 

Au  bon  temps  de  la  République,  à  l'époque  du  Titien  et  de 
l'Arétin ,  ces  balcons  offraient  un  spectacle  assez  étrange.  Il  était 
alors  de  mode  de  se  faire  blondir  les  cheveux;  et  les  jolies  patri- 
ciennes passaient  des  heures  entières  à  leurs  fenêtres  exposant 
à  l'air  leur  chevelure  imprégnée  de  teinture  et  les  faisant  sécher 
au  soleil.  C'est  cette  curieuse  habitude  dont  Cesare  Vecellio  a 
retracé  l'image  dans  sa  gravure  de  la  Solona. 

Aujourd'hui  les  femmes  de  bon  ton  ont  renoncé  à  cet  étrange 
usage.  Par  contre,  les  hommes  en  ont  hérité  en  partie.  Il  y  a  peu 
de  villes  au  monde  où  l'on  teigne  autant  de  barbes  et  de  moustaches 
qu'à  Venise,  si  ce  n'est  peut-être  à  Amsterdam,  qui,  sous  ce  rap- 
port, mérite  bien  son  surnom  de  Venise  du  Nord . 


L 


11 


PHYSIONOMIES   LOCALES 


VENISE. 

Lb  Gondolier.  —  Un  type  spécial  a  Venise.  —  Véhicule  indispensable.  —  Description. 
—  Voué  au  noir.  — >  Gondoles  patriciennes  et  gondoles  de  louage.  —  Politesse  et  empres* 
sèment  du  gondolier.  —  Cicérone  et  pliilosoj)lie.  —  Un  rhume  gçnant.  —  Mésarenture 

-  d'un  officier  allemand.  —  Gondolier  et  propriétaire.  • — Le  couteau  de  Jeannot.  —  Les 
Traghetli»  —  Cancans  et  mauvais  propos.  — >  La  Madone.  —  Pouvoir  spirituel  %i  pouvoir 
temporel.  —  Le  gondolier  chanteur.  —  Une  énorme  mystification.  —  Origine  d'une  tJM- 
diilon.  —  Les  peintres  de  l'Arsenal.  •^  Chœurs  d'opéra  et  barcnrolles.  —  Les  chansons 
du  vieux  temps.  —  Complaintes.  —  Le  Tre  Sorèlfe.  ^-  Ohi,  cara  la  mia  Nina!  —  Buratta^ 
Buraiia,-^  Casteliani  et  JSicùlotti»  —  Luttes  et  combats.  —^  Henri  III  a  Venise.  —  Le 
Forze  (fErcole  et  la  Regata,  — •  Les  cris  du  gondolier.  — ->  Son  habileté  proverbiale.  —  Les 
marchands  d*eau.  —  Mi  hommes,  ni  femmes!  —  IjCi  B  isolante,  -^  Les  citernes  véni- 
tiennes. —  Les  bateaux  d'eau.  —  Aequa!  acqua!  —  Les  agents  de  police.  —  Sombres 
•  souvenirs.  <—  La  raison  d'Etat.  —  Les  puils  et  les  plombs.  •«—  Histoire  d'un  peintre  génois 
et  de  deux  voyageurs  français.  ^  Le  prince  do  Crao|i  et  la  police  vénitienne.  '**  Montes- 
<|uieu  et  les  sbires.  —  De  nos  jours.  —  Sur  la  Piazzctta.  —  La  bouquetièi*e  coquette  et 
le  Turc  confiseur*  —  Le  cicérone,  —  Farniente  et  mendicité.  ^-  La  bienfaisance  a 
Venise. 


S*il  est  une  physioaomie  ou  plutôt  un  type  qui  soit  absolument 
personnel  à  Venise ,  c*est  bien  celui  du  gondolier. 

Dans  aucune  autre  ville  du  monde  la  locomotion  par  eau  ne  joue 
un  aussi  grand  rôle;  il  est  tout  naturel  que  cette  industrie  n*y  ait 
pas  pris  la  même  importance,  ni  revêtu  le  même  caractère.  Aussi 
la  ifondole,  qu'on  ne  retrouve  nulle  part  ailleurs,  contribue-t-elle 
singulièrement  à  donner  aux  canaux  vénitiens  un  aspect  absolu- 
ment original. 

Depub  le  treizième  siècle,  époque  où  son  emploi  se  générali.se, 
la  gondole  joue,  en  efFet^  un  rôle  immense  dans  la  vie  des  Lagunes. 
Véhicule  indispensable  dans  un  pays. ou  la  plupart  des  rues. sont 
inaccessibles  aux  piétons.,  elle  est  la  voiture  du  Vénitien,  Mais  alors 


28«  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

même  que  le  trajet  à  pied  serait  possible ,  le  vrai  Vénitien ,  surtout 
s*il  est  d'origine  patricienne,  ne  consent  jamais  à  marcher.  N'eût-il 
que  dix  pas  à  faire,  il  lui  faut  une  gondole.  Aussi,  les  nobles  et  les 
riches  en  ont-ils  toujours  deux  ou  trois  amarrées  au  seuil  de  leur 
palais.  La  remise,  toutefois,  sous  laquelle  on  les  abrite,  est  géné- 
ralement assez  loin  de  l'habitation.  Vous  ne  trouverez  pas  sur  le 
Grand  Canal  trois  palais  pouvant  remiser  les  gondoles  du  maître. 

Des  le  matin,  gondoles  et  gondoliers  quittent  leur  habitation  noc- 
tnrne  et  viennent  s'installer  bruyamment  à  la  porte  des  hôtels  et 
des  palais,  donnant  ainsi  un  regain  d'animation  aux  canaux  sur 
lesquels  ils  vont  passer  tout  le  jour. 

Est-il  nécessaire  de  décrire  la  gondole?  Tout  le  monde  en  a  vu.  Il 
n'est  pas  une  image  représentant  un  coin  de  Venise  qui  n*eQ 
montre  une  demi-douzaine.  C'est,  on  le  sait,  une  barque  de  forme 
allongée,  comportant  quinze  à  vingt  pieds  de  loug,  recourbée  à  la 
proue  et  à  la  poupe,  étroite,  légère,  et  la  plus  svelte  de  toutes  les 
embarcations  connues.  Au  centre,  se  trouve  une  sorte  de  cabine, 
\efelze,  dans  laquelle  on  entre  à  reculons;  ceci  est  de  règle,  et  l'on 
reconnaît  tout  de  suite  un  étranger  à  la  façon  dont  il  pénètre  dans 
cette  cabine.  Doublé  en  cuir  noir,  lefelze  est  garni  d'un  vaste  siège 
rembourré  de  duvet  et  de  laine,  et  de  deux  autres  plus  petits, 
ayant  la  forme  de  tabourets.  En  été,  lefelze  est  parfois  remplacé 
par  une  petite  tente  ou  un  baldaquin  rayé  de  couleurs  vives. 

Jadis,  c'est-à-dire  avant  le  quinzième  siècle,  les  gondoles  étaient 
couvertes  d'ornements  sculptés  et  de  dorures.  Leurs  nuances 
voyantes  étincelaient  sur  la  mer  vei^e,  et  leui*s  dorures  reflétaient 
les  rayons  du  soleil.  Mais  un  jour  le  sénat  s'alarma  de  cette  rivalité 
luxueuse  des  familles  patriciennes.  Une  loi  somptuaire  intervint,  et 
gondoles,  felze,  coussins,  tout  fîit  voué  à  une  couleur  uniforme,  le 
noir.  Seuls,  les  ambassadeurs  des  puissances  étrangères  conservèrent 
la  faculté  de  décorer  leurs  barques  à  leur  guise.  Ce  qui  fut  peut- 
être  un  moyen  de  rendre  plus  facile  la  surveillance  qu'on  exerçait 
sur  eux. 

Forcés  de  renoncer  à  leurs  brillantes  gondoles,  les  riches 
Vénitiens  se  plurent  à  oraer  et  embellir  leurs  gondoliers.  Ceux-ri, 


PHYSIONOMIES   LOCALES.  289 

parés  de  somptueuses  livrées  aux  armes  de  leurs  maîtres,  rache- 
taient par  le  luxe  de  leur  tenue  ce  que  Tembarcation  avait  de 
modeste  et  de  triste.  Tant  que  dura  la  République ,  on  vit,  à 
l'avant  et  à  l'arrière  des  gondoles,  de  beaux  et  fringants  bar- 
carols  portant  avec  orgueil  les  couleurs  de  la  maison.  Il  fallut  les 
rigueurs  de  la  domination  autrichienne  poiir  supprimer  ce  der- 
nier luxe.  Tout  devint  alors  uniformément  sombre,  comme  si 
l'on  eût  voulu  faire  porter  aux  embarcations  vénitiennes  le  deuil  de 
la  patrie. 

De  même  que,  dans  la  plupart  de  nos  villes,  on  rencontre 
des  fiacres  et  des  voitures  de  maître,  de  même  à  Venise,  en 
dehors  des  gondoles  patriciennes,  il  y  a  les  gondoles  de  louage. 
Celles-ci  stationnent  sur  un  grand  nombre  de  points,  à  la  PiaZ'^ 
zettùy  aux  Traglietti  du  Grand  Canal,  auprès  du  musée  et  dans  le 
voisinage  des  principales  églises. 

Elles  sont,  suivant  le  désir  du  promeneur,  à  un  ou  deux  barcarols, 
et  pour  une  somme  vraiment  infime ,  elles  vous  promènent  à  tra- 
vers toute  la  ville. 

Le  barcarol  de  louage  est  le  type  véritable  du  gondolier.  Bien 
mieux  que  le  barcarol  en  service  qui ,  lui,  tient  le  milieu  entre  le 
domestique  et  le  batelier,  il  a  la  véritable  physionomie,  les  mœurs 
et  les  traditions  de  l'emploi.  Propriétaire  de  son  bateau,  il  l'exploite 
pour  son  compte  et  cherche  par  son  obligeance  et  sa  politesse  à  se 
concilier  la  bienveillance  de  celui  qui  l'emploie.  Dès  que  vous  appro- 
chez du  lieu  où  il  stationne ,  il  s'avance  vers  vous,  le  chapeau  à  la 
main  et  le  sourire  aux  lèvres.  Il  vous  offre  sa  gondole,  vous  parle  du 
beau  temps,  vous  invite  à  la  promenade,  vous  propose  de  vous  faire 
voir  les  églises,  de  vous  conduire  au  Lido.  Il  est  empressé  sans 
être  obséquieux,  pressant  sans  être  quémandeur. 

Une  fois  en  route,  il  appelle  votre  attention  sur  les  maisons 
célèbres,  sur  les  édifices  illustres.  Comme  tous  les  Italiens ,  il  est 
oaturellément  cicérone.  Parfois  même  il  se  pique  de  philosophie. 
Un  jour,  passant  devant  le  palais  Dandolo,  mon  gondolier,  se 
retournant  tout  à  coup,  me  désigna  la  petite  façade  gothique  du 
charmant  Palazzino. 

37 


290  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

«  Le  palais  Dandolo,  signor,  s'écria-t-il,  une  bien  petite  demeure 
pour  un  si  grand  homme  !  » 

Évitez ,  si  vous  montez  en  gondole ,  d'être  enrhumé  dti  cerveau, 
sans  quoi,  à  chaque  étemument,  votre  barcarol,  cessant  de  ramer, 
tournera  sur  lui-même  pour  vous  sourire  et  vous  saluer,  en  appe- 
lant sur  votre  tête  les  saintes  bénédictions.  N'allez  point  con- 
clure ,  toutefois ,  de  ces  courtoises  prévenances ,  que  le  gondolier 
soit  un  être  plat,  rampant,  et  qu'il  supporte  volontiers  l'inso- 
lence. Non  point;  si  on  le  traite  rudement,  il  change  de  con- 
tenance. Il  devient  alors  railleur,  insolent  même,  et  a  réponse 
à  tout. 

Un  jour,  c'était  au  temps  de  l'occupation  autrichienne^  un  offi- 
cier allemand  gourmandait  avec  brutalité  un  de  ces  braves  gens. 
Il  lui  reprochait,  en  termes  grossiers,  d'avoir  placé  trop  bas  les 
lanternes  de  la  gondole. 

«  Zellenza,  répondit  tranquillement  le  harcarol  dans  son  gracieux 
langage,  Zellenza,  la  xe  grande  abbastanza  per  li  corni  di  noi  altri; 
se  no  xe  per  lui  suoi,  la  metiero  piii  in  su  ' .   » 

Piqué  au  vif  par  cette  réponse  et  surtout  par  le  ton  sardonique 
avec  lequel  elle  était  faite ,  Tofficier  allemand  répondit  : 

«  MaladettOy  laisè  la  star^.  » 

Le  gondolier  de  louage  ne  porte  point  de  costume  particulier.  Un 
pantalon  de  coutil  ou  de  gros  drap,  une  chemise  de  flanelle,  parfois 
une  veste,  toujours  une  ceinture  de  couleur  et  un  chapeau  de  feutre 
constituent  son  accoutrement.  Cette  tenue,  pour  être  irrégulière, 
n'en  est  pas  moins  infiniment  plus  pittoresque  que  les  costumes 
bizarres  dont  certaines  maisons  patriciennes,  et  surtout  les  familles 
étrangères,  babillent  leurs  rameurs. 

Généralement  propre  de  sa  personne  et  bien  tenu,  le  barcarol  a 
toujours  le  plus  grand  soin  de  sa  gondole.  Comme  le  cocher  napoli- 
tain, il  fait  en  sorte  que  ses  coussins  soient  bien  brossés  et  ses 
cuivres  brillants  comme  de  l'or.  Il  sait  que  c'est  une  condition  qui  le 

*  M  Excellence,  la  lanterne  est  assez  haute  pour  nos  cornes  à  nous  autres;  si 
elle  ne  Test  pas  assez  pour  les  vôtres,  je  la  mettrai  encore  plus  hauti  » 
'  «  Maudit,  lais^c-la  où  elle  est.  » 


PHYSIONOMIES  LOCALES,  291 

fait  choisir  par  le  promeneur  et  lui  vaut  la  préférence  sur  ses 
rivaux.  Le  plus  souvent,  sa  gondole  compose  tout  son  avoir.  Une 
barque  neuve,  en  effet,  avec  son  équipement,  ne  coûte  pas  moins 
d'une  douzaine  de  cents  francs.  Mais  le  barcarol  achète  rare- 
ment une  gondole  neuve.  Il  choisit  de  préférence  une  barque 
ayant  déjà  du  service  et  qui  réclame  quelques  réparations.  II  la 
fait  remettre  à  neuf,  remplace  le  cuir,  ou  fait  regarnir  les  coussins, 
et  de  cette  façon  ne  la  paye  pas  plus  de  sept  ou  huit  cents 
francs,  dont  il  se  libère  petit  à  petit  et  par  à-comptes. 

La  majeure  partie  de  ces  gondoles  de  louage  sont  de  fabrication 
fort  ancienne  et  remontent  au  commencement  du  siècle  deniier. 
Comme  le  couteau  de  Jeannot,  elles  ont  été  refaites  pièce  à  pièce. 
Toutefois  les  parties  qui  fatiguent  le  moins  ont  été  conservées  ;  et  un 
bon  nombre  de  ces  embarcations  sont  couvertes  de  sculptures  qui 
rappellent  la  fin  du  règne  de  Ijouis  XIV. 

Indépendamment  des  courses  et  des  promenades  qu'ils  font  faire 
au  public^  les  gondoliers  vénitiens  ont  encore  une  autre  charge  à 
remplir.  Ils  sont  obligés  par  les  règlements  de  police  à  fournir  de 
gondoles  les  traghetti. 

Ces  traghetti  sont  des  passages  établis  sur  les  principaux  points 
du  Grand  Canal.  Ils  doivent  être  depuis  le  matin  jusqu'au  soir  et  du 
soir  au  matin  occupés  par  un  certain  nombre  de  gondoliers,  qui, 
moyennant  une  faible  rétribution  de  quelques  centimes,  sont  tenus 
de  passer  de  l'autre  côté  toute  personne  qui  se  présente.  Cette 
besogne  fatigante  et  peu  rémunératrice  leur  échoit  à  tour  de 
rôle.  Malheur  à  ceux  qui  ne  se  rendent  point  à  leur  poste  les  jours 
de  service.  Une  pénalité  rigoureuse  les  frappe  d'amende  et  quel- 
quefois leur  enlève,  pour  plusieurs  jours,  le  droit  d'exercer  leur 
modeste  industrie. 

C'est  aux  traghetti  du  Grand  Canal  qu'on  peut  le  mieux  étudier  le 
gondolier  vénitien  et  sa  curieuse  physionomie.  A  la  Piazzetta,  il 
attend  la  pratique  et  s'observe  davantage.  L'œil  et  l'oreille  aux 
aguets,  prêt  à  se  précipiter  au-devant  du  promeneur  pour  obtenir  sa 
préférence,  il  n'est  qu'à  moitié  lui-même.  Aux  traghetti,  rien  de 
semblable.  Point  de  bonne  aubaine  à  espérer  et  par  conséquent  de 


292  AMSTERDAM   ET   VENISE. 

précautions  à  prendre,  ni  de  convenances  à  observer.  Mollement 
coucbé  au  fond  de  sa  gondole,  le  chapeau  sur  les  yeux,  le  bon 
diable  s'égaye  avec  ses  compagnons  au  récit  des  cancans  de  la  ville. 
TiCS  gens  du  quartier  n'ont  qu'à  se  bien  tenir.  Tour  A  tour  ils  sont 
mis  sur  le  tapis,  et  déBleut  devant  ces  bons  plaisants  qui  les  assai- 
sonnent au  gros  sel.  Parfois  le  narrateur  est  assis  sur  la  petite  jetée 
de  planches,  à  t'ombre  de  la  treille  ;  car  presque  tous  les  traghelii 
sont  ornés  d'une  vigne;  il  anime  son  racontar  de  gestes  étranges, 


VENISE 
Un   Traghtlia  du  gMnd  c 


pantomime  burlesque  qui  souligne  les  intentions  de  sou  discours. 
Et  du  fond  de  chaque  gondole,  s'échappe  un  bruyant  éclat  de  gros 
rire,  qui  se  répercute  au  loin  à  la  surface  de  l'eau. 

Tout  cela  se  passe  du  reste  sous  les  yeux  de  la  madone  et  à  ses 
chastes  oreilles;  car  un  tragbetto  sans  madone,  cela  oe  s'est,  je 
crois  bien,  jamais  vu.  Perchée  au  haut  d'un  long  pilotis,  enfermée 
dans  une  petite  niche,  enfumée  par  une  lampe  qu'entretient  jour 
et  nuit  la  piété  publique ,  la  petite  statuette  de  la  Viei'ge  semble 
veiller  snr  le  bruyant  troupeau  qui  repose  à  ses  pieds.  Aussi  u'est-il 


PHYSIONOMIES  LOCALES.  293 

pas  UQ  seul  gondolier  qui  n'ait  pour  elle  une  vénération  spéciale , 
tous  la  saluent  avec  respect,  et  portent  son  image  tatouée  sur  leur 
bras  ou  suspendue  à  leur  cou. 

Si  la  statue  de  la  Vierge  représente  le  pouvoir  spirituel ,  le  pou- 
voir temporel,  c'est-à-dire  l'autorité  du  podestat,  n'est  point  non 
plus  oublié  au  traghetto.  Mais  elle  y  figure  d\ine  façon  infiniment 
moins  poétique.  Elle  est  là  dans  une  petite  cabine  en  planches , 
sous  la  forme  du  registre  de  police ,  sur  lequel  sont  consignées  les 
plaintes  et  les  réclamations  contre  le  barcarol  insolent  ou  infidèle. 
Ce  livre  terrible  exerce  sur  le  gondolier  une  impression  pour  le 
moins  aussi  salutaire  que  l'image  de  la  madone.  Hâtons -nous 
d'ajouter  que  c'est  bien  rarement  qu'on  a  recours  à  lui. 

Avant  de  parler  du  vieux  temps  et  de  faire  une  excursion  dans 
l'histoire  des  gondoliers,  il  est  un  sujet  que  je  ne  puis  passer  sous 
silence  :  c'est  celui  du  chant  des  gondoliers.  Il  n'est  personne  qui 
n'ait  souvent  entendu  parler  de  ce  fameux  chant;  les  romanciers  et 
les  poètes  l'ont  célébré  sur  tous  les  tons  et  sur  tous  les  rhythmes  ; 
si  bien  qu'il  n'est  guère  de  jeune  fille,  rêvant  à  Venise,  qui  ne 
voie  défiler,  sous  ses  grands  yeux,  les  colonnades  de  marbre  et 
n'entende  bourdonner,  dans  ses  blanches  et  mignonnes  oreilles,* 
les  chants  mélodieux  emportés  par  la  brise  et  doucement  bercés 
par  les  flots  des  Lagunes. 

Eh  bien,  ces  chants  sont  un  mythe;  ils  n'ont  jamais  existé.  Et 
d'abord  nous  n'en  trouvons  point  trace  dans  les  récits  ni  dans 
les  poèmes  antérieurs  au  commencement  de  notre  siècle.  Tous 
ceux  qui  ont  visité  Venise  avant  cette  époque  n'en  soufflent 
mot.  Amelot  de  la  Houssaye,  Misson,  Freschot,  ni  le  joyeux 
président  de  Brosses  n'en  parlent.  Il  n'en  est  point  question 
dans  les  lettres  de  Bonneval,  ni  dans  celles  du  cardinal  de  Ber- 
nis.  Pour  Montesquieu,  je  ne  m'en  occupe  guère,  il  avait  d'autres 
préoccupations  en  tête.  Mais  Jean- Jacques  Rousseau,  amateur 
passionné  de  musique ,  qui  payait  des  artistes  pour  venir  exécuter 
chez  lui  des  quatuors  et  des  symphonies,  qui  courait  les  couvents 
pour  entendre  chanter  les  petites  religieuses ,  n'en  ouvre  point  la 
bouche,  et,  chose  remarquable ,  les  Vénitiens  eux-mêmes  imitent 


294  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

son  silence.  Lisez  Casanova,  qui  voit  beaucoup  et  remarque  trop. 
Dans  ses  Mémoires ,  il  est  à  tout  instant  question  de  gondo- 
liers. On  en  rencontre  de  toutes  qualités  et  de  toutes  couleurs,  de 
vertueux  et  de  fripons,  d*habiles  et  de  maladroits,  de  braves  et  de 
poltrons.  Il  en  est  de  discrets  et  de  bavards,  de  chanteurs  jamais. 
Dans  Goldoni  pareillement  \  A  peine  un  mot  qui  mette  sur  la  voie 
de  ces  chants  devenus  tout  d'un  coup  si  célèbres.  Et  pour  ce  fai- 
seur d'opéras ,  qui  voulait  en  même  temps  être  le  Molière  de  son 
pays ,  quelle  mine  à  exploiter  et  quel  succès  certain,  que  celui  de 
ces  chansons  transportées  tout  d'un  coup  du  Grand  Canal  sur  le 
théâtre  ! 

Notez  en  outre  que,  non  moins  infortunés  que  ceux  qui  nous 
ont  précédés,  il  n'est  personne  de  nos  contemporains  qui  ait  pu 
entendre,  du  moins  sans  déplaisir,  ces  chants  si  pompeusement 
vantés.  C'est  en  vain  que  Byron,  pendant  son  séjour  à  Venise, 
voulut  s'offrir  ce  régal  délicat,  il  ne  put  arriver  à  trouver  des  gon- 
doliers récitant  d'une  façon  passable  les  octaves  du  Tasse.  Il  en  fut 
de  même  pour  M.  Jules  Lecomte  qui,  quelque*  vingt  ans  plus  tard, 
renouvela  Texpérience. 

Car  il  est  de  tradition  que  le  gondolier  chanteur  ne  doit  point 
roucouler  telle  ou  telle  chanson ,  mais  seulement  la  Jérusalem  dé'- 
livrée  *.  a  C'est  par  les  octaves  du  Tasse ,  dit  l'auteur  de  Y  Histoire 
de  Venise,  que  le  gondolier,  oisif  dans  sa  nacelle,  abrégeait  les 
heures  de  la  nuit  et  interrompait  le  silence  des  Lagunes.  Solitaire 
au  milieu  de  cette  ville  populeuse ,  il  chantait ,  et  le  calme  du  ciel , 

m 

'  Dans  les  Mémoires  de  Goldoni,  il  n'est  question  qu'une  seule  fois  du  chant 
des  gondoliers,  et  encore  Tanecdote  à  laquelle  cette  citation  se  rapporte  rend 
suspecte  cette  réminiscence  de  l'illustre  auteur.  (Lîv.  I*%  chap.  xxxviii.)  a  Le 
(jondolier,  y  est-il  dit,  reprend  sa  rame;  il  tourne  la  proue  de  sa  (>ondole  du 
côté  de  la  ville,  et  chante  en  chemin  Faisant  la  strophe  vin^t-sixième  du  seizième 
chant  de  la  Jét^salem  délivrée.  » 

*  11  est  peu  de  poëmcs  qui  aient  présenté,  pour  la  population  italienne,  autant 
d'attraits  que  la  Jérusalem  délivrée  et  dont  lesouvenir  se  soitconscrvé  avec  plus  de 
ténacité.  On  en  trouve  encore  aujourd'hui  des  traces  dans  toute  la  Péninsule  et 
même  en  Sicile.  Dans  la  province  de  Palerme,  presque  toutes  les  voitures  des 
paysans  sont  couvertes  de  peintures  représentant  des  scènes  empruntées  au 
chef-d'œuvre  du  Tasse. 


PHYSIONOMIES  LOCALES.  295 

l'ombre  de  ces  hauts  édifices  qui  se  prolongeaient  sur  les  eaux ,  le 
bruit  lointain  des  vagues  delà  mer,  le  mouvement  silencieux  de  ces 
gondoles  noires,  qui  semblaient  errer  autour  de  lui,  prêtaient  un 
nouveau  charme  à  sa  mélodie.  Sa  voix  allait  frapper  un  autre 
batelier,  qui  lui  répondait  par  la  strophe  suivante  :  la  musique  et 
les  vers  mettaient  en  rapport  ces  deux  hommes,  inconnus  peut-être 
l'un  à  l'autre ,  et  sur  toute  la  surface  paisible  de  ces  canaux ,  des 
milliers  de  voix,  en  chantant  Renaud,  Tancrède,  Herminie,  procla- 
maient le  poëte  national  ^  » 

Tout  cela  est  fort  bien  dît.  Le  tableau  est  poétique,  charmant, 
idéal;  il  n'a  qu'un  défaut,  malheureusement  capital,  celui  de 
n'être  pas  vrai. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  surprenant  dans  cette  invention  du  gondolier 
chanteur,  c'est  que  la  plupart  de  ces  braves  gens  sont  naturellement 
fort  enroués ,  et  cela  s'explique  aisément.  Leur  présence  conti- 
nuelle sur  l'eau,  les  variations  brusques  de  la  température,  l'atmo- 
sphère humide  qui  les  entoure,  tout  concourt  à  détendre  les 
cordes  de  la  voix  et  à  en  assourdir  le  timbre. 

En  outre,  le  gondolier  vénitien,  comme  tous  les  bateliers  du 
monde,  a  un  goût  très-prononcé  pour  le  vin.  La  botiigîia  a  presque 
autant  de  charmes  à  ses  yeux  que  ces  jolies  blondes  célébrées 
par  les  poètes  et  poétisées  par  le  Titien,  Véronèse  et  l'École. 
Dame  bouteille  le  réconforte,  lui  tient  fidèle  compagnie,  l'aide 
à  supporter  la  chaleur  du  soleil,  à  combattre  l'humidité  de  la 
pluie.  Elle  est  un  aimable  passe-temps  qui  soutient  ses  forces  et 

'  Le  père  de  Torqiiato  Tasso  était  Vénitien,  et  le  Tasse  lui-même  vint  â 
Venise  à  J'âge  de  dix  ans.  C'est  là  qu'il  fit  son  éducation.  Toutefois  ce  ne  sont 
point  les  strophes  mémesdu  Tasse  qui  étaient  (parait  il)  chantées  par  les^^ondoliers. 
C'était  une  traduction  en  dialecte  vénitien,  laquelle  ne  laisse  pas,  du  reste^  que 
d'être  fort  harmonieuse. 

Les  gondoliers  n'avaient  point  le  privilège  exclusif  de  ces  poésieSi  Si  nous 
en  croyons  Tautcur  d'un  livre  intitulé  Curiosities  of  Uterature,  les  femmes 
de  Malamocco  et  de  Palestrtna  chantaient  aussi  les  poëmes  du  Tasse.  Lors* 
que  les  maris  étaient  en  mer,  elles  allaient  s'asseoir  sur  le  rivage  et  criaient 
leurs  chants,  jusqu'à  ce  qu'elles  eussent  pu  distinguer  la  réponse  de  leur  époux. 
L'auteur  anglais  écrivait  en  1817.  Depuis  cette  époque,  les  femmes  de  Palestrina 
et  de  Malamocco  sont  devenues  beaucoup  moins  poétiques. 


296  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

alimente  soa  entrain  naturel  ;  et,  bien  qu'il  soit  excessivement  rare 
de  voir  un  barcarol  ivre ,  on  ne  peut  pas  dire  toutefois  que  les 
nombreuses  accolades  qu'il  prodigue  à  sa  chère  amie  soient  de 
nature  à  lui  éclaircir  la  voix. 

Toute  tradition,  quelle  qu'elle  soit,  comporte  cependîipt  une  ori- 
gine. Il  Qous  a  paru  intéressant,  pendant  que  nous  babitioDS  Venise, 


VENISE 
e  gnndole  de  louaj^e. 


de  rechercher  celle  des  gondoliers-chanteurs.  Voici  ce  que  nous 
avons  appris  à  «e  sujet. 

Lorsque  les  traités  de  I8I5  morcelèrent  le  royaume  d'Italie,  la 
Vénétie  tomba,  comme  chacun  sait,  sous  la  domination  de  l'Au- 
tricbe.  Le  gouvernement  nouveau  eut  alors  grand  soin  de  congé- 
dier tous  les  ouvriers  de  l'Arsenal,  qui  avaient  composé  jadis  cette 
phalange  d'élite  qu'on  nommait  les  Arsenahlti ;  il  leur  substitua 
des  ouvriers  étrangers  dont  il  n'avait  point  à  redouter  l'ardent 


PHYSIONOMIES   LOCALES.  2i)7 

patriotisme.  Un  grand  nombre  de  ces  nouveaux  venus  avaient  été 
appelés  de  Trieste,  et  parlaient  par  conséquent,  sinon  le  vénitien,  du 
moins  un  dialecte  italien.  Parmi  ces  ouvriers,  se  trouvaient  un 
certain  nombre  de  peintres.  Il  est  à  remarquer  que  les  peintres 
en  bâtiments  de  tous  les  pays  et  de  tous  les  temps  ont  toujours 
eu  un  grand  goût  pour  le  chant,  hes^  nouveaux  hôtes  de  l'Ar* 
senal  n'échappaient  point  à  cette  loi  commune,  et  souvent, 
tout  en  travaillant,  ils  sacrifiaient  à  leurs  traditionnelles  habi- 
tudes en  chantant  des  chœurs  plus  ou  moins  réussis.  Le  grand 
nombre  de  visiteurs  qui  parcouraient  l'Arsenal  et  s'arrêtaient  à 
les  écouter  leur  fit  concevoir  l'idée  de  mettre  à  profit  le  talent 
qu'ils  gaspillaient  pendant  leur  travail.  Ils  se  réunirent,  formèrent 
une  association,  choisirent  des  chœurs  d'opéra,  s'en  distribuèrent 
les  parties  et  commencèrent  à  parcourir  le  soir  le  Grand  Canal, 
chantant  les  morceaux  qu'ils  avaient  appris.  Leurs  promenades 
furent  fructueuses.  Comme  ils  circulaient  en  gondole,  les  étran- 
gers les  prirent    pour  des   gondoliers.    On   ne  leur  en   fit  que 

meilleure  fête.  Bientôt  ils  eurent  leurs  morceaux  spéciaux;  on 
leur  composa  des  barcarolles  à  plusieurs  parties,  et  eux-mêmes 
s'intitulèrent  gondoliers  -  chanteurs.  C'est  là  cette  société  dont 
il  est  question  dans  le  Voyage  en  Italie,  de  Paul  de  Musset, 
u  Depuis  quelques  années  (l'auteur  écrivait  en  1845),  il  existe 
à  Venise  une  compagnie  de  gondoliers  -  chanteurs  composée  do 
dix  à  douze  gaillards,  tous  doués  de  voix  charmantes  etorecchianti, 
c'est-à-dire  musiciens  par  nature  sans  connaître  aucune  règle.  » 

Malheureusement  pour  messieurs  les  peintres,  l'Arsenal  de 
Venise  alla  en  périclitant.  Bientôt  les  ouvriers  furent  congédiés,  ou 
du  moins  leur  cohorte  se  trouva  si  réduite  qu'elle  ne  comportait 
plus  l'étoffe  d'un  corps  de  chanteurs.  Toutefois,  comme  l'exploita- 
tion était  fort  productive ,  on  ne  renonça  pas  à  ces  petites  fêtes 
vocales.  Faute  d'un  moine,  dit  le  proverbe,  l'abbaye  ne  chôme 
pas.  A  défaut  de  gens  de  l'Arsenal,  on  recruta  le  personnel  un 
peu  partout,  et, manquant  de  peintres,  on  prit  ce  qui  se  présenta, 
des  menuisiers,  des  charpentiers,  des  portefaix,  que  sais-je?  — 
Bientôt  même,  des  sociétés  rivales  vinrent  faire  à  la  société  mère 

38 


298  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

une  concurrence  redoutable.  De  nouveaux  chœurs  furent  com- 
posés, toujours  dans  le  même  style  ;  et  aujourd'hui  encore,  il  existe 
trois  ou  quatre  de  ces  associations  qui ,  chaque  soir,  soit  sur  le 
Môle ,  soit  sur  le  quai  des  Esclavons ,  soit  en  barquette  à  la  porte 
des  hôtels ,  font  retentir  les  façades  de  marbre  de  chants  patrie- 
tiques.  Le  Drapeau,  THonneur  et  la  Liberté  y  sout  célébrés 
avec  plus  ou  moins  de  bonheur,  mais  leurs  phrases  ronflantes 
n*ont  rien  à  démêler  ni  avec  la  Jérusalem  délivrée^  ni  avec  les 
chansonnettes  du  vieux  temps. 

Il  ne  faudrait  point  conclure,  en  effet,  de  ce  que  le  gondolier 
chanteur  n'a  jamais  existé,  qu'il  en  est  de  même  des  chansons  véni- 
tiennes. Loin  de  là,  celles-ci  ont  été  jadis  fort  nombreuses,  et  il  n'est 
guère  d'étrangers  ayant  séjourné  longtemps  à  Venise  qui  n'en 
aient  sauvé  quelqu'une  de  l'oubli.  Jean-Jacques  Rousseau  en  nota, 
paroles  et  musique,  une  demi-douzaine  ;  Byron ,  George  Sand  et 
J.  Lecomte  nous  ont  transmis  la  Biondina  in  gondoletta^  la 
Strazzoza  et  la  délicieuse  romance  commençant  par  cette  strophe 
devenue  célèbre  : 

Coi  pensieri  malinconici 

No  le  star  a  iormentar, 

Vien  con  mi,  moniemo  in  gondola 

Andiamo  in  mezzo  al  mar. 

Enfin,  dans  ces  années  dernières,  un  érudit  Vénitien,  M.  Giu- 
seppe  Bernoni,  s'est  occupé  à  rassembler  tout  ce  qu'on  pouvait 
retrouver  encore  de  ces  chants  populaires,  et  à  en  former  un 
recueiK 

Rien  de  curieux  et  d'amusant  comme  de  parcourir  cette  intéres- 
sante réunion  de  chansons  de  toutes  sortes,  qui  ont  amusé  une 
dizaine  de  générations,  et  de  retrouver,  à  travers  cette  littérature 
légère,  trop  légère  souvent,  le  caractère  de  cette  aimable  et 
joyeuse  population. 

Quelques-unes  de  ces  chansons  populaires  ont  cinquante,  soixante 
et  même  parfois  une  centaine  de  couplets.  Dire  que  du  commencement 
à  la  fin  l'intérêt  se  soutient ,  ce  serait  singulièrement  exagérer  leur 
portée  et  leur  valeur.  La  plupart  des  couplets  n'ont  qu'un  faible 


PHYSIONOMIES   LOCALES.  299 

lien  qui  les  rattache  les  uns  aux  autres.  Généralement  c'est  une 
pauvre  àme  trahie  qui  g[émit,  accuse,  maudit  et  soupire  tout  à  la  fois. 
Dans  son  chagrin,  elle  met  en  vers  toutes  les  pensées  qui  lui  tra- 
versent la  tête  et  les  débite  comme  on  récite  un  chapelet.  Les 
incidents  scabreux  n'y  sont  guère  voilés.  On  y  dit  franchement  et 
carrément  ses  regrets.  Parfois ,  sans  qu'on  sache  trop  ce  qu'elle 
vient  faire  là,  une  pensée  philosophique  se  mêle  à  ces  plaintes 
amoureuses,  ou  quelque  question  naïve,  frappée  au  coin  de  la 
vraie  poésie  et  du  sentiment  véritable  : 

Vorîa  saver  che  prova  pià  dolore, 
Vomo  che  parte  o  la  dona  che  resta, 
Dona  che  resta,  aresta  con  dolore; 
Vomo  che  parte  trova'  n*aUro  artiore. 

Le  répertoire  ne  se  borne  point,  toutefois,  à  ces  interminables 
complaintes,  il  renferme  un  grand  nombre  de  petites  chansons 
gaies,  pimpantes  et  folles  d'allures,  qui  ne  manquent  vrai- 
ment point  d'un  certain  charme.  Tous  les  sujets  y  sont  traités; 
tous  les  états,  toutes  les  professions  y  sont  passés  en  revue. 
Les  soldats  et  les  seigneurs,  les  prêtres  et  les  moines  payent  leur 
tribut.  Ces  derniers  surtout  sont  mis  à  grosse  contribution.  Frà  Mar- 
tino,  Padre  Scarpazza,  Fanfornica,  Il  Padre  capuccino  sont  là  pour 
en  témoigner.  Mais  malheureusement  les  aventures  y  sont  tellement 
délicates  et  les  expressions  si  naïves,  qu'il  m'est  impossible  de 
fournir  des  preuves  à  l'appui.  J'aime  mieux  renvoyer  les  curieux 
au  texte  original. 

Quelquefois  aussi,  mais  très-rarement,  il  est  question  de  la  mer, 
de  pêcheurs  ou  de  gondoliers.  Ce  qui  fournit  un  argument  de  plus 
à  cette  opinion  que  les  barcarols  ont  été  de  tout  temps  d'assez 
médiocres  chanteurs.  La  plus  aimable,  peut-être,  de  ces  chansons 
maritimes  porte  le  nom  de  Le  tre  Sorelle  (les  trois  sœurs).  Le 
couplet  n'a  que  deux  vers,  et  le  refrain  qui  se  redit  après  chaque 
couplet  ne  manque  pas  de  gaieté  : 

Ohï  cara,  la  mia  Nina  ! 
Il  était  trois  sœurs,  —  toutes  trois  dignes  d'amour, 
l^larietta,  la  plus  belle,  —  s'est  mise  à  naviguer. 
Pendant  qu'elle  naviguait,  —  son  anneau  est  tombé. 


J 


300  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

Elle  lève  les  yeux  au  ciel  —  et  ne  voit  personne. 
Elle  les  baisse  sur  la  mer  —  et  aperçoit  un  pêcheur. 
Oh  !  pécheur  de  la  mer,  —  venez  pêcher  plus  près. 
J'ai  perdu  ma  bague,  —  tâchez  de  la  trouver. 
Quand  je  l'aurai  trouvée,  — que  me  donnerez-vous? 
Je  vous  donnerai  cent  écus  —  dans  une  bourse  brodée. 
Je  ne  veux  pas  cent  écus  —  dans  une  bourse  brodée. 
Seulement  un  petit  baiser  d'amour,  —  et  cela  suffira. 
Ohï  cara^  la  mia  Nina  ! 

Mais   Le  ire  Sorelle  font  exception   à  la  règle  générale. 

La  plupart  des  aventures  qui  forment  le  canevas  de  ces  aimables 
chansons  sont  moins  pures  et  moins  faciles  à  conter;  exemple, 
La  bella  Brunetta,  qui  témoigne  d'une  corruption  et  d'un  sans 
(;éne  excessifs.  Les  héros,  eux  aussi,  se  montrent  singulièrement 
plus  exigeants  que  le  bon  pêcheur,  témoin  le  faux  pèlerin  (// 
finio  pellegrino)^  qui  figure  cependant  parmi  les  plus  intéressantes 
du  répertoire. 

Enfin,  pour  compléter  cette  esquisse  des  chansons  vénitiennes,  il 
nous  faut  mentionner  quelques  couplets  ayant  plus  de  rimes  que  de 
raison  et  qui,  grâce  au  dévergondage  d'idées  qu'ils  expriment,  ne 
peuvent  être  rangés  que  parmi  les  joyeuses  insanités.  Tels  sont  la 
Selegheta,  —  Ti  Naneto,  —  Tu,  tu,  tu,  tu  Cavallo,  —  Buratta-Bu- 
ratta,  etc.  Pour  vous  donner  une  idée  de  ce  qu'est  ce  genre  de  chan- 
sons, nous  copierons,  si  vous  le  voulez  bien,  cette  dernière,  qui  est 
aussi  la  plus  courte,  et  nous  joindrons  la  traduction  en  regard. 

BURÀTTA-BURÀTTA 

Baratta,  Baratta,  Au  blutoir,  au  blutoir, 

/  spini  per  la  gâta;  Les  arêtes  pour  les  chats  ; 

lossiper  i  cani;  Les  os  pour  les  chiens; 

Ifa^ioi  per  i  Furlani;  Les  haricots  pour  les  paysans d  u  Frioul  ; 

El  mcgio  per  i  osei;  Le  millet  pour  les  oiseaux; 

La  papa  per  iputei;  La  bouillie  pour  les  enfiaints; 

La  cota  per  i  preti;  La  chasuble  pour  les  prêtres; 

La  molena  per  i  veci;  La  mie  du  pain  pour  les  vieux; 

ht  vin  per  i  imbriaghi;  Le  vin  pour  les  ivrognes; 

E  I  anzoleti  per  i  zaghi.  Et  les  anges  pour  enfants  de  choeur. 

Tout  cela  ne  signifie  point  grand'chose;  c'est  plutôt  un  gentil 
bruit  qu'un  couplet  de  chanson  ;  car  toutes  ces  niaiseries  mises 


l 


PHYSIONOMIES   LOCALES.  301 

à  la  file  et  chaaiées  avec  l'accent  vénitien  forment  un  gazouille- 
ment d'une  harmonie  charmante.  Après  tout,  demande -t- on 
aux  oiseaux   ce   qu'ils   chantent? 

Nous  voilà  bien  loin  de  nos  g[ondoles  et  de  nos  gondoliers.  Reve- 
nons-y en  grande  hâte  pour  dire  en  quelques  mots  ce  qu'était  jadis 
leur  division  en  barcarols  noirs  et  rouges,  en  Castellani  et  Nicolotti. 

Les  Castellani  et  les  Nicolotti  tiraient  leur  nom  de  deux  petites 
lies,  l'ile  Gastello  et  la  paroisse  San  Nicolo,  qui  se  trouvent  l'une 
dans  le  voisinage  de  Saint-Marc,  l'autre  près  du  Rialto.  Dès  le 
treizième  siècle,  ces  deux  quartiers  de  Venise  étaient  en  rivalité 
constante.  L'un  représentait  l'aristocratie  et  l'autre  le  parti  popu- 
laire. Leurs  habitants  avaient  une  organisation  militaire  et  des 
chefs  élus.  Dans  les  processions  et  les  fêtes  publiques,  ils  se 
faisaient  précéder  d'une  bannière  portant  leurs  armes,  et  se 
paraient  des  couleurs  de  leur  parti.  Avec  le  quinzième  siècle  et 
l'affermissement  de  l'autorité  centrale,  ces  haines  de  paroisse 
s'amoindrirent.  Les  patriciens  et  les  riches  négociants  oublièrent 
volontiers  les  rivalités  de  leurs  pères,  pour  confondre  leurs  efforts 
et  travailler  ensemble  à  la  grandeur  de  la  République.  Il  n'en  fut 
pas  de  même  toutefois  pour  le  bas  peuple.  Le  Sénat,  qui  avait 
intérêt  à  ce  que  la  division  régnât  entre  les  couches  inférieures 
de  la  population,  prit  grand  soin  d'entretenir  ces  haines  de 
clocher.  Longtemps  après  la  réconciliation  des  riches  et  des 
nobles,  les  gondoliers  et  les  faquins  portaient  encore  le  signe 
distinctif  de  leur  origine.  Dans  toutes  les  fêtes  publiques,  dans 
les  joutes,  dans  les  régates,  dont  nous  parlerons  tout  à  l'heure, 
ils  étaient  mis  aux  prises ,  et  leur  inimitié  était  ainsi  soigneu- 
sement entretenue. 

Parmi  ces  luttes,  celle  qui  était  le  mieux  faite  pour  empêcher 
toute  réconciliation  entre  les  deux  partis^  c'était  la  bataille  annuelle 
qui  avait  lieu  sur  le  Ponte  dei  Carmini.  Formés  en  deux  troupes 
d'élite,  ayant  leurs  champions  à  leur  tête,  les  deux  partis  s'élan- 
çaient sur  le  pont  sans  rebords  et  se  disputaient  le  passage.  Celle 
des  deux  troupes  qui,  renversant  ses  ennemis  ou  les  jetant  à  l'eau, 
parvenait  à  gagner  la  rive   opposée,  était  déclarée  victorieuse. 


302  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

Souvent  ces  combats  dégénéraient  en  rixes  sanglantes  et  coûtaient 
]a  vie  à  un  certain  nombre  de  combattants. 

Lorsque  Henri  III  visita  Venise,  on  le  régala  d'une  bataille 
semblable.  Mais  ce  tournoi  populacier  à  coups  de  poing  et  de 
bâton  fut  médiocrement  de  son  goût.  La  lutte  toutefois  se  pour- 
suivit sous  ses  yeux  avec  des*  phases  diverses;  enfin  les  Nicolotti 
ayant  perdu  leur  fameux  champion  Lucas  le  pêcheur,  les  Castellani 
furent  proclamés  vainqueurs.  Le  roi  fit  alors  un  signe  de  la  main; 
le  combat  cessa,  et  quand,  une  heure  après,  Lucas,  la  face 
ensanglantée  et  couverte  d'une  écharpe,  vint  pour  recommencer 
la  bataille  et  prendre  sa  revanche,  Henri  III  s'opposa  vivement  à  ce 
qu'on  renouvelât  ce  divertissement. 

D'autres  luttes,  plus  pacifiques  et  moins  dangereuses  celles-là, 
avaient  encore  lieu  entre  ces  braves  gens.  C'était  la  pyramide 
humaine  qu'on  édifiait  sur  la  place  Saint-Marc  et  qu'on  nommait 

les  travaux  d'Hercule  {le  forze  d'Ercote),  et  surtout  les  courses  de 

« 

gondoles  {la   regata). 

Le  premier  de  ces  deux  exercices  avait  lieu  le  vendredi  saint. 
Ce  jour- là,  les  Nicolotti  et  les  Castellani  se  rendaient  sur  la 
Piazza.  Vingt  ou  trente  hommes  se  groupaient  solidement, 
étroitement  serrés  les  uns  contre  les  autres.  Sur  leurs  épaules 
montaient  quinze  ou  vingt  camarades,  puis  sur  ceux-là  douze 
ou  quatorze,  et  «ensuite  huit,  cinq,  quatre,  trois,  deux,  et  enfin 
le  dernier  qui ,  sur  sa  tète ,  plaçait  un  enfant.  L'enfant ,  après 
avoir  exécuté  divers  tours  d'adresse,  saluait  le  doge,  et  celui-ci 
déclarait  vainqueur  le  parti  qui  avait  construit  la  plus  haute 
pyramide. 

Mais  le  plus  important  et  le  plus  curieux  de  ces  spectacles  était 
incontestablement  cette  course  nautique  qu'on  nommait  la  regata. 
C'était,  à  proprement  parler,  les  jeux  Olympiques  de  la  nation.  La 
population  l'attendait  chaque  année  avec  une  impatience  mal  con- 
tenue et  s'y  associait  avec  un  véritable  enthousiasme  et  une  passion 
extrême.  Les  gondoliers  qui  devaient  prendre  part  à  la  joute  s'y 
préparaient  longtemps  à  l'avance.  La  famille,  les  parents,  les  amis 
du  jouteur  l'excitaient  à  bien  faire  et  faisaient  dire  des  messes^  ou 


PHYSIONOMIES  LOCALES.  3Q3 

ornaient  de  fleurs  les  images  des  saints  en  crédit.  Souvent  une  jeune 
fille,  courtisée  par  deux  ou  trois  gondoliers,  attendait  le  lendemain 
delà  regata  pour  se  décider  et  faire  son  choix.  Quant  au  vainqueur, 
le  prix  qu'il  remportait  devenait  pour  lui  un  glorieux  trophée.  Il  le 
suspendait  aux  murs  de  sa  pauvre  demeure,  et  ne  s'en  montrait 
guère  moins  fier  que  les  patriciens  de  leurs  blasons. 

Le  jour  de  la  regata,  dès  le  matin,  le  Grand  Canal  se  peuplait  de 
gondoles,  de  bateaux,  de  péottes,  tous  richement  décorés,  cou- 
verts de  dorures,  avec  des  traînes  de  velours,  et  chargés  de  spec- 
tateurs en  habits  de  gala.  Tout  le  long  du  canal ,  les  palais  de  marbre 
égayaient  leurs  blanches  façades  avec  des  banderoles,  des  écus- 
sons  et  de  superbes  tentui*es.  Les  fenêtres  se  garnissaient  de 
joyeux  visages.  Les  quais,  les  terrasses,  les  balustrades,  jusqu'aux 
toits,  étaient  envahis  par  la  foule  des  curieux,  et  des  orchestres, 
placés  sur  des  bateaux  ornés  de  tapis  et  de  fleurs,  dispersaient 
au  milieu  des  Lagunes  leurs  douces  et  pénétrantes  harmonies. 
C'était  un  spectacle  féerique,  sans  pareil  au  monde. 

Tout  à  coup  les  jouteurs  paraissaient.  On  les  voyait  partir  de 
Castello ,  longer  le  quai  des  Esclavons ,  entrer  dans  le  Grand  Canal 
qu'ils  parcouraient  jusqu'à  l'église  du  Corpus  Domini,  Là,  au  milieu 
de  l'eau ,  se  dressait  un  pieu  énorme  bariolé  de  couleurs  voyantes 
et. coiffé  de  la  corne  dogale.  Il  fallait  en  faire  le  tour,  manœuvre 
importante  qui  décidait  le  plus  souvent  de  la  victoire,  puis  remon- 
ter le  Grand  Canal  jusqu'au  palais  Foscari ,  où  se  trouvait  un  vaste 
bateau  portant  une  haute  machine ,  arc  de  triomphe,  temple 
ou  forteresse.  C'est  là  que  le  vainqueur  recevait  son  prix.  Ces  prix 
consistaient  en  une  somme  d'argent  et  une  petite  bannière.  Le 
dernier  n'était  que  de  six  ducats.  On  y  ajoutait  un  petit  cochon  de 
lait.  C'est  de  cette  adjonction  maligne  que  venait  cette  épithète  de 
tt  dernier  prix  de  la  régate  »  que,  dans  leurs  querelles,  les  gondo- 
liers se  renvoyaient  entre  eux. 

Non-seulement  le  vainqueur  voyait  ses  amis  et  sa  famille  s'asso- 
cier à  son  triomphe,  mais  aussi  tout  son  parti.  Qu'il  fût  Castellano 
ou  Nicolotto,  il  était  sûr  d'être  reconduit  chez  lui  par  un  brillant  et 
bruyant  cortège. 


301  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

Aujourd'hui  toutes  ces  luttes,  ces  joutes  et  ces  fêtes  ont  dispani, 
et  avec  elles  les  rivalités,  les  inimitiés  et  les  haines.  Si  quelques  gon- 
doliers portent  encore  la  ceinture  ou  le  bonnet  de  l'un  ou  l'autre 
camp ,  c'est  plus  par  souvenir  que  par  conviction,  et  ce  signe  distinc- 
tif  ne  les  empêche  point  de  vivre  en  bonne  intelligence  les  uns  avec 
les  autres  et  de  se  prêter  assistance  au  besoin. 


Les  gundol 


Mais  en  renonçant  à  leurs  costumes  et  à  leur  sport  aqua- 
tique, les  gondoliers  vénitiens  n'ont  pas  perdu  leur  merveil- 
leuse habileté.  Rien  n'est  plus  intéressant  que  de  les  voir  dans 
des  canaux  étroits  et  tortueux  se  croiser,  se  dépasser  et  s'éviter 
avec  une  adresse  incroyable  ', 


'  A  chaque  tournant,  ne  pouvant  s'apercevoir  ni  s'entendre,  car  la  gondole 
dans  sa  marche  ne  fait  aucun  bruit,  ils  s'avertissent  par  un  cri  bizarre  cl 
monotone  de  la  direction  qu'ils  doivent  prendre  ou  des  évolutions  qu'il  leur 


PHYSIONOMIES  LOCALES.  305 

S'il  leur  fallait ,  du  reste ,  recommencer  ces  luttes  et  ces  joutes 
qui  ont  rendu  leurs  ancêtres  célèbres,  il  est  certain  qu'ils  y 
excelleraient  encore  et  ne  seraient  point  inférieurs  à  leurs  prédé- 
cesseurs. Deux  fois  en  effet ,  dans  ces  temps  derniers ,  ils  ont  pu 
déployer  à  l'aise  leurs  qualités  brillantes  ;  et  deux  fois  ils  ont 
émerveillé  ceux  qui  étaient  témoins  de  leurs  hauts  faits. 

La  première  de  ces  deux  solennités  eut  lieu  en  mai  1846.  Elle 
consistait  en  une  regata  exécutée  d'après  les  usages  traditionnels 
devant  l'impératrice  de  Russie  et  la  princesse  Olga  sa  fille.  La 
seconde  eut  lieu  vingt  ans  plus  tard  pour  l'entrée  solennelle  du  roi 
Victor-Emmanuel  dans  la  vieille  cité  des  Lagunes  rendue  à  l'indé- 
pendance et  débarrassée  du  joug  autrichien. 

Tous  ceux  qui  ont  assisté  à  ces  fêtes  magnifiques  en.  gardent  un 
précieux  souvenir  et  connaissent  à  fond  Thabileté  et  la  dextérité  - 
sans  pareilles  que  sait  déployer  dans  les  grands  jours  le  gondolier 
vénitien. 

Celui-ci  n'est  point  du  reste  la  seule  physionomie  curieuse  qui 
nous  soit  fournie  à  Venise  par  l'élément  humide.  Si  le  barcarol 
semble  personnifier  les  Lagunes,  l'eau  des  citernes  nous  fournit 
un  type  plus  modeste ,  plus  effacé ,  mais  très-caractéristique  cepen- 
dant, celui  des  bigolante. 

u  Ni  hommes,  ni  femmes!  »  s'écrie  le  Parisien  caustique  quand  il 
est  question  de  cette  forte  et  vaillante  population  qui  a  le  privilège 
de  porter  à  Paris  le  charbon  et  l'eau  de  Seine.  «  Ni  hommes,  ni 
femmes ,  tous  enfants  de  la  Brenta  !  »  pourrait,  avec  plus  de  raison 
encore,  s'écrier  le  Vénitien  pour  définir  convenablement  ces  êtres 
hybrides  qui  remplissent  à  Venise  la  même  profession. 

Les  bigolante,  en  effet,  tiennent  le  milieu  entre  les  deux  sexes. 
Coiffées  d'un  chapeau  masculin ,  vêtues  d'une  robe  à  carreaux ,  les 
épaules  garnies  d'un  fichu  de  laine ,  femmes  par  la  taille ,  hommes 
par  la  carrure  et  par  leurs  bras  musclés ,  elles  n'ont  ni  la  grâce  de 

faut  iaire.  Sia  premi  (nous  suivons  ici  la  prononciation)  veut  dire  a  prenez  à 
droife  »;  sia  staii,  o  prenez  à  gauche  n\  sia  di  iungo,  a  allez  tout  droit  ».  A 
tout  instant,  Fun  de  ces  cris  stridents  vient  fendre  Tair  et  troubler  pour 
quelques  secondes  le  silence  léthargique  dans  lequel  repose  la  somnolente  cité. 

30 


306  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

leur  sexe  ni  la  force  du  nôtre.  Leur  costume  bizarre,  leur  empres- 
sement silencieux ,  l'énergie  qu'elles  déploient  du  matin  au  soir  dans 
leur  rude  métier,  tout  cela  tend  à  leur  donner  une  physionomie 
spéciale,  à  leur  imprimer  un  caractère  individuel  qui  tranchent  avec 
violence  sur  la  population  qui  les  entoure. 

Toutes  ont  un  air  de  famille,  Leurs  yeux  et  leurs  cheveux  sont 
d'un  noir  d'ébène;  leur  figure  pâle  et  un  peu  maladive  contraste 
avec  leurs  vaillantes  épaules  et  leurs  rudes  occupations.  Elles  ne 
sont  guère  jolies ,  mais  en  revanche  elles  sont  honnêtes  et  sages. 
Les  beaux  gars  de  la  Piazzetta  perdent  leur  temps  auprès  d'elle, 
et  les  gondoliers  joyeux  sont  fort  mal  reçus  quand  ils  veulent 
s'émanciper.  On  en  voit  peu  de  vieilles.  Dès  qu'elles  se  sentent 
assez  fortes,  elles  viennent  à  Venise  retrouver  leurs  parentes, 
'  leurs  amies  ou  leurs  voisines,  qui  les  y  ont  précédées,  et, 
quand  le  travail  leur  a  permis  d'amasser  un  petit  pécule,  elles 
reprennent  le  chemin  de  leur  patrie,  ayant  en  poche  une  dot 
modeste  mais  courageusement  gagnée. 

Dès  le  matin  on  les  voit,  vêtues  de  leurs  grosses  robes  de  laine, 
avec  la  taille  sous  les  bras ,  le  chapeau  sur  les  yeux ,  courant  pieds 
nus  sur  les  dalles  de  granit.  Elles  se  dirigent  par  bandes  et  en  grande 
hâle  vers  la  cour  du  palais  ducal.  C'est  là  que  sont  les  meilleures 
citernes  de  Venise ,  celles  dont  l'eau  est  la  plus  recherchée.  Pen- 
chées sur  les  margelles  de  bronze,  chefs-d'œuvre  de  Nicolas  de 
Gonti  et  d'Alphonse  Alberghetti,  elles  puisent  dans  leurs  petits 
seaux  de  cuivre  l'eau  précieuse,  et  quand  leurs  deux  seaux  sont 
remplis,  elles  les  placent  habilement  sur  leur  épaule,  et  parcourent 
la  ville  au  trot  pour  distribuer  le  liquide  indispensable. 

Les  puits  du  palais  ducal  ne  sont  pas  toutefois  les  seuls  qu'on 
rencontre  à  Venise.  Cent  soixante  autres  citernes  publiques  sont 
réparties  sur  la  surface  de  la  ville ,  au  milieu  de  ces  petites  places 
qu'on  nomme  campi.  C'est  l'eau  du  ciel  qui  les  alimente,  et  leur 
construction ,  ainsi  que  leur  disposition  souterraine ,  sont  trop 
ingénieuses  pour  que  nous  n'en  parlions  pas  ici. 

Pour  construire  ces  citernes ,  on  commence  par  creuser  un  large 
trou  carré  ayant  environ  cent  pieds  de  profondeur.  On  en  revêt 


PHYSIONOMIES    LOCALES.  307 

les  parois  avec  des  murs  de  brique  construits  sur  pOotis,  et  l'on 
garait  le  fond  avec  une  couche  de  ciment  hydraulique.  Une  fois  ce 
grand  réservoir  bien  sec,  on  construit  au  milieu  un  puits  circulaire, 
à  la  base  duquel  on  laisse  des  ouvertures  pour  que  l'eau  puisse  y 
pénétrer.  Ensuite  on  rempht  avec  du  sable  de  rivière  l'espace  com- 
pris entre  le  pourtour  du  puits  et  les  parois  du  réservoir.  Cette 
couche  de  sable  doit  s'élever  jusqu'à  la  hauteur  du  sol,  et  on  la 
recouvre  avec  un  pavé  de  brique.  Enfin  aux  quatre  coins  du  pavage 
on  pratique  quatre  petits  puisards  communiquant  avec  la  masse 
de  sable.  C'est  vers  ces  puisards  ouverts  à  fleur  de  terre  et  recou- 
verts d'une  grille  que  les  eaux  pluviales  ramassées  sur  les  toits  des 
maisons  voisines  sont  dirigées  par  une  série  de  gouttières  et  de 
rigoles.  Pénétrant  ainsi  dans  la  citerne  par  des  excavations  éloignées 
du  centre ,  les  eaux  ne  peuvent  parvenir  au  puits  principal  qu'en 
traversant  une  énorme  couche  de  graviers,  qui  les  filtre  et  les  épure 
parfaitement. 

Tel  est  le  moyen  ingénieux  que  les  Vénitiens ,  échoués  au  milieu 
de  la  mer  sur  leur  grand  radeau  de  brique  et  de  marbre ,  emploient 
pour  avoir  de  l'eau  toujours  potable  et  toujours  fraîche;  et 
ces  citernes  publiques,  augmentées  encore  de  celles  que  ren- 
ferment les  palais ,  répondent  à  tous  les  besoins  et  suffisent  à  la 
consommation  ^ . 

Toutefois,  à  la  fin  de  l'été ,  ou  bien  au  commencement  de  l'an- 
née, avant  les  grandes  pluies  du  printemps,  il  arrive  parfois  que  les 
réservoirs  publics  et  privés  sont  à  sec.  Alors  on  a  recours  à  l'im- 
portation. C'est  la  Brenta  qui,  après  avoir  fourni  les  bigolante,  leur 
procure  le  moyen  de  continuer  leur  intéressante  exploitation. 

De  grands  bateaux  sont  remplis  d'eau  douce.  On  les  amène  à 
travers  les  canaux  jusqu'auprès  des  puits  qu'il  s'agit  de  remettre  en 
état,  et,  à  l'aide  de  grands  baquets  et  de  rigoles  de  bois  qui  vont 
droit  aux  puisards,  on  vide  les  bateaux  et  l'on  remplit  les  citernes. 

>  Des  tentatives  ont  été  laites  à  différentes  reprises  pour  amener  à  Venise  des 
eaux  de  source  au  moyen  de  conduits  appliqués  de  chaque  côté  du  ponts  du  che- 
min de  fer  et  pour  alimenler  les  citernes  à  Taide  de  puits  artésiens.  Mais  jusqu'à 
présent  ces  tentatives  n'ont  point  obtenu  un  g;rand  succès. 


308  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

Le  tableau  est  assez  pittoresque.  Ces  grands  bateaux,  ces 
longues  rigoles,  ces  hommes,  les  jambes  nues,  trempant  jusqu'au 
genou  dans  cette  eau  limpide,  emplissant  leurs  baquets  et  les 
élevant  au-dessus  de  leur  tête  par  un  balancement  cadencé,  tout 
cela  ne  manque  pas  d'une  certaine  couleur  locale.  Mais  c'est  là 
un  exercice  singalièremeot  fatigant  et  dans  tous  les  cas  horrible- 


ment primitif.  liC  moindre  corps  de  pompe  ferait,  avec  bien  moins 
de  force  dépensée,  une  bien  meilleure  besogne. 

Si  l'eau  des  citernes  est  la  seule  qu'on  emploie  à  Venise  pour  tous 
les  usages,  les  btgolanle  ne  sont  point  seules  à  vendre  cette  eau. 
Pour  peu  que  vous  erriez  pendant  quelques  instants  du  côté  de 
la  place  Saint-Marc,  du  Môle  ou  de  la  riva  de  Scbiavoni,  il  vous 
arrivera  bien  certainement  d'entendre  une  voix  nasillarde  et  plain- 
tive lancer  en  chevrotant  le  mot  «  Acqua!  acqua!  ■< 


PHYSIONOMIES   LOCALES.  30Î) 

C'est  un  vieillard  aux  jambes  flageolantes,  qui  se  promèae  tout 
doucettement,  portant  devant  lui,  suspendu  à  son  cou,  une  sorte  de 
panier  dans  lequel  sont  entassés  des  flacons  et  des  verres.  Les 
flacons  contiennent  de  l'eau  fraiche.  Pour  un  centime  payé 
d'avance,  le  vieillard  remplit  uo  verre  et  l'asperge  de  quelques 
gouttes  d'une  liqueur  nommée  mistra,  qui  donne  à  l'eau  une 
couleur  blanchâtre  et  lui  communique  le  parfum  de  l'auis. 

La  clientèle  de  ce  marchand  d'eau  fraîche  se  recrute  parmi 
les  jeunes  filles  et  les  conscrits  novices.  Son  cri  provocateur  n'a 


VENISE 
rvhand  d'cia  Fraiche. 


guère  de  succès  auprès  des  enfants  des  Lagunes ,  et  l'on  peut 
être  certain  que  le  brave  homme  ne  compte  parmi  ses  clients 
ni  barcarol,  ni  gondoUer. 

Après  ces  utiles  industriels,  qui  donnent  à  Venise  sa  principale 
animation ,  il  nous  faut  dire  quelques  mots  des  gardiens  de  la 
sûreté  publique  qui  veillent  au  maintien  de  l'ordre  et  de  ta 
tranquiUité. 

Il  est  peu  de  noms  qui  évoquent  d'aussi  sombres  images  et  d'aussi 
terribles  souvenirs  que  celui  des  anciens  agents  de  la  poUce  véni- 
tienne. A  ce  seul  nom  de  «  sbires  >• ,  tout  un  passé  de  crimes  et  d'exé- 


310  AMSTERDAM   KT   VENISE. 

cations  sanglantes  se  dresse  devant  nous.  Il  semble  que  ce  soit  un 
glas  funèbre  annonçant  la  disparition  subite  de  quelque  victime  con- 
damnée en  secret  par  les  Inquisiteurs  d'État,  ou  la  sinistre  exécu- 
tion de  quelque  malheureux  dont  le  châtiment  est  connu  sans  qu*on 
puisse  soupçonner  son  crime. 

Le  secret  absolu  qui  régnait  sur  les  décisions  du  Conseil  des  Dix, 
l'impitoyable  raison  d*État  qui  servait  à  justifier,  à  expliquer  et  à 
couvrir  tous  les  attentats  de  ces  sombres  juges,  étaient  bien  faits  pour 
expliquer  et  pour  entretenir  la  sourde  terreur  qu'ils  inspiraient  et 
qui  est  parvenue  jusqu'à  nous.  La  plupart  de  ces  exécutions,  en 
effet,  avaient  un  caractère  de  férocité  mystérieuse,  capable  de 
jeter  l'épouvante  dans  les  esprits  les  plus  résolus. 

Même  au  temps  de  la  domination  autrichienne,  alors  que  le  règne 
des  Inquisiteurs  d'État  était  depuis  longtemps  terminé,  ces  tradi- 
tions semblaient  s'être  perpétuées  dans  les  agissements  de  la  police 
vénitienne.  Lisez  le  touchant  récit  de  Silvio  Pellico,  On  y  sent  comme 
une  inquiétude  vague  et  mystérieuse,  qui  règne  depuis  la  première 
page  jusqu'à  la  dernière  ligne.  Une  puissance  occulte  et  terrible 
semble  planer  sur  le  prisonnier,  prête,  au  premier  cri ,  au  premier 
mot,  au  premier  geste,  à  ensevelir  la  victime  et  ses  plaintes  dans  un 
éternel  oubli. 

Mais  au  beau  temps  de  l'Inquisition  d'État,  du  Conseil  des  Dix, 
du  Conseil  des  Trois,  c'était  encore  bien  autre  chose.  Je  voudrais 
pouvoir  vons  conduire  sous  ces  plombs  et  dans  ces  puits  où  tant 
d'illustres  victimes  furent  ensevelies,  sans  qu'on  ait  jamais  pu  con- 
naître ni  leur  crime,  ni  leur  sort.  Un  seul  s'en  échappa.  Casanova, 
par  un  prodige  de  volonté  et  d'audace,  parvint  à  sortir  de  cette  ter- 
rible prison.  Jamais  il  ne  sut  au  juste  de  quelle  faute  on  l'avait  cru 
coupable ,  mais  il  tremblait  au  seul  nom  de  Messer^rande^  le  chef 
des  sbires. 

Même  avec  les  innocents,  la  police  vénitienne  avait  des  agisse- 
ments sinistres.  Un  jour,  dans  une  église,  un  peintre  génois, 
entendant  deux  Français  mal  parler  du  gouvernement  vénitien, 
prend  parti  pour  celui-ci  et  entame  avec  ses  interlocuteurs  une 
discussion  assez  vive.  Le  lendemain,  il  est  accosté  par  un  sbire 


312  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

ferme,  à  un  signal  donné  par  un  agent  du  Conseil  des  Dix,  la 
gondole  qui  le  portait  s'arrêta  brusquement. 

«  Quel  est  ce  signal,  demanda  le  prince,  et  que  signifie-t-ilî 

—  Rien  de  bon  !  »  repartit  le  gondolier. 

A  ce  moment,  un  bateau  portant  le  pavillon  rouge  et  monté  par 
des  sbires  accosta  la  gondole. 

u  Passez  à  notre  bord  » ,  dit  Tofficier  en  s'adressant  au  prince. 

Celui-ci,  intimidé,  obéit  sans  mot  dire.  Alors  commença  un 
interrogatoire  rapide  et  énergique. 

«  On  vous  a  volé  vendredi  dernier? 

—  Oui. 

—  Quelle  était  la  somme? 

—  Cinq  cents  ducats. 

—  Dans  quoi  étaient-ils  contenus? 

—  Dans  une  bourse  verte. 

—  Soupçonnez-vous  quelqu'un  de  ce  crime  ? 

—  Oui.  Un  domestique  de  place. 

—  Le  reconnaîtriez-vous? 

—  Sans  doute.  » 

A  l'instant,  le  chef  des  sbires  découvrit  un  cadavre  étendu  au  fond 
du  bateau,  et  tenant  à  la  main  une  bourse  verte  où  se  trouvaient  les 
cinq  cents  ducats. 

«  Voilà  votre  homme  et  voici  votre  argent,  dit-il.  Partez,  mon- 
sieur le  prince,  et  à  l'avenir  ne  mettez  plus  le  pied  dans  un  pays 
dont  vous  avez  si  mal  apprécié  les  institutions.   » 

Tous  les  étrangers,  du  reste,  étaient  l'objet  d'un  système  d'espion- 
nage permanent.  Le  comte  de  Bonneval,  Law,  le  président  Mon- 
tesquieu lui-même  faillirent  être  soumis  à  d'aussi  rudes  émotions. 
Ce  dernier,  qui  pendant  son  séjour  à  Venise  préludait  à  son  savant 
ouvrage  sur  Y  Esprit  des  lois,  questionnait  tout  le  monde,  soumettait 
tout  ce  qu'il  lui  était  possible  de  connaître  à  de  minutieuses  investi- 
gations. Comme  il  rédigeait  des  notes  fort  volumineuses,  on  épia 
ses  démarches,  et  à  différentes  reprises  on  chercha  à  s'emparer  de 
SCS  manuscrits.  Mais  il  déjoua  les  calculs  de  la  police  en  les  portant 
constamment  sur  lui.  Enfin,  fatigué  de  cet  espionnage  permanent, 


PHYSIONOMIES  LOCALES.  313 

il  quitta  furtivement  Venise,  mais  point  assez  vite  toutefois  pour 
que  le  Conseil  des  Dix  n'en  fût  informé.  Une  gondole  de  l'In- 
quisition s'élança  sur  ses  traces  et  le  rejoignit  dans  les  Lagunes. 
Comme  Montesquieu  se  doutait  de  la  mission  du  chef  des  sbires, 
avant  de  se  laisser  aborder  il  se  débarrassa  des  notes  qu'il  avait 
prises  sur  Venise  en  les  jetant  à  la  mer.  Dès  que  l'officier  de  police 
eut  vu  le  geste  du  président  et  aperçu  le  rouleau  de  papier  qui 
s'engouffrait  dans  l'onde  verte,  il  fit  signe  à  ses  hommes  de  rebrous- 
ser chemin.  «  C'est  sans  doute  à  cet  événement,  dit  M.  Léon 
u  Galibert,  qu'il  faut  attribuer  le  laconisme  des  considérations  du 
a  savant  publiciste  sur  le  Gouvernement  de  Venise  dans  YEsprit 
u  des  lois,  n 

Aujourd'hui  les  sbires  ont  disparu  de  Venise.  Ils  sont  remplacés 
par  des  sergents  de  ville,  Piémontais  pour  la  plupart,  nullement 
féroces,  aimables  au  contraire,  obligeants  et  polis.  Vêtus  d'une 
redingote  verte ,  munis  d'un  petit  sabre  et  d'un  élégant  chapeau  à 
cornes ,  ils  ont  tout  à  fait  bon  air.  Comme  la  population  vénitienne 
a  été  de  tout  temps  fort  douce  et  très -peu  portée  au  mal',  leur 
place  ressemble  beaucoup  à  une  sinécure.  Ils  s'en  consolent,  du 
reste,  facilement.  De  loin  en  loin,  un  procès-verbal  à  un  gondolier 
récalcitrant,  ou  quelque  renseignement  à  fournir,  c'est  à  cela  que 
se  bornent  leurs  importantes  fonctions.  Ils  semblent,  d'ailleurs, 
prendre  à  tache  de  faire  oublier  la  terrible  réputatfon  de  leurs 
prédécesseurs,  tant  ils  évitent  avec  soin  de  se  trouver  au  milieu  des 
disputes  et  des  bagarres. 

Quelque  aimable  que  soit  devenue  de  nos  jours  la  physionomie 
du  sbire  vénitien,  on  rencontre  cependant,  à  travers  les  ruelles, 
sur  la  Campi  ou  la  Piazza,  mainte  autre  figure  d'un  caractère 
encore  plus  joyeux  et  d'allures  singulièrement  plus  pittoresques. 

Il  n'est  personne,  en  effet,  ayant  habité  Venise,  ne  fUt-ce  que 

'  tt  Le  sang  est  si  doux  ici,  écrivait  le  président  de  Brosses  en  1740^  que,  malgré 
la  facilité  que  donnent  les  masques,  les  allures  de  la  nuit,  les  rues  élroites  et 
surtout  les  ponts  sans  garde- fous,  d^où  Ton  peut  pousser  un  homme  dans  la  mer 
sans  qu'il  s'en  aperçoive,  il  n'arrive  pas  quatre  accidents  par  an  ;  encore  n'est-ce 
qu'entre  étrangers.  Vous  pouvez  juger  par  là  combien  les  idées  que  l'on  a  sur 
les  stylets  vénitiens  sont  mal  fondées  aujourd'hui.  » 

40 


314  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

quelques  semaines ,  qui  n'ait  rencontré  dans  les  ruelles  avoisinant 
le  Campo  San  Moïse  ou  sous  quelque  sotto  portico  voisin  de  la 
Piazza  un  vieillard  coiffé  d'un  chapeau  calabrais^  vêtu  d'une 
longue  redingote  gaillardement  trouée  et  muni  d'une  énorme 
clarinette.  Entouré  d'une  foule  de  gamins  et  de  désœuvrés,  il 
fredonne  en  souriant  ses  chansonnettes  mordantes,  et  les  éclats 
de  rire  qui  scandent  ses  joyeux  refrains  montrent  que  chacun 
de  ses  traits  porte  et  que  ses  lazzis  sont  du  goût  de  son  audi* 
toire.  Après  chaque  couplet  il  embouche  sa  clarinette  et  agré- 
mente d'une  ritournelle  sa  poétique  improvisation. 

Jadis  il  fréquentait  la  Piazza.  Muni  d'une  guitare  dont  il  tirait 
quelques  accords,  il  réjouissait  par  ses  à  peu  près  poétiques  les 
flâneurs  des  procuraties  et  les  habitués  du  café  Florian.  M.  Paul 
de  Musset,  qui  Ta  connu  dans  ce  beau  temps-là,  nous  a  conservé 
quelques  échantillons  des  produits  de  sa  muse.  Mais  le  sel  dont  il 
assaisonnait  ses  couplets  n'était  point  goûté  par  tout  le  monde, 
et  deux  ou  trois  fois  les  victimes  de  ses  quolibets  lui  battirent  la 
mesure  sur  les  épaules.  Depuis  lors,  la  Piazza  lui  fut  interdite. 
Aujourd'hui,  il  s'est  réfugié  dans  les  calle  obscures,  et  il  a  renoncé 
aux  accords  de  la  guitare  pour  adopter  la  ritournelle  de  sa  cla- 
rinette. 

Les  vers  et  les  fleurs  ont  de  tout  temps  marché  de  compagnie. 
Après  le  poète  en  plein  vent,  il  est  donc  naturel  que  nous  parlions 
de  la  bouquetière.  Il  n'est  pas,  du  reste,  -de  profession  plus  galante 
et  plus  gracieuse  que  celle-là,  surtout  celle  de  la  bouquetière  véni- 
tienne qui,  vêtue  de  soie,  parée  de  bijoux  et  de  dentelles,  a  plutôt 
l'air  d'une  jolie  et  élégante  promeneuse  que  d'une  vendeuse  de 
fleurs.  Son  quartier  général  est  la  place  Saint-Marc;  les  dépeu- 
dances  qu'elle  exploite  sont  les  procuraties  et  la  Piazzetta.  Rare- 
ment on  l'aperçoit  sur  le  Môle  et  plus  rarement  encore  au  quai 
des  Esclavons.  Le  regard  caressant,  les  lèvres  plissées  par  uu 
frais  sourire,  elle  s'approche  du  cavalier  qui  passe,  et  sans  mot 
dire  lui  offre  un  petit  bouquet  ;  puis  elle  disparait  sans  jamais  rien 
réclamer.  C'est  là  une  manière  on  ne  peut  plus  gracieuse  de 
placer  ses  fleurs.  Aussi,  ne  peut-on  guère  récompenser  par  une 


PHYSIONOMIES  LOCALES.  315 

offrande  banale  tant  de  galanterie  et  d'amabilité ,  et  chaque 
billet  qui  tombe  dans  son  petit  panier  paye  largement  toute  sa 
moisson  d'œillets,  de  violettes  et  de  roses  ' . 

Une  autre  physionomie  bizarre,  et  qui  partage  avec  la  bouque- 
tière ce  privilège  de  surprendre  les  étrangers  qui  fréquentent  la 
place  Saint-Marc,  c'.est  celle  du  Turc  confiseur.  Dans  les  contrées 
du  nord,  nous  nous  régalons  d'oranges,  mais  dans 

.     .     .    le  pays  où  fleurit  Forançer 

on  dédaigne  «  les  fruits  d'or  » ,  et  par  contre  on  raffole  des  dattes,  des 
pistaches  et  de  tous  les  fruits  d'Orient.  Rien  n'est  plus  amusant  que 
de  voir  les  jolies  Vénitiennes  prendre,  de  leur  doigts  mignons,  ces 
appétissantes  sucreries,  enfilées  dans  une  paille,  et  les  dévorer  à 
pleine  bouche.  Mais  ce  qu'on  n'a  jamais  pu  savoir,  c'est  pourquoi 
ces  gens  qui  vendent  ces  produits  de  l'Orient  sont  costumés  en 
Turcs.  Étrange  mystère ,  que  d'autres  approfondiront  sans  doute, 
mais  dont  personne  ne  se  plaint,  car  il  a  cet  heureux  résultat 
d'augmenter  le  nombre  des  figures  pittoresques  qui  tranchent  sur 
la  banalité  courante. 

Si  le  Turc  confiseur  et  la  bouquetière  ont  un  caractère  de  fan- 
taisie marquée,  on  n'en  peut  pas  dire  autant  du  cicérone.  Rien  d'en- 
nuyeux comme  ce  personnage  hybride,  moitié  domestique,  moitié 
professeur,  qui  vous  poursuit  de  ses  offres  et  de  ses  explications.  Il 
ne  vous  laisse  point  une  minute  en  repos.  A  peine  est-on  recueilli 
devant  un  de  ces  magiques  monuments,  chef-d'œuvre  des  Lombardi 
ou  du  Sansovino,  qu'il  accourt,  obséquieux,  fastidieux,  le  cha- 
peau à  la  main,  l'échiné  courbée  et  le  sourire  aux  lèvres.  Adieu 
admiration,  adieu  contemplation  muette,  adieu  doux  prestige  de 
l'art  !  Son  babillage  insupportable  ne  cessera  que  quand  vous  aurez 
accepté  ses  offres  ou  quand  vous  l'aurez  brutalement  congédié,  et 
de  toute  façon  votre  rêve  extatique  est  fini. 

Indépendamment  de   ces  industries   déclassées,  sous  lesquelles 

'  Cette  gracieuse  industrie  n'est  point  originaire  de  Venise.  Elle  a  vu  le  jour 
à  Florence,  où  ces  aimables  bouquetières  renchérissent  encore  comme  élégance 
sur  celles  de  la  Piazza. 


31C  AMSTERDAM   ET  VENISE, 

s'abrite  la  meudicité ,  Venise  possède  encore  tout  nn  assortiment 
de  véritables  mendiants.  Car  bien  qu'ils  soient  moins  nombreux 
au  milieu  des  Lagunes  que  partout  ailleurs  en  Italie,  on  ne  laisse 
pas,  cependant,  que  d'en  trouver  eocore  une  fort  respec- 
table quantité.  Cela  n'a  du  reste  rien  de  très -surprenant.  Dans 
ces  pays  fortunés,  où  le  ciel  est  clément,  où  il  semble  qu'on  n'ait 
qu'à  se  laisser  vivre,  l'oisiveté,  la  vie  noble,  comme  on  disait 
au  siècle  dernier,  parait  le  plus  saint  des  devoirs,  le  pltis  respec- 
table   des  besoins.   Or,  quand   le  farniente  est    arrivé  à   l'état 


l 

VENISE 
La  bouquetière  de  In  place  Saint-Marc. 

de  bien  suprême,  la  mendicité   n'est   pas   loin  de   devenir  nne 
institution.  ' 

Les  mendiants  de  Venise  se  divisent  en  deux  grandes  classes  : 
les  rôdeurs  et  les  sédentaires.  La  première  classe  comprend  les 
fausses  mères,  les  faux  ouvriers  sans  ouvrage  et  les  faux  orphelins 
qui  vous  attendent  dans  les  endroits  obscurs,  dans  les  ruelles 
étroites,  à  l'ombre  des  sous-portiques,  et  cherchent,  en  vons  api- 
toyant sur  leurs  maux,  plus  ou  moins  apocryphes,  à  obtenir  quel- 
que généreux  secours.  Ce  sont  les  irréguliers  de  l'ordre.  La  seconde 
classe  s'étend  à  tous  les  aveugles,  paralytiques,  vieillards,  infirmes 


PHYSIONOMIES   LOCALES.  317 

ou  autres,  qui  sont  en  possession  d'une  place  fixe,  où  chaque  jour, 
à  la  même  heure,  ils  viennent  s'installer  gravement  et  se  recom- 
mander d'une  voix  nasillarde  à  la  pitié  des  passants.  C'est  générale- 
ment aux  abords  des  églises  qu'on  les  trouve,  ou  sur  les  Campi.  La 
plupart  ont  une  clientèle  faite,  une  recette  régulière  ;  ce  sont,  pour 
ainsi  dire,  des  fonctionnaires  publics,  qui  lèvent  un  impôt  sur  le 
bon  cœur  des  gens  du  quartier.  Les  places  qu'ils  occupent  consti- 
tuent pom'  eux  une  sorte  de  patrimoine,  qu'ils  transmettent  à  quel- 
que héritier,  ou  cèdent  à  beaux  deniers  comptants  à  quelque  malin- 
greux  jaloux  d'un  sort  tranquille. 

A  cette  classe,  il  convient  de  rattacher  une  autre  sorte  de  men- 
diants absolument  spéciale  à  Venise.  Nous  voulons  parler  de  ces 
gens  qui  se  tiennent  auprès  des  églises  en  renom ,  au  bord  de  la 
Piazzeta,  aux  Traghetti  et  dans  les  environs  du  musée,  pour  arrêter 
les  gondoles.  Dès  qu'une  gondole  aborde,  armés  d'un  long  crochet, 
'  ils  s'appliquent  à  la  maintenir  en  équilibre ,  et  présentent  le  bras  au 
promeneur  pour  l'aider  à  sortir.  Au  retour,  ce  sont  eux  qui  ap- 
pellent le  barcarol,  et  cette  fois  en  vous  présentant  la  main  ils  vous 
tendent  aussi  le  chapeau. 

De  cette  abondance  de  mendiants,  il  ne  faudrait  pas  conclure 
cependant  qu'au  milieu  des  Lagunes  la  bienfaisance  publique  est 
une  vertu  ignorée.  Ce  serait  se  tromper  grandement.  Venise,  au 
contraire,  a  été  de  tout  temps  la  ville  de  la  charité  par  excel- 
lence. Au  dixième  siècle,  elle  possédait  déjà  un  hôpital  public 
que  Pierre  Orsoleo  avait  fait  construire  auprès  de  la  Piazza.  Aux 
douzième  et  treizième  siècles,  cinq  autres  établissements  pareils 
étaient  édifiés ,  rendant  d'immenses  services  à  la  population  com- 
merciale et  maritime ,  et  à  cette  époque  Venise  était  la  première 
en  Europe  à  introduire  dans  ses  mœurs  publiques  les  institu- 
tions charitables.  Ces  institutions  prirent  bientôt  un  tel  déve- 
loppement que  le  sénat  et  les  procurateurs  de  Saint-Marc  durent 
leur  donner  une  réglementation.  Les  établissements  pieux  furent 
divisés  en  trois  classes  :  la  première  comprit  les  quatre  plus 
grands  hôpitaux  et  asiles  dont  les  noms  indiquaient  la  desti- 
nation :    Incurabili,    Derelitti^    Mendicanti    et    délia    Pietà;    la 


318  AMSTERDAM   ET   VENISE. 

deuxième  renferma  tous  les  établissements  de  même  nature ,  mais 
de  moindre  importance,  répartis  dans  les  différents  quartiers 
de  la  cité;  et  enfin  la  troisième,  sous  le  nom  de  Fraterna 
grande^  eut  dans  son  ressort  tous  les  établissements  de  bien- 
faisance privée,  la  recette  des  aumônes  et  les  secours  à  domi- 
cile. 

L'opulence  de  toutes  ces  institutions  charitables  était  telle,  les 
richesses  domaniales  qu'elles  possédaient  étaient  si  considérables, 
qu'à  cinq  reprises  différentes,  en  1333,  1347,  1536,  1605  et  1767, 
le  gouvernement  vénitien  se  crut  autorisé  à  intervenir.  Sous  pré- 
texte d'en  faciliter  l'administration,  mais  en  réalité  pour  empê- 
cher leur  patrimoine  de  devenir  excessif,  et  aussi  pour  favoriser 
la  transmission  de  certaines  propriétés,  il  aliéna  tous  ces  biens 
domaniaux  et  les  convertit  en  un  capital ,  lequel  fut  déposé  à  la 
Zecca,  c'est-à-dire  resta  entre  ses  mains,  et  dont  il  servit  la  rente. 
En  1796,  ce  capital  s'élevait  à  18  millions  et  demi,  rapportant 
559,000  francs  de  notre  monnaie,  auxquels  il  convient  d'ajouter 
257,000  francs  provenant  de  possessions  qui  n'avaient  point  été 
aliénées. 

Ces  chifii^es  paraîtront  excessifs  si  l'on  se  reporte  au  temps,  et 
surtout  si  l'on  considère  qu'à  cette  époque  Venise  ne  renfermait 
guère  plus  de  cent  vingt  mille  habitants.  Et  cependant,  indé-* 
pendamment  de  ces  énormes  revenus  affectés  à  la  bienfaisance 
publique,  la  charité  privée  s'exerçait  encore  avec  une  généro- 
sité inconnue  autre  part.  Un  grand  nombre  de  familles  patri- 
ciennes avaient  leurs  «  clients  ».  Cet  usage,  emprunté  à  rancienne 
Rome,  prit  naissance  avec  la  République  et  se  continua  pendant 
toute  la  durée  de  celle-ci.  Les  clients  vivaient  aux  dépens  du  patron, 
et  formaient  autour  de  lui  une  sorte  d'armée  défensive  qui  veillait 
sur  sa  fortune  et  sur  sa  personne.  Ces  clients  ne  se  recrutaient 
pas  seulement  parmi  les  gens  du  commun  et  les  simples  citadins, 
il  y  avait  encore  parmi  eux  un  grand  nombre  de  nobles  qui, 
plongés  dans  la  misère  et  incapables  d'en  sortir,  vivaient  des 
générosités  de  leurs  collègues  plus  fortunés,  et  obéissaient  à  leurs 
moindres  injonctions;    tous  même   n'étaient  point  assez  heureux 


PHYSIONOMIES  LOCALES.  319 

pour  obtenir  cette  lucrative  protection,  et  les  pauvres  barna- 
botes ^,  comme  on  les  appelait,  étaient  bien  souvent  obligés  de 
demander  au  sénat  la  permission  de  mendier  dans  les  rues. 
Celui-ci  accordait  presque  toujours  cette  autorisation,  et  on  les 
voyait,  le  visage  couvert  d'un  masque  et  Tépée  au  côté,  signe  de 
leur  condition,  tendre  la  main  aux  passants  pendant  que  leurs 
femmes  mendiaient  en  cape  de  soie,  emblème  distinctif  de  leur 
qualité. 

On  conçoit  dès  lors  comment  la  première  et  presque  la  seule  sti- 
pulation du  grand  conseil,  lorsqu'en  1797  il  renonça,  entre  les 
mains  d'un  général  français,  à  ses  droits  héréditaires,  fut  que  ««  le 
nouveau  gouvernement  garantirait  la  dette  publique,  les  pensions 
viagères,  et  les  secours  accordés  aux  nobles  pauvres  ». 

Ce  que  les  Français  concédèrent  volontiers ,  les  Autrichiens ,  qui 
leur  succédèrent,  ne  voulurent  point  l'admettre.  Mais  bientôt  la 
misère  prit  de  telles  proportions,  que  le  nouveau  gouvernement  dut 
intervenir  à  son  tour.  Malgré  le  chiffre  énorme  des  aumônes  et  des 
donations,  la  bienfaisance  privée  ne  pouvait  soulager  toutes  les 
infortunes.  Trente  mille  habitants,  presque  le  quart  de  la  popula- 
tion, étaient  inscrits  sur  le  grand  livre  de  la  misère  publique. 
L'extrême  charité  de  la  population  vénitienne  avait  eu  pour 
résultat  d'augmenter  dans  une  énorme  proportion  le  nombre  des 
indigents.  Ainsi  que  le  comte  Bembo  le  faisait  remarquer  en  1866 
à  ses  collègues,  la  bienfaisance  mal  ordonnée  accroît  la  misère. 
A  cette  occasion,  le  potestat  vénitien  citait  les  paroles  par  les- 
quelles M.  Batbie  inaugurait  son  cours  d'économie  politique  à 
l'École  de  droit,  et  jamais  paroles  mémorables  ne  furent  mieux 
applicables  qu'à  la  bienfaisante  et  misérable  Venise. 


*  La  noblesse  vénitienne  était  divisée  en  deux  grandes  classes  :  les  seigneurs  et 
les  barnabotes.  Les  seigneurs  étaient  les  nobles  opulents;  leur  richesse  égalait 
celle  de  certains  princes.  Les  barnabotes  tiraient  leur  nom  de  la  paroisse  de 
Saint-Barnabe,  quartier  où  les  malheureux  résidaient  de  préférence;  c'étaient 
les  nobles  sans  patrimoine  et  sans  ressources.  Ces  deux  classes  représentaient 
envirou  douze  cents  titres.  On  estimait  que  soixante  de  ces  familles  vivaient 
dans  l'opulence,  trois  cents  dans  l'aisance,  et  que  le  reste,  plongé  dans  la  mi- 
sère, en  était  réduit  à  vendre  ses  suffrages  ou  à  se  faire  espions. 


320  AMSTERDAM   ET   VENISE. 

Aujourd'hui  le  chiffre  des  indigents  a  un  peu  diminué,  mais  la 
charité  pubUque  a  encore  grandement  à  faire  pour  venir  en  aide  à 
tous  ceux  qui  sont  dans  le  besoin.  Disons  du  reste  qu'elle  est  lar- 
gement à  la  hauteur  de  sa  tâche. 

L'administration  véoilienne,  en  effet,  n'a  pas  sous  sa  haute  sur- 
veillance moins  de  quatre-vingt-treize  établissements  charitables, 
dont  quarante-cinq  dans  la  seule  ville  de  Venise,  chiffre  consi- 
dérable pour  une  population  de  cent  vingt- cinq  mille  habitants; 
et  indépendamment  de  la  charité  publique,  la  hien&isance  privée 
soulage  de  nombreuses  infortunes ,  sans  compter  toutes  les 
sommes  que  la  mendicité  extorque  aux  étrangers  et  aux  pro- 
meneurs. 


ni 

PHYSIONOMIES    LOCALES 

(suite) * 

AMSTERDAM 

La  serTante  arosterdamoi^e.  — Type  singulier.  —  Propreté  hollandaise.  —  Nettoyage  aérien. 

—  L*amour  au  clair  de  lune.  —  La  Kermis!  —  La  foire  aux  amoureux.  —  Finis  coronal 
opus,  —  Les  serviteurs  de  la  mort.  —  Physionomie  excentrique.  —  Les  Aansprekers,  -^ 
Pleureurs  et  pleureuses.  —  Lioderas  et  planideras,  —  Le  luxe  de  la  mort.  —  Les  agents 
de  police.  —  La  Nachtwacht, —  Sécurité  profonde.  —  Le  repos  du  8.ige.  —  La  paix  du 
ménage.  —  Les  importuns  de  la  rue.  —  Indigène^  et  nomades.  —  Les  artistes  du  trottoir. 

—  Le  poëte  Meijer.  —  Le  joueur  d*oiigne.  —  Les  hillets  de  loterie.  —  Les  mendiants 
médaillés.  —  Peines  et  châtiments.  —  Distributions  et  aumônes.  —  La  bienfaisance 
néerlandaise. 


Si  Amsterdam  ne  possède  ni  {gondoliers  empressés,  ni  bou- 
quetières élégantes;  si  son  climat  ne  lui  permet  que  rarement 
cette  vie  en  plein  air  qui  fait  le  fond  de  l'existence  vénitienne  , 
la  capitale  néerlandaise  ne  manque,  pour  cela,  ni  de  types  sin- 
guliers, ni  de  physionomies  locales  ayant  un  cachet  de  véritable 
originalité.  Ce  sont  ces  physionomies  et  ces  types  que  nous  allons 
maintenant  passer  en  revue. 

Au  premier  rang  de  ce  monde  spécial,  il  nous  faut  placer  la 
joyeuse  cohorte  des  bonnes  et  des  servantes  ;  ce  sont  elles  dont 
les  allures  accortes  et  la  tenue  printanière  attirent  tout  d'abord 
l'attention  des  étrangers,  et  ce  n'est  que  justice. 

La  servante  amsterdamoise  est  une  forte  fille  au  teint  coloré, 
aux  bras  solides,  aux  pieds  larges  et  aux  mains  rouges^  qui,  faible- 
ment nourrie  et  modestement  payée,  trouve  le  moyen  de  travailler 
comme  quatre  et  d'être  toujours  joyeuse ,  rieuse  et  contente. 

Elle  est  facile  à  reconnaître  dans  les  rues ,  dans  les  maisons ,  sur 

les  quais,  partout,  car  dès  qu'elle  entre  en  place  elle  revêt  une  sorte 

41 


322  AMSTERDAM    ET  VENISE. 

d'uniforme  qu'elle  ne  dépouille  jamais.  Toutes  les  bonnes  hollan- 
daises sont  en  effet  vêtues  de  la  même  façon  et  de  la  même  couleur. 
Toutes  portent  une  robe  d'indienne  blanche  à  petits  dessins  violets, 
un  tablier  blanc  et  une  cornette. 

Cette  cornette  à  petits  plis  entoure  le  visafje  comme  un  papier 
dentelé  enveloppe  un  bouquet.  Au  milieu ,  s'épanouit  une  grosse  face 
blanche  et  rose,  avec  des  yeux  moqueurs  et  des  lèvres  souriantes. 
Car  c'est  presque  un  miracle  de  voir  une  servante ,  je  ne  dirai  point 
triste  et  renfrognée,  mais  seulement  sérieuse. 

Quelques-unes  portent  encore  le  casque  d'or  ou  d'argent  de  leur 
province,  mais  c'est  la  grande  exception.  Seules  les  plus  entichées 
de  leurs  modes  nationales ,  les  Frisonnes  et  les  filles  de  Groningue 
résistent  aux  attraits  de  la  cornette.  D'autres  encore  essayent  de 
se  parer  du  bonnet  français  ou  du  petit  carré  de  tulle  que  portent 
les  bonnes  anglaises.  Mais  celles-là  sont  les  plus  évaporées,  et  ces 
innovations  sont  médiocrement  goûtées  par  les  familles  sérieuses  et 
rigides. 

11  ne  faudrait  pas  conclure  de  là,  toutefois,  que  leur  uniforme  est 
immuable.  Non  point.  Elles  ont  leurs  modes  à  elles,  qu'elles  sui- 
vent avec  une  ponctualité  parfaite.  Ainsi  la  crinoline,  dans  son  beau 
temps,  ne  les  a  point  laissées  indifférentes,  et  au  siècle  dernier 
elles  avaient  adopté  les  paniers  ;  du  moins  c'est  Casanova  qui  le  rap- 
porte. Il  ajoute  même  que  ces  paniers  étaient  si  larges  que  lorsque 
ces  bonnes  filles  se  perchaient  sur  les  échelles,  on  les  obligeait  à 
mettre  des  culottes ,  «  car  sans  cela ,  ajoute-t-il ,  elles  auraient  trop 
intéressé  la  curiosité  des  passants  n. 

C'est  en  effet  une  des  grandes  occupations  des  servantes  ams- 
terdamoises  que  de  laver  les  façades ,  poncer  les  murs ,  brosser  les 
vestibules ,  essuyer  les  vitres ,  éponger  les  dalles  de  marbre ,  récurer 
les  ornements  de  cuivre ,  frotter  les  boiseries ,  battre  les  tapis  et 
vernir  les  meubles.  Tous  les  jours  on  passe  de  longues  heures  à  net- 
toyer l'intérieur,  et  chaque  semaine  on  fait  la  toilette  extérieure  de 
la  maison.  Celle-ci  est  inondée  du  haut  en  bas  et  lavée  du  bas  en 
haut.  Tout  un  arsenal  de  brosses ,  de  plumeaux ,  d'épongés  et  de 
tétes-de-loup  est  employé  à  cette  importante  occupation. 


PHYSIONOMIES   LOCALES.  323 

Il  faut  voir,  du  reste,  avec  quelle  habileté  et  quelle  ardeur  ces* 
braves  filles  s'acquittent  de  cette  rude  besogne.  On  sent  qu'elles 
sont  là  dans  leur  élément.  «  Je  crois,  dit  quelque  part  Le  Jolie 
dans  son  langage  un  peu  salé ,  que  si  elles  lavaient  tout  autant  le 
broudier  d'un  nègre,  on  n'y  trouverait  point  la  peau  semblable  à 
celle  de  son  museau,  n  Mais  le  vieux  poëte  a  beau  se  moquer  un 
peu  rudement  de  cette  maladie  de  transporter  tout  à  la  fois  le 
bagage  hors  de  la  maison, 

Pour  frotler,  laver  et  torcher 
Les  parois,  les  huis,  le  plancher, 
Les  g^reniers,  la  cour,  la  cuisine; 

rien  n'y  a  fait;  les  choses  se  passent  encore  de  nos  jours  comme 
de  son  temps.  Le  pli  est  pris,  et  les  servantes  amsterdamoises 
se  croiraient  les  plus  malheureuses  d'entre  les  créatures,  si  on  les 
empêchait  de  se  livrer  à  ce  que  M.  Maxime  du  Camp  appelle 
r  «  hystérie  de  la  propreté  » .  C'est  surtout  le  samedi  qu'il  faut  les 
voir.  Perchées  à  toutes  les  fenêtres ,  pour  ainsi  dire  suspendues  dans 
les  airs,  elles  lavent  à  tour  de  bras  les  boi dures  des  croisées,  asper- 
geant les  passants  et  échangeant,  d'un  bout  de  la  rue  à  l'autre,  leurs 
joyeux  caquets.  Il  ne  faudrait  point  croire,  en  effet,  que  la  position 
périlleuse  ou  elles  se  trouvent  leur  enlève  une  parcelle  de  leur 
bruyante  gaieté.  Qu'une  mouche  vienne  à  voler  de  travers,  et 
aussitôt  vous  entendez  à  tous  les  étages  un  rire  sonore,  qui  se 
répercute  d'une  maison  à  l'autre,  sans  que  les  rieuses  sachent  au 
juste  ce  qui  cause  leur  hilarité. 

Mais  c'est  surtout  dans  la  rue,  quand  elles  sont  en  course  de 
ménage  ou  envoyées  en  commissions  pressées ,  que  leur  humeur 
joyeuse  atteint  son  maximum.  Coups  d*œil  malins,  propos  lestes, 
plaisanteries  grivoises,  tout  cela  marche  son  train,  à  moins  que  la 
bonne  fille  n'ait  quelque  rendez-vous  donné  ou  quelque  amoureux  à 
rejoindre. 

L'amoureux,  en  effet,  joue  un  grand  rôle  dans  l'existence  de  la 
servante  hollandaise.  Presque  tous  les  soirs  il  vient  causer  au  seuil 
de  la  maison.  En  sa  présence,  la  folle  fille  abdique  une  partie  de  sa 


324  AMSTERDAM    ET   VENISE. 

belle  humeur.  Elle  reste  là  avec  lui,  la  maio  dans  la  main,  parlant 
à  voix  basse  et  lançant  toutes  les  troisminutesquelqu'unde  cesgros 
soupirs  capables  de  mettre  en  mouvement  les  moulins  de  Zaandam. 
Les  jours  de  sortie,  par  exemple,  c'est  tout  autre  chose.  Alors 
on  s'en  donne  à  cœur  joie.  Jadis  c'était  avant  tout  et  surtout 
la  Kermis  qui  était  par  excellence  l'époque  du  plaisir  et  des 
folies  joyeuses.  Le  second  jour  de  la  deuxième  semaine  était 
celui   que   les    servantes    avaient    ntloptp.    Ce   jonr-Ià    il    était 


AMSTERDAM 
La  lervaDie  amiier^inoife. 

impossible  de  les  retenir  à  la  maison.  Elles  auraient  sacrifié  leur 
part  de  paradis  plutôt  que  leur  amoureuse  promenade.  Dans 
leurs  engagements  avec  leurs  maili'es,  elles  stipulaient  ce  jour  de 
liberté.  Pendant  toute  l'année  on  y  rêvait,  on  s'y  préparait  avec 
amour,  on  entassait  les  doubles  sous  sur  les  florins,  et  les  florins 
sur  les  doubles  sous.  On  composait  sa  toilette  des  mois  à  l'avance. 
Puis  à  l'heure  dite  on  partait  gaie,  pimpante,  et  si  propre  et  si 
fraîche  que  lady  Montagne  déclarait  que,  «  sous  ce  rapport,  les 
servantes  d'AmsteMam  étaient  supérieures  aux  grandes  dames  de 
Londres  ". 


PHYSIONOMIES  LOCALES.  3-ir> 

On  a  raconté  bien  des  sottises  à  propos  de  ces  courses  à  la 
Kermis.  On  a  dit  que  les  bonnes  Biles  louaient  des  hommes  pour  se 
faire  promener  pendant  cette  folle  journée.  On  ajoutait  que  le 
cornac  se  faisait  payer  d'autant  plus  cher  qu'il  était  mieux  mis.  Le 
prix  était  plus  élevé  s'il  portait  un  chapeau  ,  plus  élevé  encore  s'il 
possédait  un  parapluie.  Ce  sont  là  des  coules  à  dormir  debout.  [I  faut 
ne  guère  connaitre  la  Hollande  pour  croire  qu'une  fille  fraîche  et 
jolie   soit   en  peine  d'y  trouver  gratis  un  amoureux.  C'est  une 


AMSTERDAM 
iipoiir  au  clair  de  lu 


plante  qui  fleurit  partout.  On  n'a  qu'à  semer  quelques  propos  lestes, 
quelques  coups  d'œil  engageants,  et  à  Amsterdam  comme  ailleurs 
ou  récolte  un  gaillard  empressé  et  qui  ne  demande  qu'à  plaire. 

Ce  qui  arrive  par  exemple,  c'est  que  la  servante,  qui  n'a  en 
temps  ordinaire  que  de  faibles  occasions  de  dépense,  a,  dans  ses 
jours  de  sortie,  la  poche  mieux  garnie  que  son  galant.  Car,  si  ses 
appointements  sont  minces ,  il  existe  bon  nombre  de  petits  profits. 
Chaque  visiteur  qui  vient  dîner  doit  laisser  son  florin  à  la  cuisine. 
C'est  un  tribut  tyrannique,  mais  auquel  nul  n'oserait  se  soustraire 


326  AMSTERDAM  ET   VENISE. 

Souvent  répétée,  cette  inévitable  contribution  arrondit  les  g[ages  et 
enfle  le  porte-monnaie;  tandis  que  l'amoureux,  militaire,  ouvrier  ou 
petit  commis,  s'occupe  généralement  fort  peu  de  thésauriser.  En 
sorte  que,  comme  on  met  l'argent  en  commun,  c'est  la  bourse  de  la 
fille  qui  reçoit ,  et  pour  cause ,  les  plus  fortes  saignées. 

Dans  cette  unique  journée,  en  effet,  il  s'agit  de  liquider  une  année 
de  tranquillité  et  de  retenue  ;  je  vous  laisse  à  penser  si  l'on  s'en 
donne.  Toute  la  journée  et  toute  la  nuit  on  court  les  boutiques 
et  les  cabarets,  les  bals,  les  spectacles  et  les  cafés  chantants. 
L'anguille  fumée  et  le  sur  provoquent  la  soif,  que  le  schiedam 
et  le  vin  se  chargent  d'étancher.  Malheureusement  on  ne  garde 
point  toujours  la  mesure ,  «  et  il  n'est  pas  rare  de  voir  au  point  du 
jour  ces  mêmes  filles  toutes  chiffonnées  et  crottées  et  dans  un  état 
d'ivresse  qui  les  rend  incapables  de  rentrer  chez  leurs  niaitres  »  .• 

Ce  n'est  point  moi  qui  dis  cela,  c'est  un  homme  grave  et  posé, 
M.  J.  Olivier,  professeur  de  langues  et  traducteur  assermenté. 
Jugez,  si  un  tel  homme  consent  à  parler  de  ces  choses,  ce  que  doivent 
être  ces  orgies.  Le  Jolie,  lui,  nous  montre  ces  bonnes  filles  dans  un 
état  non  moins  pittoresque,  mais  (selon  sa  louable  habitude)  encore 
un  peu  plus  corsé  : 

L'autre  un  peu  plus  loin 

Vomira  ^ros  comme  une  cane 
Sur  le  manteau  doublé  de  pane 
D'un  monsieur  qui  n'y  pense  pas. 

Mais  baissons  le  rideau  sur  ces  très  -  tristes  spectacles  ;  et 
cela  nous  est  d'autant  plus  facile  que  le  bon  temps  des  ker- 
messes est  passé. 

Il  est  peu  de  servantes  à  Amsterdam  qui  soient  mariées.  Dès 
qu'une  imprudence  a  rendu  l'hymen  nécessaire ,  la  fille  quitte  son 
service ,  abandonne  ses  maîtres  et  se  voue  entièrement  aux  soins  de 
son  propre  ménage.  Quand  elle  a  quelque  argent,  elle  installe  un 
petit  commerce  et  lui  consacre  le  temps  que  lui  laissent  les  occupa- 
tions du  foyer.  Les  marmots,  du  reste,  arrivent  à  la  file.  Il  faut  les 
élever,  les  soigner,  les  nourrir.  Adieu  rires,  fous  propos,   courses 


PHYSIONOMIES   LOCALES.  327 

va{][abondes  ;  le  travail  et  les  privations  sont  les  seules  distractions 
permises.  Les  beaux  jours  sont  finis,  le  bon  temps  est  passé. 

Une  autre  physionomie  plus  excentrique  encore,  qu*on  rencontre 
en  Hollande  presque  à  chaque  pas  et  qui  partage  avec  les  joyeuses 
servantes  le  privilège  d'attirer  l'attention  du  voyageur,  c'est  celle 
de  ces  gens  pressés  et  empressés,  tout  vêtus  de  noir,  qui,  le 
chapeau  à  cornes  sur  l'oreille ,  en  culotte  courte  et  portant  l'habit 
à  la  française,  frétillants  et  sautillants,  s'en  vont  de  porte  en  porte 
annonçant  les  décès.  A  première  vue,  on  les  prendrait  pour  des 
abbés  de  cour  échappés  de  l'ancien  régime,  ou  pour  des  danseurs 
de  corde,  mais  personne  ne  se  douterait  de  leur  lugubre  mission. 

Rien,  en  effet,  dans  la  tenue,  ni  dans  les  traits  du  aanspreker, 
ne  saurait  révéler  ses  fonctions.  Depuis  longtemps  habitué  à  ses 
funèbres  commissions,  il  est  devenu  insensible  au  deuil  qu'il 
annonce.  Aussi,  quand  la  servante  le  reçoit  au  seuil  de  la  maison, 
s'il  ne  lui  dit  pas  la  fatale  nouvelle  avec  le  sourire  aux  lèvres, 
du  moins  toute  sa  personne  respire-t-elle  cette  honnête  satisfaction 
et  ce  contentement  de  soi-même  que  porte  avec  lui  le  sentiment 
d'un  devoir  soigneusement  accompli. 

Toujours  méticuleusement  propre  et  soigné,  ciré  et  brossé,  tiré  à 
quatre  épingles,  avec  ses  cheveux  pommadés  et  ses  gants  trop 
longs,  il  prend  des  allures  de  fonctionnaire  public.  Un  grand  papier 
à  la  main,  un  vaste  parapluie  sous  le  bras,  il  sonne  partout  en 
maître.  Prétentieux  et  protecteur  avec  les  gens  de  peu,  réservé  et 
digne  avec  les  riches  qui  peuvent  un  jour  ou  l'autre  devenir  ses 
clients,  personne  plus  que  lui  ne  s'estime,  et  ne  croit  davantage 
à  l'importance  de  ses  fonctions ,  à  la  dignité  de  sa  personne ,  et  je 
pense  qu'on  le  surprendrait  beaucoup  en  affirmant,  devant  lui,  que 
l'État  pourrait,  sans  péricliter,  se  passer  de  ses  services. 

Son  costume  varie  suivant  la  communidU  à  laquelle  il  appartient. 
Il  est  utile^  en  effet,  qu'on  sache,  rien  qu'à  le  voir,  s'il  est  calviniste 
ou  luthérien,  catholique,  anabaptiste  ou  juif.  M ais^  quel  qu'il  soit^ 
son  accoutrement  est  toujours  étrange  et  bizarre* 

Dans  tous  les  pays  du  monde,  et  dans  tous  les  temps^  la  mort  a 
toujours  été  considérée  comme  une  nécessité  rigoureuse,  triste  et 


AMSTERDAM   ET  VENISK. 


pénible  :  péoible  pour  celui  qui  s'en  va  et  qiii  n'est  que  bien  rare- 
ment disposé  à  entreprendre  le  grand  voyage;  triste  pour  ceux  qui 
restent;  car,  s'ils  ont  aimé  le  défunt,  ils  éprouvent  le  chagrin  de  la 
séparation  et  ressentent  la  douleur  de  l'absence;  et  s'ils  l'ont  seule- 


AMSTERDAM 

visile  do  \'aantprel.er 


ment  connu,  cette  phrase  fatale  :  «  Il  est  mort  «  sonne  à  leur  oreille 
comme  un  glas  funèbre,  qui  semble  leur  dire  :  «  Un  jour,  mon  bon 
ami ,  il  t'en  faudra  faire  autant  "  ;  rigoureuse  enfin ,  car  personne  ne 
peut  s'y  soustraire. 

C'est  à  ces  raisons  si  pliuisibles  et  aussi  à  l'excessif  boo  sens 


PHYSIONOMIES  LOCALES.  32J) 

des  Hollandais  qu*il  faut  attribuer  l'origine  de  l'institution  des 
aansprekers.  A  force  de  voir  marcher  à  travers  les  rues  ces  mes- 
sagers de  la  mort,  toujours  affairés ,  on  finit  par  n'y  plus  prendre 
garde ,  et  quand  la  servante  vient  répéter  la  funèbre  nouvelle ,  on 
l'écoute  si  distraitement,  que  l'impression  pénible  est  en  partie 
escamotée.  Ferba  volant.  Tandis  que  la  lettre  de  faire  part,  qui 
arrive  lugubre  et  fermée,  portant  avec  elle  le  sentiment  de  doute  et 
d'hésitation  que  l'inconnu  traîne  toujours  à  sa  suite,  qui  demeure 
ouverte  sur  la  table  et  que  chacun  lit,  relit  et  commente  à  son  toiu*, 
comporte  tout  un  cortège  de  longues  et  pénibles  sensations,  de 
réflexions  tristes,    d'observations  cruelles.  Scripta  marient. 

Mais  si  c'est  à  leur  bon  sens  pratique  que  les  Hollandais  doivent 
l'invention  des  aansprekers,  c'est  fort  probablement  aux  Espagnols 
qu'ils  sont  redevables  de  celle  des  pleureurs  {dragers).  L'usage  des 
pleureurs  à  gages  a,  en  effet,  existé  de  tout  temps  en  Espagne.  Son 
origine  se  perd  dans  la  nuit  des  âges.  Peut-être  même  faudrait-il 
remonter  jusqu'à  l'occupation  romaine  pour  découvrir  quels  en 
furent  les  premiers  instituteurs.  Le  certain,  c'est  qu'au  moyen  âge 
il  y  avait  non-seulement  des  pleureurs,  mais  aussi  des  pleureuses, 
qu'on  nommait  Uoderas  ou  planideras.  Le  Cid,  dans  celle  de 
ses  romances  où  il  dicte  son  testament,  prescrit  qu'on  s'abstienne 
d'inviter  des  pleureuses  à  son  enterrement.  «  J'ordonne,  dit-il,  qu'on 
ne  loue  pas  de  planideras  pour  me  pleurer;  celles  de  ma  Ximèue 
me  suffisent,  sans  que  j'achète  d'autres  larmes.  »  Et  dans  les  Par- 
tidas  on  rencontre  des  dispositions  pénales  édictées  contre  les 
excès  et  les  désordres  que  les  Uoderas  commettaient  aux  céré- 
monies de  l'église. 

La  tradition  semble  donc  fort  probable,  et  l'institution  des  pleu- 
reurs hollandais  peut  bien  être  un  reste  de  l'occupation  espagnole. 
Mais  hâtons -nous  d'ajouter  que  ces  braves  gens  sont  infiniment 
moins  fantaisistes  que  leurs  collègues  d'Aragon  onde  Gastille.  Pour 
rien  au  monde,  ils  ne  consentiraient  à  troubler  une  cérémonie  quelle 
qu'elle  puisse  être.  Bien  loin  de  s'arracher  les  cheveux  et  de  s'égra- 
tîgner  le  visage  comme  faisaient  (au  dire  de  Cervantes)  les  plani^ 
deras  du  vieux  temps,  il  faudrait  bien  plutôt  les  exciter  à  donner 


330  AMSTERDAM    ET   VENISE. 

à  leur  tenue  une  teinte  de  tristesse  et  de  recueillement  qui,  parfois, 
leur  fait  défaut. 

Souvent  ils  attendent  leur  client,  c'est-à-dire  le  mort,  avec  le 
cigare  auxlèvres  et  devisant  joyeusement  àla  porte  de  celui  qu'ils  sont 
chargés  de  pleurer.  Leurs  fonctions,  du  reste,  se  bornent  à  accom- 
pagner leur  défunt  pendant  son  dernier  voyage,  à  lui  faire  ce  qu'on 
appelle  vulgairement  un  pas  de  conduite ,  et  l'on  n'exige  d'eux  ni 
larmes  ni  contorsions.  On  les  nomme  dragers,  c'est-à-dire  porteurs, 
bien  qu'ils  ne  portent  rien  que  de  grands  manteaux  noirs  et  de 
vastes  chapeaux  de  deuil.  Car  dès  que  le  cercueil  a  été  déposé 
dans  la  grande  voiture  toute  tendue  de  velours  noir,  ils  se 
placent  en  tête,  sur  les  flancs  et  à  la  suite  du  convoi.  Le  cor- 
tège alors  se  met  en  route,  et  le  char  s'achemine  lourdement 
vers  le  kerkhof,  secouant  et  cahotant  le  défunt  comme  s'il  vou- 
lait lui  faire  savourer  davantage  son  repos  étemel.  Le  retour, 
lui,  se  fait  plus  gaiement;  une  fois  la  cérémonie  terminée,  les 
pleureurs  prennent  place  sur  le  sombre  char  qui  revient  au 
grand  trot. 

Le  nombre  des  dragers  n'est  point  fixe.  Il  se  proportionne  à  la 
qualité  et  surtout  à  la  fortune  du  défunt.  A  voir  le  chiffre  de  ceux 
qui  marchent  en  tête,  on  peut  deviner  le  rang  qu'occupait  le  pauvre 
homme  qui  s'en  va  rejoindre  ses  ancêtres.  C'est  un  très  -  grand 
luxe  d'en  mettre  six  avant  le  corbillard,  c'est  le  maximum,  la  pre- 
mière classe,  comme  on  dirait  chez  nous.  Les  bons  bourgeois  se 
contentent  d'en  avoir  deux;  quant  aux  pauvres,  ils  s'en  passent. 
Toutefois,  le  besoin  d'être  pleuré  est  si  naturel  à  l'homme,  que 
même  les  indigents  le  ressentent.  N'ayant  pas  le  moyen  de  payer 
des  mercenaires  pour  remplir  cet  office,  ils  forment  des  associations 
dont  les  membres  se  rendent,  à  tour  de  rôle,  ce  dernier  service. 
Et,  quand  l'un  des  sociétaires  vient  à  mourir,  son  cercueil  est 
toujours  suivi  par  une  longue  file  d'hommes  en  habits  noirs,  portant 
sur  leur  manche  un  brassard  où  figurent  les  insignes  de  la  corpo- 
ration. 

Aansprekers  et  servantes  sont  des  types  de  jour,  si  je  puis 
m'exprimer  ainsi.  Celui  que  nous  allons  présenter  maintenant  au 


PHYSIONOMIES  LOCALES.  331 

lecteur  est  essentiellement  nocturne.  Il  s'agît  en  effet  de  la  nacht^ 
wacht^  ou  garde  de  nuit. 

Mais  avant  de  dépeindre  ces  hordes  de  noctambules ,  peut-être 
serait- il  bon  de  dire  un  mot  des  dienders,  ou  agents  de  police 
néerlandais.  A  vrai  dire,  leur  physionomie  n'a  rien  de  bien  saillant, 
et  leur  aspect  n*est  nullement  farouche.  Comme  leurs  confrères 
vénitiens,  ils  ont  les  bagarres  et  le  bruit  en  horreur.  Il  les  faut 
beaucoup  et  longtemps  prier  pour  qu'ils  se  dérangent,  et  leur 
vigilance  n'est  point  telle  que  les  tapageurs  et  les  pochards  ne 
puissent  de  loin  en  loin  troubler  la  tranquillité  publique.  Tou- 
tefois leur  réserve  et  leur  prudence  ne  leur  sont  point  imposées 
par  les  mêmes  raisons.  Ils  n'ont  point  de  devanciers  cruels,  san- 
guinaires et  vindicatifs  à  faire  oublier.  Mais  un  généreux  respect 
de  la  liberté  d'autrui  leur  fait  considérer  comme  une  atteinte  aux 
lois  les  plus  saintes  de  la  nature  toute  immixtion  dans  la  vie  des 
autres. 

Il  ne  faudrait  point  conclure  toutefois  qu'il  résulte  de  là  pour 
les  personnes  ou  pour  les  propriétés  un  danger  plus  grand  qu'en 
aucune  autre  cité.  Au  contraire,  il  n'est  peut-être  pas  en  Europe 
de  ville  aussi  peuplée  où  la  sécurité  soit  plus  complète  et  le 
nombre  des  attentats  moins  considérable. 

La  confiance  des  habitants  y  est  même  poussée  à  un  tel  point 
que  la  plupart  des  magasins,  des  logis  et  des  boutiques  sont  à  peine 
clos  la  nuit.  Un  grand  nombre  n'ont  même  pas  de  fermeture  spé- 
ciale. On  donne  un  tour  de  clef  à  la  porte,  on  éteint  le  gaz ,  et  l'on 
s'en  va  dormir  du  sommeil  du  sage,  c'est-à-dire  sans  inquiétudes, 
sans  préoccupations  et  sans  remords. 

Gela  ne  tient  pas,  toutefois,  ainsi  qu'à  Venise,  à  la  «  douceur 
du  sang  »,  comme  dit  le  président  de  Brosses.  Les  pêcheurs,  les 
gens  du  port,  les  matelots  hollandais  sont,  au  contraire,  d'une  vio- 
lence extrême.  Mais  on  a  soin  de  les  cantonner  dans  certains  quar- 
tiers de  la  ville.  Quant  aux  filous  vulgaires,  le  bon  sens  pratique  des 
juges  hollandais  a  su  en  débarrasser  les  grandes  villes.  C'est  en  faisant 
peser  sur  les  receleurs  tout  le  poids  de  leur  justice  qu'ils  ont  obtenu 
cet  excellent  résultai* 


332  AMSTERDAM   ET   VENISE. 

.  Saos  receleurs,  pas  de  voleurs;  sans  voleurs,  la  besogne  de  l'agent 
de  police  se  trouve  singulièrement  simplifiée.  Se  promener  du  malÎD 
au  soir  et  du  soir  an  matin  ;  ne  rien  dire,  ne  rien  voir  et,  peut-être, 
ne  rien  penser;  si  l'on  entend  du  bruit,  se  diriger  prudemment  d'un 


11^ 


AMSTERDAM 
nachitvac/il.    (Garde  de  r 


m.) 


autre  côté  pour  n'être  p.is  tenté  d'intervenir;  menacer  les  pO** 
sons,  recevoir  la  pluie,  et  de  temps  en  temps  fournir  un  |»  ^^ 
renseignement  à  un  gros  étranger  qui  se  trouve  dans  un  gr.^" 
embarras,  c'est  à  cela  que  se  bornent  les  Fonctions  de  l'a^ 
de  police  amsterdamois. 


«-« 


PHYSIONOMIES   LOCALES.  333 

Autant  ces  affables  dienders  ont  une  tenue  propre  et  correcte, 
autant  leur  casque  en  cuir  bouilli  et  leur  longue  redingote  leur 
donnent  un  air  respectable  et  décent;  autant  l'accoutrement  de 
la  garde  de  nuit  (la  nachtwacht)  laisse  à  désirer  de  toutes  les 
façons. 

Cette  garde  nocturne  est  bien,  en  effet,  l'une  des  institutions 
européennes  qui  pèchent  le  plus  sous  le  triple  rapport  de  la  pro- 
preté, de  l'élégance  et  de  la  distinction. 

Elle  se  compose  de  braves  gens  qui ,  munis  d'une  énorme 
crécelle,  la  tête  enfoncée  dans  une  casquette  de  fraîcheur  sus- 
pecte, le  corps  enveloppé  dans  un  paletot  graisseux,  parcourent 
la  ville  pendant  toute  la  nuit,  faisant  un  horrible  tapage,  criant 
les  heures  et  réveillant  les  habitants  pour  leur  apprendre  qu'ils 
peuvent  dormir  en  paix. 

Ils  ne  vont  jamais  seuls,  mais  toujours  deux  par  deux.  Un  unique 
ornement  les  distingue  du  commun  des  mortels,  c'est  le  sabre 
vénérable  qui  pend  à  leur  côté,  briquet  inoffensif,  prétentieuse 
relique,  hors  de  service  depuis  longtemps,  et  qui  n'est  là  que 
pour  la  forme. 

Bien  souvent  je  me  suis  demandé  comment  le  conseil  communal 
d'Amsterdam,  si  économe,  si  réservé  des  deniers  publics,  n'avait 
pas  depuis  longtemps  supprimé  ces  hordes  de  nocturnes  chanteurs. 
Ne  pouvant  trouver  une  raison  sortable,  je  me  suis  adressé  à  un 
conseiller  de  mes  amis,  et  sa  réponse  m'a  paru  assez  curieuse  pour 
trouver  place  ici. 

«  Nous  conservons  ces  braves  gens ,  me  dit-il ,  parce  qu'ils  nous 
préservent  des  querelles  de  ménage.  » 

Et  comme  j'ouvrais  de  grands  yeux... 

«  Suivez  mon  raisonnement,  reprit-il.  Je  vais  le  soir  à  la  Societeit, 
J'ai  bien  dîné,  donc  je  bois  beaucoup  de  bière  pour  faire  descendre 
mon  dîner.  Mais  la  bière  est  froide  ;  pour  la  réchauffer  je  prends 
deux  verres  de  punch,  puis,  après  le  punch,  du  cognac.  Comme  je 
suis  sanguin  et  que  l'alcool  en  excès  m'est  nuisible,  je  propose  une 
partie  de  billard,  histoire  de  hâter  la  circulation  du  sang.  Tout  à 
coup  les  amis  arrivent.  C'est  Wim,  Gerrit,  Piet  ou  Kobus.  Avec  eux 


334  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

il  faut  faire  une  nouvelle  partie.  Mais  rexercice  provoque  Tappétil, 
et  puis,  voilà  déjà  un  ou  deux  soupeurs  qui  sont  à  la  besog[ne.  Il 
n'est  rien  qui  excite  la  faim  comme  de  voir  manger  les  autres.  Je 
soupe  donc  avec  Gerrit,  Wim  ou  Piet,  et  tout  à  coup  je  m'aperçois 
qu'il  est  deux  heures  !  —  Que  va  dire  ma  femme? —  Vite  je  quitte 
la  Societeit  et  reprends  le  chemin  de  la  maison.  Vous  autres  Fran- 
çais, vous  rentreriez  chez  vous  petits,  piteux,  craignant  d'être 
grondés.  Nous  autres,  grâce  à  la  nachtwacht,  nous  sommes  sauvés. 
Co  mprenez- vous  ? 

—  Pas  le  moins  du  monde. 

—  C'est  pourtant  bien  simple.  En  rentrant,  j'accoste  nos  bruyants 
noctambules.  Je  leur  mets  dans  la  main  un  kwartje  ou  un  demi- 
florin  suivant  l'heure,  et  je  leur  recommande  de  passer  dans  dix 
minutes  sous  mes  fenêtres  en  criant  à  pleins  poumons  :  «  Il  est 
la  demie  avant  minuit.  »  Cela  fait,  je  rentre  bruyamment  chez  moi, 
je  tourne,  je  retourne,  je  renverse  quelque  chose.  Ma  femme  se 
réveille. 

—  Quoi  \ lui  dis-je,  vous  êtes  déjà  endormie? 

—  Mais,  mon  ami,  comme  vous  rentrez  tard!  Vraiment... 

—  Tard  !  Qu'appelez-vous  tard?  Il  est  la  demie  avant  minuit. 

—  Que  dites- vous  ?  11  est  au  moins  deux  heures. 

—  Deux  heures  !  Écoutez  donc,  puisque  vous  ne  voulez  pas  me 
croire,  la  nachtwacht  qui  passe. 

En  ce  moment  la  crécelle  retentit,  et  mes  complices  se  mettent  à 
mugir  la  phrase  convenue  :  «  Il  est  la  demie  avant  minuit,  n 

Subitement  calmée,  ma  femme  se  rendort,  et  moi  je  me  couche 
l'esprit  en  repos,  ayant  à  peu  de  frais  évité  une  affreuse  querelle. 
Vous  comprenez  maintenant  pourquoi,  tant  que  je  ferai  partie  du 
conseil  communal,  je  ne  consentirai  jamais  à  la  suppression  de  la 
nachtwacht.  n 

Je  compris,  et  depuis  ce  temps  je  me  suis  bien  souvent  demandé 
si,  au  nom  de  la  paix  des  ménages,  on  ne  pourrait  point  transporter 
en  France  une  coutume  aussi  recommandable. 

Si  la  vigilance  des  dienders  et  de  la  nachtwacht  assure  la  tran- 
quillité et  la  sécurité  des  habitants  d'Amsterdam,  ces  deux  iustitn- 


PHYSIONOMIES  LOCALES.  336 

tîons  n'ont  pu,  cependant,  triompher  complètement  de  la  mendicité. 
Il  n*est  pas  de  grande  ville,  abondamment  peuplée,  qui  puisse,  du 
reste,  se  préserver  de  cette  lèpre.  Toutes  sont  infestées  d'une 
armée  de  g[ens,  sans  profession  bien  avouée  ou  bien  avouable, 
qid  accablent  le  passant  de  leurs  offres,  le  poursuivent  de  leurs 
obsessions  et  finissent,  exploitant  son  impatience  et  son  amour 
du  repos,  par  vivre  à  ses  dépens. 

C'est  surtout  quand  les  villes  sont  fréquentées  par  de  nombreux 
étrangers  que  cette  gent  parasite  se  développe.  Le  «  nomade  », 
en  effet,  se  laisse  bien  plus  facilement  exploiter  que  Y  u  indi- 
gène ».  Il  ne  sait  pas  résister  à  la  pression  de  ces  faux  indi- 
gents, et  connaît  moins  leurs  roueries.  A  ce  compte-là,  on 
comprend  qu'Amsterdam  ait  été  de  tout  temps  l'objectif  d'une 
légion  de  ces  importuns  de  la  rue.  Mais,  de  tout  temps  aussi, 
l'autorité  prévoyante  a  pris  soin  de  réduire  leur  nombre  et  de 
contenir  leur  audace.  Et,  grâce  à  une  série  d'excellentes  me- 
sures, la  mendicité  se  trouve  réglementée  à  Amsterdam,  main- 
tenue dans  certaines  limites,  et  obligée  de  se  dissimuler  sous 
le  couvert  de  quelques  menus  métiers  qui  la  déguisent  tant  bien 
que  mal. 

Le  nombre  de  ces  pseudo  -  professions  n'est  pas  très  -  considé- 
rable.  Elles  se  composent  de  l'inévitable,  décrotteur,  qui,  tenant 
sa  boite  d'une  main  et  sa  brosse  de  l'autre,  ne  vous  laisse  pas  faire 
un  pas  sur  le  Dam  sans  être  sur  vos  talons;  des  marchands  de 
billets  de  loterie,  embusqués  à  l'entrée  de  la  Kalverstraat ,  tous 
enfants  d'Israël,  au  nez  crochu,  aux  mains  sales,  aux  redingotes 
éraillées,  qui  vous  poursuivent,  étalant  sous  vos  yeux  un  abomi- 
nable portefeuille  graisseux ,  renfermant  une  provision  de  billets. 
Plus  tenace  encore  est  le  marchand  d'allumettes.  C'est  géné- 
ralement un  enfant  aux  pieds  fort  peu  chaussés,  dont  les 
vêtements  en  lambeaux  laissent  voir  ses  membres  demi -nus, 
grelottant  bravement  au  froid  et  à  la  pluie.  Dès  qu'il  vous  aper- 
çoit, il  s'attache  à  vos  pas,  ne  vous  quitte  plus,  et  tout  en  vous 
suivant,  implore  votre  charité  d'une  façon  si  lamentable,  que  vous 
en  êtes  forcément  attendri,  à  moins  que,  le  regardant  fixement,  avec 


336  AMSTIÎRDAM  ET  VENISE. 

le  souHre  aux  lèvres,  vous  ue  lui  fassiez  perdre  son  sérieux  de  com- 
mande; alors  il  s'échappe  en  riant  à  son  tour,  et  l'on  est  quitte 
de  ses  lamentations,  jusqu'à  la  première  rencontre. 

A  c6té  de  ces  importuns  vulgaires,  il  nous  faut  placer  quelques 
autres  personnages  de  même  moralité,  mais  ayant  des  allures  un 
peu  plus  artistiques.  I.e  plus  bruyant  d'entre  eux  est  certainement 
le  joueur  d'orgue;  virtuose  dangereux  s'il  eu  fut,  car  non-seulement 
il  tourne  sa  manivelle  sans  f^râce,   mais   encore  se  fait  le  plus 


AMSTERDAU 
TJd  joueur  d'orgue  et  sa  compagoc. 

souvent  accompagner,  dans  ses  promenades  mélodiques,  par  sa 
moitié,  et  entonne  avec  elle  des  duos  capables  de  faire  frémir 
les  oreilles  du  roi  Midas. 

Puis  vient  noe  physionomie  tout  à  fait  originale,  celle-là  ;  je  veux 
parler  de  l'improvisateur  hollandais.  Coiffé  d'une  sorte  de  béret, 
portant  une  longue  barbe  et  des  cheveux  gris  bouclés  qui  lui 
tombent  sur  les  épaules,  il  a  un  faux  air  de  Guttemberg,  tel  qu'on 
le  voit  sur  les  estampes.  Il  se  nomme  Meijer.  Sa  haute  taille, 
sa  physionomie  grave,  réfléchie,  lui  donoeot  un  aspect  imposant, 
tout  à  fait  remarquable.  Il  n'habite  point  régulièrement  Amstei^ 


PHYSIONOMIES  LOCALES.  337 

dam  et  voyage  à  travers  les  provinces.  Mais  dès  qu'il  parait, 
la  foule  Tentoure  et  l'écoute  avec  avidité.  Persuadé  de  la  valeur 
poétique  de  ses  œuvres,  il  daigne  les  coucher  par  écrit,  les  fait 
imprimer,  et,  après  les  avoir  chantonnées  d*une  voix  nasillarde  et 
chevrotante,  les  débite  pour  quelques  cents  à  ses  admirateurs. 
Poésie ,  où  vas-tu  te  cacher? 

En  dehors  de  ces  petits  métiers,  on  peut  dire  qu'à  Amsterdam 
les  mendiants  n'existent  pas.  Tous  ceux  qui  sont  privés  de  moyens 
d'existence  et  incapables  de  gagner  leur  vie  sont  recueiUis  par  la 
charité  publique,  qui  prend  soin  de  leurs  vieux  jours.  Pour  les 
autres,  ils  sont  pourchassés,  arrêtés,  condamnés  et  déportés  dans 
les  colonies  pénitentiaires  de  la  Drenthe ,  à  Veenhuizen  ou  Ommer- 
schans,  et  employés  aux  travaux  des  champs. 

Jadis  il  n'en  était  pas  ainsi.  Jusqu'au  commencement  de  ce 
siècle,  les  mendiants  furent  en  efifet  tolérés  à  Amsterdam.  Ils 
étaient  divisés  en  deux  grandes  catégories  :  ceux  qui  apparte- 
naient à  la  ville  et  ceux  qui  lui  étaient  étrangers.  Ces  derniers,  au 
moment  où  ils  franchissaient  les  portes  d'Amsterdam,  devaient 
demander  l' autorisation  de  mendier.  Après  enquête,  celle-ci  leur 
était  parfois  accordée,  et  alors  on  leur  remettait  une  médaille  de 
plomb  représentant  d'un  côté  un  pauvre  muni  de  béquilles,  avec 
cette  inscription  :  u  VoER  DE  incomende  bedelaebs  »  (pour  les 
mendiants  qui  entrent),  et  portant  de  l'autre  les  armes  de  la  ville . 

Chaque  jour,  il  leur  fallait  se  présenter  au  bureau  de  la  munici- 
palité ,  et  ceux  qui  leur  donnaient  asile  devaient  en  faire  la  décla- 
ration. Us  étaient,  en  outre,  l'objet  d'une  surveillance  spéciale.  A  la 
moindre  plainte ,  à  la  plus  petite  infraction ,  ils  étaient  privés  de 
leur  médaille  et  chassés.  Ces  précautions,  au  reste,  n'étaient  point 
superflues.  A  cette  époque  de  guerres  continuelles,  les  campagnes 
étaient  infestées  de  déserteurs ,  de  rôdeurs^  de  pillards,  qui,  sous 
prétexte  de  mendier,  s'introduisaient  partout  et  commettaient  les 
plus  grands  excès.  Dans  la  plupart  des  villes  hollandaises,  les 
mendiants  étaient  l'objet  des  recherches  les  plus  sévères.  A 
Amhem ,  pour  ne  citer  que  cette  ville ,  celui  qui  faisait  l'aumône 
à  un  mendiant  étranger  était  condamné  au  fouet  (arrêté  de  1630)  i 

43 


338  AMSTERDAM    ET   VENISE, 

celui  qui  le  logeait  était  banoi  de  la  ville  (arrêté  de  1677),  et  le 
mendiant  lui-même  était  passible  de  l'écbàfaud  (arrêté  de  1711). 
Amsterdam  n'eut  jamais  recours  à  de  pareils  moyens.  Noos 
avons  vu  qu'elle  poussait  la  charité  jusqu'à  ouvrir  ses  portes  aux 
meadiaats  étran(;ers;  pour  les  autres,  ils  étaient  secourus  direc- 
tement par  les  diverses  communions  religieuses  desquelles  ils 
relevaient.  Ces  communions  possédaient  déjà  au  dix -septième 
siècle  près  de  trente  hôpitaux,  asiles,  hospices,  orphelinats,  etc., 
sans  compter  les  kofjes,  sortes  de  retraites  fondées  par  l'initiative 
privée  et  n'admettant  qu'un  nombre  restreint  de  pensionnaires, 
ladépendamment  de  ces  asiles,  la  municipalité  faisait  chaque  année, 
de  Noël  à  Pâques ,  des  distributions  de  pain ,  de.beurre ,  de  fromage 
et  de  tourbe.  Aujourd'hui  encore  il  existe  un  certain  nombre  d'éta* 
blissemeots  dans  Amsterdam  où  l'on  donne  en  échange  de  bons, 
remis  aux  indigents  par  les  familles  riches,  des  portions  de 
soupe  et  de  tourbe.  Chaque  maîtresse. de  maison  fait  au  commen- 
cement de  l'année  une  ample  provision  de  ces  bons,  elle  les  di»* 
tribue  à  ses  pauvres,  et  trois  fois  par  semaine  ceux-ci  forment 
de  longues  files  à  la  porte  des  bureaux  de  distribution.  Rien  de 
plus  propre,  de  mieux  tenu  et  de  plus  correctement  agencé  que 
ces  établissements  ;  rien  de  plus  sain  que  les  aliments  qu'on  y  dis- 
tribue. Amsterdam  a  conservé,  on  le  voit,  les  grandes  traditions 
charitables  qui  aidèrent  jadis  à  sa  prospérité. 


Les  iDCETlitudM  de  la  vie.  (Tableaa  de  de  Wilt.) 


IV 


LE  COSTUME 

Une  importante  manifestation  physiologique.  —  Impressions  de  seconde  main.  —  Robes  et 
simarres. —  Or  et  velours.  '—  Habits  sombres  et  manteaux  noirs.  —  Erreur  et  préjugé.  — 
Les  couturières  parisiennes.  —  L'unifurme  habit  noir.  —  Gondoles  noires  et  dames 
simples.  —  La  Cappa  et  le  Fazzuolo,  —  Les  lois  somptnaires.  —  Les  Proveditori  aile 
pompe»  —  Henri  III  et  le  duc  de  Savoie.  —  Le  Zandaletto ,  la  Tabara  et  la  Baiita.  — 
La  robe  officielle.  '—  Amelot  de  la  Houssaye  et  le  président  de  Brosses.  —  Le  manteau 
vénitien.  —  Une  citation  de  Freschot.  —  Robes  et  manteaux.  —  Les  tableaux  hollandais. 

—  Wits  et  van  Waveren.  — Wilhem  van  nuytenbei);.  —  La  cour  dos  stathoudera. — 
La  guerre  et  le  luxe.  —  Louise  de  Colligny  et  le  prince  son  fils.  —  Le  grand  Taciturne. 
-—  Maurice   et    Frédéric  -  Henri.  —  Le   chevalier  Temple   et   la    princesse    d*Orange. 

—  L*opinion  des  peintres.  —  La  politique  et  le  costume.  —  LVntrevue  de  l*ile 
des  Faisans.  —  Les  modes  de  Paris.  —  Cheveux  et  rubans*  —  Zandaletto  et 
casques  d*or. 


S'il  existe  une  manifestation  particulière  des  aptitudes  d'un 
peuple  qui  porte  le  véritable  cachet  du  caractère  et  de  ses  préoc- 
cupations physiques  et  intellectuelles,  c'est  bien  le  costume.  Il 
est  comme  le  reflet  de  ses  pensées ,  de  ses  habitudes  et  de  son  tem- 
pérament ;  si  bien  que  parfois  même  il  suffit,  à  lui  seul ,  à  désigner 
une  nationalité,  un  climat,  une  race,  une  période  de  l'histoire. 
On  comprend  dès  lors  quelle  importance  prend  celte  manifesta- 
tion extérieure  des  goûts  et  du  caractère,  pour  quiconque  étudie 
avec  soin  la  physionomie  d'une  population,  et  cherche  par  des  rap- 
prochements à  en  déterminer  exactement  les  mœurs,  les  tendances 
et  l'esprit. 

•  Sous  ce  rapport,  on  n'a  pas  manqué  déjuger  déjà,  depuis  long- 
temps, les  deux  grandes  villes  qui  nous  occupent.  De  toutes  les 
chroniques,  appréciations,  lettres,  relations  qu'on  a  écrites  là- 
dessus,  il  se  dégage  comme  une  note  générale  qui  domine  tout 


34()  AMSTERDAM    ET    VENISE. 

le  reste ,  et  qui  résume ,  en  quelques  lignes ,  Tensemble  de  ces 
manifestations.  Fermez  les  yeux  en  effet,  évoquez  par  la  pensée 
ces  deux  noms  illustres ,  et  vous  allez  voir  se  dresser  devant  vous 
deux  nobles,  généreuses  et  populeuses  cités.  La  foule,  qui  se  presse 
dans  Tune  et  dans  Fautre,  possède  des  allures,  une  tenue,  une 
mise  spéciales.  Vous  n'en  apercevez  pas  le  détail,  mais  quelques 
grands  traits  s'imposent  à  votre  esprit.  C'est  cette  note  dominante, 
toute  faite  de  souvenirs,  qui  constitue  en  quelque  sorte  pour 
nous  une  opinion  toute  faite.  Il  reste  à  savoir  en  quoi  consiste  cette 
synthèse  mnémonique  et  l'exactitude  qu'elle  comporte.  Étudions 
donc  les  impressions  qu'évoque  en  nous  le  nom  de  nos  deux 
grandes  cités,  et  voyons  comment  elles  se  justifient. 

Au  seul  nom  de  Venise,  ne  vous  semble-t-il  pas  tout  d'abord  voir 
papilloter  tout  un  monde  couvert  d'or  et  de  soie?  Les  nobles  patri- 
ciens, vêtus  de  longues  simarres  brochées  de  nuances  éclatantes, 
se  promènent  sur  le  môle  et  la  Piazzetta.  Derrière  eux,  des  négril- 
lons et  des  laquais,  bariolés  de  couleurs  voyantes,  leur  font  escorte 
et  portent  le  parasol  de  rigueur.  A  leurs  côtés ,  de  gentilles  damoi* 
selles,  toutes  couvertes  de  perles  et  de  pierreries,  échangent  avec 
de  gracieux  jouvenceaux,  vêtus  de  velours  incarnat,  de  tendres 
sourires  et  d'aimables  regards.  Partout  les  étoffes  de  prix  s'étalent 
au  soleil  ;  partout  l'or  et  les  diamants  chatoient  à  la  lumière.  TjOS 
gondoles,  avec  des  traînes  de  velours  frangé  d'or  qui  trempent  dans 
l'eau  salée  des  lagunes,  avec  de  vigoureux  barcarols  aux  éblouis* 
sautes  livrées ,  s'approchent  de  la  rive  et  prennent  à  leur  bord  les 
couples  somptueux  ;  et  sur  les  dalles  de  marbre  on  entend  susurrer 
le  frouirou  des  robes  de  brocatelle,  et  résonner  les  brillants  four- 
reaux des  rapières  à  poignée  d'or. 

Au  seul  nom  d'Amsterdam ,  le  tableau  change.  Partout  une  foule 
grave  et  recueillie,  affairée,  occupée  et  préoccupée.  Des  habits 
sombres  et  des  robes  noires;  des  perruques  longues  et  majestueuses 
ornent  les  têtes  masculines,  et  les  femmes  ont  les  cheveux  empri- 
sonnés dans  une  sorte  de  béguin.  Rien  de  gai,  de  pimpant,  de  cha- 
toyant; au  contraire,  tout  est  sévère  de  formes  et  uniforme  de  ton; 
il  semble  qu'un  voile  de  deuil  et  de  tristesse  s'étende  sur  cette  foule 


LK   COSTUME.  341 

Sômbrement  vêtue.  On  se  figure  une  atistérifé  excessive  bannissant 
des  regards  tont  ce  qui  pourrait  les  égayer  ou  les  distraire. 


AMSTERDAM 

IpcIc  (d'aprèx  G.  Neracher). 


Voilà  les  deux  notes  bien  saillantes,  qui  résultent  d'impressions 
préconçues.  Eb  bien,  ces  deux  notes  sont  absolument  fausses. 
Venise  n'a  jamais  été  la  ville  des  simarres  brocbées  d'or  et  des 


342  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

robes  de  pourpre.  Amsterdam  ne  fut  en  aucun  temps  celte  ville 
sombre,  austère  et  rigide,  succursale  de  la  Genève  de  Calvin, 
habillée  de  noir  et  portant  le  deuil  de  ses  plaisirs.  An  lieu 
d*être  aux  antipodes  du  goût  et  de  la  mode,  nos  deux  grandes 
villes  en  ont  été  beaucoup  plus  près  qu'on  ne  le  croît.  C'est  ce 
que  nous  allons  essayer  de  prouver,  avec  des  témoignages  irré- 
futables. 

Il  demeure  bien  entendu  que  nous  parlons  des  siècles  passés.  De 
nos  jours,  Amsterdam  et  Venise  sont  tombées  dans  le  droit  commun 
du  costume  européen  ;  elles  puisent  leurs  inspirations  aux  mêmes 
sources.  Les  couturières  parisiennes,  qui  habillent  les  gentildonne 
du  Grand  Canal,  fournissent  aussi  les  patriciennes  du  Heerengracht  ; 
et  comme  ce  sont  ces  belles  dames  qui  donnent  le  bon  ton,  les 
couturières  locales  sont  tenues  de  suivre  à  la  piste  les  modes 
de  Paris.  Quant  aux  hommes,  l'habit  noir  et  la  redingote  sont 
partout  taillés  sur  le  même  modèle;  la  seule  différence  qu'on 
puisse  trouver  entre  eux  git  dans  la  façon  dont  on  les  porte.  Ces 
réserves  faites,  abordons  le  joli  portrait  qu'à  l'instant  nous  tra- 
cions de  Venise,  étudions-en  les  divers  traits  avec  des  documents 
sérieux  sous  les  yeux,  et  voyons  ce  qu'il  en  restera. 

Tout  d'abord,  il  faut  éloigner  de  notre  tableau  les  gondoles 
peintes  et  dorées.  Tout  ce  brillant  attirail  était  prohibé  depuis  le 
seizième  siècle  par  une  ordonnance  du  Sénat.  Seuls  les  ambassa- 
deurs avaient  le  droit  d'équiper  des  barques  ornées  et  des  livrées 
voyantes.  Uniformément  noires,  et  sans  aucun  signe  apparent, 
toutes  les  autres  gondoles  offraient  déjà  à  cette  époque  l'aspect 
sombre  et  monotone  que  nous  leur  voyons  aujourd'hui.  En  second 
lieu,  il  noiis  faut  aussi  effacer  les  gentildonne.  En  effet,  elles  ne  sor- 
taient guère ,  et,  lorsqu'elles  quittaient  leur  demeure,  c'était  seule- 
ment pour  se  rendre  à  la  messe  et  nullement  pour  d'aller  promener. 
u  On  compte  à  Venise  (au  seizième  siècle)  six  ou  sept  cents  patri- 
ciennes, sans  compter  les  jeunes  filles,  dit  M.  Charles  Yriarte  \  et 
sur  ce  nombre  cinquante  ou  soixante  tout  au  plus  vont  aux  églises, 

'  M.  Ch.  Yriarte,  la  Vie  ctun  patricien  au  seizième  siècle. 


LE  COSTUME.  343 

aux  cours  et  aux  assemblées  publiques.  »  Les  autres  ont  des  cha- 
pelles particulières  daus  leurs  palais.  Si  le  mari  est  jaloux,  et  cela 
se  voit  aussi  bien  à  Venise  que  partout  ailleurs ,  elles  demeurent 
cloîtrées  cEez  elles  pendant  plusieurs  années,  sans  que  personne  y 
trouve  à  redire.  Celles  qui  sortent  pour  assister  aux  saints  offices 
sont  vêtues  de  noir  :  «  Elles  portent  une  cappa  très*ample,  de  soie 
très-fine ,  fixée  par  derrière,  et  à  l'aide  de  laquelle  elles  se  couvrent 
le  visage.  Elles  peuvent  voir,  mais  on  ne  les  voit  pas  \  »  Chez  les 
jeunes  filles,  cette  cape  est  remplacée  par  un  voile  de  soie  blanche 
appelé yii2zao/o,  avec  lequel  elles  se  couvrent  le  visage  et  la  poitrine. 
Parfois  on  les  rencontre  avec  des  colliers  d'or  de  très-mince  valeur 
et  des  petits  ornements  de  perles  ;  «  mais  beaucoup  d'entre  elles , 
se  conformant  jusqu'au  jour  de  leur  mariage,  avec  une  soumission 
absolue,  à  la  volonté  de  leurs  parents,  ne  portent  jamais  un  bijou*.  »» 
Malgré  l'extrême  modestie  d'une  pareille  toilette,  celle-ci  n'est 
qu'accidentelle.  Un  fureteur  du  dix-septième  siècle ,  Saint-Didier  *, 
nous  dit  qu'elles  ne  se  visitent  guère,  ne  se  parlent  point  quand  elles 
se  rencontrent ,  et  demeurent  tout  le  temps  dans  leurs  maisons  en 
déshabillé.  Du  reste^  les  maris,  qui  font  les  lois  et  tiennent  en  même 
temps  les  cordons  de  la  bourse,  ont  mis  bon  ordre  aux  dépenses  de 
luxe.  Des  lois  somptuaires  frappent  tour  à  tour  les  principaux  ajus* 
tements;  il  n'en  est  presque  aucun  qui  trouve  grâce  devant  les 
proveditori  aile  pompe.  Les  perles,  les  agates,  l'ambre  taillé,  les 
barrettes  avec  médailles,  les  manteaux  de  dentelle,  les  boutons  de 
diamants^  les  chaînes,  les  serviettes  ouvragées  d'or  et  d'argent,  les 
bijoux  en  or  émaillé,  les  éventails,  les  capes  de  soie  brodées,  les 
gants  travaillés  d'or,  tout  tombe  sous  leur  censure  *.  Ils  ne  per^ 
mettent  l'étalage  du  moindre  luxe  que  lorsqu'il  s'agit  de  la  récep- 
tion d'un  haut  personnage,  d'un  roi,  d'un  prince,  dW  ambassa- 
deur. Alors  il  leur  parait  nécessaire  d^éblouir  l'étranger  par  un  faste 


'  Cesare  Vecellio,  Degli  habitt  anlicld  e  modemi  di  diversi  parti  del  mondo. 

*  Cesare  Vecellio ,  ibid. 

*  Saint-Didier,  la  Ville  et  la  République  de  Venise, 

*  Voir  Armand  Baschet ,  Souvenirs  dtune  mission,  —  Les  Archives  de  la  séré- 
nissime  République  de  Venise, 


•Mi  AMSTERDAM    ET    VENISE. 

sans  limite,  et  d' afficher  la  puissance  de  t'État  en  même  temps  tjue 
la  richesse  de  ses  patriciens.  Lorsque  Henri  III  rend  visite  à  la 
sérénissime  République,  lorsqu'on  1608  le  duc  de  Savoie  fait  son 
entrée  à  Venise ,  le  Sénat  dicte  des  décrets  qui  permettent  le 
déploiement  de  toute  la  pompe  imaginable ,  et  laissent  la  fantaisie 
féminine  déborder  dans  le  luxe  de  ses  ajustements.  •<  Nonobstant 
tout  décret  contraire,  dit  l'arrêté  de  1608,  il  sera  permis,  i  cha- 
cune des  dames  qui  sont  invitées  à  ladite  fête,  de  porter  tons 


VENISE 

vËtue  da  la  baûla. 


vêtements  et  joyaux  quelconques  de  nature  à  leur  sembler  plus 
favorables  à  l'orBcment  de  leur  personne.  •< 

C'est  seulement,  en  effet,  dans  les-grandes  occasions  que,  même 
chez  elles,  elles  déploient  une  certaine  pompe  et  un  certain  luxe. 
A  quelques  fêtes  publiques ,  le  Sénat  aussi  fermait  les  yenx ,  et  c'est 
dans  ces  solennités,  dans  ces  cérémonies  pompeuses  :  •>  les  mariages 
vénitiens,  les  noces  patriciennes,  les  triomphes  ",  comme  disait 
Henri  Goltsius,  que  les  graveurs  du  temps,  les  Cesare  Vecellio, 
Giaccomo  Franco ,  Paolo  Fnrlano  et  Ooltsius  lui-même  trouvaient 


LE  COSTUME.  345 

à  exercer  leur  burÎD.  Nous  prenons  pour  un  fait  général  ce  qui 
n'était  qu'une  très-grande  et  très-rare  exception. 

On  voit,  par  ces  quelques  lignes,  quelle  était  l'excessive  sim- 
plicité du  costume  féminin  aux  plus  éblouissantes  époques  de  la 
Benaissance  et  à  l'aurore  du  dix -septième  siècle.  Plus  tard,  la 
femme  gagne  un  peu  en  liberté^  mais  son  ajustement  ne  s'en- 
richit guère;  à  la  cappa  succède  le  zendatetto,  long  voile  de  taf- 
fetas noir  qui  couvre  la  figure  et  les  épaules ,  se  croise  autour  du 
cou  et  se  noue  à  la  taille.  Le  soir,  le  zendaletto  fait  place  à  la 
tabara,  grand  manteau  de  soie  noire  qui  descend  jusqpi'à  terre ,  et 
la  baûta,  vaste  capuchon  garni  de  dentelle,  orné  d'un  masque,  et 
sur  lequel  se  pose  coquettement  un  petit  chapeau  à  cornes,  dis- 
simule les  cheveux  et  dérobe  la  figure.  Toujours  le  visage  caché 
et  toujours  des  couleurs  sombres  '.  Nous  voilà  bien  loin  des  mer- 
veilleuses toilettes  et  des  coquettes  personnes  qui  figuraient  dans 
notre  tableau.  Voyons  un  peu  maintenant  quelles  étaient,  pendant 
la  même  période,  la  toilette  et  la  tenue  des  patriciens. 

Dès  le  quinzième  siècle ,  tout  ce  qui  est  noble  à  Venise  porte  un 
costume  officiel,  et  ce  costume  est  uniformément  noir.  Seuls,  les 
fonctionnaires  qui  occupent  les  hautes  charges  publiques  peuvent  en 
varier  la  couleur.  Certaines  dignités  comportent  le  violet,  d'autres 
.  le  rouge  ;  le  doge  porte  une  longue  robe  de  drap  d'or.  Cette  espèce 
de  toge,  analogue  à  celle  de  nos  magistrats,  recouvre  le  pourpoint 
ainsi  que  les  chausses  et  les  dissimule  entièrement.  Sa  forme,  sa 
longueur,  et  jusqu'à  la  largeur  de  ses  manches,  tout  est  réglé  par 
décret.  Le  jeune  et  brillant  patricien  cherche  bien  un  peu  à  trans- 
gresser les  ordonnances  :  il  s'arrange  de  façon  à  ce  qu'on  aperçoive 
le  bouton  de  diamants  qui  retient  le  col  de  sa  chemise  et  la  manchette 
de  dentelle  qui  entoure  son  poignet;  mais  sa  robe  est  le  signe  visible 
de  sa  qualité,  et  pour  rien  au  monde  il  ne  lui  est  permis  de. s'en 
dépouiller.  Voyez,  du  reste,  les  portraits  peints  par  Titien,  ceux 

*  En  1777,  les  inquisiteurs  d'État  défendent  aux  femmes  de  paraître  au  théâtre 
en  toilette  à  la  française;  elles  devaient  garder  la  mantille  vénitienne,  qui  dis- 
simulait leurs  traits.  La  plupart,  du  reste,  ne  quittaient  pas  le  masque  pendant 
la  représentation. 

44 


M6  AMSTERDAM   ET   VENISE. 

de  Tintoret  et  de  Paul  Véronèse.  Tous  les  pères  conscrits  qa*ils 
font  défiler  devant  nous,  n'importe  leur  âge,  ont  ce  même 
ajustement  et  portent  la  lonjpie  robe  sombre.  Et  cet  uniforme 
a  sa  raison  d'être.  Même  dans  le  patriciat  vénitien,  les  familles 
riches  sont  rares.  Permettre  aux  sénateurs  de  venir  au  conseil  ou 
de  se  montrer  au  broglio  dans  des  ajustements  de  fantaisie,  c'est 
fournir  aux  pauvres  et  aux  opulents  un  moyen  trop  facile  de  se 
compter  et  d'estimer  leurs  forces.  La  grande  robe  crée  une  égalité 
momentanée  qui  prévient  les  calculs  et  éloigne  les  conflits.  Aussi 
n'est-il  point  surprenant  qu'une  fois  adoptée  elle  persiste.  Jusqu'au 
dernier  temps  de  la  République,  nous  la  voyons  s'étaler  sur  le  dos 
des  sénateurs.  Elle  leur  vaut  le  reproche  d'avarice  que  leur  adresse 
Amelot  de  la  Houssaye,  et  les  moqueries  du  bon  président  de 
Brosses. 

u  Les  nobles,  écrit  ce  joyeux  magistrat  en  vacances,  portent 
pour  habillement  un  jupon  de  taffetas  noir  qui  descend  j usqu'aux 
genoux  et  sous  lequel  on  aperçoit  souvent  une  culotte  d'indienne, 
une  veste  ou  pourpoint  de  même ,  et  une  grande  robe  noire  moins 
plissée  que  les  nôtres.  Quelques-uns  de  ceux  qui  sont  en  dignité  la 
portent  rouge,  d'autres  violette.  Tous  ont  sur  l'épaule  une  aune 
de  drap  de  couleur  assortisssante  placée  dans  la  vraie  position  de 
la  serviette  d'un  maître  d'hôtel,  et  sont  coiffés  d'une  perruque 

démesurée Le  manteau  est  un  habit  plus  commun  encore  que 

la  robe;  tout  homme  qui,  par  son  état,  est  au-dessus  de  l'artisan, 
est  moins  dispensé  de  le  porter  quand  il  sort,  quelque  chaleur  qu'il 

fasse,  que  nous  ne  le  sommes  de  porter  une  culotte Les  nobles 

le  portent  quand  ils  n'ont  pas  leur  robe,  et  alors  ils  sont  censés 

être  incognito  par  les  rues C'est  aussi  dans  cet  équipage  qu'ils 

vont  le  soir  aux  assemblées  ;  surtout  on  ne  doit  point  le  quitter  ; 
il  faut,  ribon-ribaine,  faire  sa  partie  de  quadrille  d'un  bout  à  l'autre 
en  manteau  et  étouffer  avec  décence  ^  » 


m 

*  L'usage  du  manteau  éfait  si  général  à  Venise,  que  dès  le  plus  bas  âge  on 
en  affublait  les  enfants  ;  et  c'était  un  grand  compliment  adressé  à  un  étranger 
que  de  lui  dire  qu*il  portait  le  manteau  aussi  bien  qu*un  Vénitien.  —  Voir 
L.  Gaiibert,  Histoire  de  Venise, 


LE   COSTUME.  347 

Il  nest  guère  facile  de  reconnaître  sous  cet  accoutrement 
les  brillants  cavaliers  qui  figuraient  dans  notre  tableau  ima- 
ginaire. 

Admettons,  si  vous  voulez,  que  le  spirituel  président  ait  un  peu 
forcé  les  couleurs.  Le  portrait  qu'il  trace  toutefois  ne  diffère  pas 
sensiblement  de  ceux  qui  nous  viennent  d'autre  part.  Frescbot, 
qui  est  très-féru  des  Vénitiens  et  qui  prend  leur  défense  contre 
Misson  et  Amelot  de  la  Houssaye,  est  obligé  de  convenir  que 
sous  le  rapport  du  costume,  ses  chers  ami^ laissent  amplement 
à  désirer. 

«  Il  suffit  de  dire,  à  Toccasion  de  Tavarice  qu'il  (Amelot  de  la 
Houssaye)  leur  reproche,  s'écrie-t-îl,  que  ce  n'est  pas  connaître 
les  règles  et  les  coutumes  des  républicains  que  de  les  vouloir  obliger 
aux  folles  dépenses  des  peuples  que  leurs  souverains  veulent  ruiner 
en  autorisant  le  luxe.  Si  l'on  y  prend  garde  un  peu  de  près,  qu'est-ce 
que  cette  vanité  de  modes  et  cette  profusion  de  richesses  qui  se 
perdent  dans  les  fréquents  changements  d'habits  et  de  parures, 
sinon  un  artifice  malin  du  prince  ou  de  ses  conseillers,  pour 
croître  les  revenus  du  trésor  royal?  »  Ce  sont  là  des  arguments 
singulièrement  étroits,  mais  qui  accusent  bien  vivement  ceux  que 
le  bon  Freschot  entend  défendre.  La  robe  et  le  manteau',  tous 
deux  noirs  ou  sombres  et  faits  d'étoffe  commune,  tel  fut  l'ajuste- 
ment des  Vénitiens  pendant  près  de  cinq  siècles;  ajustement 
ordonné  par  les  décrets,  imposé  par  les  convenances,  et  qui  était 
si  bien  entré  dans  les  mœurs  que  messer  Pantalon,  le  masque 
qui,  dans  les  comédies  à  canevas,  était  chargé  de  personnifier 
Venise ,  s'enveloppait  dans  une  longue  robe  noire  et  portait  une 
toque  de  même  couleur. 

Si  le  portrait  de  fantaisie  qu'on  trace  couramment  du  Vénitien  ^\x 
vieux  temps  n'est  guère  exact ,  on  en  peut  dire  autant  de  celui  du 
Hollandais;  mais  ici,  au  moins,  tout  s'explique.  Les  écrivains  qui 
nous  ont  laissé  leur  opinion  sur  cet  intéressant  pays,  même  les  plus 
autorisés  depuis  Descartes  jusqu'à  Voltaire,  n'ont  procédé  que  par 

>  L^ordonnance  de  1777  dont  nous  avons  parlé  plus  haut  défendait  aux 
nobles  de  firéqnenter  les  cafés  autrement  vêtus  qu'en  robes  de  magistrat. 


348  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

comparaison.  Or  il  est  clair  qu'un  ajustement  qui  pouvait  paraître 
simple  et  modeste  à  un  philosophe  échappé  des  ruelles  de  l'hôtel 
de  Bourgogne  ou  des  splendeurs  de  Versailles  était  loin  cependant 
de  cette  sévérité  que  nous  prêtons  à  la  tenue  des  vieux  Amster- 
damois.  Nous  avons  en  effet  des  preuves  palpables  de  leur  luxe  et 
de  leur  élégance.  La  Ronde  de  nuit,  le  Banquet  de  Van  der  Helsti 
la  Fête  de  la  garde  civique  de  Govert-Flink,  et  tant  d'autres  vieux 
tableaux,  -sont  là  pour  nous  édifier  sur  le  costume  des  bourgeois 
d'alors.  Voyez  le  vaillant  Wits  et  le  noble  Van  Waveren,  comme 
les  appelle  le  poëte  Jan  Vos  : 

Bellone  est  rassasiée  de  sang^  ;  Mars  inaudit  le  tonnerre 
De  Tairain  fatig^ué;  l'épée  aime  le  fourreau. 

Eux,  à  leur  tour,  bien  qu'en  fait  de  feu  ils  n'aient  guère  connu 
que  celui  de  la  cuisine,  ils  se  sont  réunis  pour  célébrer  la  paix  de 
Munster  et  se  rassasier  de  jambon,  de  pâté,  de  bœuf  rôti  et  de  via 
du  Bhin.  Wits  est  vêtu  de  velours  et  Van  Waveren  a  mis  son  pour- 
point gris  de  fer  tout  brodé  et  passementé  d'or.  Son  col ,  ses  man* 
chettes  et  ses  genouillères  sont  garnis  de  fine  dentelle.  Tous  les 
compagnons  d'armes,  qui  se  trouvent  réunis  autour  de  cette  table, 
sont  galamment  accoutrés.  Sont -ce  là  des  vêtements  sombres 
et  rigides,  par  hasard?  Et  dans  la  Ronde,  ce  gentil  lieute- 
nant Wilhem  Van  Ruytenberg,  avec* son  justaucorps  en  buffle 
rehaussé  de  broderies  d'or,  sa  grande  écharpe  de  soie  bleue  et 
blanche  frangée ,  son  feutre  gris  à  plume  blanche  et  ses  éperons 
dorés,  a-t-il  donc  une  sévère  tenue?  Or,  qu'étaient  ces  braves  gens? 
Des  bourgeois  d'Amsterdam,  rien  de  plus;  des  révolutionnaires 
émancipés  depuis  cinquante  ans ,  marchands  pour  la  plupail  et  sol- 
dats à  leur  heure.  Voyez  un  peu  maintenant  les  négociants  de  nos 
jours.  Figurez-vous  le  bonhomme  Wits  dans  un  comptoir.  C'est 
lui,  si  j'ai  bonne  mémoire,  qui  prêta  à  Rembrandt  une  dizaine  de 
mille  francs  et  fit  vendre  le  mobilier  et  les  richesses  artistiques  dtJ 
pauvre  grand  homme  sou^  prétexte  qu'il  ne  pouvait  en  être  payé* 
Ce  n'était  donc  point  un  grand  seigneur  généreux  et  magnifique . 
0  était  un  homme  d'afifaires,  rien  de  plus.  Voyez  cependant  quelle 


LE  COSTUME.  M^ 

superbe  tournure.  Réunissez  de  nos  jours  les  conseillers  munici- 
paux en  un  banquet,  ou  encore  les  officiers  de  la  garde  nationale, 
comparez  ensuite  et  jugez. 

Amsterdam,  ville  de  négoce  et  de  calcul,  passait  cependant  pour 
une  cité  de  mœurs  austères ,  et  sa  bourgeoisie ,  toute  joyeuse  qu'elle 
était,  se  montrait  singulièrement  plus  réservée  que  celle  de  la 
Haye,  que  gâtait  le  voisinage  de  la  cour.  Cette  cour  des  statbou- 


VENISE 

Provéditeur  vénitien.  Jeune  patricien  de  Veniie. 

(O'epri*  CeMi«  Vecellio.) 


ders  avait  été,  sous  Maurice  et  Frédéric-Henri,  l'une  des  plus  bril- 
lantes de  l'Europe.  Lisez  les  Mémoires  de  du  Maurier,  les  lettres  de 
Louise  de  CoUigny ,  celles  de  Carleton ,  du  comte  d'Avaux ,  et  les 
Mémoires  du  chevalier  Temple,  vous  verrez  quels  intérêts  se  dé- 
mêlaient dans  ce  grand  village.  La  correspondance  du  cardinal  de 
Mazarin  vous  apprendra  quels  cadeaux  étaient  en  usage  pour  se 
concilier  les  bonnes  grâces  des  princesses ,  et  si  vous  voulez  avoir 
une  idée  des  fêtes  galantes  auxquelles  on  assistait  «  dans  cette 


350  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

bonne  Haye  »,  comme  disait  Louise  de  Golligny,  il  vous  suffira 
de  parcourir  le  récit  des  réjouissances  auxquelles  donna  lieu  le  ma- 
riage du  comte  de  Brederode  avec  la  princesse  de  Solms.  Leur 
simple  narration  emplit  tout  un  volume  ;  ce  ne  sont  que  tournois, 
cortèges,  courses  de  bagues  et  représentations  de  gala. 

Aujourd'hui,  même  avec  les  preuves  sous  les  yeux,  il  nous  est 
bien  difficile,  presque  impossible  de  nous  figurer  tant  de  splendeur; 
et,  caprice  bizarre  du  sort,  c'était  à  la  guerre,  qui  promène  à  sa 
suite  la  dévastation  et  la  ruine ,  que  la  cour  des  stathouders  devait 
cette  joyeuse  animation  et  cet  éclat  exceptionnel. 

Pendant  tout  le  commencement  du  dix-septième  siècle ,  en  effet, 
le  reste  de  l'Europe  demeure  plongé  dans  une  paix  profonde; 
aussi  tout  ce  que  la  noblesse  compte  à  cette  époque  de  jeunesse 
ardente  et  se  destinant  au  métier  des  armes  se  rend-il  dans  les 
Pays-Bas.  Là,  deux  capitaines  illustres,  le  comte  Maurice  de  Nas- 
sau et  le  marquis  de  Spinola,  se  font,  aux  applaudissements  du 
monde  chevaleresque  d'alors,  une  guerre  savante  où  la  bravoure 
la  plus  intrépide  et  l'habileté  la  plus  expérimentée  ne  trouvent 
rien  à  redire.  Autour  d'eux,  viennent  se  grouper  les  capitaines  de 
l'avenir.  «  Les  Anglois,  les  Écossois,  les  Danois,  les  Suédois,  les 
Allemans  protestants  et  les  François  alloient  faire  leur  appren- 
tissage des  armes  sous  le  comte,  et  les  Allemans  catholiques, 
les  Italiens,  les  Siciliens,  les  Comtois,  les  Polonois  et  les  Espa- 
gnols, sous  le  marquis.  »  Chaque  année ,  au  moment  où  les  troupes 
prenaient  leurs  quartiers  d'hiver,  la  Haye  voyait  accourir  une 
profusion  de  jeunes  officiers  de  tous  les  pays.  On  avait  butiné 
et  rapine  tout  l'été,  ou  tout  au  moins  on  n'avait  pu  faire  grosse 
dépense ,  et  l'on  venait  rattraper  le  temps  perdu  et  se  dédomma- 
ger des  privations  subies.  «  Les  hyvers,  écrit  un  contemporain  ', 
la  Haye  estoit  toute  pleine  de  seigneurs  et  de  gentilshommes 
françois,  qui  ne  manquoient  pas,  pour  honorer  le  Roy  (de  France) 
en  la  personne  de  son  Ministre ,  de  l'accompagner  à  raudience 
de  messieurs  les  États  généraux ,  quand  il  y  alloit  ;  et  comme  on 

'  Du  Maurier. 


LE  COSTUME.  351 

n*enst  pu  fournir  assez  de  carrosses  pour  les  deux  ou  trois  cens 
gentilshommes  et  officiers  qui  s'y  trouvoient  quelquefois,  l'ambassa- 
deur alloit  à  pied  à  la  teste  de  cette  belle  troupe ,  et  son  carrosse 
suivoit  tout  vuide.  » 

Les  Allemands,  les  Suédois,  les  Danois,  qui  n'avaient  point 
d'ambassadeur  à  honorer,  se  groupaient  autour  du  comte  Maurice 
et  lui  formaient  une  cour  qui  luttait  de  somptuosité  avec  celle  de 
•  l'envoyé  du  roi  de  France.  Ce  n'étaient  que  cavalcades,  banquets, 
fêtes  de  toute  sorte.  Car  l'ambassadeur  et  le  prince  rivalisaient 
d'amabilité  pour  cette  noble  compagnie,  et  s'efforçaient  de  la 
«  régaler  »  de  leur  mieux. 

Toute  cette  jeunesse  s'amusait  follement  et  passait  sa  vie  en  fêtes 
continuelles:  Ces  joyeux  tapageurs  en  effet  ne  dépouillaient  point 
en  quittant  l'armée  leurs  allures  militaires  ;  c'était  une  soldatesque 
en  vacances,  rien  de  plus.  Aussi  les  mères  craignaient-elles  ce 
séjour  de  la  Haye  pour  leurs  jeunes  fils.  On  annonce  à  Louise  de 
Colligny  que  son  fils  sera  envoyé  à  la  cour  de  France  pour  com- 
plimenter Henri  IV  sur  son  mariage  :  u  J*en  suis  extrêmement  aise, 
écrit-elle,  et  principalement  afin  qu'il  ne  demeure  point  cet  hiver  en 
cette  oisiveté  de  la  Haye ,  où  ils  se  débauchent  extrêmement  * .  » 

La  contagion,  en  effet,  était  d'autant  plus  à  craindre,  que 
l'exemple  partait  d'en  haut.  Il  n'est  guère  de  prince  de  cette  époque 
qui  n'ait  laissé  après  lui  quelques  traces  vivantes  de  son  inconduite, 
à  commencer  par  le  grand  Taciturne. 

Ce  grand  prince  avait  lui-même  une  vie  singulièrement  moins 
simple  qu'on  ne  se  le  figure  communément.  Certes  il  était  affable, 
serviable  et  facilement  accessible.  Les  récits  de  du  Maurier  ne  nous 
laissent  aucun  doute  là-dessus  :  «  Il  vivoit  avec  tant  de  douceur  et 
de  civilité  avec  le  commun  peuple,  qu'il  ne  mettoit  jamais  de 
chappeau  par  les  riies,  où  tout  le  monde,  de  tout  âge  et  de  tout 
sexe,  accouroit  pour  le  voir.  Ses  plus  familiers  ont  dit  à  mon  père 
qu'allant  par  les  villes,  s'il  entendoit  du  bruit  en  une  maison,  et 
qu'il  vit  qu'un  mari  et  une  femme  se  disputassent,  il  y  entroit, 

'  Lettres  de  Louise  de  Colligny  (fin  d'octobre  1600). 


AMSTERDAM   ET  VENISE. 


écoutoit  patiemment  le  différend,  et  les  exbortoit  à  la  concorde 
avec  une  douceur  incroyable.  L'accord  fait,  le  maître  du  logis  lui 


AMSTERDAM 
Guillaume  le  Tacilarni 


demandolt  s'il  ne  vouloit  gouster  de  leur  bière,  et  le  prince  disoit 
qu'ouy.  »  N'est-ce  point  là  une  charmante  paraphrase  du  superbe 
portrait  que  Miereveld  nous  a  laissé  de  cet  bomme  illustre? 


LE  COSTUME.  353 

Mais  toute   cette   bonhomie  était  affaire  de  politique,  et  du 
Maurier    nous  apprend   autre   part  «    qu'il   n'y  avoit   point   de 

maison  de  particulier  où  l'on  vécust  avec  tant  d'éclat,  mesme 

•••■•••.  ». 

au  temps  de  Charles-Quint,  que  chez  ce  prince  ».  Ces  traditions 

•  •  •  .  •         .  .  .      . 

de  magaificence  se  maintinrent  dans  la  maison  d'Orange.  Mau- 

rice,  lui  aussi,  sut  tout  comme  son  père  s'accommoder  par  poli- 

•  •  •  .      • 

tique. d'une  simplicité  apparente.  Toutefois,  ses  habits  les  plus 
ordinaires,  et  «  non  pas  ceux  qui  estoient  destinez  aux  festes 
et  pour  les  assemblées  » ,  étaient  d'une  excessive  recherche. 
«  Les  pou rpoi nets  estoient  de  soie  à  filets  d'or...  ses  manteaux  et 

casaques  estoient  doublés  de  velours.  »  Il  portait  en  outre  à  son 

•  •        •  ,  •  .  .  » 

chapeau  un  cordon  de  diamants.   Les  princes  Frédéric-Henri  et 
Guillaume  II,  qui  n'avaient  plus  à  se  gêner,  étalèrent  une  véritable 
magnificence  ;  et  un  diplomate  anglais ,  le  chevalier  Temple ,  nous . 
apprend  au  milieu  de  quel  luxe  vivait  de  son  temps  la  princesse 
douairière  d'Orange'. 

«  Jamais  personne,  nous  dit-il,  n'a  mieux  fait  voir  l'avantage 
du  bon  ordre  et  de  Téconomie  que  cette  princesse.  Depuis  là  mort 
de  son  mari,  elle  ne  jouissait  que  d'un  petit  revenu  qui  ne  dépassait 

•  •  •  ■ 

pas  douze  mille  livres  sterling,  et  cependant  elle  vécut  toujours 
avec  autant  de  magnificence  et  de  propreté  qu'on  en  voit  en  des 
plus  grandes  cours.  Entre  les  meubles  magnifiques  qu'elle  avait, 
elle  se  faisait  toujours  servir  en  vaisselle  d'or,  et  je  remarquai  entre 
autres  de  grandes  aiguières,  des  flacons  et  une  grande  citerne;  en 
un  mot,  la  clef  de  son  cabinet  et  tout  ce  qu'elle  touchait  était  de  ce 
métal  *.  »» 

On  a  beau  être  un  peuple  fier,  indépendant  et  libre ,  de  pareils 
exemples  sont  loin  d'éti*e  sans  dangers.  L'entourage  des  princes  les 
imite  forcément  et  copie  autant  que  possible  leurs  moeurs  et  leurs 
habitudes.  La  noblesse  et  la  bourgeoisie  viennent  ensuite  qui 
copient  à  leur  tour  l'entourage  princier,  et  la  contagion  gagne  ainsi. 


*  Henriette-Marie,  fille  de  Charles  I*',  princesse  douairière  d'Orange  et  mère 
de  Guillaume  III. 

*  Temple,  Mémoires  de  ce  qui  /est  passé  dans  la  chresttenté  depuis  le  corn»' 
mencemenî  de  la  guerre  de  1672  jusqu^à  la  peux  conclue  en  J679. 

45 


354  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

» 

de  proche  en  proche,  jusqu'à  la  paysanne,  qui,  ne  pouvant  ceindre 
un  diadème ,  s'enveloppe  la  tête  dans  un  casque  d'or.  C'est  en  vain 
que  les  philosophes  et  les  moralistes  enflent  la  voix  :  rien  n'y  fait. 
Grotius  a  beau  reprocher  à  ses  compatriotes  de  laisser  dégénérer  la 
mâle  simplicité  de  leurs  pères  en  un  luxe  profitable  à  TÉtat,  mais 
pernicieux  pour  les  mœurs,  et  d'adopter  les  coutumes  de  leurs 
anciens  dominateurs  '  ;  il  ne  convertira  personne.  Nobles  patri- 
ciennes, jolies  bourgeoises  et  appétissantes  campagnardes,  tout  le 
monde  se  bouche  les  oreilles;  et  ces  aimables  pécheresses  conti- 
nuent à  emplir  leurs  armoires  d'argenterie  et  à  couvrir  leurs  per- 
sonnes de  bijoux. 

S'il  nous  restait  quelques  doutes  à  ce  sujet,  toutes  les  richesses 
qui  nous  sont  demeurées  de  ces  époques  disparues  nous  montre- 
raient assez  le  luxe  qui  régnait  alors  :  meubles ^  peintures,  orfè- 
vrerie, étoffes  de  soie,  porcelaines  de  prix,  tapisseries  et  tentures, 
tout  le  mobilier  et  l'ajustement  de  ce  temps-là  excite  encore  notre 
admiration.  Et  pour  voir  quel  emploi  l'on  savait  faire  de  ces  belles 
choses,  n'avons-nous  pas  les  tableaux,  que  nous  pouvons  sûrement 
consulter?  Toutes  ces  peintures  prises  sur  le  fait  respirent  la  joie, 
le  plaisir,  la  gaieté  ou  les  préoccupations  galantes. 

C'est  une  comédie  à  cent  actes  divers. 

Si  ce  sont  les  réunions  joyeuses,  les  repas  champêtres  ou  les  con- 
certs que  vous  voulez  connaître ,  Esaïas  Van  de  Velde ,  Dirck  liais 
et  les  peintres  de  société  vous  montreront  leurs  groupes  charmants 
assis  sous  de  frais  ombrages  et  devisant  gaiement.  Si  c'est  la  vie 
intime  au  contraire  que  vous  désirez  pénétrer,  voici  Metzu,  Terburg 
et  les  deux  Mieris  qui  vous  ouvrent  les  intérieurs  discrets,  où  sou- 
rient les  belles  patriciennes  en  robes  de  satin  ou  de  damas ,  douce- 
ment courtisées  par  de  galants  cavaliers  vêtus  de  soie  et  de  velours. 
Et  pendant  ce  temps,  Steen,  A.  Van  Ostade,  J.  Miense  Molenaer 
nous  conduisent  à  la  cuisine  ou  nous  mènent  au  cabaret,  et  partout 

'  Batavorum  prisca  fortisque  simpUcitas  et  caslœ  mundiiiœ  in  luxum  verlebant, 
asrario  quidem  vectigaiem,  ni  moribus  perniçiosum, 

Grotius,  lib.  V,  Annales, 


\ 


LE  COSTUME.  356 

les  pots  se  vident  et  les  gosiers  font  tapage.  Vraiment  nous  avons 
beau  chercher,  nous  ne  voyons  guère  ces  Hollandais  sévères  et 
sombres,  froids  et  réservés,  et  tels  qu'on  les  imagine  couramment. 
Ce  qui  a  pu  donner  le  change ,  c'est  un  certain  nombre  de  por- 
traits à  la  mine  grave  et  solennelle,  qui,  à  partir  du  dix-huitième 
siècle,  nous  montrent  les  régents,  les  magistrats  des  villes  et  les 
membres  des  États  généraux,  tout  vêtus  de  noir,  et  dans  lesquels 
s*étale  à  plaisir  «  la  pesanteur,  ou,  pour  parler  plus  obligeamment, 
comme  dit  Saint-Évremond,  la  gravité  de  MM.  les  bourgmestres  ». 
Mais  ce  costume  sombre  et  cette  figure  austère  étaient  ceux  de 
l'emploi.  Cette  tenue  simple  et  modeste  était  conseillée  par  la 
prudence.  On  craignait  avant  tout  d'inspirer  de  la  jalousie,  et  Ton 
tenait  à  paraître  imposant.  Ne  dit-on  pas  encore  de  nos  jours  et 
par  manière  de  proverbe  :  «  une  mine  de  régent  »?  C'était  là, 
en  quelque  sorte,  une  des  prérogatives  attachées  à  la  charge. 
Elle  concorde  avec  ce  que  les  écrivains  nous  ont  appris  des  mœurs 
de  ce  temps-là.  Descartes ^  Amelot  et  Saint-Évremond  ne  nous 
parlent  point,  en  effet,  de  l'accoutrement  et  de  l'ajustement  de 
la  nation;  ils  nous  entretiennent  de  la  simplicité  des  chefs  de  la 
République  :  a  Nous  rencontrâmes  le  pensionnaire  à  pied,  sans 
laquais,  au  milieu  de  la  populace  »,  écrit  Voltaire  à  madame  la 
présidente  de  Bernières;  et  dans  une  lettre  à  M.  d'Argenson  : 
«  J'aime  à  voir,  ajoutert-il,  les  maîtres  de  l'État  simples  citoyens.  » 
Le  chevalier  Temple,  ambassadeur  d'Angleterre,  s'exprime  presque 
dans  les  mêmes  termes  sur  le  compte  de  l'amiral  de  Ruyter 
et  de  Jan  de  Witt  ^  Il  n'a  jamais  vu,  nous  dit -il,  le  premier 
mieux  vêtu  que  le  dernier  capitaine  de  vaisseau.  Quant  au  grand 
pensionnah*e,  «  tout  le  train  et  toute  la  dépense  Âe  sa  maison 
n'avaient  rien  de  différent  de  celle  des  autres  députés.  Son  habit 
était  grave,  simple  et  populaire;  sa  table  n'était  servie  que  pour 

sa  famille  et  pour  un  ami; on  le  voyait  ordinairement  par  la 

ville  à  pied,  suivi  d'un  seul  valet,  et  quelquefois  seul  comme   le 
plus  simple  bourgeois  de  la  Haye.  » 

>  Remar(fues  sur  fÉtat  des  Provinces^Unies^ 


366  AMSTERDAM    ET    VENÎSE. 

Cette  tenue ,  d'une  modestie  extrême ,  devait  en  efiFet  frapper  les 
étrangers  dans  une  ville  où  les  ambassadeurs  menaient  un  train  si 
considérable  et  où  le  ministre  de  France  se  rendait  au  conseil 
escorté  de  trois  cents  gentilshommes.  Mais,  nous  le  répétons,  il 
fallait  se  garder  d'éveiller  les  susceptibilités.  Les  bourgeoisies  sont 
partout  et  toujours  inquiètes  et  jalouses.  De  Buyter  et  de  Witt 
l'apprirent  à  leurs  dépens. 

Quelle  que  fût  cependant  sa  modestie  excessive ,  le  costume  de 
ces  grands  hommes  ne  nous  parait  point  aujourd'hui  aussi  simple 
qu'on  veut  bien  le  dire.  Si  le  dernier  capitaine  de  vaisseau  et  le 
moindre  magistrat  étaient  aussi  richement  vêtus  que  de  Ru  y  ter 
dans  le  portrait  peint  par  Ferdinand  Bol,  et  de  Witt  dans  celui 
de  Gaspar  Netscher,  il  faut  avouer  que  les  magistrats  et  les 
marins  de  nos  jours  feraient  une  assez  triste  mine  à  côté  de  leurs 
devanciers. 

Les  appréciations  de  l'ambassadeur  anglais  reposent  donc  seule- 
ment sur  une  comparaison.  Les  costumes  des  grands  citoyens  hollan- 
dais étaient  simples  relativement  à  ceux  des  princes  étrangers. 
C'était  une  simplicité  et  une  modestie  relatives.  Ces  appréciations 
mal  comprises  et  mal  interprétées  se  rencontrent  du  reste  fré- 
quemment, et  dans  l'histoire  des  peuples  on  trouve  de  pareilles 
eiTcurs  presque  à  chaque  page.  Tout  le  monde  se  rappelle  qu'à 
l'entrevue  des  deux  rois  dans  l'ile  des  Faisans,  les  jeunes  princes 
français,  tout  couverts  d'aiguillettes  et  de  rubans,  se  moquèrent 
de  la  simplicité  des  costumes  espagnols,  qui,  pour  la  plupart , 
étaient  à  peine  brodés.  En  faudrait* il  conclure  que  ces  costimies 
étaient  d'une  simplicité  très-austère?  Non  pas.  De  nos  jours,  au 
contraire,  ce&  habits  espagnols,  entièrement  en  velours  sombre 
avec  leurs  boutons  en  brillants  et  leurs  lourds  colliers  enrichis 
de  pierreries,  nous  paraîtraient  singulièrement  somptueux,  tant  il 
est  vrai  que  tout  ici-bas  est  affaire  de  relation. 

Nous  pourrions  encore  étudier  un  grand  nombre  d'autres  docu- 
ments, fouiller  les  Mémoires,  analyser  les  correspondances,  regar- 
der maints  portraits,  appeler  à  notre  aide  quantité  d'autres 
tableaux,   mais   nous  croyons   avoir   atteint  notre  but.    Il   nous 


LE  COSTUME.  357 

parait  démontré,  en  effet,  que  si  Texisteace  vénitienne,  au  temps 
de  la  république,  ne  comportait  pas  ce  déploiement  de  somptuo- 
sité extérieure  auquel  se  complaît  notre  imagination,  la  vie  hol- 
landaise  de  son  côté  n'était  ni  aussi  sombre  ni  aussi  rigide  que 
nous  aimons  à  le  dire.  De  même  que  nous  avons  découvert  plus 
d'une  analogie  entre  le  type  vénitien  et  le  type  hollandais ,  qu'on 
croit  si  différents,  de  même  nous  estimons  qu'entre  la  robe  patri- 
cienne qu'on  portait  à  Venise ,  et  la  longue  redingote  amsterda- 
moise,  la  distance  n'est  point  aussi  grande  qu'on  veut  bien  le 
répéter.  Dans  son  costume,  on  l'a  dit  avec  raison,  se  reflète  le 
caractère  d'un  peuple;  mais  pour  estimer  la  part  exacte  qui 
revient  à  l'esprit,  il  faut  tenir  compte  de  celle  que  réclame  le 
climat.  Or  la  différence,  sous  ce  rapport,  est  assez  grande  entre 
Amsterdam  et  Venise  pour  expliquer  des  divergences  de  formes 
et  de  couleurs  bien  autrement  grandes  que  celles  que  nous  avons 
notées. 

De  nos  jours  du  reste  ces  divergences  ont  disparu.  Comme  nous 
l'avons  constaté  en  commençant,  Amsterdam  et  Venise  sont  rentrées 
dans  le  droit  commun  du  costume  européen.  A  Amsterdam,  les 
modes  sont  les  mêmes  qu'à  Paris.  Dans  les  hautes  classes ,  elles  ont 
cette  allure  de  grand  ton  et  de  suprême  élégance  que  les  couturières 
françaises  impriment  à  leurs  créations.  Dans  la  petite  bourgeoisie, 
elles  prennent  une  touiiiure  moins  correcte  et  moins  gracieuse ,  un 
peu  provinciale,  si  le  mot  est  permis,  mais  pas  plus  cependant  que 
dans  telle  grande  ville  française  située  à  cinquante  ou  cent  lieues 
de  Paris.  Le  goût  moins  formé,  moins  discipliné,  y  conserve 
toutefois  une  originalité  qui  se  traduit  parfois  par  des  notes  cho- 
quantes. Mais  ce  sont  là  des  fautes  légères  qu'un  aimable  regard 
ou  un  joli  sourire  font  bien  vite  oublier. 

Dans  les  classes  inférieures  ces  défauts  se  répètent  plus  souvent 
et  se  montrent  avec  plus  d'insistance.  Us  proviennent  beaucoup  du 
besoin  de  s'orner  qu'ont  toutes  les  fillettes,  et  qui  souvent  dépasse 
leurs  modestes  ressources.  A  Venise,  du  reste,  aussi  bien  qu'à 
Amsterdam,  on  aime  les  couleurs  vives.  On  est  coloriste  par  nature, 
et  les  nuances  heurtées  ne  choquent  peut-être  point  autant  qu'en 


358  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

beaucoup  d'autres  pays.  Quant  aux  cheveux,  ils  sont  tout  aussi  abon- 
dants dans  les  basses  classes  que  dans  les  classes  élevées.  Amster- 
damoises  ou  Véaitienaes,  les  grisettes  eu  font  montre,  tout  autant  que 
les  grandes  dames,  avec  cette  seule  différence  toutefois  qu'à  Amstei^ 
dam  on  les  laisse  se  disperser  en  boucles  nombreuses  et  flotter  aux 
caprices  des  vents ,  tandis  qu'à  Venise  ils  sont  ramenés  en  grosses 
nattes  sur  le  sommet  de  la  tête,  et  forment  une  espèce  de  haut 
diadème  assez  analogue  à  uu  turban.  On  place  là-dessus  un  cbâlc, 
qui ,  ramené  sous  le  menton ,  prend  des  airs  de  mantille  et  rappelle 
de  loin  le  zendaletto.  C'est  du  reste  le  seul  détail  de  l'ancienne  toi- 
lette qui  se  soit  conservé  dans  le  costume  de  nos  jom-s. 


&^ 


AMSTERDAM 
van  Raytcnberg,  d'après  la  Ronde  dt  n 


LE  MAllIAGE  ET  LA  VIE  DE  FAMILLE 

Un  bien  joli  mot.  —  Émancipation  et  liens  nooTeaux.  —  La  liberté  des  demoiselles.  —  La 
retenue  des  bommes  hit  la  vertu  des  femmes.  —  L'babitude  est  une  seconde  nature.  — 
L'émancipation  des  fiançaillel.  —  Mésaventure  badoise.  —  Mariage  sans  dot.  •—  Autorité 
sans  bornes  et  ascendant  incontesté  du  mari.  —  Les  fêtes  du  mariage.  ^  Le  dincr  et  les 
toasts.  —  Les  cadeaQx  des  parents  et  les  présenu  des  amis.  ^  Un  mot  d'Érasme.  —  La 
maîtresse  de  maison.  —  Le  paradis  du  ménage.  —  La  famille  s*accroit.  —  Les  réceptions 
du  soir.  —  L'érudition  des  femmes.  —  La  conversation  et  la  science.  —  Danger  de  se 
spécialiser.  -»  Absence  de  salons.  —  Familles  robustes  et  nooibreuses*  —  Les  Noces 
d'argent  et  les  Noces  d'or.  —  Caractère  des  Vénitiennes.  —  Absence  do  liberté.  — 
Cérémonies  préliminaires.  —  Présentation  de  la  Bague  et  des  Perles.  —  Les  radeaux.  — 
Meubles  et  sonnets,  bijoux  et  romances.  —  Les  documents  historiques.  —  Inexpérience 
de  la  yie.  —  Le  vrai  luxe.  —  L'babiiation  du  jeune  ménage.  —  Les  cafés  vénitiens. 
<—  La  vie  d'estaminet.  —  La  jambe  de  Florian.  —  Réputation  imméritée.  -»  Le  Home 
vénitien.  —  Aventure  d'un  Contarini  —  Mauvais  propos  et  calomnies.  —  Le  monde 
et  les  réceptions.  ^  Les  courtisanes  vénitiennes.  —  Caméristes  et  patins.  •—  L'amour 
conjugal. 


Le  mariage  !  c'est  un  bien  joli  mot  qui^  dans  tous  les  pays  du 
monde,  fait  battre  bien  des  cœurs  et  rougir  bien  des  gracieux 
visages.  Le  mariage!  c'est  une  vie  nouvelle  avec  tous  les  charmes 
de  l'inconnu,  une  sorte  de  paradis  qu'on  se  promet  dès  son  enfance, 
une  oasis  vers  laquelle  on  aspire,  un  petit  empire  dont  on  est  la 
maîtresse  et  qu'on  espère  gouverner  à  sa  guise  ;  c'est  un  mari  qui 
vous  aime  et  de  gais  poupons  tendant  vers  vous  leurs  petits  bras  ; 
c'est  le  titre  de  madame;  c'est  l'autorité  dans  la  maison;  c'est 
surtout  l'enivrement  de  ce  mot  qu'on  a  rencontré  partout,  dans 
les  livres,  dans  les  arts,  au  théâtre  :  l'amour!  et  qu'on  ne  doit  con- 
naître que  dans  le  mariage. 

A  Afnsterdam,  toutefois,  ce  divin  sacrement  a  uti  attrait  de 
moins  qu'à  Venise  :  je  veux  parler  de  l'émancipation.  Le  mariage 


360  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

n'apporte  à  la  jeune  fille  hollandaise  aucune  liberté  qa*elle  n*ait 
déjà,  et  j*ajouterai  même  que  la  jeune  femme  est  beaucoup  plus 
tenue  par  les  liens  qu'elle  s'est  donnés,  beaucoup  plus  assujettie 
par  les  soins  de  son  intérieur,  les  exigences  de  sa  situation  nou- 
velle et  les  conventions  mondaines,  que  la  jeune  fille  ne  l'est  par 
ses  parents. 

Dès  que  celle-ci ,  en  effet ,  est  en  âge  de  se  garer  des  voitures, 
elle  prend  sa  volée.  Toute  fillette  encore,  elle  sort  déjà  seule  ou 
avec  des  camarades  de  son  âge,  va,  vient,  court  la  ville  sans 
qu'on  s'occupe  beaucoup  d'elle  et  sans  qu'un  chaperon  la  suive 
ou  la  surveille  constamment.  A  mesure  qu'elle  avance  dans  la 
vie ,  ses  prérogatives  augmentent  et  la  liberté  dont  elle  jouit  s'ac- 
croit  à  mesure.  A  vingt  ans,  elle  voyage  seule,  s^absente  pendant 
des  jours  et  des  semaines  du  logis  paternel^  s'installe  chez  ses 
amies  et  passe  avec  elles  une  partie  de  la  belle  saison.  Souvent,  au 
moment  de  partir,  elle  a  trois  ou  quatre  petits  déplacements  en 
tète;  elle  les  dit  à  ses  parents  comme  on  raconte  ses  projets  à  des 
amis,  comme  une  chose  toute  naturelle  et  qui  ne  comporte  aucune 
difficulté;  elle  part,  et  si,  pendant  son  absence,  elle  apporte  à  sa 
correspondance  quelque  irrégulière  nonchalance,  il  arrive  que  son 
père  ou  sa  mère  peuvent  ignorer  où  elle  est. 

J'ai  vu  des  parents  du  meilleur  monde,  bons,  affectueux,  aimant 
leurs  enfants  de  tout  leur  cœur,  ne  point  savoir  au  juste  où  se  trou- 
vait une  de  leurs  filles.  «  Elle  est  à  Deventer  chez  telle  parente, 
ou  à  Arnhem  dans  telle  famille  »  :  c'est  la  réponse  qu'on  faisait  à 
mes  questions. 

Ces  moeurs ,  si  différentes  des  nôtres ,  ne  manquent  pas  dje  nous 
surprendre,  quand  nous  les  observons  pour  la  première  fois.  Peu 
s'en  faut  que  nous  ne  jetions  les  hauts  cris  ;  et  cependant  cette 
coutume  existe  depuis  des  siècles  sans  avoir  jamais  présenté  de 
sérieux  inconvénients.  De  même  que  les  enfants  apprennent  à 
se  garer  des  accidents,  de  même  les  jeunes  filles  apprennent 
à  se  garer  des  mauvaises  rencontres.  Cette  liberté  excessive  lais- 
sée  à  la  fille  hollandaise  n'a  jamais  porté  atteinte  à  sa  bonne 
réputation  :  a  Leurs  femmes  sont  extrêmement  sages,  et  cepen- 


LE  MARIAGE  ET  LA  VIE  DE  FAMÎLLE.  361 

dant  on  les  laisse  très -libres  »,  disait  Guicciardini  il  y  a  trois 
cents  ans ,  et  le  jugement  du  célèbre  voyageur  pourrait  être  porté 
(encore  aujourd'hui  sans  qu'on  ait  à  y  changer  seulement  une 
lettre. 

Disons  vite  que  tout  le  mérite  de  cette  a  extrême  sagesse  »  ne  doit 
point  revenir  exclusivement  à  la  jeune  fille  ;  le  sexe  fort  a  bien  le  droit 
d'en  revendiquer  sa  part,  car  on  pourrait  dire,  non  sans  raison, 
que  c'est  la  retenue  des  hommes  qui  fait  en  grande  partie  la  vertu 
des  femmes.  Il  y  aurait  en  effet  une  témérité  véritable  à  penser  que 
l'enfant  de  treize  ans  qui  court  les  rues  seulette  est  assez  au  fait  de 
la  vie  pour  braver  les  séducteurs  et  la  séduction;  il  faudrait  lui 
accorder  une  expérience,  une  éducation  qui,  en  augmentant  son 
mérite,  atténueraient  singulièrement  sa  candeur  et  nous  enlèveraient 
bien  des  illusions. 

Ajoutons,  du  reste,  qu'il  n'y  a  pas  de  plus  grand  correctif  des 
instincts  et  des  tendances  humaines  que  l'habitude.  Dans  les  pays 
chauds,  lorsque  l'on  voit  passer  une  jeune  fille  seule,  oisive  et 
regardant  les  boutiques,  l'imagination  se  met  en  route;  elle  invente 
un  petit  roman  dont  elle  brûle  de  tourner  les  premiers  feuillets. 
Pourquoi  cela?  C'est  que  la  rencontre  d'une  jeune  fille  seule  est 
un  fait  insolite,  et  que  sa  solitude  même  répand  autour  d'elle 
comme  un  parfum  d'aventure  souhaitée.  Mais  si  au  lieu  d'une 
jeune  personne  vous  en  rencontrez  des  centaines,  errant  seules 
dans  les  rues  ;  si  vous  savez  que  toutes ,  ou  la  plupart ,  sont  hon- 
nêtes ,  qu'elles  appartiennent  à  toutes  les  classes  de  la  société ,  et 
que  vous  risquez ,  en  manquant  à  l'une  d'elles ,  de  vous  faire  mon- 
trer au  doigt  par  une  partie  de  la  ville,  alors  vous  prendrez  à 
votre  tour  l'habitude  de  cette  retenue,  de  cette  prudence  d'al- 
lures, de  cette  sagesse  de  maintien  qui  sont  de  commande  à 
Amsterdam.  Puis  le  cœur,  l'esprit  et  les  sens  se  mettant  à  l'unis- 
son, vous  cesserez  bien  vite  d'observer  ces  fillettes  isolées  et  de 
bâtir  à  leur  vue  un  de  ces  romans  impromptus,  qui,  n'ayant  point 
de  dénoûment  possible,  ni  d'issue  souhaitable,  cessent  d'avoir 
aucune  raison  d'être. 

Si  la  liberté  dont  jouit  la  jeune  fille  hollandaise  est  dès  son  jeune 


362  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

âge  à  peu  près  complète,  on  peut  dire  que  quand  elle  est-  fiancée 
son  émancipation  est  absolue.  Et  d'abord  c'est  elle  qui  choisit  son 
futur  mari.  Nous  avons  vu  autre  part  qu'il  existe  un  dicton  hollan- 
dais assez  bizarre  qui  a  trait  à  cette  coutume  '.  Ce  n'est  qu'après 
avoir  obtenu  l'assentiment  de  sa  future  qu'un  jeune  homme 
s'adresse  à  la  famille  de  celle-ci.  Une  fois  qu'il  a  le  consente- 
ment des  parents,  il  est  reçu  dans  la  famille  comme  un  fils,  et 
la  jeune  fille  lui  est  remise,  comme  un  précieux  dépôt  sur  lequel 
il  veillera  lui-même,  jusqu'au  jour  où  il  en  fera  sa  compagne 
devant  Dieu  et  devant  les  hommes. 

Il  serait  marié  qu'il  n'aurait  point  de  facilités  plus  grandes  pour  la 
voir  et  pour  l'entretenir.  Il  sort  seul  avec  elle ,  la  mène  au  théâtre, 
au  concert,  au  bal,  la  reconduit  le  soir  au  logis  paternel,  sans  que 
personne  y  trouve  à  redire.  Il  voyage  parfois  avec  elle,  va  rendre 
visite  à  des  parents  éloignés,  des  amis  de  province,  sans  que  cela 
tire  à  conséquence. 

Parfois  cependant  il  peut  se  produire  des  quiproquos  curieux ,  à 
l'étranger  surtout,  où  l'on  n'est  point  au  faitde  ces  usages.  Je  n'en 
veux  du  reste  pom'  preuve  que  l'anecdote  suivante  advenue  à  une 
jolie  personne  de  Zaandam,  qui  me  la  racontait,  il  y  a  quelques 
années,  en  riant  de  bon  cœur  à  ce  bizarre  souvenir. 

Elle  étail  fiancée  à  cette  époque ,  et  avait  une  excessive  envie  de 
voir  Baden-Baden',  dont  en  ce  temps-là  "on  parlait  beaucoup  plus 
que  de  nos  jours.  On  fit  partie  d'y  aller  à  quatre,  deux  futurs 
ménages;  on  prévint  les  parents  et  l'on  se  mit  en  route.  On  arriva 
à  Bade  le  soir,  mourant  de  faim,  exténué  de  fatigue;  on  descendit 
à  l'hôtel  ;  on  commanda  deux  chambres  à  deux  lits  ,  l'une  pour  les 
jeunes  gens,  l'autre  pour  leurs  fiancées,  et  un  bon  souper.  I^e 
repas  achevé,  on  voulut  aller  se  reposer;  mais  au  lieu  de  deux  lits 
dans  chaque  chambre,  il  n'y  en  avait  qu'un  seul;  et  comme  on 
faisait  des  observations  aux  garçons,  ceux-ci  répondirent  d'une 
façon  narquoise  qu'à  Bade  les  jeunes  ménages  n'avaient  point  l'habi- 

'  M  I]  y  a  deux  choses  qu'une  fille  choisit  elle-même  :  ses  pommes  de  terre 
et  son  fiancé.  »  {Voyaye  pittoresque  aux  villes  du  Zuiderzée.  Paris,  chez 
flon,  1874.) 


LE  MARIAGE  ET  LA  VIE  DE  FAMILLE.  363 

tudé  de  faire  lit  à  part.  Le  maître  d'hôtel  ne  possédait  point  d'autres 
lits  non  plus  que  d'autres  chambres,  et  il  était  trop  tard  pour  aller 
ailleurs.  Les  deux  jeunes  gens  durent  coucher  ensemble»  et  les  jeunes 
filles  se  réfugièrent  dans  l'autre  chambre,  au  grand  scandale  des 
gens  de  l'hôtel,  qui  répétaient  qu'à  Bade  on  n'avait  jamais  vu  chose 
pareille.  La  nuit  porte  conseil.  Le  lendemain,  nos  quatre  étourdis 
trouvèrent  que  la  leçon  était  suffisante.  De  grand  matin,  on  reprit, 
le  chemin  de  fer.  On  repartit  sans  avoir  rien  vu,  jurant,  'mais  un 

peii  tard qu'on  ne  ferait  plus  d'excursions  semblables  en  dehors 

de  la  Hollande. 

On  comprend  facilement  qu'avec  une  semblable  liberté,  sans 
préoccupations  de  maison,  sans  ennuis  de  famille,  sans  charges 
en  un  mot,  le  temps  des  fiançailles  soit  regardé  comme  le  plus 
beau  de  la  vie.  Aussi  n*a-t-on  aucune  hâte  de  le  voir  se  terminer. 
Le  mariage,  en  effet,  est  la  plupart  du  temps  subordonné  à  la 
position  du  fiancé.  Les  parents  consentent  volontiers  à  ce  que  leur 
fille  accepte  la. promesse  d'un  futur  de  son  choix;  mais  ils  n'au- 
torisent le  mariage  que  lorsque  sa  situation  leur  donne  les  garan- 
ties qu'ils  sont  en  droit  d'exiger.  Presque  toutes  les  jeunes  filles, 
en  effet,  se  marient  sans  dot.  Le  jeune  homme  ne  vient  point 
dire  au  beau-père  futur  :  «  J'aime  votre  fille;  que  me  donnez- 
vous  avec  elle?  »  C'est  au  contraire  le  beau-père  qui  dit  :  «  Vous 
aimez  ma  fille?  fort  bien.  Vous  voulez  l'épouser?  soit.  Mais  je 
veux  être  sûr  que  vous  êtes  en  état  de  pourvoir  à  ses  besoins, 
et  qu'auprès  de  vous  elle  ne  manquera  pas  du  nécessaire.  » 

On  comprend  combien  une  union  conclue  de  la  sorte  offre  de 
garanties  de  bonheur.  En  outre,  cette  façon  de  prendre  femme 
sans  combinaisons  de  gros  sous ,  sans  que  la  question  d'argent 
intervienne,  pour  peser  sur  les  sentiments  affectueux  (comme  cela 
se  pratique  en  tant  d'autres  pays),  donne  à  l'époux  un  ascendant 
irrésistible  et  une  autorité  incontestée.  Toutefois  cette  coutume, 
si  honnête  et  si  morale  qu  elle  puisse  être,  a  souvent  pour  résultat 
de  retarder  le  mariage.  La  durée  des  fiançailles  est  généralement 
d'un  an  ou  deux;  mais  parfois,  faute  de  pouvoir  s'établir  convena- 
blement, ce  temps  d'épreuve  s'allonge  de  trois,  quatre  et  cinq  années. 


AMSTERDAM   ET   VENISE. 


n  n'est  même  pas  rare  de  voir  des  fiancés  attendre  sept  on  huit 
ans  qu'il  lenr  soit  permis  d'entrer  en  ménage. 


Tfloe   i 

AMSTERDAM 

L»  prapontion  de  taanage.  (Caricature  de  Troo*l.) 

Enfin  le  jour  heureux  approche.  Quelques  semaines  aupara- 
vant on  prévient  ses  amis,  et  de  tous  côtés  les  fêtes  commencent. 
Les  dîners  succèdent  aux  diners  ;  les  parents  reçoivent  tour  à  tour 


LE  MARIAGE  ET  LA  VIE  DE  FAMILLE.  365 

le  jeune  couple;  on  le  fête ,  on  le  choie.  Partout  ce  sont  d*aimables 
témoignages  de  sympathie  et  d'affection;  on  met,  comme  on  dit, 
les  petits  plats  dans  les  grands;  les  vieux  vins  sont  montés;  le 
Champagne  pétille  dans  les  coupes.  Au  dessert  on  porte  des  toasts. 
Ce  ne  sont  point  de  vulgaires  santés  comme  chez  nous,  mais  de 
véritables  petits  discours.  Le  moment  venu,  Forateur  (tout  le 
monde  se  croit  bien  un  peu  le  don  de  la  parole),  l'orateur  qu'on 
voyait  depuis  un  instant  recueilli  et  songeur,  ruminer  et  élaborer 
péniblement  les  pointes  dont  il  entend  émailler  son  toast,  l'orateur 
prend  son  couteau  et  frappe  par  deux  fois  son  verre.  Le  silence  se 
fait,  et  chacun,  pour  être  grave,  regarde  attentivement  le  fond  de  son 
assiette.  Alors  la  tête  renversée,  les  yeux  fixés  au  plafond,  l'air 
moitié  souriant,  moitié  rêveur,  le  sourcil  légèrement  froncé,  comme 
tout  homme  qui  sait  l'importance  de  ce  qu'il  va  dire,  le  toasteur 
commence  son  speech. 

u  Je  voudrais  qu'il  me  fût  permis  de  saisir  l'occasion  présente  , 
occasion  à  la  fois  joyeuse  et  solennelle ,  et  bien  capable  de  réjouir 
l'honorable  assistance,  pour  témoigner  les  sentiments  d'affection 
qui  me  lient  au  jeune  couple  que  nous  avons  à  cette  table,  et  que 
je  n'ai  pas  besoin  de  désigner  autrement,  et  pour  proclamer  haute- 
ment les  souhaits  que  je  forme  pour  son  bonheur  futur »  Et  le 

toast  continue  pendant  dix  bonnes  minutes,  entrecoupé  de  pauses.  A 
la  rigueur  on  pourrait  résumer  le  tout  en  six  paroles  :  «  A  la  prospé- 
rité du  futur  ménage.  »  Mais  cela  est  trop  simple,  et  Ton  croirait  bien 
un  peu  manquer  de  dignité  en  disant  les  choses  aussi  brièvement. 

Mais  la  dernière  semaine  arrive;  c'est  la  plus  fertile  en  fêtes,  en 
plaisirs,  en  surprises  de  toutes  sortes.  Le  papa,  qui  n'a  pas  doté  sa 
fille,  consent  toutefois  à  lui  donner  un  joli  mobilier;.  la  maman 
prépare  un  superbe  trousseau.  TjCs  parents  et  les  amis,  qui  ne 
veulent  point  demeurer  en  arrière,  suivent  cet  excellent  exemple, 
et  de  tous  côtés  ce  sont  mille  charmants  cadeaux  qu'on  apporte. 
Les  gentilles  camarades  ont  brodé  des  chaises  et  des  coussins;  les 
oncles  et  les  tantes  fournissent  l'argenterie ,  la  vaisselle  et  le  reste  ; 
les  amis  donnent,  celui-ci  un  meuble ,  celui-là  un  tableau ,  le  troi- 
sième une  pendule.  Quelques  jours  avant  la  cérémonie,  on  fait  une 


3G(i  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

exposition  générale  •  de  tous  ces  gracieux  cadeaux;  et  l'on  invite 
ses  connaissances  à  les  venir  contempler.  Touchant  spectacle 
qiie  celui  de  T amitié  aidant  deux  jeunes  époux  à  entrer  en 
ixiénage!  Le  soir,  cette  amicale  exhibition  est  suivie  d'un  grand 
dîner.  Du  reste,  on  ne  manque  guère  pendant  tous  ces  jours  de 
déployer  cet  ingenium  ad  voluptatem  prœcipue  conviviorum  dedi^ 
tum,  dont  le  prudent  Érasme  gratifiait  déjà  ses  chers  compatriotes. 
Enfin  la  cérémonie  est  accomplie,  la  jeune  fille  est  devenue 
femme;  le  mariage  en  a  fait  une  maîtresse  de  maison.  Sa  nouvelle 
dignité  ne  la  prend  point  au  dépourvu;  depuis  longtemps  elle  s'y 
était  préparée  par  des  études  de  toutes  sortes.  Elle  avait  avec  sa 
mère  dirigé  le  ménage,  veillé  au  linge,  surveillé  les  gens,  contrôlé 
la  dépense  et  rogné  les  ongles  aux  fournisseurs.  A  tour  de  rôle, 
partageant  avec  ses  sœurs  le  pouvoir  suprême,  elle  a  porté  le 
fameux  panier  aux  clefs  et  réglé  l'ordinaire.  Personne  ne  sait  mieux 
qu'elle  ordonner  le  service,  repriser  et  coudre,  vérifier  le  linge 
quand  il  revient  du  blanchissage,  le  plier,  le  calandrer,  et  le  reste. 
Toute  petite,  elle  a  appris  en  se  jouant  à  faire  la  cuisine,  et  le  petit 
poêle  en  fonte  qui  lui  servait  à  préparer  ses  essais  culinaires  aidera 
plus  tard  à  l'instruction  ménagère  de  ses  chers  enfants.  Enfin  elle  a 
reçu  comme  un  don  du  ciel  ces  merveilleuses  qualités  de  sa  race  : 
Tordre  et  l'économie. 

On  comprend  dès  lors  quelle  excellente  maîtresse  de  maison  elle 
est  capable  de  faire.  Son  intérieur  deviendra,  grâce  à  elle,  un 
vrai  paradis;  elle  y  mettra  tout  son  amour-propre,  et  même  s'y 
absorbera  un  peu  trop.  En  effet,  elle  pourrait  encore  briller  dans 
le  monde  où  elle  n'a  fait  que  passer,  et  généralement  elle  s'y 
refuse.  Au  bout  d'un  an,  les  enfants  commencent  à  apparaître,  et 
dès  lors  ils  prennent  tout  son  temps.  Us  se  succèdent  avec  une 
rapidité  automatique;  d'année  en  année  .la  famille  s'accroît.  Les 
familles  sont  fort  nombreuses;  cinq  ou  six  enfants,  voilà  le  lot 
commun,  et  il  n'est  pas  rare  d'en  renconti*er  dix  ou  douze.  Tout 
ce  petit  monde  s'élève  et  grandit;  le  père  pourvoit  à  tout;  et  par 
son  ordre,  son  économie  et  ses  soins,  la  jeune  mère  fait  régner 
partout  l'abondance. 


L, 


LE   MARIAGE   ET  LA  VIE  DE   FAMILLE.  367 

Plus  tard,  elle  regrettera  peut-être  d'avoir,  au  lendemain  de 
son  mariage,  dépouillé  toutes  ces  qualités  mondaines  qui  auraient 

m 

pu  la  faire  briller.  Avec  le  temps,  la  fortune  est  venue.  Ses  filles, 
au  lieu  d'être  un  objet  de  sollicitude,  l'aident  dans  son  ménage 
et  la  débarrassent  de  mille  soins.  Pour  égayer  la  maison,  on  reçoit 
de  temps  en  temps;  mais  ces  soirées  n'ont  point  tout  le  charme 
et  surtout  l'entrain  qu'elles  pourraient  avoir  et  qu'on  rencontre 
en  d'autres  pays.  Déshabituée  du  monde ,  la  femme  hollandaise  se 
montre  timide  ;  elle  n'aborde  qu'avec  une  hésitation  visible  les  sujets 
qui  sortent  de  son  domaine.  Habitué  à  son  cercle,  où  depuis  dès 
années  il  passe  le  meilleur  de  ses  soirées,  l'homme,  de  son  côté, 
se  cantonne  dans  la  politique  ou  dans  ces  discussions  peu  -acces- 
sibles aux  femmes ,  et  qui  sont  pour  elles  sans  attraits  ;  aussi  la 
conversation  ne  tarde  pas  à  languir  et  cesse  bientôt  d'être  géné- 
rale. Lés  dames  font  rapidement  bande  à  part,  causent  de  leurs 
travaux  et  de  ces  mille  riens  qui  ont  pour  elles  tant  d'importance. 
Les  hommes,  le  cigare  aux  lèvres,  humectant  leur  éloquence 
avec  lin  verre  de  châleau-laroze  ou  de  raûenthaler ,  reprennent 
leurs  causeries  d'affaires  ou  leurs  propos  de  societeit;  à  moins 
que  les  tables  de  jeu  ne  viennent  faire  succéder  un  silence  relatif 
aux  improvisations  des  causeurs. 

Les  esprits  ordinaires  s'accommodent  volontiers  de  cette  sépa- 
ration; OB  s'y  habitue  de  bonne  heure,  et  le  sexe  fort  la  trouve 
d'autant  plus  agréable  qu'elle  lui  évite  tout  ce  déploiement  d'ama- 
bilités, de  petits  soins,  de  délicates  attentions  pour  lequel  il  ne  se 
sent  que  fort  médiocrement  porté.  Les  esprits  d'élite  et  littéraires 
en  gémissent;  mais  comme  ils  sont  la  minorité,  on  les  laisse  gémir 
tout  à  leur  aise.  Cependant  ils  font  plus  :  ils  accusent  les  femmes 
de  leur  abandon,  et  ils  ont  tort;  eux  seuls  sont  les  coupables. 
Le  reproche,  au  reste,  n'est  pas  neuf.  En  1647,  Guillaume  II  ne 
se  gênait  point  pour  l'adresser  aux  dames  d'Amsterdam ^   Mais, 

'  Ge  prince,  pour  se  venger  de  Téchec  qu'il  avait  éprouvé  sous  les  murs  d'Ams- 
terdam, disait  volontiers  que  les  dames  de  cette  ville  u  étaient  plus  propres  à  faire 
des  prisonniers  de  guerre  que  des  prisonniers  d'amour  ».  (Voir  les  Mémoirei  de 
HoUandCi  publiés  en  1678  par  Michailet  et  attribués  à  madame  de  la  Fayette.) 


368  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

pas  plus  à  cette  époque  que  de  nos  jours,  il  n'était  justifié* 
La  femme  hollandaise  n'est  pas,  comme  certains  Âmsterdamois 
le  prétendent,  moins  capable  de  tenir  un  salon,  moins  apte  à 
diriger  la  conversation  que  celle  d'aucun  autre  pays;  loin  de  là, 
elle  possède  au  contraire  une  instruction  sérieuse,  et  même  une 
sorte  d'érudition  qu'on  rencontre  rarement  en  d'autres  contrées. 
Parlant  avec  facilité  trois  ou  quatre  langues,  elle  a  pu  dès  sa  jeu- 
nesse écrémer  pour  ainsi  dire  sa  littérature  nationale  et  les  prin- 
cipales littératures  européennes.  Elle  sait  beaucoup,  sait  bien  et 
désire  encore  savoir.  Avec  un  fond  semblable,  il  semble  que  les 
sujets  ne  doivent  guère  manquer;  et  cependant  ils  font  défaut  : 
c^est  qu'on  ne  sait  ou  ne  veut  point  les  exploiter.  Une  plante  ne 
fleurit  pas  sans  qu'on  la  cultive  et  qu*on  la  soigne.  On  en  peut  dire 
autant  de  la  conversation.  Au  lieu  de  vous  réfugier  au  .milieu  des 
fumeurs,  approchez -vous  du  cercle  des  dames;  essayez  seule- 
ment de  faire  causer  quelques  aimables  Amsterdamoises;  four- 
nissez-leur le  sujet;  prêtez-leur  quelques-unes  de  ces  idées  sug^ 
gestives,  comme  disent  les  Allemands,  c'est-à-dire  qui  en  font 
naître  d'autres  ou  appellent  la  contradiction.  En  un  instant  vous 
assisterez  à  une  transformation  véritable.  On  a  commencé  par 
parler  chiffons,  modes,  piano;  tout  à  coup  le  terrain  change  : 
littérature,  musique,  beaux-arts,  problèmes  psychologiques,  tout 
est  abordé  sans  gêne,  sans  contrainte,  avec  une  aisance  inat- 
tendue et  une  indiscutable  puissance  d'assimilation  et  de  raison- 
nement, à  moins  qu'une  voix  étrangère  ne  vienne  pousser  une 
note  discordante ,  qui  fait  rentrer  dans  l'ornière  la  conversation  si 
bien  commencée. 

Faute  d'habitude,  en  effet,  la  femme  hollandaise  manque  de  cette 
sûreté  d'elle-même,  de  cet  aplomb  indispensable  pour  diriger  un 
entretien  et  l'empêcher  de  dévoyer;  mais  en  quelques  mois  elle 
viendrait  facilement  à  bout  de  surmonter  cette  gêne  :  le  tout  serait 
de  vouloir.  Les  hommes,  du  reste,  ne  sont  point  en  cela  aussi  cou- 
pables qu'on  pourrait  le  supposer  tout  d'abord  ;  ils  obéissent  beau- 
coup moins  à  un  manque  de  courtoisie,  d'amabilité,  qu'à  une  ten- 
dance pour  ainsi  dire  invincible  de  leur  caractère.  Le  Hollandais,  en 


LK   MARIAGK   ET   LA  VIE  DE  FAMILLE.  371 

effet,  est  comme  l'Allemand  :  il  se  spécialise  volontiers,  c'est-à-dire 
qu'il  applique  toutes  ses  forces  intellectuelles  et  toutes  ses  facultés 
à  bien  pénétrer  une  branche  de  connaissances.  Or,  l'art  de  la 
conversation  ne  consiste  pas  à  savoir  bien  une  chose,  à  traiter 
un  sujet  avec  une  autorité  et  une  science  qui  ne  souffrent  point 
de  contradiction.  Amenée  à  ce  point,  la  conversation  tourne  à  la 
conférence.  Pour  lui  permettre  de  s'épanouir,  il  faut,  au  contraire, 
connaître  superficiellement  une  foule  de  sujets,  en  parler  avec 
légèreté,  avec  grâce,  les  effleurer  avec  humour.  Mais  ces  qualités 
précisément  sont  on  ne  peut  plus  antipathiques  au  vrai  Hollan- 
dais, amoureux  avant  tout  de  l'exactitude  et  passionné  pour  la 
vérité.  On  comprend  dès  lors  que  si  l'on  ne  compte  pas  à  Amsterdam 
plus  de  tt  salons  »,  dans  le  sens  qu'on  donnait  à  ce  mot  au  commen- 
cement de  notre  siècle,  ce  n'est  point  aux  dames  hollandaises  qu'il 
en  faut  faire  remonter  la  vraie  responsabilité  \ 

Nous  avons  essayé  en  quelques  pages  de  faire  connaître  ce  qu'est 
le  mariage  hollandais  et  quels  sont  les  grands  traits  de  la  vie  de 
famille.  Nous  avons  vu  dès  le  principe  que  c'est  une  union  sans 
calcul ,  l'association  de  deux  cœurs  qui  ont  su  s'apprécier,  de  deux 
êtres  qui  s'aiment  longtemps  avant  que  de  s'unir  pour  la  vie. 
Cette  absence  de  préoccupations  vulgaires  et  matérielles  au  début 
d'nne  affection  en  sanctifie  pour  ainsi  dire  le  but.  Ce  n'est  que  bien 
rarement  qu'on  voit  à  Amsterdam  de  mauvais  ménages;  pour  ma 
part,  je  n'en  ai  jamais  connu.  L'autorité  du  mari  y  est  respectée, 

'  En  Allemagne,  la  môme  chose  se  produit  et  prend  même  des  proportions  encore 
plus  considérables.  Tous  ceux  qui  fréquentent  les  cercles  de  savants  sont  étonnés 
de  la  vu%arîté  des  sujets  de  conversation.  Les  sommités  littéraires,  historiques 
et  scientifiques  se  spécialisent  dans  leurs  études,  et  même  sur  ce  point  ne  sup- 
portent de  contradiction  que  la  plume  à  la  main  et  les  preuves  à  l'appui.  C'est 
en  vain  que,  dans  un  dîner,  vous  chercheriez  à  faire  causer  un  érudit  de  ce 
qui  touche  à  son  érudition.  A  vos  moindres  questions,  il  cherchera  à  ne  pas  ré- 
.pondre,  ou,  s'il  y  est  forcé,  il  commencera  sa  réponse  par  ces  mots  :  «  S'il  m'est 
permis,  dans  un  pareil  moment,  de  traiter  des  sujets  aussi  graves...  n  et  esquivera 
toute  discussion.  M.  Allard-Pierson,  dont  le  mérite  et  l'érudition  sont  si  chers  à 
toute  la  Néerlande,  et  qui  fut  longftemps  profî*sseur  à  Heîdelber^;,  m'a  dît  que 
jamais  il  n'avait  trouvé  de  conversation  plus  terre  à  terre  que  celle  de  ses 
savants  collèges.  «  Entre  nous,  me  disait-il  un  jour,  nous  en  étions  réduits  ù 
parler  du  beeftteak  de  la  veille,..  >' 


372  AMSTERDAM  ET  VEWISE. 

et  la  femme,  qui  sait  qu'elle  doit  tout  à  celui  qui  Ta  choisie,  lui 
apporte  en  dévouement,  en  tendresse,  en  abnégation,  une  fortune 
bien  autrement  précieuse  que  toutes  celles  qu'on  aurait  pu  stipuler 
sur  un  contrat.  Une  autre  conséquence  de  cette  absence  de  dot, 
c'est  le  nombre  des  enfants.  N'étant  point  obligé  de  partager  avec 
eux  le  fruit  de  son  travail  et  de  son  économie;  n'étant  tenu  que  de 
les  bien  élever  et  sachant  que  son  ardeur  suffira  à  la  tâche,  le 
père  de  famille  ne  se  livre  point  à  ces  tristes  calculs  qui  ont  pour 
résultat  de  réduire  sa  postérité.  Les  familles  nombreuses,  belles 
et  fortes,  fleurissent  partout  en  Hollande.  Toujours  unies,  elles 
présentent  le  plus  beau  spectacle  qu'on  puisse  trouver  dans  la 
nature  :  celui  d'un  arbre  vigoureux  dont  la  sève  alimente  de 
nombreux  rameaux  et  produit  en  abondance  des  fruits  sains  et 
savoureux. 

Pour  en  finir,  il  nous  reste  à  dire  un  mot  de  deux  actes  qui  con- 
sacrent à  un  long  intervalle  le  souvenir  de  ces  félicités  premières  : 
nous  voulons  parler  des  Noces  d'argent  et  des  Noces  d'or.  Les 
premières  ont  lieu  après  vingt-cinq  ans,  les  secondes  après  cin- 
quante ans  de  mariage.  Rien  n'est  plus  touchant  que  cette  double 
cérémonie  ;  rien  n'est  plus  attendrissant  que  de  voir  ces  bons 
vieillards,  entourés  de  leurs  enfants  et  quelquefois  d  une  seconde 
et  d'une  troisième  postérité,  se  rappeler  gravement  les  premiers 
mouvements  de  leur  cœur,  l'union  qui  en  fut  la  conséquence,  et 
donner  le  spectacle  d'une  tendresse  qui,  pendant  un  demi-siècle, 
ne  s'est  point  démentie  un  instant. 

Jamais  tableau  ne  fiit  plus  capable  de  bien  faire  comprendre  ce 
qu'est  le  mariage  en  Hollande.  Aussi  est-ce  sur  celui-là  que  nous 
voulons  nous  arrêter. 

  Venise  tout  comme  à  Amsterdam ,  la  seule  pensée  du  mariage 
évoque,  dans  une  foule  de  jolies  têtes,  un  grand  nombre  d'aimables 
images  et  de  projets  joyeux.  Plus  qu'à  Amsterdam,  nous  l'avons 
dit,  il  doit  séduire  et  charmer,  car  il  apporte  avec  lui  une 
émancipation  relative.  Mais  au  bord  des  Lagunes  il  possède  cepen- 
dant un  charme  de  moins  que  sur  les  rives  de  l'Amstel;  la  Véni- 
tienne en  effet  ne  ressent  pas  cette  tendresse  fanatique  pour  sa 


LE   MARIAGE   ET   LA  VIE   DE   FAMILLE.  373 

maison,  qui  est  l'un  des  sentiments  les  plus  vifs  de  la  femme 
hollandaise. 

«  On  ne  saisit  bien  que  dans  les  pays  du  Nord  la  portée  de  cette 
expression  vulgaire  :  Un  homme  sans  feu  ni  lieu,  a  dit  quelque 
part  M.  Alphonse  Esquiros.  Dans  les  régions  heureuses  du  Midi, 
rhomme,  si  dénué  qu'il  soit,  a  toujours  au-dessus  de  sa  tête  la  tente 
étoilée  du  ciel;  il  se  réchauffe  au  soleil,  il  est,  pour  ainsi  dire,  revêtu 
de  la  lumière  comme  d'un  manteau;  s'il  se  plaint,  c'est  de  demeurer 
entre  quatre  murailles.  »  Il  est  donc  tout  naturel  que  la  Vénitienne 
n'éprouve  pas  la  ^violence  d'attachement  que  la  femme  du  Nord  res- 
sent pour  son  intérieur  :  cela  est  dans  l'ordre  de  la  nature. 

N'ayant  point  une  liberté  complète,  ne  pouvant  aller  et  venir 
seule,  n'ayant  que  de  faibles  occasions  de  se  trouver  dans  le  monde 
en  compagnie  de  jeunes  gens,  toutes  choses  qui,  sous  un  climat 
brûlant,  présenteraient  des  inconvénients  sans  nombre,  on  conçoit 
que  la  jeune  damigelta  ne  soit  point  Tunique  maîtresse  de  sa  des-> 
tinée.  L'intervention  des  parents  dans  le  mariage  est,  pour  ainsi 
dire,  indispensable;  toutefois  ceux-ci  ne  font  jamais  beaucoup  sentir 
le  poids  de  leur  autorité.  Comme  en  Hollande,  les  jeunes  filles  se 
marient  presque  toutes  sans  dot  Ml  est  donc  tout  naturel  qu'on  res- 
pecte leur  sentiment,  et  qu'on  leur  laisse  le  choix  entre  tous  ceux 
qui  soupirent  pour  leurs  beaux  yeux  et  leurs  gracieuses  personnes. 

Le  mariage  résolu,  le  prétendu  accepté  est  admis  à  faire  sa  cour. 
fia  durée  des  fiançailles  est  longue  :  un  an,  dix-huit  mois,  deux  ans 
parfois,  se  passent  entre  le  jour  des  accordailles  et  celui  du  mariage. 
Mais  point  de  sorties  sans  contrôle,  point  de  courses  sans  chaperon, 
point  de  parties  de  plaisir,  de  spectacle,  ni  de  bal  sans  la  partici- 
pation de  la  famille.  Dans  ce  pays  de  soleil  et  de  nuits  étoilées, 
les  cœurs  battent. trop  vite  et  les  tètes  s'enflamment  trop  rapide- 
ment. Une  sage  surveillance  est  nécessaire.  Elle  empêche  les  écarts 

'  L'absence  de  dot  ne  provient  pas,  comme  à  Amsterdam,  d'un  principe  rai- 
sonné, adopté  par  la  généralité  des  familles.  —  C'est  une  gêne  générale  qui  en 
est  la  cause.  La  plupart  des  familles  vénitiennes  en  effet  végètent  dans  une  sorte 
de  demi- pauvreté.  Les  unes  vivent  de  quelques  maigres  revenus  et  croiraient 
déroger  en  travaillant.  Les  autres  occupent  les  emplois  publics ,  mal  rétribués 
comme  en  tous  pays. 


374  AMSTERDAM    ET   VENISE. 

d'imagination  et  prévient  les  imprudences.  Ce  temps  passé,  et  quand 
le  mariage  annoncé  est  à  la  veille  de  se  conclure ,  on  prévient  les 
amis,  et  l'on  procède  aux  cérémonies  d*usage.  Jadis,  ces  forma- 
lités étaient  beaucoup  plus  compliquées  que  de  nos  jours.  La  pre- 
mière était  la  signature  du  contrat;  la  seconde,  la  présentation  de  la 
bague,  qui  devait  être  un  diamant  de  grand  prix;  la  troisième,  la 
présentation  des  perles,  et  enfin  les  noces  proprement  dites.  Tout 
cela  se  faisait  avec  un  grand  concours  de  toilettes  et  de  dîners.  Tout 
comme  à  Amsterdam,  Bacchus  venait  cimenter  les  liens  formés  par 
Cupidon. 

De  nos  jours  les  choses  ont  été  simplifiées;  l'anneau  peut  être 
simplement  en  or,  et  dans  la  plupart  des  familles  on  a  renoncé 
à  la  présentation  des  perles.  Cette  dernière  cérémonie,  toutefois, 
était  assez  étrange  pour  que  nous  en  disions  un  mot.  Quelle 
que  fût  la  fortune  des  mariés,  il  était  d'usage  que  huit  ou  dix 
jours  avant  la  bénédiction  nuptiale,  la  mère  du  prétendu  fit  cadeau 
à  la  future  d'un  collier  de  perles  fines  qui  devait  valoir  un  grand 
prix.  Aussi,  comme  bien  peu  de  familles  possédaient  de  ces 
colliers  ou  voulaient  en  faire  la  dépense,  on  les  louait  à  quelque 
joaillier,  qui,  le  mariage  terminé,  rentrait  en  possession  du  précieux 
bijou.  Cette  location  était  le  secret  de  Polichinelle  ;  mais  une  jeune 
fille  qui,  pendant  la  semaine,  n'eût  point  porté  avec  ostentation  le 
précieux  collier  eût  été  montrée  au  doigt  et  déshonorée  aux  yeux 
de  ses  compagnes. 

Une  autre  cérémonie,  fort  en  honneur  elle  aussi,  mais  qui, 
celle-là,  s'est  conservée  jusqu'à  nous,  c'est  la  présentation  des 
cadeaux.  Tout  comme  à  Amsterdam ,  quelques  jours  avant  la 
noce,  les  amis  et  les  parents  ont  coutume  d'adresser  aux  fiancés  un 
souvenir  qui  les  aide  à  entrer  en  ménage.  C'est  généralement  quel- 
que gentil  meuble,  quelque  pièce  d'argenterie  ou  quelque  étoffe  de 
valeur.  Mais  il  arrive  parfois  que,  faute  de  ressources,  un  cousin  ou 
un  ami  se  voit  dans  l'impossibilité  d'acquérir  le  cadeau  qu'il  souhaite 
d'offrir;  alors  il  remplace  l'objet  de  prix  par  une  attention  délicate. 
Au  lieu  d'un  bijou  il  présente  un  sonnet,  un  acrostiche  ou  quelque 
romance  de  sa  composition. 


LE  MARIAGE  ET   LA  VIE  DE  FAMILLE.  375 

Il  nest  point  de  noces  où  ces  hors-d'œuvre  n'abondent.  La  déli- 
catesse de  Tatlention  fait  passer  par-dessus  le  peu  de  valeur  du 
cadeau;  car,  malgré  la  bonne  intention  des  rimeurs,  il  s'en  faut  que 
cette  poésie  d'occasion  soit  toujours  de  premier  choix.  Parfois 
même  le  poète ,  se  sentant  mal  inspiré ,  laisse  sa  muse  s'ég^arer  et 
faire  l'école  buissonnière.  Il  chante  une  foule  de  choses  sans  aucun 
rapport  apparent  avec  les  noces  qui  se  préparent.  C'est  Yavvenire 
(Tltalia  qui  l'inspire,  ou  quelque  élucubration  in  Iode  di  Fenezia, 
Il  rattache  sa  poésie  à  la  cérémonie  du  jour  par  quelques  phrases 
dédicatoires.  «  Acceptez ,  dit-il ,  ce  poëme  comme  un  témoignage 
de  mon  affection,  et  vogliate  essere  tanto  gentili  da  giudicarmi 
migliore  delV  opéra  mia.  n  Ce  qui  n'jest  pas  toujours  un  acte  de 
pure  modestie. 

Il  arrive  même  quelquefois  que  l'inspiration  fait  tout  à  fait 
défaut,  en  sorte  que  le  cousin  ou  l'ami  serait  dans  un  grand 
embarras,  sans  une  bizarre  coutume  qui  consiste  à  remplacer  le 
sonnet  qui  ne  vient  pas  par  un  morceau  de  prose,  ou  une  pièce 
de  vers  empruntés  au  premier  venu.  Parfois  on  a  la  main  heu- 
reuse. On  tombe  sur  quelques-unes  de  ces  galanteries  poé- 
tiques du  vieux  lemps  qui  ne  manquent  pas  d'à-propos.  C'est  un 
Imeneo  trionfante,  une  Gloria  d'amore,  ou  bien  encore  la  Ghir^ 
landa  deW  Aurora,  le  tout  avec  intervention  des  belles  déesses  du 
paganisme.  Mais  parfois  le  chercheur  a  la  main  maladroite,  et  le 
sonnet*,  le  madrigal  et  l'épîthalame ,  c'est-à-dire  les  élégances,  les 
gentillesses  et  les  compUments,  font  place  au  document.  La  coutume 
d'imprimer  des  textes  historiques  a  même  pris,  dans  ces  temps 
derniers,  un  développement  tout  à  fait  ridicule.  On  se  demande, 
non  sans  inquiétude  pour  le  bon  sens  de  ceux  qui  les  remettent  au 
jour,  quel  rapport  il  y  a  entre  le  récit  d'un  conclave ,  des  dépêches 
politiques,  la  relation  d'un  ambassadeur,  tout  cela  vieux  de  deux 
siècles,  et  des  noces  qui  vont  se  faire  dans  la  quinzaine. 

Ne  croyez  pas  que  j'exagère.  Prenons  au  hasard  les  titres  de 
quelques-uns  de  ces  documents  étranges.  En  voici  un  sur  V Etablis- 
sement du  consulat  de  Venise  à  Marseille,  en  1747  (pour  les  noces 
Scola-Faetella).  Ce  deuxième  est  un  Mémoire  de  Sebastiano  Malin, 


370  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

patricien  de  Venise,  inquisiteur  aux  métiers  (pour  les  noces 
Bressania-Lazari).  Voici  ensuite  les  Lois  vénitiennes  concernant 
les  ecclésiastiques  jusqu'au  dix ~ huitième  siècle  (pour  les  noces 
Comello-Totto).  C'est  encore  un  Projet  du  cardinal  Alberoni 
pour  réduire  Cempire  turc  à  l'obéissance  des  principes  chrétiens, 
et  diviser  entre  les  puissances  occidentales  la  conquête  de  cet 
empire. 

Quel  rapport  peut-il  exister  entre  ce  Projet  du  cardinal  Albe- 
roni et  un  mariage  v<5nitien?  Ouvrons  l'opuscule,  peut-être  la  dédi- 
cace nous  l'apprendra-t-elle. 

u  Gtière  cousine,  dit  cette  dédicace,  à  l'heureuse  occasion  de 
ton  mariage,  je  te  fais  hommage  de  l'écrit  suivant  du  cardinal  Albe- 
roni, génie  puissant,  de  l'aveu  même  de  Voltaire,  qui,  sorti  d'une 
obscure  naissance,  devint  ministre  d'Espagne  sous  Philippe  V.  »  — 
Ici  l'auteur  explique  les  raisons  qui  l'ont  porté  à  préférer  ce  docu- 
ment à  beaucoup  d'autres.  Il  a  pour  objet  l'amélioration  de  la 
condition  des  chrétiens  en  Orient,  ce  qui  ne  peut  manquer  d'en 
rendre  la  lecture  attrayante.  —  Aussi,  reprenant  le  ton  dédica- 
toire  :  «  Dans  un  jour  de  joie  et  d'allégresse,  pour  toi  et  tous  ceux 
qui  t'approchent,  ajoute-t-il,  je  publie  cet  écrit,  dont  le  but 
répond  encore  aujourd'hui  aux  principales  préoccupations  du 
monde  civilisé,  car  il  traite  du  bien-être  des  populations  chré- 
tiennes. » 

Certes  c'est  là,  en  effet,  un  sujet  des  plus  intéressants ;*mals  le 
moment  ne  semble-t-il  pas  singulièrement  choisi  pour  traiter  des 
questions  pareilles?  Espérons  qu'en  ce  jour  mémorable,  le  jeune 
époux  de  la  belle  Giuseppina  aura  trouvé  d'autres  motifis  de 
conversation  mieux  en  situation  que  ce  fameux  projet  du  cardinal 
Alberoni. 

Si,  sur  deux  points,  la  durée  des  fiançailles  et  les  cérémonies 
préliminaires,  nous  avons  trouvé  de  nombreuses  analogies  entre  les 
noces  vénitiennes  et  le  mariage  à  Amsterdam,  il  est,  malheureusement 
pour  Venise,  un  point  sur  lequel  la  ressemblance  n'existe  guère  : 
nous  voulons  parler  de  la  préparation  au  mariage ,  c'est-à-dire  de 
l'éducation  des  jeunes  filles.  Autant  sur  les  rives  de  l'Amstel  on  voit 


LK  MARIAGE  ET  LA   VIE  DE   FAMILLE.  377 

ces  délicienses  fillettes,  si  joyeuses  et  si  gracieuses,  se  préparer 
de  longue  main  à  leurs  futures  fonctions  de  maîtresse  de  maison , 
autant  sur  le  bord  des  Lagunes  elles  semblent  peu  s'en  préoc- 
cuper. 

Point  d'expérience  anticipée,  point  de  préparation  sérieuse;  c'est 


dans  un  état  d'ignorance  rudimentaire  que  la  jeune  Vénitienne 
aborde  le  mariage.  Non-seulement  elle  ne  sait  ni  diriger  ni  contrôler 
ceux  qui  l'entonrent,  mais  elle  ignore  même  ceqni  est  indispensable 
pour  sa  propre  personne.  On  a  connu  à  Venise  une  jeune  et  cbar- 
mante  femme  qui,  au  moment  de  se  marier,  avait  dépensé  tout 
l'argent  de  sou  trousseau  à  s'acbeter  des  robes  et  des  cbapeaux ,  et 


378  AMSTERDAM    ET    VENISE. 

avait  totalement  oublié  les  chemises.  Bien  certainement  ces  igno- 
rances outrées  sont  l'exception  ;  mais  à  Amsterdam  il  serait  impos- 
sible de  rien  voir  de  semblable. 

L'inexpérience  du  nécessaire  se  reproduit  du  reste  partout  dans 
la  vie  vénitienne  ;  le  confort  y  est  presque  inconnu.  Le  climat  et  la 
gène  générale  y  sont  bien  pour  quelque  chose  ;  mais  la  nonchalance 
féminine  y  figure  pour  bien  davantage. 

Le  mariage  accompli,  notre  jeune  couple  va  prendre  possession 
de  sa  nouvelle  demeure.  S'il  est  riche  ou  de  famille  patricienne,  il 
occupera  un  palais,  c'est-à-dire  une  maison  de  moyenne  grandeur 
avec  balcons  et  agréments  de  marbre  dans  la  façade.  S'il  est 
d'extraction  bourgeoise,  il  se  contentera  d'un  appartement,  ou 
parfois  d'un  étage  dans  un  grand  palais.  Mais  de  toutes  façons  il 
aura  son  entrée  particulière,  son  escalier  spécial;  en  un  mot,  une 
demeure  séparée  où  il  pourra  vivre  dans  l'isolement,  sans  voisinage 
forcé,  sans  promiscuité  obligatoire  avec  ceux  qui  logent  sous  le 
même  toit.  On  aime,  en  effet,  à  être  tout  à  fait  chez  soi,  sans  con- 
trôle et  sans  surveillance  possibles. 

Après  les  noces ,  le  mari  reprend  peu  à  peu  ses  habitudes  de 
garçon.  Si  chaque  soir,  à  Amsterdam,  le  mari  déserte  la  mai- 
son pour  aller  faire  au  cercle  une  plus  ou  moins  longue  apparition, 
à  Venise,  où  les  cercles  n'existent  guère,  on  est  sûr  de  le  voir 
au  café.  C'est  là  que,  pendant  de  longues  heures,  ces  messieurs 
font  leur  partie  de  dominos,  qu'ils  lisent  les  journaux,  et  débitent 
les  nouvelles  passées ,  présentes  et  futures.  Les  vieux  Vénitiens  y 
arrivent  avec  leur  provision  de  souvenirs,  les  jeunes  avec  leur 
bagage  d'espérances.  On  passe  en  revue  les  événements  du  jour; 
on  médit  du  prochain,  et  l'on  se  croit  de  grands  politiques  pour 
avoir  parlé  de  choses  qu'on  ne  connaît  guère  et  auxquelles,  bien 
souvent,  on  ne  comprend  rien. 

Pour  peu  que  le  Vénitien  soit  riche  ou  du  moins  à  son  aise,  son 
café  de  prédilection  se  trouvera  sous  les  Procuraties.  S'il  est  allié 
aux  familles  patriciennes  ou  s'il  est  noble  d'origine,  il  fréquentera  le 
café  Suttil,  S'il  a  l'humeur  guerrière,  si  c'est  unpolitiqueur  au  cou- 
rant des  questions  du  jour  et  de  celles  du  lendemain,  c'est  le  café 


LE  MARIAGE  ET  LA  VIE  DE  FAMILLE.  379 

Quadri^  qui  aura  Tavantage  de  le  posséder;  à  moios  qu'il  n'ait  une 
affection  particulière  pour  la  France ,  auquel  cas  on  le  verra  plutôt 
au  café  degli  Specchi,  Enfin,  si  c'est  un  artiste  ou  s'il  est  lancé  dans 
la  société  cosmopolite,  vous  le  rencontrerez  certainement  au  café 
Florian.  Mais  partout  il  est  toujours  le  même  :  sardonique  et  gouail- 
leur, dénigrant  tout  de  parti  pris. 

Cette  vie  d'estaminet  tient  dans  son  existence  une  place  énorme. 
Au  lendemain  d'une  maladie,  au  retour  d'un  voyage,  sa  première 
visite  est  pour  son  café.  C'est  là  qu'il  trouve  des  nouvelles  de  tout 
ce  qui  l'intéresse.  Il  s'y  retrempe  tout  d'un  coup  dans  ses  habitudes. 
On  lui  donne  les  renseignements  qu'il  désire  ;  on  lui  annonce  l'ab- 
sence de  ses  amis  ;  on  l'informe  de  leur  prochain  retour.  Il  trouve 
même  là  ses  lettres  et  quelquefois  des  factures  envoyées  par  ses 
créanciers.  Le  maître  de  la  maison  est  à  la  fois  son  limonadier,  son 
confident  et  son  ami.  Dans  son  temps,  Florian  était  traité  en  cama- 
rade par  les  plus  grands  seigneurs  vénitiens.  Lorsqu'il  tomba 
malade,  on  l'alla  voir  comme  on  eût  fait  pour  un  intime  ou  pour 
un  haut  personnage.  Canova,qut  n'oublia  jamais  quels  services  il 
en  avait  reçus  aux  débuts  de  sa  carrière,  l'entoura  des  soins  les 
plus  attentifs  et  les  plus  délicats.  Le  pauvre  homme,  au  déclin  de 
la  vie,  souffrait  horriblement  de  la  goutte.  Il  fallait  faire  faire  un 
appareil  qui  lui  permit  de  marcher  et  des  chaussures  qui  ne 
blessassent  point  ses  pieds  malades.  Ce  fut  le  grand  artiste  qui 
voulut  sculpter  lui-même  le  modèle ,  sur  lequel  appareil  et  chaus- 
sures furent  plus  tard  fabriqués.  La  jambe  de  Florian  après  celle 
de  Thésée!  C'est  le  bon  cœur  complétant  le  génie! 

Pendant  que  son  mari  se  prélasse  dans  les  jolis  salons  du  café 
Florian  ou  dans  les  nuages  de  fumée  du  café  Quadriy  la  Véni- 
tienne garde  la  maison.  Parfois,  mais  rarement,  elle  sort  avec  lui. 
Accidentellement,  il  la  conduira  prendre  des  glaces  aux  Procuraties 
ou  au  Jardin  royal,  mais  c'est  en  quelque  sorte  une  petite  débauche, 
et  l'on  a  soin  qu'elle  ne  se  renouvelle  pas  souvent. 

'  Jadis,  an  temps  de  l'occupation  autrichienne,  le  café  Quadri  était  fréquenté 
par  les  officiers  alleinands.  Aujourd'hui ,  c'est  encore  celui  auquel  la  garnison 
italienne  donne  la  préférence. 


380  AMSTERDAM    ET   VENISE. 

Médiocres  ménagères,  vivant  seules,  ne  recevant  guère  de 
visites  et  n'en  faisant  presque  jamais,  à  quoi  les  femmes  de  Venise 
peuvent-elles  bien  passer  leur  temps?  C'est  une  question  qu'il  est 
plus  facile  de  poser  que  de  résoudre.  On  les  dit  grandes  faiseuses 
de  romans,  légères  et  volages.  C'est  là  une  réputation  qui  leur 
est  acquise  depuis  tantôt  deux  siècles  et  qui  se  perpétue  encore 
de  nos  jours.  Rien  cependant  n'est  moins  fondé  que  cette  accu- 
sation. 

Et  d'abord,  de  tous  ceux  qui  ont  porté  ce  cruel  jugement  sur  les 
gentildonne  vénitiennes,  en  est-il  un  seul  qui  ait  pu  les  juger  en  con- 
naissance de  cause?  Pour  se  former  une  opinion  motivée,  il  faudrait 
pouvoir  pénétrer  dans  la  vie  privée;  il  faudrait  pouvoir  vivre  dans 
l'intimité  des  familles.  Or,  la  maison  vénitienne  est  encore  plus 
fermée  que  la  maison  hollandaise.  Le  home  anglais  lui-même 
est  beaucoup  moins  sévère  et  beaucoup  moins  inhospitalier.  Si 
le  gentleman  y  en  effet,  ferme  sa  porte,  c'est  qu'il  veut  être  chez 
lui  et  n'aime  point  qu'on  le  dérange.  Le  Vénitien,  au  contraire, 
ne  reçoit  personne  parce  qu'il  n'e'st  jamais  chez  lui,  ou  ne  veut  pas 
y  être. 

Usez  tous  ceux  qui  ont  écrit  sur  Venise.  Aucun  d'eux  n'a  pu 
franchir  ce  mur  de  glace  qu'on  élève  autour  des  étrangers. 
J.  J.  Rousseau  nous  a  raconté  à  quelle  compagnie  et  à  quels  passe- 
temps  il  en  était  réduit  pendant  qu'il  habitait  Venise.  «  Toute  per- 
sonne attachée  ou  en  commerce  avec  des  ministres  étrangers  est 
par  cela  même  bannie  non-seulement  de  la  table,  mais  encore  de  la 
maison  de  quelque  noble  que  ce  soit  »,  dit  l'auteur  de  la  Nouvelle 
Relation.  Le  président  de  Brosses  nous  raconte  également  que  les 
M  étrangers  n'ont  pas  beau  jeu;  les  nobles  ne  les  admettent  guère 
ni  dans  leurs  maisons  ni  dans  leurs  parties  » .  Et  plus  loin  :  «  Mes- 
sieurs les  nobles  viennent  le  soir  au  café,  où  ils  causent  de  fort 
bonne  amitié  avec  nous  ;  mais  pour  nous  introduire  dans  leur  maison, 
c'est  une  autre  affaire.  » 

La  visite  d'un  étranger  était  regardée  comme  tellement  com- 
promettante qu*elle  motivait  toujours  une  démarche  explicative 
en  haut  lieu.  Le  patricien  qu'on  avait  visité  se  croyait  tenu  d'aller 


LE   MARIAGE  ET  LA  VIE.  DE  FAMILLE.  381 

raconter  aux  inquisiteurs  et  la  visite  qu'il  avait  reçue  et  les 
motif»  de  cette  visite.  Non-seulement  il  était  défendu  aux  nobles 
d'avoir  les  moindres  relations  avec  les  ambassadeurs,  mais  ils 
ne  devaient  même  point  approcher  de  leurs  maisons.  Un  Con- 
tarini  fut  pendu  pour  avoir  été  vu  sur  le  toit  d'un  résident 
étranger.  I^e  pauvre  garçon  était  amoureux  d'une  jeune  fille 
habitant  le  voisinage.  Pour  aller  aux  rendez -vous  que  celle-ci 
lui  donnait ,  il  prenait  le  chemin  des  gouttières,  n'en  ayant  poiut 
d'autre  à  sa  disposition.  Surpris  dans  une  de  ses  nocturnes  prome- 
nades, il  fut  soupçonné  de  relations  avec  un  étranger,  égorgé  et 
pendu  en  tête  du  broglio. 

Des  liaisons  intimes  ne  peuvent  guère,  du  reste,  se  former  avec 
une  extrême  facilité  que  dans  les  pays  où  la  société  se  voit  beau- 
coup; or,  à  Venise  tout  comme  à  Amsterdam,  et  pour  des  raisons 
presque  analogues,  il  n'y  a  guère  de  salons  ;  les  seuls  qui  existent 
sont  entre  les  mains  du  personnel  officiel  ou  de  la  colonie  étrangère, 
et  à  l'exception  de  quelques  Israélites  enrichis  et  d'un  très-petit 
nombre  de  hauts  personnages,  les  familles  vénitiennes  pour  la 
plupart  n'y  viennent  pas.  On  se  reçoit  au  théâtre,  dans  sa  loge  ;  on 
se  voit  encore  dans  les  réceptions  officielles,  où  il  serait  de  mauvais 
goût  de  ne  point  se  montrer.  Mais  là  encore  on  est  divisé  en  tant 
de  castes  et  de  coteries ,  que  le  nombre  des  personnes  avec  les- 
quelles on  peut  causer  est  singulièrement  restreint.  Il  nous  souvient 
qu'à  un  bal  donné  parle  comte  Torelli,  alors  préfet  de  Venise,  six 
dames  des  familles  dogales  se  tinrent  foute  la  soirée  dans  un  coin, 
le  dos  tourné  à  la  foule  tourbillonnante  des  invités  et  des  danseurs  ; 
elles  ne  trouvaient  point  ce  monde  digne  d'elles  et  le  traitaient  avec 
un  dédain  qui  passait  les  bornes  de  la  bienséance.  Un  autre  fait  qui 
prouve  combien  la  réputation  de  légèreté  qu'on  accorde  aux  dames 
vénitiennes  est  usurpée ,  c'est  le  rôle  considérable  que  jouèrent  de 
tout  temps  à  Venise  les  femmes  de  théâtre  et  les  courtisanes.  Ces 
dernières  y  étaient  plus  nombreuses  qu'en  aucune  autre  ville  de 
la  Péninsule.  Leur  nombre  et  leurs  dépenses  faisaient  scandale  à  ce 
point  qu'à  deux  reprises  différentes  on  dut  les  bannir;  mais  chaque 
fois  on  fut  obligé  de  les  rappeler.  Pendant  toute  la  durée  de  la 


382  AMSTERDAM    ET   VENISE. 

République,  elles  furent  coasidérées  comme  un  mal  nécessaire  et 

jouirent  d'un  certaia  nombre  de  prérogatives. 

L'audace  de  ces  filles  était  si  grande,  et  leur  nombre  fut  tel  pen- 
dant un  temps,  que,  pour  se  préserver  de  leur  promiscuité,  les  gen- 
tUdonne  ne  sortaient  qu'entourées  de  cinq  ou  six  caméristes.  Pen- 
dant près  d'un  demi-siècle,  les  patriciennes  eurent  le  privilège  de 
porter  des  chaussures  montées  sur  des  espèces  de  patins  qui  para- 
lysaient leur  marche,  mais  leur  permettaient  de  dépasser  de  la  tête 
les  femmes  qui  se  trouvaient  autour  d'elles. 

Aujourd'hui,  courtisanes  somptueuses,  patins  et  caméristes,  tout 
ce  luxe  a  disparu.  Les  modes  et  les  usages  de  Paris  étendent  leur 
empire  sur  la  place  Saint-Marc,  le  Grand  Canal,  le  Mâle,  les 
Merceries  et  tous  les  endroits  fashionables  de  Venise.  Mais  H 
serait  imprudent  de  croire  que  les  mœurs  des  Vénitiennes  sont 
devenues  plus  mauvaises  par  la  suppression  de  ces  somptuosités 
du  vieux  temps. 


VENISE 
Patin  de  dame  noble. 


VI 


PLAISIRS,    AMUSEMENTS  ET  DISTRACTIONS 


VENISE 

Une  juste  observation.  '—  La  musique.  —  L*orellIé  et  les  lèvres.  —  L'intuition  musicale.  — 
Voix  sombres  et  voilées.  —  Les  Scuote,  —  Jean-Jacques  aux  Mendicanti,  —  Sophie  et 
Cattina.  —  Les  quatuors  à  domicile  et  les  académies,  —  Le  Théâtre  labiesque  et  la  Co" 
média  dettarte»  —  Le  Scénario  et  la  Chamiata,  —  Les  théâtres  vénitiens.  —  Les  masques 
de  théâtre»  —  Goldoni  et  Carlo  6o//i.  —  Les  pièces  à  canevas.  —  La  Comedia  delCarte 
et  la  Comedia  JlebUe.—  Le  théâtre  des  marionnettes  et  la  Città  di  Genova.  —  La  passion 
du  jeu.  —  Le  protettore.  —  Les  maisons  de  campagne.  —  Luxe  excessif.  —  Thiepolo  et 
Contarini.  —  Double  villégiature.  —  Le  carnaval.  —  La  Fiera  franca,  —  Les  longs 
repas.  —  La  via  Garihaidi*  —  Àl  Baccaro,  —  La  pancarte  officielle.  —  Polenta  et  Frit- 
toie.  —  Les  masques  et  les  couvents. 


ce  Changez  les  lois,  a  dit  un  grand  esprit  du  siècle  dernier,  mais 
ne  touchez  point  aux  plaisirs  des  hommes.  » 

C'est  en  effet  par  les  plaisirs  qu'ils  affectionnent  qu*on  peut  juger 
les  peuples  et  les  races  ;  ils  sont  à  la  fois  un  trait  de  leur  caractère 
et  un  indice  de  leur  tempérament.  Cette  partie  de  notre  étude,  quoi- 
qu'elle doive  traiter  de  choses  légères ,  est  donc  une  de  celles  qui 
contiennent  le  plus  d'enseignements  et  qui  nous  aideront  le  mieux  à 
juger  l'esprit  et  les  mœurs  de  nos  deux  nations. 

Parmi  les  plaisirs  qui  tiennent  la  première  place  à  Venise,  il 
nous  faut  signaler  tout  d'abord  la  musique.  Dans  cette  somnolente 
cité  de  marbre ,  il  n'est  personne  qui  ne  l'aime ,  je  dirai  même  qui 
n'en  raffole.  Depuis  le  gamin  de  la  rue  jusqu'à  la  jeune  héritière, 
qui  laisse  courir  ses  jolis  doigts  sur  les  touches  d'un  clavier,  tout  le 
monde  a  l'oreille  musicale,  et  il  n'est  point  d'air  en  vogue  qui  ne 
s'incruste  rapidement  dans  tous  les  cerveaux  et  ne  soit  fredonné 
par  toutes  les  lèvres. 


384  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

On  peut  dire  que  cette  facilité  d'apprendre  et  de  retenir  une  série 
d'airs  quelquefois  fort  compliqués  y  après  un  nombre  très-restreiot 
d'auditions,  est  poussée  à  ses  dernières  limites.  Goldoni  nous  raconte 
qu'au  beau  temps  de  l'opéra  vénitien,  quand  il  distribuait  à  pleines 
mains  ses  libretti  aux  compositeurs,  la  plupart  des  interprètes  ne 
connaissaient  point  la  musique.  Une  voix  fraîche,  un  minois 
gracieux,  de  l'esprit  dans  les  gestes,  du  feu  dans  le  regard,  il  n'eu 
fallait  pas  plus.  Il  n'était  pas  nécessaire  de  vieillir  sur  les  portées  et 
de  pâlir  sur  les  doubles  croches;  il  suffisait  que  le  compositeur  et  le 
chef  d'orchestre  stylassent  un  peu  les  acteurs,  pour  que  le  rôle  fÙt 
su,  bien  chanté,  et  les  spectateurs  satisfaits.  Quand  on  introduisit 
l'opéra- comique  à  Venise,  même  chose  se  produisit.  liCS  trois  prin- 
cipaux interprètes  de  là  Cantatrice  :  Zanetta  Casanova,  Agnese 
Âmurat  et  Imer,  apprirent  leurs  rôles  de  la  sorte.  «  Ces  deux 
femmes  ne  savaient  pas  une  note  de  musique,  dit  Goldoni,  et 
Imer  non  plus,  mais  tous  les  trois  avaient  du  goût,  Toreille  juste, 
l'exécution  parfaite,  et  le  public  en  était  content.  » 

Cette  mémoire  extraordinaire  est  encore  de  nos  jours  un  privilège 
du  Vénitien.  Flânez  un  soir  sous  les  Procuraties,  après  une  pre- 
mière représentation  à  la  Fenice,  et  vous  entendrez  chuchoter  par 
vingt  jeunes  gens  les  principaux  airs  de  l'opéra  qu'on  vient  de 
jouer  pour  la  première  fois.  Et  cependant,  aux  bords  des  Lagunes, 
les  voix  fraîches,  agréables  et  bien  timbrées  sont  rares.  Même 
chez  les  jeunes  filles,  on  trouve  des  notes  graves  et  voilées  aux- 
quelles on  ne  s'attendrait  guère ,  étant  donné  surtout  la  fraîcheur 
de  leurs  lèvres  et  la  jeunesse  de  leur  visage;  et  il  est  extraordinaire 
d'y  entendre  ces  éclats  de  rire  perlés,  ou  ces  chansonnettes  lancées 
comme  un  cri  d'alouette,  qui  frappent  continuellement  les  oreilles 
à  Florence,  à  Pérouse  ou  dans  les  quartiers  retirés  de  Naples  et  de 
Rome. 

Ce  n'est  point  à  dire  cependant  qu'on  ne  puisse  composer  à 
Venise  des  chœurs  délicieux.  Pour  affirmer  pareille  chose,  il 
faudrait  n'avoir  jamais  entendu  parler  des  Scuole.  Les  Scuole 
étaient,  au  siècle  dernier,  des  sortes  de  couvents  où  l'on  élevait  les 
jeunes  filles  orphelines,  pauvres  ou  bâtardes.  On  leur  enseignait 


PLAISIRS,  AMUSEMENTS  ET  DISTRACTIONS.  385 

la  musique  et  pu  les  y  exerçait  uniquement  jusqu'à  ce  qu'elles 
y  excellassent.  Celles  que  la  nature  avait  bien  douées  sous  le 
rapport  de  la  voix  chantaient  les  soli  et  les  chœurs,  les  autres 
jouaient  de  divers  instruments,  violon,  orgue,  flûte,  violoncelle, 
hautbois  ou  basson.  I^a  foule  venait  chaque  dimanche  les  écouter 
avec  recueillement  et  avec  admiration;  on  se  pressait,  on  s'écrasait 
en  silence  contre  la  grille  qui  les  séparait  des  assistants.  Pendant 
tout  son  séjour  à  Venise,  J.  J.  Rousseau  ne  manqua  point  une  seule 
fois  d'aller  le  dimanche  aux  Mendicanti.  Il  ne  faisait,  du  reste,  que 
suivre  l'exemple  des  amateurs  de  musique.  Tous  les  composi- 
teurs s'y  donnaient  rendez  -  vous ,  et  les  chanteurs  de  l'Opéra 
venaient  »  se  former  au  grand  goût  du  chant  sur  ces  excellents 
modèles  ».  —  «  Je  n'ai  l'idée  de  rien  d'aussi  voluptueux,  dit  le  phi- 
losophe genevois  dans  ses  Confessions,  d'aussi  touchant  que  cette 
musique  :  les  richesses  de  l'art,  le  goût  exquis  des  chants,  la  beauté 
des  voix,  la  justesse  de  l'exécution,  tout,  dans  ces  délicieux  concerts, 
concourt  à  produire  une  impression  qui  n'est  assurément  pas  du 
bon  costume,  mais  dont  je  doute  qu'aucun  cœur  d'homme  soit  à 
l'abri.  » 

Tout  philosophe  qu'il  se  piquait  d'être,  Rousseau  sentit  promp- 
tement  les  atteintes  du  mal  qu'il  indique.  Bientôt  il  voulut  faire 
mieux  qu'entendre,  il  voulut  voir.  Ce  qui  le  désolait,  «  c'étaient  ces 
maudites  grilles  qui  ne  laissaient  passer  que  des  sons^  et  lui 
cachaient  les  anges  de  beauté  dont  ils  étaient  dignes  » .  Hélas  !  le 
pauvre  Jean-Jacques  courait  à  une  désillusion.  Un  jour,  un  admi- 
nistrateur de  l'hospice  s'offrit  à  lui  faire  voir  de  près  «  ces  anges 
de  beauté  ».  Rousseau  accepta  avec  enthousiasme.  «  M.  Le  Blond, 
nous  dit-il,  me  présenta  l'une  après  l'autre  ces  chanteuses  célèbres 
dont  la  voix  et  le  nom  étaient  tout  ce  qui  m'était  connu.  Venez, 
Sophie...  elle  était  horrible.  Venez,  Cat^na...  elle  était  borgne. 
Venez,  Bettina...  la  petite  vérole  l'avait  défigurée.  Presque  pas 
une  n'était  sans  quelque  notable  défaut.  » 

La  leçon  était  rude,  et  le  pauvre  philosophe,  bien  qu'il  se  per- 
suadât qu'on  ne  pouvait  point  chanter  ainsi  sans  avoir  une  belle 

âme,  osait  à  peine  retourner  à  ces  divins  concerts.   Il  se  rassura 

«9 


386  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

cependant,  revint  aux  Mendicanti  et  continua  de  trouver  les  chants 
délicieux.  Il  était  retombé  sous  le  charme.  Leurs  voix  fardaient  si 
bien  leurs  visages  que,  tant  qu'elles  chantaient,  il  s'obstinait,  en 
dépit  de  ses  yeux,  à  trouver  ces  jeunes  virtuoses  belles  comme  des 
amours. 

Les  élèves  des  Scuole  n'étaient  point  du  reste  les  seules  artistes 
consommés  qu'on  trouvait  en  ce  temps -là  à  Venise.  La  plupait 
des  églises  possédaient  des  chœurs  et  des  orchestres  qui  figuraient 
dans  les  grandes  fêtes.  «  On  a  ouï,  en  un  jour  de  feste  de  la  Concep- 
tion de  la  Vierge ,  trois  cents  tant  voix  qu'instruments  chanter  et 
jouer  dans  l'église  des  Grands-Cordeliers  »,  écrit  un  voyageur  du 
dix-septième  siècle  ;  or  les  Cordeliers  ne  tenaient,  comme  corpora- 
tion religieuse,  que  le  second  ou  le  troisième  rang.  Avant  eux 
venaient  les  Dominicains  et  les  Jésuites,  qui  déployaient  encore  plus 
de  faste  dans  leurs  cérémonies  religieuses.  Jamais  cité,  croyons- 
nous  ,  ne  vit  affluer  dans  ses  murs  un  nombre  pareil  d'artistes  de 
tout  pays.  On  rencontrait  à  tous  les  coins  de  i*ue  des  exécutants 
de  mérite.  Pour  un  «  petit  écu  »  on  pouvait  avoir  chez  soi,  la 
soirée  durant,  quatre  ou  cinq  symphonistes  qui  vous  régalaient 
de  musique  excellente.  A  moins  de  frais  encore,  on  pouvait  se 
réjouir  les  oreilles.  Quand  ils  n'étaient  point  retenus  par  des  parti- 
culiers, les  musiciens  se  réunissaient  en  groupes,  composaient  des 
orchesfres  et  donnaient  des  sérénades.  «  Il  n'y  a  presque  point  de 
soirée  qu'il  n'y  ait  Académie  quelque  part,  écrit  le  président  de 
Brosses.  Ce  peuple  court  sur  le  canal  l'entendre  avec  autant  d'ar- 
deur que  si  c'était  la  première  fois.  L'affolement  de  la  nation  pour 
cet  art  est  inconcevable.  «  Aujourd'hui  encore ,  pour  vingt  francs, 
on  peut  dans  la  belle  saison  avoir  pour  toute  la  soirée  une  baitjuc 
chargée  d'un  orchestre  complet. 

Ajoutez  à  cela  cinq  tliéâtres  dont  deux  d'opéra  et  les  trois  autres 
offrant  au  public  des  inteiinèdes  où  la  musique  tenait  une  large 
place.  Partout  le  spectacle  pour  les  oreilles  et  pour  les  yeux.  Rare- 
ment des  pièces  à  caractère  où  l'esprit  trouvait  son  compte.  Il  fallut 
le  génie  de  Goldoni  pour  faire  goûter  la  comédie  à  Venise  ;  et  encore 
ce  ne  fut  qn*une  fantaisie  de  courte  durée.  Le  théâtre  «  fabiesque  • 


PLAISIRS,   AMUSEMENTS  ET  DISTRACTIONS.  387 

de  Carlo  Gozzi ,  les  pièces  à  canevas ,  la  Commedia  delC  arle, 
comme  on  Tappelait,  le  Monstre  bleuy  X Oiselet  vert  ou  le  Roi  cerf^ 
toute  une  fantasmagorie  amusante,  gazouillée  dans  ce  délicieux 
parler  vénitien,  voilà  ce  qu'il  fallait  à  ces  oreilles  délicates  éprises 
de  musique.  L'opéra  lui-même  n'était  à  bien  prendre  qu*un  concert. 
Il  eût  été  trop  fatigant  d'écouter  toute  la  pièce  et  d'en  suivre  l'in- 
trigue ;  on  passait  son  temps  à  causer,  à  manger,  à  babiller,  à  se 
faire  des  visites.  Mais  tout  ce  remue-ménage  cessait  aux  bons 
endroits;  il  faisait  place  à  un  silence  complet,  absolu;  et  tout  à 
coup,  si  Texécutant  s'était  montré  digne  de  l'attente  du  public,  on 
voyait  la  salle  éclater  en  frénétiques  applaudissements.  Aujourd'hui 
encore  les  choses  ne  se  passent  pas  autrement.  Les  étrangers  qui 
voyagent  en  Italie  s'en  indignent  ou  s'en  moquent,  et  ils  ont  tort» 
Les  ovations  qu'on  fait  aux  acteurs  sur  la  scène,  les  rappels  dont  on 

■ 

les  accable  empêchent,  il  est  vrai,  toute  illusion  scénique  ;  mais  comme 
on  n'est  pas  là  pour  la  pièce  et  qu'on  se  soucie  fort  peu  de  son  déve- 
loppement  dramatique,  somme  toute,  il  importe  peu. 

C'est  cette  profonde  indifférence  du  public  pour  le  scénario  qui 
explique  du  reste  l'ineptie  de  la  plupart  des  livrets  italiens.  A  quoi 
bon  se  mettre  en  frais  d'imagination  et  de  bon  sens  ?  A  quoi  bon 
inventer  une  intrigue,  en  combiner  les  fils,  en  corser  les  situations, 
se  mettre  l'esprit  à  la  torture  pour  la  rendre  à  la  fois  impression- 
nante et  vraisemblable,  quand  personne  n'y  doit  prendre  garde  un 
seul  instant? 

Se  figure-t-on  un  homme  de  talent  se  donnant  la  peine  de 
régler  une  action  sérieuse,  d'en  agencer  avec  méthode  les  scènes 
successives  pour  arriver  à  un  crescendo  d'intérêt?  Au  premier  acte, 
le  théâtre  représente  une  forêt,  et  la  reine  des  Ondines  vient  de  danser 
avec  son  entourage  un  ballabile  quelconque.  Le  décor  est  beau,  la 
musique  est  réussie ,  le  pas  bien  réglé  ;  on  applaudit.  La  reine  des 
Ondines  adresse  au  public  des  saints  les  plus  gracieux,  la  chiamata 
continue.  La  première  danseuse  disparait  dans  la  coulisse.  Bientôt 
on  la  voit  revenir,  traînant  à  sa  suite  quelque  chose  de  pesant  et 
difficile  à  mouvoir.  C'est  le  chorégraphe  qui  a  réglé  le  pas.  Il  salue 
modestement,  ayant  l'air  de  dire:  «  Le  grand  homme,  ce  n'est  pas 


388  AMSTKRDAM    ET    VENISE. 

«       •       ■       •      «      • 

moi.  »  Il  part  alors  pour  revenir  un  instant  après,  tirant  à  ^on  tour 
le  compositeur,  et  celui-ci  va  chercher  le  décorateur,  qui  amène 
le  machiniste,  et  les  voilà  tous  cinq,  la  reine  des  Ondines  au 
milieu,  saluant  et  s'inclinant  en  cadence.  Qu'est  devenue  l'illusion 
scénique  pendant  ce  temps? 

Il  est  clair  que  si  c'est  ce  personnage  à  calotte  de  velours 
qui  a  planté  ces  arbres  centenaires,  c'est  que  cette  belle  nature 

•  .  .  •  • 

est  en  toile  peinte.  Et  quand  on  a  vu  la  reine  des  Ondines  don- 

•  »  .       •    •  -  - 

ner  gracieusement  la  main  à  un  monsieur  en  cravate  verte ,  on 
a  bien  du  mal  à  se  figurer  qu'elle  est  aussi  décevante  que  les 
légendes  l'affirment.  Songez  qu'à  moins  d* avoir  un  simple  succès 
d'estime,  un  compositeur  doit  être  rappelé  quarante-six  fois  dans  la 
même  soirée'.  Il  n'est  donc  point  paradoxal,  comme  on  pourrait 
le  croire  au  premier  abord,  de  dire  que  c'est  l'amour  exagéré 
de  la  musique  qui,  en  Italie  et  notamment  à  Venise,  a  tué  l'opéra 
et  l'a  réduit  à  l'état  de  véritable  concert. 

Si  l'opéra  ne  revêt  point  en  Italie  le  caractère  sérieux ,  presque 
noble,  si  je  puis  dire  ainsi,  qu'il  comporte  sous  nos  climats,  il  n'en 
constitue  pas  moins  cependant  une  distraction  élégante,  fort  coû- 
teuse, et  qui  n'est  accessible  qu'à  un  public  aristocratique.  La 
salle  de  la  Fenice,  bien  qu'elle  soit  l'un  des  plus  vastes  et  des  plus 
beaux  théâtres  de  l'Europe,  est  pour  ainsi  dire  le  domaine  d'un 
nombre  limité  de  familles  patriciennes.  Les  loges  ne  se  louent  pas 
comme  chez  nous  ;  elles  se  vendent.  On  en  est  propriétaire  comme 
d'un  champ,  d'une  maison,  et  l'on  en  dispose  au  gré  de  ses  fan- 
taisies. Seules  les  petites  places  sont  accessibles  à  la  bourgeoisie, 
et  leur  prix  est  encore  fort  élevé  pour  les  bourses  modestes. 

Privées  de  l'opéra,  les  classes  populaires  se  rejettent  sur  le  drame 
et  la  comédie.  Car  le  théâtre  est  une  des  passions  les  plus  vives 

'Un  journaliste  italien  calculait  Thiver  dernier  que  M.  Gobatti,  Fauteur  des 
Gotiy  avait  fait  représenter  sa  pièce  sur  dix  théâtres,  et  que  chaque  fois  il  avait 
été  rappelé  quarante  fois.  En  estimant  à  15  mètres  le  chemin  quMl  avait  dû  foire 
pour  venir  saluer  à  la  rampe  et  à  pareille  distance  celui  qu*il  avait  dû  parcourir 
pour  rentrer  dans  la  coulisse,  cela  faisait  par  chaque  représentation  1 ,200  mètres 
et  pour  rhiver  12  kilomètres  que  M.  Gobatti  avait  parcourus  en  triomphe, 
c'est-à-dire  chapeau  à  la  main  et  l'échiné  courbée. 


PLAISIRS,   AMUSEMENTS  ET  DISTRACTIONS.  380 

de  la  population  vénitienne.  Pour  s'en  convaincre,  il  n'est  besoin 
que  d'assister  à  une  seule  représentation  d'une  pièce  en  vogue. 
Ne  soyons  donc  pas  surpris  si,  en  dehors  de  là  Fentce,  Venise 
compte  encore  quatre  autres  très-grands  théâtres  où  l'on  joue  la 
comédie,  le  drame,  où  l'on  donne  l'opérette  et  des  divertisse- 
ments. Les  dimensions  de  chacune  de  ces  salles  sont  inusitées. 
La  plupart  comportent  cent  cinquante  à   deux  cents  loges,   et 


dans  leur  parterre,  où  l'on  est  toujours  debout,  il  peut  s'entasser 
un  millier  de  spectateurs.  Et  cependant  ces  quatre  théâtres, 
ÏJpollo,  le  Gallo,  la  Malibran  et  le  Camploy  (autrefois  célèbre 
sous  te  nom  de  San  Samuele),  sont  presque  toujours  pleins.  Dès 
qu'on  lient  un  succès  de  curiosité,  la  fotde  qui  s'y  engouffre  prend 
de  teUes  proportions,  qu'on  se  demande  avec  inquiétude  où  tout 
ce  monde  pourra  bien  tenir. 

I^e  beau  temps  du  théâtre  vénitien  toutefois  est  passé.   Pour 
assister  à  sa  vraie  splendeur,  il  faudrait  remonter  à  l'époque  de  la 


390  AMSTERDAM    ET  VENISE. 

Commedia  delC  arte,  et  des  masques  de  théâtre.  Vous  savez  ce 
qu'était  cette  Commedia  deir  arte.  L'auteur  n'écrivait  que  la 
iparche  de  l'intrigue  et  le  caractère  des  personnages.  Il  se  bor- 
nait à  régler  la  distribution  des  scènes,  les  entrées  et  les  sorties, 
dont  le  tableau  était  affiché  dans  les  coulisses;  et  les  acteurs  se 
chargeaient  de  composer  le  dialogue.  Celui  -  ci  variait  d'une 
représentation  à  l'autre,  et,  suivant  les  incidents  du  jour,  se 
corsait  d'allusions  toujours  comprises  à  demi-mot  et  qui  soûle** 
valent  des  tempêtes  de  rires. 

  cette  époque-là,  le  théâtre  excitait  à  Venise  un  véritable 
délire.  On  se  battait  pour  les  acteurs,  et  la  gloire  des  auteurs 
faisait  pleuvoir  les  coups  et  les  brochures.  Il  faut  lire  ces  cu- 
rieuses disputes  du  temps.  On  défend  les  masques  comme  s'ils 
faisaient  partie  intégrante  de  la  gloire  vénitienne.  Pantalon,  Truf- 
faldin,  Tartaglia  sont  revendiqués  comme  appartenant  en  propre  à 
l'art  national.  «  La  comédie  improvisée,  s'écrie  Carlo  Gozzi',  est 
le  joyau  de  l'Italie.  Les  braves  acteurs  valent  mieux  que  des 
poètes  qui  parlent  pour  ne  rien  dire.  »  Là-dessus  Goldoni  et  l'abbé 
Chiari,  les  importateurs  de  la  comédie  de  caractère,  la  comédie 
larmoyante  (comedia  Jlebile)y  comme  l'appelaient  leurs  détracteurs, 
sont  traités  de  la  bonne  façon.  Il  est  vrai  que  leurs  amis  ne 
demeurent  point  en  reste.  On  les  bafoue  dans  la  Tartane  des 
influences  pernicieuses  ^ -y  ils  ripostent  par  une  pluie* de  sonnets, 
de  tercets,  de  satires,  où  la  Tartane  est  traitée  de  «  bave  de  ser- 
pent »  et  de  M  hurlement  de  chien  ». 

On  comprend  quelles  passions  de  semblables  querelles  devaient 
porter  sur  le  théâtre.  liC  romantisme  de  1830  n'a  rien  produit  de 
plus  violent  comme  manifestations.  Ces  luttes,  du  reste,  étaient 
attisées  par  le  Sénat  et  le  conseil  des  Dix,  qui  se  réjouissaient  en 
voyant  leur  bon  peuple  se  disputer  de  la  sorte  pour  des  questions 
de  comédie.  La  hitte  toutefois  ne  pouvait  durer  éternellement.  La 

'  Memorie  inutUi  délia  vif  a  de  Carlo  Gozzi. 

*  Dans  cette  pièce,  demeurée  célèbre,  le  poëte  décrit  Tarrivée  à  Venise  d'une 
tartane  char(jéede  denrées  pestiférées  qui  compromettent  la  santé  publique.  Ces 
denrées  étaient  les  œuvres  de  Goldoni  et  de  Chiari. 


PLAISIRS,  AMUSEMENTS  ET  DISTRACTIONS.  391 

comédie  larmoyante  fut  éclipsée  par  le  théâtre  fabiesque.  La  folie 
eut  raison  du  bon  sens.  Goldoni,  voyant  sa  gloire  sur  son  déclin, 
quitta  Venise  pour  la  cour  de  France,  et  l'abbé  Ghiari  partit  pour 
l'Amérique.  De  loin,  Goldoni  essaya  encore  à  différentes  reprises 
de  rappeler  le  succès  qui  l'avait  abandonné.  11  envoya  de  Paris 
quatre  pièces  nouvelles  à  sa  chère  patrie,  et  il  avoue  lui-même 
qu'il  leur  fut  fait  un  assez  froid  accueil.  «  Elles  étaient  pourtant 
de  l'auteur  qui  avait  eu  le  bonheur  de  plaire  pendant  longtemps 
dans  son  pays,  dit-il  dans  ses  Mémoires  ;  mais  cet  auteur  était  en 
France ,  et  ses  ouvrages  commençaient  à  se  sentir  des  influences  du 
climat.  Le  génie  était  le  même,  mais  la  tournure  et  le  style  étaient 
changés.  » 

Aujourd'hui,  à  son  tour,  la  Commedia  deU*  arle  est  morte.  Elle 
était  née  sur  les  tréteaux  de  la  Fiera  França,  elle  a  succombé  au 
milieu  des  pompes  de  la  féerie.  Car  dans  les  fables  de  Carlo  Gozzi , 
ce  ne  sont  plus  seulement  Tartaglia,  Truffaldin  et  Pantalon  qui 
représentent  des  personnages  de  convention.  Sous  la  plume  du 
u  seigneur  comte  »  tout  se  transforme  et  prend  vie.  Les  chiens  et 
les  oiseaux,  les  serpents  eux-mêmes  parlent,  et  les  êtres  inanimés 
agissent  comme  s'ils  étaient  enchantés.  Aujourd'hui  plus  de  ces 
joyeux  lazzi,  plus  de  ces  pièces  à  canevas  où  l'actualité,  le  propos 
du  jour  venaient  se  glisser,  où  l'allusion  apparaissait  à  chaque 
scène.  C'est  le  répertoire  courant  des  pièces  italiennes  qui  fournit  les 
théâtres  vénitiens,  et  ce  répertoire  est  lui-même  en  grande  partie 
alimenté  par  les  traductions.  Les  drames  et  les  quelques  vaudevilles 
qui  ne  sont  point  empruntés  à  la  littérature  étrangère  brillent  plus 
par  la  boursouflure  que  par  Toriginalité.  Les  monologues  y  sont  d'une 
longueur  désespérante,  et  les  acteurs  outrent  les  moindres  effets. 
Pas  de  nuances  délicates,  pas  de  demi-teintes,  comme  on  dit  au 
théâtre.  De  grands  gestes,  des  éclats  de  voix,  et  des  périodes  ron- 
flantes récitées  avec  une  vibration  prétentieuse. 

Tel  qu'il  est  cependant,  dégénéré,  ayant  perdu  Tune  après 
l'autre  toutes  ses  nuances  originales,  le  théâtre  est  demeuré  â 
Venise  le  passe-temps  favori  de  la  population.  Celle-ci  fait  grand 
accueil  â  toutes  les  nouveautés,  et  quand  la  pièce  est  elle-nieme  un 


392  AMSTERDAM   ET   VENISE. 

peu  folle,  on  peut  se  faire  une  idée  de  l'enthousiasme  qu'excitaient 

autrefois  les  auteurs  et  les  acteurs  adorés  du  public. 

Cette  exf|uisse  toutefois  serait  incomplète  si,  avant  de  passer  à  un 
autre  sujet,  nous  ne  disions  quelques  mois  de  deux  spectacles 
parliculiers  f|ui  ont  une  grande  vogue  à  Venise.  Nous  voulons 
parler  des  Tableaux  vivants  et  du  théâtre  des  Marionnettes. 

Le  premier  de  ces  deux  établissements  est  situé  dans  la  rue 


Victor-Kmmanuel ,  la  plus  longue  des  rues  vénitiennes.  Son  instal- 
lation est  très -sommaire.  Elle  consiste  en  une  grande  chambre 
tenue  dans  une  obscurité  profonde,  tandis  que,  sur  une  estrade 
fortement  éclairée,  quelques  demoiselles,  ni  trop  jeunes  ni  ti-op 
jolies,  vêtues  d'un  simple  maillot,  figurent  des  groupes  pins  ou 
moins  heureusement  composés.  Pendant  ce  temps,  l'éternel  piano 
ne  manque  pas  de  rabâcher  cet  inévitable  répertoire  parisien  qui 
défraye  depuis  tant  d'années  tous  les  clavecins  de  l'Europe. 

Le  théâtre  des  Marionnettes,  lui,  est  situé   dans  le  quartier 


PLAISIRS,   AMUSEMENTS   ET  DISTRACTIONS,  393 

San  Moïse.  Ce  spectacle  en  miniature  est  éclectique,  c'est-à-dire 
qu'il  cultive  un  peu  tous  les  genres,  depuis  le  drame  effroyable 
bourré  de  crimes  de  toutes  sortes,  jusqu'à  la  douce  féerie ,  aimable 
réminiscence  du  théâtre  fabiesque  d'autrefois.  L'affiche  très-prolixe, 
ornée  de  titres  ronflants  et  bien  faits  pour  piquer  la  curiosité  la 
plus  émoussée,  prévient  du  reste  le  public  des  surprises  qu'on  lui 
ménage  à  Tintérieur.  Toutefois ,  les  plus  grands  succès  sont  rem- 
portés par  le  corps  de  ballet  ;  et  l'on  comprend  y  du  reste ,  que  les 
entrechats  les  plus  hyperboliques,  les  ronds  de  jambe  et  les  jetés- 
huit  ne  coûtant  guère  à  ces  poupées  de  bois,  elles  puissent  se  mon- 
trer infatigables. 

Ajoutons  encore  à  cette  nomenclature  théâtrale  et  musicale  un 
café-concert,  le  seul,  Tunique,  qui  se  rencontre  aux  bords  des 
Lagunes,  et  duquel  on  peut* dire  qu'il  est  l'enfance  absolue  de  l'art. 
Cet  unique  établissement  s'abrite  sous  le  nom  de  la  ville  de  Gênes, 
«  alla  Citta  di  Genova  i> ,  et  se  trouve,  lui  aussi,  dans  la  rue  San 
Moïse.  C'est  une  sorte  de  café-restaurant  où  l'on  boit  et  l'on  mange. 
Les  vînt  nostrali  coulent  dans  les  grands  verres,  pendant  qu'un 
piano  éraillé  serine  au  public  une  foule  d'airs  connus  et  même  trop 
connus.  De  loin  en  loin  une  dame  en  toilette  de  ville,  la  seule  artiste 
de  la  maison,  ornée  d'un  chapeau  à  plurties  et  de  gants  blancs  d'une 
fraîcheur  douteuse,  pénètre  dans  la  salle,  accompagnée  par  un 
monsieur  en  habit  noir.  Elle  s'installe  près  du  piano  et  débite  quel- 
que morceau  de  grand  opéra.  Parfois  le  monsieur  daigne  chanter 
un  duo  avec  elle.  Puis  tous  deux,  graves  et  austères,  regagnent,  dès 
qu'ils  ont  fini,  la  chambre  voisine,  jusqu'à  ce  qu'ils  jugent  le  moment 
opportun  pour  faire  une  nouvelle  apparition.  Pendant  leur  absence 
le  piano  continue  de  faire  entendre  sa  monotone  mélopée^  et  cela 
dure  ainsi  pendant  toute  la  soirée. 

Ces  plaisirs  sont  ceux  de  l'hiver.  Avec  les  premiers  jours  du 
printemps,  tous  ces  établissements  ferment.  Opéra,  théâtres, 
marionnettes  et  concerts  n'attendent  pas  que  le  public  les  aban- 
donne. C'est  la  semaine  sainte  qui  met  fin  à  la  saison,  et  le  Vénitien, 
privé  de  ces  distractions  si  chères,  reprend  encore  plus  assidûment 
le  chemin  de  son  café  habituel. 

50 


394  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

Nous  avons  déjà  dit  quelle  place  le  café  tient  dans  Texistence 
vénitienne.  Il  remplace  le  cercle^  car  celui-ci  est  à  peu  près  inconnu. 
C'est  à  peine  si  de  nos  jours  il  en  existe  un  ou  deux  aux  bords  des 
Lagunes  ^  et  du  reste  personne  n*y  va. 

Il  n'en  a  pas  toujours  été  ainsi.  Jadis,  en  effet,  Venise  était  la 
ville  de  l'Europe  qui  renfermait  le  plus  de  clubs  dans  le  sens  que 
les  Anglais  donnent  aujourd'hui  à  ce  mot.  On  les  nommait  Casini. 
Ces  casini  étaient  de  deux  sortes^  entre,  lesquelles  il  est  nécessaire 
d'établir  une  distinction,  car  elles  ont  été  constamment  confondues  : 
les  casini  publics  et  les  casini  privés. 

Ces  derniers  n'étaient  point  publics.  Ils  consistaient  en  de  gentils 
palais  situés  dans  les  quartiers  retirés  de  Venise  ou  à  Murano,  et 
n'étaient  pas  sans  analogie  avec  les  u  petites-maisons  n  que  les 
financiei*s  et  les  grands  seigneurs  firent  élever  au  dix-huitième 
siècle  dans  les  faubourgs  de  notre  Paris. 

L'imagination  populaire,  toujours  en  éveil,  peuplait  ces  aimables 
retraites  des  inventions  les  plus  fantasques,  que  le  mystère  qui  planait 
sur  elles  semblait,  du  reste,  justifier.  Mais  si  l'on  ne  peut  nier  que  ces 
discrètes  solitudes  n'aient  abrité  parfois  de  galants  rendez-vous  et 
de  bruyantes  orgies,  leur  principal  mérite  cependant  était  autre  part. 
Il  consistait  dans  la  liberté  qu'y  retrouvaient  leurs  nobles  pos- 
sesseurs. On  y  pouvait  dépouiller  en  effet  l'étiquette  fatigante  à 
laquelle,  à  Venise  aussi  bien  qu'à  Versailles,  les  puissants  étaient 
soumis.  On  pouvait  y  recevoir  des  esprits  de  choix,  des  causeurs 
d'élite,  et  u  s'y  encanailler  »  avec  les  philosophes  sans  que  cela  tirât 
à  conséquence. 

A  Venise,  les  casini  offraient  encore  cet  avantage  qu'on  se  sentait 
moins  surveillé  par  les  inquisiteurs  d'État.  On  échappait  à  leur 
espionnage  perpétuel  et  enfin  on  pouvait  sans  inquiétude  s'y  livrer 
à  cette  passion  des  jeux  de  hasard,  si  naturelle  à  tous  les  Italiens  et 
pUis  encore  peut-être  aux  Vénitiens  qu'à  tous  les  habitants  du  reste 
de  la  Péninsule. 

Pendant  longtemps  en  effet  les  grosses  parties  furent  interdites  à 
Venise  même.  Les  inquisiteurs,  désireux  d'empêcher  la  noblesse  de 
s'appauvrir,  avaient^  à  l'uiclc  d'pnc  loi  somptuaire,  proscrit  tous  les 


PLAISIRS,  AMUSEMENTS  ET  DISTRACTIONS.  395 

jeux.  Mais  à  la  longue  cette  loi  tomba  en  désuétude.  Comme  bien 
d'autres,  elle  cessa  d'être  appliquée;  et  après  avoir  longtemps 
régné  en  maîtres  sur  les  casini  privés,  les  jeux  de  hasard  s'étalèrent 
au  grand  jour  dans  les  casini  publics. 

Ceux-ci  étaient  des  sortes  de  cercles  dans  lesquels  étaient  admis 
les  étrangers.  On  y  rencontrait  généralement  de  cinquante  à  soixante 
personnes  qui  passaient  là  une  bonne  partie  delà  nuit.  Ce  personnel 
d'habitués  se  recrutait  dans  le  meilleur  monde.  A  rencontre  de  ce 
qui  a  lieu  de  nos  jours,  les  femmes  n'étaient  point  exclues  de  ces 
sortes  de  réunions ,  et  leur  présence  contribuait  beaucoup  aux  formes 
polies  et  à  l'urbanité  dont  on  se  piquait  à  Venise. 

C'était  une  sorte  de  terrain  neutre  où  l'on  se  rencontrait  sans  façon. 
Les  personnages  les  plus  éminents  de  la  république  ne  dédai- 
gnaient pas  de  s'y  rendre.  Mais  ils  étaient  sensés  s'y  trouver 
incognito.  Les  distinctions  de  position  et  d'origine  n'y  étaient  point 
toutefois  mises  en  complet  oubli.  Suivant  sa  naissance  ou  son  rang, 
on  fréquentait  tel  casino  et  l'on  s'abstenait  d'aller  dans  tel  autre.  Il 
y  avait  le  casino  des  nobles,  où  n'étaient  admis  que  les  descendants 
des  familles  patriciennes  ;  celui  du  négoce ,  où  se  réunissaient  les 
marchands  et  les  consuls.  Dans  d'autres  on  s'occupait  de  littérature 
et  de  beaux-arts.  Tels  étaient  le  casino  des  lettrés,  le  Filo^dramma^ 
tico,  VEulerpiano,  Ici  la  société  était  plus  mélangée.  Mais  les  dis- 
tances sociales  n'étaient  complètement  mises  à  l'écart  qu'à  l'époque 
du  carnaval,  quand  le  masque,  en  couvrant  tous  les  visages,  créait 
entre  les  assistants  une  sorte  d'égalité  apparente. 

Ces  établissements  avaient  du  reste  une  organisation  fort  régu- 
lière. L'administration  de  chacun  d'eux  était  confiée  à  un  président 
et  à  un  caissier  annuels,  choisis  parmi  les  associés.  Chacun  d'eux 
avait  en  outre  pour  protettore  un  patricien  influent  qui  répondait 
de  la  moralité  de  ce  qui  s'y  passait.  Le  gouvernement  vénitien, 
toujours  ombrageux,  ne  tolérait  point  en  effet  de  grandes  réu- 
nions sans  qu'un  de  ses  membres  en  eût  la  surveillance.  De  leur 
côté,  les  sociétaires  avaient  grand  soin  de  ne  rien  faire  qui  pût 
provoquer  les  susceptibilités  du  protettore.  Et  à  l'ombre  de  son 
influence  ils  se  livraient  aux  plaisirs  du  jeu,  risquaient  de  grosses 


396  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

sommes,  faisant  et  défaisant  leur  fortune,  ce  qui  de  leur  eût  point 
été  permis  sans  cela.  Grâce  à  ce  respect  apparent  de  la  morale  et 
des  convenances,'  un  grand  nombre  de  ces  casini  avaient,  dans  les 
derniers  temps  de  la  république ,  pu  revêtir  toutes  les  allures  de 
maisons  de  jeu'  véritables:  Quelques-uns  mêmes  étaient  devenus 
en  réalité  des  tripots  où  les  descendants  des  familles  dogales 
tenaient  parfois  la  banque  et  où  Ton  rencontrait  de  nobles  patri- 
ciens transformés  en  croupiers  de  pharaon. 

Ce  fut  Toccupation  autrichienne  qui  mit  fin  à  l'existence  des 
casini.  En  moins  de  deux  années  ces  réunions,  si  nombreuses  quelque 
temps  auparavant,  disparurent  complètement.  Non  pas  que  la  police 
allemande  se  montrât  bien  sévère  quant  aux  mœurs  et  prohibât  le 
jeu;  mais  toute  agglomération  lui  était  suspecte,  et  elle  soumit 
les  cercles  et  les  réunions  à  une  surveillance  ombrageuse.  Non 
contente,  du  reste,  de  ces  mesures  vexatoires,  elle  voulut  obliger  les 
casini  à  ouvrir  leurs  portes  aux  employés  de  l'administration  nou- 
velle et  aux  officiers  allemands.  11  n'en  fallut  pas  plus  pour  provo- 
quer une  désertion  générale.  Bientôt  même,  pour  ne  pas  frayer  avec 
ses  nouveaux  maîtres,  on  vit  l'aristocratie  abandonner  Venise.  Dès 
lors  un  voile  de  tristesse  se  répandit  sur  la  ville  tout  entière  ;  deux 
cents  palais  furent  mis  à  louer;  il  n'était  plus  question  ni  de  s'amu- 
ser ni  de  se  réunir. 

Maintes  fois  depuis  cette  époque  on  a  essayé  de  ressusciter  ces 
réunions  anciennes,  de  ranimer  la  cité  endormie,  de  rappeler  dans 
sesmurs  la  gaieté  etla  vie.  Mais  même  dans  ces  derniers  temps,  après 
la  fin  de  l'oppression  allemande,  on  n'a  pu  y  réussir.  Ce  n'est  pas  en 
vain  qu'un  pays  se  voit  pendant  quarante  ans  privé  de  sa  liberté  et 
de  ses  prérogatives  nationales. 

.  En  dehors  de  ces  casini  particuliers  dont  nous  parlions  tout  à 
l'heure,  la  noblesse  vénitienne  possédait  aux  environs  de  V^enise  une 
quantité  de  magnifiques  résidences  et  de  superbes  châteaux.  L'ori- 
gine de  ces  habitations  de  haut  luxe  remonte  au  beau  temps  de  la 
république.  Dès  que  la  Seigneurie,  en  effet,  eut  conquis  des  pos- 
sessions de  terre  ferme ,  les  patriciens  songèrent  à  s'y  faire  édifier 
des  palais.  TiCS  nouvelles  conquêtes  furent  peuplées  de  demeures 


i 


PLAISIRS,  AMUSEMENTS  ET  DISTRACTIONS.  399 

princières,  et,  de  Venise  à  Padoue,  les  bords  de  la  Brenta  nous 
racontent  encore  aujourd'hui  quelle  en  fut  la  splendeur.  Jamais  on 
ne  vit  sur  un  aussi  étroit  espace  une  pareille  suite  de  palais  :  u  Nous 
voulions  d'abord  descendre  pour  voir  ces  maisons,  dit  un  voyageur 
qui  parcourait  ces  parages  au  siècle  dernier;  le  nombre  nous  en 
rebuta.  C'aurait  été  l'affaire  de  quelques  années.  »  A  cette  époque,  en 
effet,  c'était  un  éblouissement  véritable,  et  si  de  nos  jours  beaucoup 
de  ces  demeures  princières  tombent  en  ruine,  les  escaliers  de 
marbre ,  les  fresques  et  les  lambris  somptueux  qu'on  y  découvre 
encore,  racontent  la  superbe  prodigalité  de  ceux  qui  les  ont 
édifiées. 

Le  luxe  des  bâtiments  n'était  toutefois  que  la  moindre  dépense  ; 
car  c'était  dans  ces  logis  de  plaisance  que  les  familles  puissantes 
faisaient  montre  de  leurs  richesses  et  de  leur  magnificence.  Le 
train  de  maison,  le  luxe  des  festins,  la  variété  des  divertisse- 
ments étaient  en  harmonie  avec  le  faste  des  constructions;  le 
tableau  se  proportionnait  au  cadre.  Tout  ce  monde  de  châtelains 
rivalisait  de  luxe  et  de  prodigalités.  On  recevait  ses  voisins,  ses 
parents,  ses  amis  et  leur  suite.  On  les  gardait  des  semaines,  les 
régalant  de  toutes  les  façons.  Pendant  tout  ce  temps  ce  n'étaient 
que  concerts,  académies,  comédies,  festins  et  représentations 
champêtres.  On  n  a  plus  idée  aujourd'hui  d'une  semblable  ma- 
gnificence. 

Un  seigneur  de  la  maison  des  Thiepolo  possédait  des  terres  depuis 
la  ville  de  Venise  jusqu'au  Frioul,  c'est-à-dire  qu'il  pouvait  chaque 
soir  aller  coucher  dans  une  résidence  nouvelle.  Tous  les  ans  ce 
seigneur  invitait  ses  amis  à  une  chasse  magnifique.  Le  rendez-vous 
avait  lieu  en  vue  de  Venise  dans  son  premier  palais.  Chacun. s'y 
rendait  avec  ses  piqueurs,  ses  chevaux  et  ses  chiens.  On  partait  le 
matin,  et  après  avoir  chassé  tout  le  jour,  à  trois  heures  on  attei- 
gnait la  seconde  villa  où  un  superbe  repas  attendait  les  chasseurs. 
Après  le  dîner  on  avait  la  comédie,  car  Thiepolo  possédait  à  ses 
ordres  une  troupe  d'acteurs  qui  le  suivait  dans  ses  excursions. 
Ëasuite  venait  le  souper,  et  après  le  souper  le  bal.  Et  cela  recom- 
mençait le  lendemain  et  durait  parfois  six  semaines  entières.  Pendant 


400  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

ce  temps,  ses  amis  et  leur  suite,  chiens,  chevaux,  valets  et  piqûeurs, 

.  •  •  •  -  •         ■     •  • 

étaient  défrayés  de  tout. 

Un  seigneur  dé  la  maison  Contarini  s'était  fait  bâtir  à  Piazzola  un 
palais  aussi  vaste  que  le  palais  ducal  et  de  la  plus  grande  magni- 
ficence. Partout-  ce  ti'étaient  que;  bas-reliefs,  statues^  fresques  et 
colonnes.  Dans  ce  palais  se  trouvaient  une  salle  de  concert  et  une 
bibliothèque  musicale  de  pr^emier  ordre,  et  ce  Contarini  entretenait 
un  orchestre  complet  pour  régaler  de  musique  ceux  qui  venaient  le 
visiter.  Non  content  de  cela,  il  construisit  une  salle  d'opéra  dont  la 
scène  était  si  vaste  que  deux  cents  chevaux  y  pouvaient  tenir,  Bt 
pour  avoir  toujours  sous  la  main  le  personnel  nécessaire,  il  fit  édifier 
un  orphelinat  où  il  éleva  à  ses  irais  trois  cents  jeunes  filles  auxquelles 
on  enseignait  la  musique  et  qui  figuraient  dans  ses  représentations. 
Ce  théâtre  magnifique  était  accessible  à  tout  le  monde.  Pour  y 
pouvoir  pénétrer ,  il  suffisait  d*en  demander  la .  perinission.  Rien 
n'était  épargné  dans  ces  solennités,  ni  le  luxe  des  décors,  ni  la 
richesse  des  costumes  ;  et  u  ce  qui  est  de  plus  noble,  dit  un  contem- 
porain, c'est  que  la  porte  n'en  coûte  rien,  non  plus  que  la  loge,  le 
livre  d'opéra  et  la  bougie  niême  pour  le  lire  ».  On  voit  que  le 
grand  seigneur  savait  tout  prévoir. 

Tout  ce  luxe  et  cette  prodigalité  sont  des  choses  inconnues  de  nos 
jours.  On  ne  voit  plus  à  Venise  les  familles  princières  épargner 
toute  l'année  pour  éblouir  leurs  amis  par  le  faste  de  leurs  réceptions 
champêtres.  Autres  temps,  autres  préoccupations! 

Deux  fois  par  an,  cependant,  les  palais  vénitiens  sont  encore 
abandonnés  par  leurs  hôtes  aristocratiques,  qui  s'en  vont  dans  leurs 
résidences  de  terre  ferme  chercher  le  calme  et  le  repos.  Double 
villégiature  qui  a  lieu  à  époques  fixes  :  l'automne  et  le  printemps; 
la  saisondes  vers  à  soieet celle  desvendanges,  comme  on  dit  à  Venise. 

On  revient  Tété  pour  les  bains  de  mer,  et  grâce  à  eux,  pendant  la 
chaude  saison,  le  Grand  Canal  prend  une  animation  singulière. 
Chaque  jour,  en  effet,  belles  dames  et  patriciens  se  rendent  au 
Lido,  et  le  soir,  sur  les  flots  des  Lagunes,  on  essaye  de  trouver  un 
doux  souffle  de  brise  qui  vienne  tempérer  la  lourdeur  de  l'atmo- 
sphère. 


PLAISIRS,   AMUSEMENTS  ET  DISTRACTIONS-  403 

En  hiver,  ce  sont  les  réceptions  officielles,  quelques  bals  et  surtout 
l'opéra ,  qui  rappellent  des  champs  cette  aimable  société  de  nobles 
oisifs  et  les  invitent  à  reprendre  possession  de  leurs  palais  de  marbre. 

A  ces  hautes  distractions  spécialement  réservées  aux  classes  patri* 
ciennes,  il  nous  en  faut  ajouter  quelques  autres  plus  accessibles  à  la 
masse  de  la  population,  mais  dont  l'aristocratie,  toutefois,  sait  bien 
réclamer  sa  part.  Je  veux  parler  des  plaisirs  du  carnaval.  Quoique 
celui-ci  ait  beaucoup  perdu  de  son  antique  splendeur,  il  ne  laisse  pas 
toutefois  que  de  donner  à  Venise  un  regain  de  vie  bruyante  et  de 
joyeuse  animation.  Son  entrain  cependant  ne  saurait  être  com- 
paré à  cette  turbulente  cohue  qui  s'agite  dans  Rome  à  la  même 
époque,  et  la  place  Saint-Marc,  rendez«vous  des  masques,  a  des 
allures  beaucoup  moins  tapageuses  que  celle  du  Corso* 

Le  carnaval,  du  reste,  n'a  jamais  été  la  fête  par  excellence  du 
peuple  de  Venise.  Il  ne  venait  comme  importance  que  longtemps 
après  la  Fiera  Franca. 

C'était  le  jour  de  la  bienheureuse  ascension,  de  la  Sensa,  que 
s'ouvrait  cette  merveilleuse  kermesse.  Une  semaine  à  l'avance,  la 
place  Saint-Marc  était  transformée  en  un  vaste  bazar  où  affluaient 
des  masses  d'étrangers  venus  d'un  peu  partout.  Les  magasins,  dis- 
posés d'une  façon  régulière  et  affectant  le  développement  architec- 
tural d'un  long  portique  parallèle  aux  Procuraties,  étalaient  les  ri- 
chesses locales.  On  y  trouvait  de  tout,  depuis  les  étoffes  de  soie,  de 
velours  et  d'or,  jusqu'à  ces  délicieuses  dentelles  nommées  merletli 
et  qui  sont  connues  chez  nous  sous  le  nom  de  point  de  Venise  ; 
depuis  les  conterie,  ces  verroteries  brillantes  dont  les  gens  de  Murano 
avaient  seuls  le  secret,  jusqu'à  ces  chaînes  d'or  sans  fin,  miracle  de 
finesse,  de  délicatesse  et  de  longueur.  Il  y  avait  aussi  une  place 
réservée  aux  artistes.  Les  peintres  et  les  sculpteurs  ne  dédaignaient 
pas  d'y  apporter  leurs  œuvres  de  l'année.  On  vit  à  la  Fiera  Franca 
des  tableaux  du  Titien  et  de  Paul  Véronèse.  Canova  y  exposa  ses 
premiers  ouvrages,  et  le  groupe  de  Dédale  et  Icare  figura  à  la  place 
d'honneur.  Sous  ce  rapport,  la  Sensa  était  le  «  Salon  »  de  Venise. 
Elle  en  était  aussi  le  u  Longchamps  » .  La  place  Saint-Marc,  pendant 
cette  joyeuse  quinzaine,  était  en  effet  le  rendez-vous  de  tout  ce  que 


404  AMSTERDAM   ET  VlilNISE. 

Venise  comptait  d'élégant.  Les  merveilleux  du  temps  et  les  gen- 
tildonne  y  venaient  montrer  leurs  toilettes  neuves  et  considérer  les 
gigantesques  poupées  que  les  couturières  «  retour  de  Paris  »  expo- 
saient dans  leurs  vitrines.  Ces  poupées  étaient  mises  à  la  dernière 
façon  de  la  cour  de  France.  C'étaient  les  journaux  de  mode  de  ce 
temps-là, 

Dans  les  rares  occasions  qu'elles  avaient  de  se  parer,  les  belles 
dames  copiaient  servilement  ces  toilettes  importées;  celles-ci  don- 
naient le  ton  jusqu'à  l'année  suivante,  ou,  pour  parler  plus  cor- 
rectement, jusqu'au  mois  d'octobre,  car  à  partir  de  ce  moment  tout 
Venise  prenait  le  masque.  Bientôt  même  on  contracta  l'habitude  de 
le  porter  toute  l'année,  comme  si  la  vie  eût  été  un  carnaval  perpé- 
tuel. Ce  fut  le  temps  où  la  richesse  publique  et  privée  commençait  à 
décroître  rapidement.  Se  voiler  la  figure  devint  en  quelque  sorte  un 
moyen  de  cacher  sa  misère. 

Mais  avant  cette  douloureuse  période,  tout  le  temps  de  la  Sensa 
et  du  carnaval  était  consacré  aux  réunions  joyeuses  et  aux  repas 
somptueux.  Considérez  les  tableaux  de  l'École,  les  Cène,  les  Repas 
chez  Léviy  les  Noces  de  Cana,  et  voyez  quel  étalage  de  bonne  chère, 
d'abondance  et  de  luxe.  Ces  cuisiniers  affairés  ,  ces  serviteurs 
empressés,  ces  groupes  de  musiciens,  ces  plats  chargés  de  provi- 
sions, ces  coupes  qui  s'emplissent,  nous  disent  assez  de  quelle  façon 
on  entendait  la  vie  en  ce  temps-là.  Écoutez  maintenant  comment 
parlent  les  poètes.  Arétin  est  à  table,  il  reçoit  des  perdrix  : 
tt  Aussitôt  prises,  aussitôt  rôties,  s'écrie-t-il  ;  j'ai  abandonné  mon 
hymne  en  l'honneur  des  lièvres  et  je  me  suis  mis  à  chanter  les 
louanges  de  ces  oiseaux.  Mon  compère  Titien,  caressant  de  l'œil 
ces  bêtes  savoureuses,  a  entonné  en  duo  avec  moi  le  Magnificat 
que  j'avais  commencé.  » 

Après  les  perdrix ,  ce  sont  des  becfigues,  des  melons  verts,  des 
grenades  de  Smyme,  du  raisin  de  Toscane  qu' Arétin  reçoit  de 
ses  amis.  Le  vin  de  Chypre  arrose  toute  cette  cuisine,  et  les  joyeux 
propos  la  pimentent.  Car  Titien  n'est  pas  seul  à  partager  cette  vie 
de  plaisirs.  Sansovino,  Doni,  Dolce,  et  Nicolo  Franco,  qui  devait 
finir  au  gibet,  sont  aussi  de  ces  joyeuses  parties. 


PLAISIRS,   AMUSEMENTS   ET   DISTRACTIONS.  407 

Ces  fêtes  gastronomiques  donnent  la  mesure  d'une  époque.  Le 
culte  des  bons  morceaux  se  perpétua  du  reste  dans  la  république 
pendant  les  époques  suivantes,  et  aussi  le  culte  des  gros  morceaux. 
La  splendeur  des  tables  vénitiennes  ne  consistait  point  en  efFet  en 
entremets,  confitures  et  desserts  ouvragés  ;  mais  rien  n'y  manquait, 
nous  dit  Freschot,  u  de  toutes  les  viandes  solides  qui  sont  le  fonde- 
ment des  bons  repas  ».  Et,  comme  confirmation,  Barclay  nous 
montre  les  patriciens  allant  eux-mêmes  chez  le  boucher  choisir  les 
morceaux  qui  sont  à  leur  convenance.  Ce  dont  le  joyeux  président 
de  Brosses  ne  manque  pas  de  se  moquer  :  «  Plus  la  dignité  est^ 
grande,  plus  la  manche  est  large,  ce  qui  n'est  pas  inutile  pour 
mettre  la  provision  de  boucherie.  »  A  la  Poissonnerie,  il  en  était  de 
même.  Le  tableau  du  Bassan  nous  le  prouve  assez;  qu'on  se  sou- 
vienne, du  reste,  des  soupirs  du  malheureux  comte  Andréa. 

Pour  arroser  cette  chère  succulente,  il  fallait  boire  de  grands 
coups;  aussi  la  passion  da  vin  est-elle  plus  répandue  à  Venise  que 
dans  tout  le  reste  de  la  Péninsule.  Partout  ailleurs  en  Italie,  l'ivro- 
gnerie est  une  tache  ;  à  Naples,  c'est  une  honte.  En  Espagne,  au 
siècle  dernier,  le  nom  d'ivrogne  était  une  injure  qui  voulait  du  sang. 
Un  coup  d'épée  ne  suffisait  même  pas  à  laver  d'une  pareille  insulte. 
Elle  provoquait  un  coup  de  couteau.  A  Venise,  rien  de  pareil,  et 
messer  Pantalon,  ce  masque  joyeux  chargé  de  personnifier  l'habi- 
tant des  Lagunes,  ne  craint  pas  de  se  monti^er  en  scène  avec  une 
pointe  d'ébriété.  Il  n'y  a  du  reste  qu'à  voir  la  façon  dont  le  vin 
arrive  à  Venise  pour  être  édifié  sur  la  consommation  qui  s'en  fait. 
On  l'amène  dans  de  grands  bateaux  à  ciel  ouvert,  et  qui  sont  pleins 
à  déborder.  On  puise  dans  ces  bateaux  avec  des  baquets  ;  on  rem- 
plit des  hottes  de  liquide,  et  les  porteurs  s'en  vont  ainsi  à  domicile 
le  transvaser  dans  les  immenses  tonneaux  qui  ornent  les  cabarets. 

Rien  de  curieux  à  voir  comme  ces  établissements  qu'on  décore 
du  nom  de  trattorie.  Les  principaux  sont  fréquentés  par  les  gon- 
doliers et  situés  dans  les  environs  du  Rialto,  ou  mieux  encore  dans 
le  voisinage  de  la  via  Garibaldi.  C'est  en  effet  dans  les  alen- 
tours de  l'Arsenal  qu'habitent  presque  tous  les  barcarojs.  Le 
soir,   leur  présence  donne  à  ce  quartier  une  animation  pafticu- 


408  AMSTERDAM    ET  VENISE. 

lièfe.  Leurs  femmes  et  leurs  filles  se  promènent  à  travers  les 
rues,  vêtues  de  baillons  pittoresques,  avec  un  châle  sur  la  tête 
et  des  bas  troués  qui  traînent  dans  des  chaussures  sans  nom. 
Pour  eux,  beaucoup  moins  galants  que  leur  renommée  ne  le 
comporte,  ils  s'en  vont  s'attabler  à  la  Pescaria,  à  la  Bragola 
ou  à  YAntico  BastionCy  et,  sans  plus  s'occuper  du  beau  sexe,  s'amu- 
sent à  vider  des  pots.  Cette  débauche  toutefois  se  fait  avec  une 
tranquillité  et  un  ordre  qu'on  ne  soupçonnerait  guère  dans  un  sem- 
blable pays.  A  voir  ces  grands  gaillards  étages  le  long  des  tables 
rustiques,  silencieux  et  somnolents,  échangeant  à  peine  entre  eux 
quelques  propos,  on  les  prendrait  plutôt  pour  des  marins  hollan- 
dais éternellement  froids  et  calmes,  que  pour  de  joyeux  gondoliers 
vénitiens. 

Parfois,  par  l'adjonction  d'un  ou  deux  musiciens,  ou  d'une  famille 
de  virtuoses,  le  cabaret  vénitien  se  trouve  changé  momentanément 
en  concert.  Mais  la  transformation  dure  peu.  Elle  se  renouvelle 
même  rarement,  et  il  n'y  a  guère  qu'une  biraria  semi-aristocratique, 
la  Fiamma  d'oro,  où  l'on  entende  périodiquement  des  voix  enrouées 
et  des  guitares  nasillardes  mêler  leurs  accords  au  bruit  des  verres 
et  aux  éclats  de  rire  des  servantes. 

Souvent  même ,  l'autorité  tutélaire  prend  les  devants  et  invite 
le  public  à  s'abstenir  de  toute  musique ,  témoin  cet  énorme 
cabaret  qu'on  nomme  al  Baccaro  et  où  l'on  boit  le  meilleur  vin  de 
tout  Venise.  Dès  qu'on  y  entre,  une  énorme  pancarte  frappe  les 
regards,  et  ces  mots  écrits  en  lettres  immenses  sont  bien  propres  à 
faire  évanouir  toute  velléité  musicale  :  ««  Si  prega  di  non  GANT  ARE 
ESSENDO  D'ORDINE  SUPEBIORE  PROIBITO  sotto  la  pena  della 

CmUSURA  DELL'    EZERCIZIO.  » 

Il  suffit  du  reste  d'un  coup  d'œil  jeté  dans  cet  établissement  pour 
comprendre  quelle  prudence  a  dicté  cet  arrêt  salutaire.  C'est  le 
rendez-vous  des  chiffonniers,  des  ramoneurs  et  des  industriels  sus- 
pects de  Venise  ;  de  ceux  du  moins  qui  se  respectent  encore  ;  car 
les  autres  vont  chez  les  marchands  d'alcools  ou  d'absinthe  se  griser 
pour  quelques  sous. 

Dans  tous  ces  cabarets,  le  bon  peuple  vénitien^  fidèle  aux  tradi- 


PLAISIRS,   AMUSEMENTS   ET   DISTRACTIONS.  4C9 

tions,  accompagne  ses  grandes  u  beuveries  »  de  Fengloutissement 
de  morceaux  énormes.  De  tout  temps,  en  effet,  il  préféra  la  quantité 
à  la  qualité.  Pour  en  être  convaincu,  il  n'y  a  qu'à  le  voir  étaler  sur 
les  tables  graisseuses  d'à/  Baccaro  ces  amas  peu  ragoûtants  de 
poisson  frit  et  de  polenta  dont  il  semble  se  délecter.  Cette  polenta 
est  une  espèce  de  pâte  faite  avec  de  la  farine  de  maïs  et  qui  lui  tient 
lieu  de  pain  ^  Chaque  jour  il  en  absorbe  une  solide  ration.  Trofs 
fois  seulement  dans  l'année  il  consent  à  renoncer  à  cette  nourriture 
pesante  et  indigeste  s'il  en  fiit  :  à  Noël,  où  il  mange  le  paneton, 
sorte  de  brioche  garnie  de  raisin  de  Corinthe;  à  Pâques,  où  il  se 
délecte  avec  la  fugasse,  brioche  sèche  et  sucrée  jaunie  avec  du 
safran:  et  enfin  à  la  fête  de  sa  paroisse,  où  il  est  de  tradition  de 
manger  des  frittole. 

Une  sagra  sans  frittole,  en  effet,  est  comme  un  printemps  sans 
roses;  et  bien  que  ces  fritures  fadasses  aient  plus  d'odeur  que' de 
goût,  on  ne  laisse  pas  que  d'en  faire  à  Venise  une  efiFroyable  con- 
sommation. 

De  nos  jours  cependant  ils  sont  en  partie  déchus  de  leur  ancienne 
splendeur.  U  n'y  a  plus  guère  que  le  bas  peuple  qui  s'en  régale  ; 
tandis  que  jadis  tout  le  monde  en  mangeait;  on  s'en  offrait  réci- 
proquement, et  c'était  faire  une  grande  politesse  aux  religieuses 
que  de  leur  en  porter  à  la  grille  de  leur  couvent. 

L'accès  de  ces  saintes  maisons  était  en  effet  permis  au  premier 
venu,  et  pendant  tout  le  carnaval  les  masques  s'y  rendaient  et  don- 
naient dans  le  parloir  de  joyeuses  représentations  aux  pauvres 
recluses.  Guardi  a  consacré  plusieurs  de  ses  tableaux  à  ces  repré- 
sentations  curieuses.    Habitudes   étranges  qui   nous  scandalisent 

*  Le  pain  fut  de  tout  temps  si  mauvais  à  Venise  que  les  personnes  riches  le 
faisaient  venir  de  Mestre  ou  de  Fusine.  Mais  comme  l'importation  en  était 
défendue,  il  était  rapporté  en  contrebande  par  les  gondoliers,  qui  en  faisaient 
une  sorte  de  trafic  fort  lucratif.  Les  gondoliers  des  ambassadeurs  et  ceux  des 
grands  personnages  habitant  Venise  étaient  les  pourvoyeurs  habituels  des  prin- 
cipales maisons.  Ils  usaient  et  abusaient  pour  couvrir  leur  contrebande  de  la 
livrée  de  leurs  maîtres.  Gela  donna  lieu  à  de  nombreux  abus  et  créa  même  des 
difficultés  assez  curieuses  entre  la  Sérénissime  République  et  le  duc  de  Mantoue. 
Cehiî-ci  dut  céder  et  renoncer  au  privilège  de  n^avoir  point  ses  gondoles  visitées 

par  les  agents  du  Conseil. 

52 


410  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

aujourd'hui  et  qui  perdent  cependant  beaucoup  de  leur  inconve- 
nance apparente,  quand  on  songe  à  la  triste  condition  de  ces 
infortunées  ! 

Ces  malheureuses  filles  n'étaient  pas  en  effet  cloîtrées  par 
conviction.  Elles  ne  prenaient  le  voile  que  pour  n'être  point  un 
embarras  pour  leurs  familles.  C'était  l'une  des  tristes  conséquences 
de  ce  droit  d'aînesse  qui  concentrait  sur  une  seule  tête  tous  les  privi- 
lé{Tes  et  tous  tes  biens.  Elles  étaient  les  victimes  d'un  état  social 
mal  équilibré  qui  leur  faisait  payer  de  leur  liberté  les  plaisirs  et  les 
distractions  des  aînés  de  la  famille.  A  maintes  reprises  le  pa- 
triarche de  Venise  essaya  de  mettre  un  ferme  à  ces  coutumes  qui 
lui  paraissaient  désordonnées,  mais  il  dut  y  renoncer.  Chaque  fois 
les  recluses  se  révoltèrent,  et  finalement  il  lui  fallut  abandonner  ses 
velléités  de  réforme. 


VII 

PLAISIRS,   AMUSEMENTS   ET   DISTRACTIONS 

(suite) 

AMSTERDAM 

La  mnsiqae.  —  Voix  fatiguées  et  oreilles  délicates.  —  Les  concerts.  —  Félix  meritis. 

—  Son  hôteL  —  Le  grand  prêtre  du  lieu.  —  Pianiste  bulgare  et  chanteuse  de  concert. 

—  Le  Park,  —  Autre  musique,  autre  enthousiasme.  —  Le  Palais  de  Tlndustrie.  —  La 
Cecilia,  —  De  Hoop.  —  L'opéra  en  voyage.  —  Le  public  des  petites  places.  —  Les 
musicos  du  vieux  temps.  —  Les  cafés-concerts.  —  Tiroirs  à  pipes.  —  Chanteuses  et 
public.  —  Le  répertoire.  —  L'histoire  du  théâtre  hollandais.  —  Ses  débuts*  — -  Yondel 
et  Brederoo.  —  Son  développement,  les  épreuves  qu'il  traveràe.  —  Le  théâtre  de  nos 
jours.  —  Condition  des  artistes.  —  Les  peintres.  —  Le  Trippenhuis.  —  Morts  illustres 
et  chefs-d'œuvre.  —  Àrti  et  amiciiiœ*  —  Les  Societeiten,  —  L'occupation  française  active 
leur  développement.  —  Les  Collégien,  —  Calme  et  monotonie.  —  Les  cafés  de  la  Kalver- 
slraaU  -^  Villégiature  et  tulipes.  —  Histoire  de  six  oignons.  —  Un  repas  de  Cléopâtre.  — 
Haarlem  et  BloemendaaI.  —  La  glace.  —  Patins  et  traîneaux.  —  La  kermesse  sur  la 
glace.  —  Repas  et  festins.  —  Une  ancienne  tradition.  —  La  coupe  de  Nivelle.  —  Gys- 
brecht  et  Florent  V.  —  Ne  quid  nimis,  —  Terburg  et  le  Père  Boussingault.  —  Madame 
de  Sévigné.  —  Une  entreprise  du  prince  d'Orange.  —  Un  éléphant  ivrogne.  — >  C'est  la 
faute  au  climat. 


Après  avoir  parcouru  toute  la  gamme  des  plaisirs  chers  à 
Venise ,  il  nous  faut  jeter  un  coup  d*œil  sur  les  amusements  et  les 
distractions  qui  sont  le  plus  goûtés  sur  les  bords  de  TÂmstel. 

Ici,  comme  là-bas,  le   premier  qui  s'impose  à  nous,  c'est  la 

'    musique.  On  peut  dire  en  effet  que  la  passion  des  Amsterdamois 

pour  ce  bel  art  ne  le  cède  guère  à  !'«  affolement  »  des  Vénitiens; 

et  ce  fait  est  encore  plus  remarquable,  car  les  belles  voix  y  sont 

peut-être  plus  rares  qu'à  Venise. 

Par  suite  de  l'inclémence  du  climat  et  de  l'humidité  continuelle 
qui  détend  les  cordes  vocales,  beaucoup  de  personnes,  en  effet,  ont 
l'organe  fatigué  et  un  peu  rauque.  Mais,  si  le  chant  est  voilé, 


412  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

l'oreille  est  douée  d'une  sensibilité  parfaite,  et  cela  suffît  pour  que 
la  musique  soit  aimée  avec  passion  et  cultivée  avec  goût. 

Ce  goût  si  prononcé  ne  se  manifeste  pas  toutefois  de  la  même 
façon  qu'aux  bords  des  Lagunes;  c'est  dans  d'autres  conditions 
qu'il  aime  à  se  satisfaire.  Au  lieu  de  transformer  l'opéra  en  concert, 
il  le  relègue  au  second  plan,  et  ce  sont  les  concerts  proprement  dits 
qui  occupent  sans  conteste  la  première  place.  Concert  à  Félix 
meritis,  concert  au  Parc,  concert  au  Jardin  zoologique,  concert  au 
Palais  de  l'Industrie,  concert  de  la  Société  de  Sainte-Cécile. 

Aimez -vous  les  concerts?  on  en  a  mis  partout. 

Chacun  d'eux  toutefois  a  ses  époques  fixes  et  son  caractère  par- 
ticulier. Il  se  distingue  des  autres  par  quelque  nuance  spéciale , 
qui  établit  entre  eux  comme  une  gradation  à  la  fois  artistique  et 
aristocratique  que  nous  sommes  tenus  d'observer. 

Le  premier,  sous  ce  double  rapport,  est  incontestablement  celui  de 
Félix  meritis.  Félix  meritis  est  un  cercle  ou  plutôt  une  association 
à  la  fois  scientifique,  artistique  et  littéraire,  comme  on  en  rencontre 
beaucoup  en  Hollande.  N'était  la  Société  Tôt  nui  van  V  algemeen^ 
dont  le  but  est  plus  élevé,  l'action  plus  étendue  et  les  forces  plus 
grandes,  elle  serait  la  première  de  tout  le  pays.  Mais,  si  elle  n'est 
pas  la  plus  puissante,  elle  est  du  moins  la  plus  aristocratique,  car 
ses  portes  ne  sont  point  ouvertes  à  tout  le  monde,  et  il  faut  une  noto- 
riété financière  et  sociale,  c'est-à-dire  une  certaine  fortune  et  une 
certaine  notabilité,  pour  pouvoir  être  admis  dans  son  sein.  Fondé 
en  1777,  riche  dix  ans  plus  tard  et  en  possession  d'un  véritable  palais, 
Félix  meritis  a  été,  dès  son  principe,  divisé  en  cinq  classes.  Le  Com- 
merce ,  la  Littérature ,  la  Peinture ,  la  Physique  et  la  Musique 
Composent  les  cinq  branches  des  connaissances  humaines  que  cette 
puissante  Société  s'est  donné  pour  but  de  cultiver,  et  pour  lesquelles 
elle  a  fait  édifier  des  amphithéâtres,  une  bibliothèque,  un  observa- 
toire, des  salles  de  conférences  et  de  lecture,  et  une  salle  de  concerts. 
Cette  dernière  est  la  seule  dont  nous  nous  occuperons  aujourd'hui. 

Elle  est  spacieuse,  gracieusement  dessinée  en  forme  de  rotonde 


PLAISIRS,    AMUSEMENTS    ET    DISTRACTIONS.  413 

avec  une  galerie  figurant  premier  étage  et  soutenue  par  des  colonnes 
et  des  pilastres  on  ne  peut  plus  corinthiens.  La  décoration  en  est 
d'une  sévère  sobriété.  Elle  aurait  même  presque  l'air  d'un  joli  temple 
réformé ,  n'étaient  la  couleur  rose  qui  rehausse  son  architecture 
et  certain  Apollon  du  Belvédère  qui  plane  au-dessus  de  l'orchestre. 
Mais   sa  nuance  tendre   et  son    dieu  rayonnant  lui  donnent  une 


AMsTËilÛAM 
tlOtel  de  la  Société  Félix  merith. 

petite  allure  profane,  qui  contraste  avec  la  nudité  de  ses  murs, 
aussi  privés  d'ornements  que  l'Apollon  lui-même. 

C'est  dans  ce  sanctuaire  fermé  au  commun  des  mortels  que,  à 
jour  fixe  pendant  tout  l'hiver,  on  se  réunit  pour  écouter  de  savants 
concerts.  Les  hommes  sont  habillés  en  politiques,  c'est-à-dire  qu'ils 
ont  endossé  l'habit  noir;  les  dames  sont  en  toilettes  de  bal,  quel- 
ques-unes avec  les  épaules  nues.  Mais  c'est  un  régal  dont  on  ne 
profite  que  rarement,  car  la  température  du  lieu  ne  leur  permet 


414  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

guère  de  quitter  leur  sortie  de  bal  ou  de  dépouiller  leurs  fourrures. 
La  salle  en  effet  est  froide  de  toutes  les  façons.  Il  semble  que  cette 
aimable  réunion  n'ait  pas  tout  à  fait  le  plaisir  pour  but.  Un  nuage 
de  convention  et  d'extrême  réserve  plane  sur  tout  le  monde.  On  se 
salue  de  la  main,  on  chuchote,  on  se  parle  à  voix  basse.  Chacun 
prend  sa  place  comme  pour  écouter  une  leçon,  bien  plus  que  pour 
goûter  une  joie.  Mais  tout  bruit  cesse,  le  chef  d'orchestre  vénéré 
prend  place  au  pupitre,  les  instruments  s'accordent,  l'archet  se 
dresse,  le  concert  commence. 

Dès  les  premières  mesures,  on  sent  qu'on  a  devant  soi  une  troupe 
de  musiciens  aguerris.  Tout  marche  avec  une  science,  une  méthode, 
une  correction  merveilleuses.  Les  instruments  à  cordes  entonnent 
leur  chant  avec  une  précision  admirable,  l'accompagnement  ne  lui 
cède  en  rien.  Mais  que  le  plaisir  est  de  courte  durée!  L'œuvre  qu'on 
exécute  est  une  de  ces  choses  obscures,  hérissées  de  difficultés,  véri- 
table tour  de  force  de  génie,  problème  ardu  s'il  en  fut,  transporté 
d*un  livre  de  mathématiques  dans  un  album  de  musique,  mais 
qui  n'a  rien  à  voir  avec  ces  douces  mélodies  qui  bercent  nos 
rêves  et  prennent  doucement  le  chemin  de  nos  cœurs.  Aussi 
remarquez  tous  ces  jolis  visages,  comme  ils  sont  sévères,  presque 
tristes.  Aucune  de  ces  bouches  n'est  souriante,  aucun  de  ces 
regards  n'est  ému.  On  écoute  posément,  sèchement,  cherchant  à 
comprendre,  mais  sans  que  le  cœur  batte  plus  vite,  sans  qu'une 
délicieuse  rêverie  fasse  danser,  devant  les  yeux  à  demi  fermés, 
tout  un  monde  à  la  fois  enchanteur  et  enchanté. 

Après  ce  premier  morceau  en  vient  un  autre,  tout  aussi  savant, 
mais  tout  aussi  ardu.  C'est  quelque  symphonie  ignorée,  quelque 
sonate  inconnue,  chef-d'œuvre  de  classicisme  et  de  difficultés.  Le 
grand  prêtre  du  lieu,  en  effet,  n'entend  point  raillerie  sur  ce  délicat 
chapitre.  Classique  il  est  et  classique  on  doit  être.  Peu  lui  importe 
que  la  profondeur  dégénère  en  obscurité.  Il  aime  mieux  qu'on  s'en- 
nuie scientifiquement  que  de  s'égayer  en  dehors  des  règles.  Aussi 
la  plupart  de  ses  opéras  sont-ils  acceptés  par  son  aimable  public 
comme  autant  de  petites  mortifications.  Et  bien  souvent,  en  voyant  un 
gros  soupir  d'ennui  s'échapper  de  lèvres  fraîches  et  rosées,  il  nous  est 


PLAISIRS,   AMUSEMENTS   ET   DISTRACTIONS,  415 

venu  à  l'esprit  de  lui  appliquer  le  mot  de  la  folle  Zulietta  à  l'impuissant 
Jean  Jacques  :  «  ZanettOy  lascia  la  musica  e  studia  la  matematica,  » 

Mais  un  frisson  de  plaisir  parcourt  l'assemblée.  C'est  quelque 
exécutant  de  mérite,  quelque  virtuose  distingué,  quelque  soliste 
slave ,  polonais  ou  bulgare  qui  vient  nous  faire  admirer  son  talent. 

Vous  le  connaissez,  ce  pianiste  échevelé  à  la  démarche  austère, 
au  maintien  grave,  et  qui,  dans  ses  yeux  rêveurs  à  l'excès,  semble 
refléter  un  monde  de  pensées  et  d'insondables  mystères.  Il  se  laisse 
tomber  plutôt  qu'il  ne  s'assied  devant  le  piano  fatal.  Ses  doigts  par- 
courent le  clavier,  l'orchestre  accompagne  en  sourdine.  Bientôt  son 
regard  inspiré  se  dirige  vers  le  lustre.  Sous  sa  pression  vigoureuse, 
un  petit  air  bien  doux,  bien  tendre,  bien  naïf,  qui  sent  la  bergerie 
d'une  lieue,  semble  éclore.  Il  chante  doucement  comme  Talouette 
qui  salue  l'aurore.  Puis,  tout  à  coup,  le  voilà  qui  change  de  ton  et 
d'allures.  Le  tonnerre  gronde,  l'orage  mugit,  la  foudre  éclate,  et  le 
pauvre  petit  reçoit  la  plus  effroyable  averse  qu'on  puisse  imaginer. 
L'orage  est  le  précurseur  naturel  de  la  guerre.  Au  tonnerre  succède 
la  fusillade,  et  les  éclats  du  canon  nous  font  trembler  pour  son  sort. 
Mais,  destin  inéluctable,  la  tempête  fait  place  au  calme  et  la  paix 
succède  aux  combats,  et  notre  petit  air  mouillé  par  l'orage,  battu 
et  rebattu,  dénaturé,  défiguré,  transfiguré  par  le  savant  pianiste, 
nous  revient  doucereux  et  timide  comme  à  l'instant  de  sa  nais- 
sance. Un  soupir  de  soulagement  nous  échappe.  Heureux  petit  air! 
liC  voilà  de  retour  dans  ses  tranquilles  pénates  !  —  Non  pas  !  Le 
vaillant  pianiste  a  relevé  sa  tête  puissante,  il  a  rejeté  en  arrière 
son  ondoyante  chevelure,  et  ses  regards  sont  remontés  vers  le 
lustre.  Tout  à  coup,  le  petit  air  martelé  par  sa  main  puissante 
devient  la  chanson  de  la  forge.  Le  bruit  des  marteaux  en  marque 
la  mesure.  Puis  accompagnant  une  danse  champêtre,  il  se  trans- 
forme en  un  fandango  vertigineux.  Tout  tourbillonne  autour  de 
lui,  jusqu'à  ce  que,  après  avoir  été  allongé,  modifié,  raccourci, 
rabougri,  racorni,  avoir 

Passé  du  grave  au  doux,  du  plaisant  au  sévère, 

il  consente  à  finir  comme  il  avait  commencé,  c'est-à-dire  simplement 


416  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

et  modestement,  en  petit  air  comme  il  faut,  éclos  dans  un  cerveau 
de  {jénie. 

Après  le  pianiste  bulgare  nous  avons  la  chanteuse  de  concert, 
inévitablement  jolie,  gracieuse,  aimable,  l'œil  caressant  et  la  bouche 
en  cœur,  presque  aussi  gênée  par  son  morceau  de  musique  qui  ne 
lui  sert  de  rien,  que  par  l'énorme  bouquet  octroyé  par  l'adminis- 
tration. Elle  est  toujours  sûre,  à  défaut  d'autre  chose,  d'obtenir  un 
succès  de  robes,  car  ses  toilettes  sont  de  la  bonne  faiseuse,  et  sou- 
vent (hélas  !)  elle  remplace  par  celles  de  sa  couturière  les  notes  qui 
manquent  à  son  registre.  Puis  viennent  le  violoniste  émérite  et  le 
violoncelliste  incomparable,  tous  deux  empanachés  de  la  mèche 
traditionnelle.  La  gymnastique  tient  une  grande  place  dans  leur 
exécution.  Voyez  comme  ils  se  plient  en  deux  et  tout  à  coup 
se  redressent;  leurs  bras  et  leurs  épaules  se  livrent  aux  sou- 
bresauts les  plus  extraordinaires  ;  ils  se  contorsionnent  à  plai- 
sir. Il  serait  vraiment  cruel  de  se  montrer  froid  à  l'excès  avec 
des  gens  qui  se  donnent  autant  de  mal.  Aussi  un  petit  froufrou 
d'applaudissements  gantés  indique-t-il  la  haute  satisfaction  qu'ils 
ont  fait  éprouver  à  leur  auditoire  d'élite.  Enfin  la  séance  finit  comme 
elle  a  commencé,  par  un  morceau  bien  savant,  bien  ardu,  bien 
classique,  qui  permet  à  l'aimable  assemblée  de  se  séparer  sans  trop 
de  regrets.  Plus  d'une  jolie  poitrine,  en  effet,  laisse  échapper  un 
soupir  de  soulagement  quand  on  se  lève  pour  partir;  d'autres,  plus 
patientes,  ou  craignant  de  nuire  à  la  bonne  opinion  musicale  qu'on 
peut  avoir  d'elles,  prennent  simplement  l'air  satisfait.  Songez  qu'à 
Amsterdam  les  distractions  sont  rares  et  qu'on  serait  encore  bien 
privé  si  l'on  n'avait  pas  celle-là.  Écoutez  toutefois  ce  que  dit  ceflte 
foule  aristocratique  qui  s'écoule.  Il  vous  arrivera  peut-être  d'en- 
tendre un  :  M  C'était  bien  beau  »  ;  mais  personne  ne  prononcera  ces 
paroles  magiques  qui  contiennent  tant  de  choses  :  «  Mon  Dieu ,  que 
nous  nous  sommes  bien  amusés  !  n 

Si  les  concerts  de  Félix  mentis  sont  calmes,  paisibles  et  recueillis 
comme  une  cérémonie  pieuse,  il  n'en  est  pas  de  même  de  ceux  du 
Park.  Ici  l'enthousiasme  ne  connaît  pas  de  bornes.  I/orchestre  est 
peut-être  un  peu  moins  savant,  mais  le  directeur,  le  maître  de  cha- 


PLAISIRS,   AMUSEMENTS   ET   DISTRACTIONS..        417 

pelle,  pour  me  servir  de  l'expression  consacrée,  veut  avant  tout 
charmer  son  auditoire,  et  il  y  réussit.  Il  ne  s'agit  point  pour  lui  de 
professer,  il  faut  émouvoir,  et  sous  son  archet  défilent  sans  exclusion 
et  sans  parti  pris  toutes  les  pages  mélodieuses ,  qui  font  naître  dans 
nos  cœurs  tant  de  douces  émotions  et  peuplent  nos  cerveaux  de 
u  merveilleux  prestiges  ». 

Dès  le  principe  aussi,  on  voit  qu'on  a  affaire  à  un  public  tout 
autre,  si  différent  même  qu'on  ne  pourrait  supposer  qu'il  est  en 
partie  formé  des  mêmes  éléments.  On  se  case  brayamment,  et  la 
salle,  qui  est  immense,  paraît  trop  petite  pour  la  foule  qui  l'envahit 
tout  à  coup.  Dès  que  le  chef  d'orchestre  parait  au  pupitre,  il  passe 
sur  l'assemblée  un  frisson  de  plaisir,  et  le  silence  se  fait.  Mais  après 
chaque  morceau  ce  sont  des  applaudissements,  des  vivat  qui  res- 
semblent par  plus  d*un  point  à  la  chiamata  vénitienne.  Rappels  et 
bravos,  rien  ne  manque.  C'est  l'enthousiasme  le  plus  vrai  qu'on 
puisse  souhaiter.  Je  n'en  veux  pour  preuve  que  lafuria  avec  laquelle, 
à  chaque  entr'acle,  on  se  précipite  sur  les  glaces,  les  limonades  et 
les  verres  de  bière.  Il  semble  qu'on  soit  dévoré  par  Un  feu  intérieur 
qu'on  ne  saurait  étancher.  Ces  concerts  ont  cependant  lieu  au  milieu 
de  l'hiver,  à  l'époque  la  plus  humide  et  la  plus  froide  de  l'année. 
Dans  la  belle  saison,  en  effet,  c'est  dans  un  fort  beau  jardin  planté 
de  grands  arbres  et  peuplé  de  frais  massifs  que  l'orchestre  se 
fait  entendre.  Sous  les  verts  ombrages  l'ardeur  est  peut-être 
moins  grande,  mais  cependant  les  applaudissements  ne  manquent 
guère.  Disons,  pour  justifier  ou  plutôt  pour  expliquer  cet  enthou- 
siasme lyrique,  qu'élé  comme  hiver  le  Park  est  très-fréquenté 
par  la  société  israélite,  à  laquelle  Félix  mentis  est  à  peu  près 
inaccessible.  Or  la  population  juive  d'Amsterdam  est  une  des  plus 
musiciennes  qui  soient  en  Europe.  Nous  aurons  encore  d'autres 
occasions  de  nous  en  assurer. 

L'enthousiasme  que  nous  venons  de  constater  au  Park,  nous  le 
retrouvons  au  Jardin  zoologique.  Ce  jardin,  l'un  des  plus  remarqua- 
bles et  des  plus  beaux  qui  soient  au  monde,  appartient  à  une  société 
qui,  pour  être  agréable  à  ses  membres,  et  aussi  pour  augmenter  ses 

ressources,  donne  en  été  une  série  de  concerts.  Artistes  et  public, 

53 


418  AMSTERDAM  ET   VENISE. 

l'assistance  y  est  à  peu  près  la  même  qu'au  Park,  en  y  ajoutant 
toutefois  les  fauves  étonnés,  les  pachydermes  surpris,  les  ruminants 
pensifs  qui  prêtent  leurs  oreilles  à  ces  flots  d'harmonie.  On  dit 
assez  communément  que  la  musique  adoucit  les  mœurs,  et  le  Musée 
d'Amsterdam  possède  un  tableau  de  Paul  Potter  qui  représente 
Orphée  en  bottes  molles,  charmant  les  ours,  les  licornes  et  les 
léopards.  A  ce  compte -là,  les  concerts  du  Jardin  zoologique 
devraient  avoir  depuis  longtemps  civilisé  les  sauvages  habitants 
qui  peuplent  ses  charmilles.  Il  n'en  est  rien  cependant,  et  souvent, 
au  milieu  d'une  phrase  douce  et  langoureuse  chantée  par  les 
violons  ou  gazouillée  par  le  hautbois,  on  entend  tout  à  coup  le 
mugissement  d'un  bison  mélophobe  ou  le  rugissement  terrible  du 
lion. 

Le  Palais  de  l'industrie  donne  comme  le  Park  des  concerts  d'hiver 
et  des  concerts  d'été.  La  musique  toutefois  y  est  moins  bonne. 
L'acoustique  de  la  salle  est  défectueuse,  et  le  jardin  dépourvu  de 
grands  arbres;  mais,  alternant  avec  son  agréable  rival,  il  ofire 
à  la  population  amsterdamoise  un  but  de  promenade  et  un  sujet 
de  distractions.  Quelquefois  les  yeux  ont  la  bonne  chance  d'être 
de  la  partie.  Le  Paleis  voor  VolksvHjt  possède  en  effet  un  théâtre, 
et  sur  ce  théâtre  un  corps  de  ballet  donne  périodiquement  de  fort 
remarquables  représentations. 

Indépendamment  de  tes  concerts  fixes,  il  en  est  d'autres  qui 
n'ont  lieu  qu'accidentellement,  dans  des  endroits  spéciaux,  à  l'oc- 
casion de  certaines  fêtes  ou  de  certains  anniversaires.  Entre  autres, 
nous  citerons  ceux  du  cercle  dé  Hoop,  le  concert  annuel  de  la  Ceci  lia, 
et  enfin  une  institution  qui  n'est  pas  sans  analogie  avec  celle  des  Scuote 
vénitiennes.  Je  veux  parler  des  chœurs  de  jeunes  filles  qui  se  réu- 
nissent pour  chanter  des  oratorios.  Ces  jeunes  beautés  ne  sont  point 
comme  à  Venise  de  pauvres  abandonnées  élevées  par  charité.  Elles 
appartiennent  au  contraire  aux  premières  familles  du  patriciat  et 
de  la  bourgeoisie,  et,  dans  les  solennités  où  leur  élégant  escadron 
se  produit  en  public ,  on  ne  sait  ce  qu'on  doit  le  plus  admirer  ou 
des  physionomies  fraîches  et  gracieuses  qu'on  a  sous  les  yeux,  ou 
de  l'excellente  musique  qui  charme  les  oreilles.  Certes,  si  Jean- 


PLAISIRS,   AMUSEMENTS   ET   DISTRACTIONS.  419 

Jacques  était  là,  il  n'aurait  point  à  redouter  la  désillusion  cruelle 
qu'il  éprouva  aux  Mendiçanti. 

Le  cercle  de  Hoop  est  un  club  nautique.  Chaque  année,  ses 
membres  organisent  des  courses  de  canots  et  des  régates  qui, 
sans  avoir  la  somptuosité  des  fêtes  vénitiennes,  sont  cependant 
fort  intéressantes  et  parfaitement  ordonnées.  Planté  au  milieu  des 
eaux  comme  une  habitation  lacustre,  un  kiosque  blanc  abrite  ces 
soirs-là  un  vaillant  orchestre.  Parfois  aussi,  dans  le  cours  de  Tété, 
les  membres  de  cette  utile  société  se  réunissent  le  soir  au  bord  de 
l'Amstel  et  se  régalent  chez  eux  d'assez  bonne  musique.  Le  concert 
annuel  de  la  Cécilia,  lui,  a  lieu  au  Grand  Théâtre;  c'est  générale- 
ment le  22  novembre,  jour  de  la  Sainte-Cécile,  qu'on  choisit  pour 
le  donner.  C'est  le  plus  beau  concert  qui  ait  lieu  à  Amsterdam  et 
même  dans  toute  la  Hollande.  Tout  ce  que  les  musiciens  hollandais 
comptent  dans  leurs  rangs  de  maîtres  renommés  et  d'exécutants 
illustres  tient  à  faire,  ce  jour-là,  partie  de  cet  orchestre  excep- 
tionnel. Le  choix  des  œuvres  est  sévère,  on  n'admet  que  le  par- 
fait. La  science,  comme  à  Félix  meritis,  y  tient  grande  place; 
mais  l'exécution  est  si  belle  qu'elle  emporte  tous  les  suffrages.  C'est 
une  grande  fête  pour  tous  ceux  qui  aiment  la  musique,  et  Dieu  sait 
s'ils  sont  nombreux  à  Amsterdam  !  Pour  s'édifier  là-dessus ,  il  n'est 
du  reste  besoin  que  d'assister  à  une  représentation  d'opéra,  et  de 
voir  la  foule  pantelante  suivant,  dans  un  ravissement  extatique,  le 
développement  musical  de  l'action  qui  se  passe  sous  ses  yeux. 

L'opéra  cependant  n'a  jamais  pu  s'acclimater  sur  les  bords  de 
l'Amstel.  Pourvue  d'un  grand  et  beau  théâtre  dont  l'acoustique 
est  célèbre  en  Europe  * ,  aussi  peuplée  à  elle  seule  que  Rotterdam  et 
la  Haye  ensemble ,  c'est  cependant  à  ces  deux  villes  qu'Amsterdam 

*  Il  s'est  produit  poar  le  Grand  Théâtre  un  fait  analogue  à  ce  qui  s'est  passé 
à  Paris  pour  l'Opéra  de  la  rue  LePeletîer.  Au  siècle  dernier,  le  théâtre  d'Am- 
slerdam  fut  anéanti  par  le  feu.  On  construisit  à  la  hâte  une  salle  provisoire 
tout  en  bois,  et  c'est  bette  salle  qui  dure  encore  de  nos  jours  et  qui  est  un  chef- 
d'œuvre  d'acoustique.  Ces  années  dernières,  ne  voulant  pas  la  démolira  cause 
de  ses  merveilleuses  qualités,  on  l'a  entourée  d'un  bâtiment  en  maçonnerie, 
dont  l'aspect  général  et  la  façade  sont  tout  à  fait  di(]^nes  et  de  la  destination  du 
bâtiment,  et  de  la  ville  à  laquelle  il  appartient. 


420  AMSTERDAM    ET    VENISE. 

est  obligée  d'avoir  recours  quand  il  lui  plaît  d'entendre  les  Hugue~ 
nots,  la  Muette  ou  Rienzi.  Chaque  semaine  la  Haye  lui  expédie  sa 
troupe  française,  et  tous  les  mois  la  troupe  allemande  de  Rotterdam 
vient  donner,  elle  aussi,  une  ou  deux  représentations.  On  com- 
prend d'autant  moins  cette  dépendance  volontaire,  que  chaque 
représentation  produit    des    recettes    magnifiques    et  qu'il   serait 


AMSTERDAM 
Le  PaUlg  de  l'induilrii 


très-facile  d'avoir  chez  soi  ce  qu'on  se  croit  oblifjé  d'emprunter  à 
d'autres.  Cette  persistance  est  d'aatant  plus  extraordinaire  que, 
de  l'aveu  même  des  artistes ,  le  public  d'Amsterdam  a  une  intuition 
musicale  bien  supérieure  à  celle  de  ses  deux  rivales.  Rien  n'est 
intéressant,  en  effet,  comme  une  de  ces  représentations  du  Stad 
Schouburg.  La  salle  est  comble  depuis  le  parterre  jusqu'au  paradis. 
Partout  des  têtes  anxieuses  et  des  physionomies  émues.  La  passion 
se  lit  sur  tous  les  visages.  En  haut,  des  grappes  d'hommes  et  d'en- 


PLAISIRS,   AMUSEMENTS   ET  DISTRACTIONS.  421 

fants,  appuyés  aux  corniches,  accrochés  aux  coloones,  entassés, 
pressés,  serrés  à  l'impossible,  semblent  boire  les  flots  d'harmonie 
qui  s'échappent  de  la  scène  et  de  l'orchestre. 

Il  ne  faudrait  pas  qu*un  chanteur  s'avisât  d'écourter  son  air, 
ou  que  l'orchestre  passât  quelques  mesures.  Tous  les  spectateurs 
protesteraient,  car  ils  connaissent  leurs  opéras  sur  le  bout  du  doigt, 
comme  on  dit,  depuis  la  première  jusqu'à  la  dernière  note.  Qu'un 
enthousiaste  maladroit  applaudisse  avant  la  fin  d'un  air,  bien 
vite  des  «  chut!  »  énergiques  vont  le  rappeler  à  l'ordre.  La  toile 
tombe  sur  un  silence  glacial;  ce  n'est  que  lorsque  l'orchestre  a  fini  sa 
ritournelle  que  les  applaudissements  éclatent,  et  avec  eux  les  cris 
et  les  rappels.  C'est  une  véritable  furie,  la  salle  tremble  sous  les 
bravos.  Ce  public  altéré  de  mélodie  a  voulu  tout  entendre  avant  de 
témoigner  sa  joie.  Lui  escamoter  une  note,  c'est  à  ses  yeux  lui  voler 
un  instant  de  plaisir,  plaisir  chèrement  acheté,  du  reste,  pour 
quelques-uns  d'entre  ces  braves  gens.  A  voir  les  figures  patibu- 
laires qui  descendent  des  petites  places,  ces  corps  en  haillons, 
sales,  à  peine  vêtus  dans  les  plus  grands  froids,  on  se  demande 
comment  ils  ont  pu,  si  petite  que  soit  la  dépense,  trouver  l'argent 
nécessaire  pour  payer  leur  place.  Pour  cela,  plus  d'un  a  porte 
son  matelas  au  Mont-de*Piété  ou  engagé  son  paletot.  Il  est  difficile, 
on  le  voit,  de  pousser  plus  loin  l'amour  de  la  musique. 

Presque  tout  ce  public  des  places  élevées  est  fourni  par  la  popu- 
lation juive.  C'est  elle,  en  effet,  qui  montre,  à  l'endroit  de  l'opéra, 
le  plus  sérieux  fanatisme.  Il  n'est  pas  de  gagne-petit,  d'ouvrier 
si  mal  payé,  ni  de  ménage  si  pauvre,  qui  n'aille  une  fois 
au  moins  voir  l'opéra  chaque  hiver.  Aussi  vous  jugez  combien 
ces  braves  gens  sont  fantaisistes  d'allures,  et  pittoresques  dans 
leur  débrailiement.  Leur  demander  de  la  toilette ,  il  n'y  faut  point 
penser;  si  seulement,  ce  jour-là,  ils  s'avisaient  d'être  propres  ! 

Bien  que  fort  nombreux  relativement  au  chiffre  de  la  population, 
les  concerts  et  les  théâtres  ne  sont  pas  les  seuls  lieux  où  la  popu- 
lation d'Amsterdam  trouve  à  satisfaire  sa  verve  musicale.  A  côt('* 
de  ces  deux  institutions  de  fondation  ancienne,  on  a  vu  s'élever, 
il  y  a  quelque  vingt  ou  trente  années,  un  autre  genre  d'établis- 


422  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

sements  qui,  dès  le  principe,  a  pris  un  développement  considérable 
et  s'est  vivement  incrusté  dans  les  mœurs. — Nous  voulons  parler 
des  cafés-concerts.  —  Somme  toute,  ces  cafés  sont  une  amélio- 
ration matérielle  et  morale ,  car  ils  ont  pris  la  place  des  antiques 
musicos  qui  étaient  de  véritables  repaires  de  débauche. 

Dans  les  musicos  primitifs,  en  effet,  la  musique  n'était  qu*un 
prétexte.  A  peine  entré  dans  leur  atmosphère,  chargée  de  miasmes 
épais  9  empestée  de  genièvre  et  de  tabac ,  pour  peu  qu'on  montrât 
quelque  argent,  on  était  assailli  de  toutes  parts.  Les  aventuriers 
de  la  pire  espèce,  les  grecs  de  profession  se  réunissaient  aux 
filles  pour  vous  dépouiller.  C'était  un  assaut  terrible  livré  à  vos 
écus.  Le  malheureux  qui  mettait  le  pied  dans  ces  bouges  était 
sûr  d'y  laisser  sa  bourse;  bien  hem^eux  encore  quand  il  n'y  lais- 
sait pas  la  santé.  Lisez  Casanova,  vous  verrez  quelle  compagnie 
on  rencontrait  dans  ces  lieux  de  perdition.  Les  magistrats,  si 
sévères  sur  tant  d'autres  points,  toléraient  ces  excès  comme  un 
mal  nécessaire.  Et,  en  effet,  «  où  les  deux  Compagnies  des  Indes 
trouveraient-elles  des  matelots,  dit  avec  une  sorte  de  cynisme  un 
auteur  du  siècle  dernier,  si  l'amour  du  luxe  et  du  plaisir  ne 
remettait  pas  en  cinq  ou  six  semaines  ceux  qui  ont  fait  le  voyage 
dans  la  même  situation  où  ils  étaient  avant  de  l'entreprendre,  et 
ne  les  obligeait  pas  de  rentrer  à  leur  service  ?  n 

Aujourd'hui,  il  existe  encore  dans  Amsterdam  quelques-uns  de 
ces  musicos  du  vieux  temps.  Mais  leur  personnel,  surveillé  de  près 
par  une  autorité  tutélaire,  ne  présente  ni  les  mêmes  excès  ni  les 
mêmes  dangers. 

Toutefois  laissons  aux  matelots  et  aux  gens  du  port  ces  antres  de 
«  luxe  et  de  plaisir  » ,  comme  les  appelle  Labarre  de  Beaumarchais, 
et  visitons  la  série  infiniment  plus  relevée  des  véritables  cafés-con- 
certs. Les  plus  importants  se  trouvent  dans  cette  rue  bizarre  que 
nous  avons  déjà  parcourue  ensemble  et  qui  s'appelle  le  Nés.  Les 
autres  sont  répartis  sur  toute  la  surface  de  la  ville.  Il  en  est  même 
qui  fonctionnent  l'été  hors  des  anciens  remparts  et  prennent  des 
allures  tout  à  fait  champêtres.  Là,  mettez  votre  paletot,  relevez 
votre  collet,  I^  soir,  le  temps  est  froid  et  le  brouillard  humide.  — 


PLAISIRS,  AMUSEMENTS  ET  DISTRACTIONS.  423 

Bien.  — Nous  voici  arrivés.  La  porte  s'ouvre,  une  bouffée  de  tabac 
et  d'alcool  mêlée  de  cris  étourdissants  vient  nous  prendre  à  la  gorge 
et  nous  frapper  les  oreilles.  Entrons.  —  Nous  sommes  dans  la  ména- 
gerie, étudions  le  local  d'abord  et  ensuite  le  personnel. 

Il  n  y  a  point,  à  Amsterdam,  d'architecture  spéciale  pour  ces  sortes 
d'établissements.  Aucun  n'a  été  construit  en  vue  de  sa  destination 
définitive.  Ce  sont  pour  la  plupart  d'anciens  cafés  transformés  par 
leurs  propriétaires,  dans  Fespoir  de  rattraper,  à  l'aide  d'un  peu  de 
tapage,  la  clientèle  qui  désertait  la  maison.  Aussi  tous  se  ressen- 
tent-ils de  ce  vice  de  naissance,  et  ne  possèdent-ils  ni  l'élégance  ni 
le  comfort  des  cafés-concerts  de  Londres,  de  Paris,  de  Vienne,  de 
Bruxelles,  voire  de  Copenhague  et  de  Rotterdam.  Une  grande  salle 
toujours  trop  basse  pour  les  nuages  de  fumée  qui  s'y  condensent, 
parfois  carrée,  mais  généralement  étroite  et  longue,  dont  la  forme 
est  parfaitement  caractérisée  par  l'expression  hollandaise  de  tiroir 
à  pipes;  dans  le  fond  une  estrade  sur  laquelle  les  artistes  déploient 
leurs  grâces;  au  pied  de  l'estrade  un  piano,  telle  est  la  mise  en 
scène. 

L'orchestre,  vous  le  voyez,  n'est  guère  compliqué;  mais,  fait 
assez  remarquable,  à  mesure  que  l'établissement  descend  d'im- 
portance, le  nombre  des  musiciens  augmente.  C'est  d'abord  un 
violon  timide  qui  mêle  son  grincement  au  tapotage  du  pianiste. 
Puis  on  lui  adjoint  l'éclatant  cornet  à  piston  et  ensuite  la  contre- 
basse ronflante.  Rarement,  bien  rarement  on  va  au  delà.  Il  n'est 
guère  besoin  d'ajouter  que  ces  pauvres  musiciens  ne  sont  pas 
recrutés  parmi  les  talents  émérites  qu'a  produits  la  grande  cité. 
Ce  sont  de  pauvres  artistes,  auxquels  il  faut,  pour  un  maigre  sa- 
laire, émettre,  sept  heures  durant,  des  torrents  d'harmonie;  ils  s'en 
consolent  avec  le  glaasbier  traditionnel  et  des  cigares  du  pays 
qu'ils  ne  quittent  guère  un  seul  instant. 

Le  personnel  du  chant  est  généralement  plus  nombreux.  Il  se 
divise  en  deux  classes  :  les  étoiles  et  les  chanteuses  ordinaires.  Les 
étoiles  sont  filantes.  Je  veux  dire  par  là  qu'elles  ne  figurent  pas  sui* 
l'estrade,  mais  apparaissent  à  certaines  heures  de  la  soirée,  heures 
réglées  d'avance  et  prévues  par  le   programme.  Les  autres  font 


424  AMSTERDAM   ET  VENlSEv 

tapisserie  sur  la  scène,  étalant  des  toilettes  d'un  gotit  quelquefois 
équivoque  et  d'une  fraîcheur  souvent  douteuse.  Parfois,  enfin ^  le 
concert  est  complété  par  l'apparition  de  quelque  gentleman,  qui 
vient  égayer  le  public  en  lui  chantant  une  romance  sentimentale  ou 
quelque  chansonnette  excentrique. 

C'est  parmi  les  jeunes  gens  appartenant  à  la  banque,  à  l'industrie 
et  au  commerce,  parmi  les  étudiants,  les  célibataires  âgés  et  les 
sous-officiers  de  la  garnison,  que  se  recrute  le  public  de  ces  cafés- 
concerts.  Comme  artistes  et  public  sont,  la  plupart  du  temps,  de 
vieilles  connaissances,  une  douce  intimité  ne  tarde  pas  à  s'établir 
entre  eux.  Et  cette  intimité  se  traduit,  pour  la  joie  et  l'édifi- 
cation de  la  galerie,  par  un  doux  échange  d'observations  délicates 
et  spirituelles,  de  consommations  offertes  et  de  sourires  accordés. 

Lé  répertoire  est  essentiellement  cosmopolite.  En  cela  il  est  sem- 
blable aux  chanteuses  qui  sont  recrutées  un  peu  dans  tous  les  pays. 
Il  y  en  a  de  françaises,  d'anglaises,  d'allemandes,  voire  de  danoises 
et  de  suédoises  ;  quelques-unes  même  sont  Hollandaises ,  mais  c'est 
l'exception.  L'amateur  de  couleur  locale  le  regrette,  car  les 
chansonnettes  du  cru  ont  une  saveur  que  ne  sauraient  présenter 
les  autres ,  qui  arrivent  à  Amsterdam  ressassées ,  transformées 
et  dénaturées  par  des  artistes  qui  n'en  comprennent  souvent  ni 
le  sel  ni  la  portée.  C'est  le  répertoire  de  l'Eldorado  et  de  l'Alcazar 
qui  alimente  l'interprétation  française.  Les  chansons  allemandes  ne 
valent  pas  mieux  que  les  nôtres,  mais  elles  sont  plus  facilement 
comprises,  étant  encore  plus  corsées.  Les  blonds  Germains,  en  effet, 
appellent  sans  façon  les  choses  par  leur  nom  et  pas  toujours  par  le 
petit  nom.  Ces  crudités  mettent  parfois  la  salle  en  belle  humeur, 
et  comme  c'est  le  propre  de  la  musique  de  ces  chansonnettes  d'être 
fortement  cadencée,  il  n'est  pas  rare  de  voir  le  public  reprendre  en 
chœur  le  refrain,  chanté  par  l'artiste. 

Quant  aux  Anglaises,  malgré  leurs  voix  nasillardes  et  criardes, 
elles  sont  en  possession  des  bonnes  grâces  du  public.  C'est 
presque  toujours  parmi  elles  que  se  recrutent  les  étoiles.  Elles 
doivent  ce  privilège  à  leur  pantomime  très- expressive.  Elles  ont 
en  effet  une  sorte  de  u  diable  au  corps  »  qui  rachète  ce  que  leur 


\   sf 


PLAISIRS,  AMUSEMENTS  ET   DISTRACTIONS.  427 

org[ane  a  de  peu  harmonieux,  et  si  leurs  vocalises  sortent  du 
nez,  elles  y  mettent  tant  d'expression  qu'on  dirait  qu'elles  viennent 
du  cœur.  Pour  l'observateur,  le  travail  de  ces  pauvres  filles  a 
quelque  chose  de  pénible.  Elles  sortent  d'une  excessive  placidité 
pour  se  livrer  avec  une  frénésie  calcnlée  à  des  contorsions  plus 
ou  moins  désordonnées.  Puis,  leur  chanson  terminée,  elles  re- 
tombent dans  cette  morne  impassibilité  qui  ferait  croire  que, 
pendant  quelques  instants,  elles  ont  été  galvanisées  par  une  sorte 
d'épilepsie  malsaine. 

Nous  avons  dit  que  le  public  reprenait  souvent  en  chœur  les 
refrains  des  chansons.  Ce  ne  sont  pas  les  seules  manifestations 
auxquelles  il  se  livre.  Parfois  son  enthousiasme  devient  si  bruyant 
que  le  propriétaire  est  obligé  de  lui  recommander  la  modération. 
Cette  prière  se  manifeste  sous  forme  d'avis  imprimé  ou  de  pancarte  ; 
et  il  n'est  pas  rare  de  voir  se  balancer  entre  les  tarifs  de  consom- 
mations un  écrite  au  invitant  les  agités  du  lieu  à  s'abstenir  (  autant 
que  possible)  de  détériorer  le  matériel  et  de  frapper  les  tables  avec 
leurs  cannes. 

Tout  ce  tapage ,  la  tenue  plus  que  fantaisiste  des  artistes  et  du 
public  nous  enseignent  assez  que  ces  cafés-concerts  ne  sont  pas 
fréquentés  par  la  meilleure  société  d'Amsterdam.  Ce  n'est  qu'acci- 
dentellement que  les  hommes  distingués  s'y  égarent,  et  les  familles 
bourgeoises  pour  rien  au  monde  ne  consentiraient  à  y  mettre  les 
pieds.  Elles  préfèrent  en  e£Fet  à  ces  divertissements  bruyants  les 
plaisirs  plus  calmes  que  leur  offre  le  théâtre,  et  encore  n'abusent- 
elles  point  de  cette  dernière  distraction. 

Ceci  nous  explique  comment,  alors  que  la  population  d'Am- 
sterdam est  deux  fois  plus  considérable  que  celle  de  Venise,  les 
théâtres  n*y  sont  guère  plus  nombreux,  et  comment,  à  l'exception 
du  Grand  Théâtre  de  la  ville  {Stad  Schouburg)^  dont  les  dimensions 
sont  inusitées  pour  la  Hollande,  aucun  ne  pourrait  supporter  la 
comparaison  avec  VApoUo,  le  Malibran  ou  le  San  Samuële. 

C'est  sur  ce  Stad  Schouburg  que  les  troupes  d'opéra  de  la  Haye 
et  de  Rotterdam  viennent  périodiquement  donner  leurs  représen- 
tations. Les  autres  jours  sont  consacrés  au  drame^  à  la  comédie  et 


428  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

au  vaudeville  en  langue  hollandaise;  souvent  la  soirée  est  terminée 
par  un  divertissement-ballet.  Enfin  tous  les  ans,  au  l*'  janvier, 
on. représente  une  des  plus  vieilles  pièces  du  théâtre  hollandais, 
Gysbrecht  van  Àmstel,  sorte  de  drame-épopée,  chef-d'œuvre  du 
grand  Vondel,  et  une  espèce  de  farce  appelée  Chloris  en  Roosje. 
L'orîgine  de  cette  coutume  se  perd  dans  la  nuit  des  temps.  Depuis 
un  siècle  au  moins,  et  peut-être  depuis  deux,  il  en  est  ainsi.  Chaque 
année,  on  joue  trois  fois  de  suite  ces  deux  pièces,  et,  fait  digne  de 
remarque,  la  salle  est  toujours  pleine  et  le  public  y  prend  le  même 
intérêt  que  si  c'était  une  grande  nouveauté.  C'est  là  un  bizarre  trait 
de  mœurs  en  même  temps  qu'un  hommage  rendu  au  plus  vaste 
génie  poétique  qu'ait  produit  la  Néerlande. 

Tous  les  autres  théâtres  d'Amsterdam,  à  l'exception  d'un  seul, 
exploitent  également,  et  avec  des  fortunes  diverses,  le  répertoire 
hollandais.  Le  théâtre  Van  Lier,  le  seul  qui  fasse  exception  à  cette 
règle  générale,  abrite  ordinairement  les  troupes  étrangères.  Il  est 
situé  dans  l'Amstelstraat  ;  c'est  là  que  les  comédiens  français 
donnent  leurs  représentations,  alternant  le  plus  souvent  (éclec- 
tisme, voilà  bien  de  tes  coups!)  avec  leurs  confrères  venus  d'Alle- 
magne. L'été,  la  salle  se  ferme;  le  personnel  prend  la  clef  des 
champs,  et  va  se  réfugier  hors  la  ville  dans  un  théâtre  qui  ressemble 
par  plus  d'un  point  à  un  vaste  café-concert. 

En  disant  que  les  autres  théâtres  cultivaient  le  répertoire  hollan- 
dais, nous  ayons  entendu  dire  simplement  que  les  pièces  y  sont 
jouées  en  langue  hollandaise  ;  car  si  la  Hollande  a  possédé  jadis 
une  littérature  dramatique  à  elle,  cet  heureux  temps  a  malheureu- 
sement disparu.  L'origine  du  théâtre  hollandais  est  cependant  fort 
ancienne.  Elle  se  perd  dans  la  nuit  des  Mystères.  Ceux-ci  régnèrent 
en  maîtres  pendant  deux  siècles  sur  l'Allemagne,  une  grande  partie 
de  la  France  et  sur  les  Flandres  bourguignonnes.  Dès  le  treizième 
siècle,  la  Hollande  les  vit  apparaître  dans  ses  campagnes,  où,  pen- 
dant près  de  cent  ans ,  ils  furent  les  seules  manifestations  drama- 
tiques connues.  Mais,  avec  le  siècle  suivant,  le  cadre  s'élargit  M^s 

'  11  existe  à  la  bibliothèque  de  Bourgogne  à  Bruxelles  cinq  comédies  ou 
draines  du  quatorzième  siècle  suivis  d'autant  de  forces.  -^  Les  (jurandes  pièces  sont 


PLAISIRS,    AMUSEMENTS   ET   DISTRACTIONS.  429 

représentations  perdirent  leur  caractère  exclusivement  sacré  ;  les 
drames  et  les  comédies  apparurent  à  leur  tour,  presque  toujours 
suivis  d'une  farce  chargée  de  tenir  le  public  en  joyeuse  humeur. 

Toutefois  ce  ne  fut  qu'après  qu'une  sublime  révolution,  eu  créant 
l'indépendance  des  Provinces^Unies,  eut  permis  au  génie  national 
de  prendre  soti  complet  essor,  que  le  théâtre  hollandais  fut  vérita- 
blement fondé. 

C'est  à  Vondel  que  revient  la  gloire  de  cette  noble  et  belle  tâche 
si  magnifiquement  accomplie.  C'est  lui  qui,  dans  une  série  de  chefs- 
d'œuvre,  posa  les  bases  de  l'art  dramatique  néerlandais  et  qui,  en 
même  temps,  aida  la  langue  nationale  à  dépouiller  les  langes  qui 
l'embarrassaient,  et  à  revêtir  sa  forme  définitive.  Son  rôle  est  aussi 
grand  dans  l'histoire  du  théâtre  hollandais  que  celui  de  Corneille 
dans  l'histoire  du  nôtre,  et,  fait  remarquable,  l'éclosion  de 
ces  nobles  génies  fut  pour  ainsi  dire  simultanée.  Au  moment  où 
Vondel  terminait  son  Gysbrecht  van  Àmstel^  le  grand  Corneille 
faisait  représenter  le  Cid.  Et  le  premier  chef-d'œuvre  du  théâtre 
français  ne  précéda  que  d'une  année  le  plus  beau  drame  lyrique 
que  possède  la  Hollande. 

Combien  il  y  a  loin  de  ces  origines  magnifiques  aux  commence- 
ments si  bouffons  du  théâtre  vénitien  !  Et  cependant,  en  cherchant 
bien,  nous  découvririons  certainement  aussi  une  Commedia  delC  arte^ 
éclose  sur  les  bords  de  l'Amstel.  On  la  rencontre  en  effet,  cette 
comédie  à  canevas,  â  l'origine  de  tous  les  théâtres.  Chez  nous,  elle 
existe  avec  Turlupin,  Cauthier-Garguille,  Guillot-Gorju,  Jodelet, 
Tabarin  et  Mondor.  Nous  la  retrouvons  â  la  cour  d'Autriche  avec 
Leinhaus,   Kurz,  Brenner,  Gottlieb,  la  Nutin,  la  Elizonin  et  la 

intitulées  Abele  Spelen;  les  forces  portent  le  Dom  de  Sottemien.  -^Les  princi- 
^\e»  sont  Esmorée y  Lancetot,  Gloriant,  les  Truands 9  Rublen,  etc.  M.  Serrure 
et  le  professeur  Jonckbloet,  se  fondant  sur  l'âge  de  l'écriture,  placent  la  compo- 
sition de  ces  pièces  entre  1280  et  1320.  M.  Yilder,  qui  a  publié  sur  elles  un 
excellent  travail  dans  la  Revue  contemporaine ,  et  M.  À.  Royer,  dont  la 
compétence  en  ces  matières  était  si  grande,  se  fondant  sur  l'analogie,  les  attri- 
buent au  quatorzième  siècle. 

Indépendamment  de  ces  comédies,  drames  et  sotties,  on  possède  quelques 
échantillons  de  mystères  écrits  en  hollandais,  qui  prouvent  queTart  dramatique 
religieux  avait  aussi  à  cette  époque  cours  en  Néerlande. 


430  AMSTERDAM   ET   VENISE. 

Schwagerin.  Eu  Hollande,  elle  nous  apparaît  avec  une  bande  de 
joyeux  compères  qui,  depuis  Brederoo  jusqu'à  Tetje-roen,  se  char- 
gent de  dilater  la  rate  de  leurs  concitoyens. 

Malgré  cette  double  paternité  à  la  fois  auguste  et  joyeuse,  il  s'en 
faut  cependant  de  beaucoup  que  le  théâtre  hollandais  n'ait  compté 
que  des  jours  heureux.  C'est  qu'il  avait  dans  le  pays  un  adversaire 
redoutable,  l'intolérance  orthodoxe,  qui,  voyant  en  lui  une  cause  de 
perdition,  le  transformait  en  bouc  émissaire  coupable  de  tous  les 
péchés  du  siècle.  Du  haut  de  la  chaire,  les  pasteurs  flétrissaient  ses 
innocentes  distractions,  et,  pour  apaiser  leur  courroux,*  l'art  dra- 
matique fut  rais  en  charte  privée;  le  théâtre  fut  transformé  en 
bureau  de  bienfaisance  ;  les  recettes  servirent  à  soulager  les  mal- 
heureux et  à  l'entretien  des  fondations  charitables.  Ce  n'est  qu'à 
ce  prix  que  les  pauvres  acteurs  parvinrent  à  se  faire  tolérer. 

Encore  ne  faudrait-il  pas  croire  que  leurs  destinées  fussent  bien 
solidement  assises.  En  1733,  les  tarets  s'étant  mis  à  ronger  les 
pilotis  sur  lesquels  reposent  les  digues,  la  Hollande  se  crut  à  la  veille 
d'un  épouvantable  cataclysme.  Elle  se  vit  menacée  d'un  englou- 
tissement général.  Cette  invasion  d'insectes  lui  apparut  comme  un 
fléau  envoyé  par  le  ciel,  et,  pour  désarmer  la  colère  divine,  on  ne 
trouva  point  de  meilleur  moyen  que  d'abolir  les  spectacles. 

Le  danger  conjuré,  la  tendeur  passée,  les  spectacles  repamrent, 
mais  dans  des  conditions  si  précaires  qu'ils  ne  pouvaient  briller 
d'un  bien  vif  éclat.  Tout  d'abord  des  théâtres  dissidents  furent  créés. 
fiCs  juifs,  qui  vivaient  séparés  du  reste  de  la  nation,  qui  se  secou- 
raient entre  eux,  qui  avaient  leurs  hôpitaux  particuliers,  leurs  orphe- 
linats spéciaux,  refusèrent  de  porter  leur  tribut  aux  acteurs  de  la 
ville.  Ils  réclamèrent  et  obtinrent  de  fonder  un  théâtre  israélite,  et 
bientôt  ils  en  édifièrent  deux,  un  pour  les  juifs  allemands  et  l'autre 
pour  les  juifs  portugais. 

Pendant  ce  temps,  la  troupe  du  Grand  Théâtre  achevait  de  se 
désorganiser;  les  artistes,  mal  vus  des  autorités,  mal  rétribués,  s'eo 
allaient,  dès  qu'ils  avaient  quelque  talent,  chercher  dans  les  Flandres 
une  condition  meilleure.  Seuls  les  comédiens  sans  valeur  demeu- 
raient à  leur  poste,  végétant  comme  ils  pouvaient  et  forcés,  pour 


PLAISIRS,    AMUSEMENTS  ET   DISTRACTIONS.  431 

ne  pas  mourir  de  faim,  d'avoir,  comme  on  dit,  deux  cordes  à  leur 
arç.  Les  auteurs  du  siècle  dernier  sont  pleins,  sur  ce  sujet,  de  révé- 
lations curieuses  :  u  L*un  est  un  perraquier  qui,  venant  de  tresser 
des  cheveux,  monte  sur  le  théâtre  sous  le  nom  d'Agamemnon  ou  de 
César,  et  y  parle  aux  Grecs  et  aux  Romains  du  même  air  qu'il  par- 
lait un  instant  auparavant  à  ses  garçons.  L'autre  est  un  tailleur  qui, 
à  peine  descendu  de  son  établi,  monte  sur  la  scène  et  y  représente 
Ulysse  ou  Agrippa  avec  cette  dignité  que  vous  pouvez  imaginer. 
IjC  troisième  est  cordonnier. . .  Les  actrices  sont  de  la  même  espèce 
que  les  acteurs  :  c'est  la  fille  du  tailleur  qui  représente  Ipbigénie^ 
c'est  une  couturière  qui  est  Clytemnestre.  »> 

Que  faire  avec  un  semblable  personnel?  Le  théâtre  courait  à  sa 
perte.  En  vain  quelques  grands  esprits  s'efForcèrent-ils  de  conjurer 
cette  ruine  imminente.  Des  génies  de  l'ampleur  d'Onozwier  Van 
Haren  ne  purent  empêcher  sa  chute.  C'est  à  peine  s'ils  parvinrent 
à  la  retarder. 

Peu  à  peu  les  écrivains  néerlandais  renoncèrent  à  la  scène.  De 
leur  côté,  les  directeurs,  dans  l'impossibilité  où  ils  étaient  de  payer 
des  droits  d'auteur,  préférèrent  s'emparer  des  œuvres  étrangères 
et  les  faire  traduire  par  quelque  pauvre  commis,  que  de  rien 
demander  aux  littérateurs  de  leur  pays.  Et  c'est  ainsi  que  s'étiola 
le  théâtre  néerlandais,  dont  les  brillants  débuts  semblaient  pro- 
mettre au  monde  une  existence  si  glorieuse. 

A  la  fin  du  siècle  dernier  et  au  commencement  de  celui-ci,  il  y  eut 
toutefois  une  sorte  de  renaissance  dramatique.  De  glorieux  artistes, 
Jan  Punt,  Spatsier,  Samuel  Cruys,  Dirk  Sarde t,  le  célèbre  Andries 
Snoek,  madame  Wouters-Sardet,  Anna  Van  Marie,  Wattier,  don- 
nèrent une  vie  nouvelle  à  ce  pauvre  moribond,  et  l'élan  qu'ils  impri- 
mèrent au  théâtre  hollandais  se  continue  encore  de  nos  jours.  La  con- 
dition des  acteurs,  du  reste,  s'est  améliorée  ;  ils  ont  en  partie  reconquis 
la  part  de  considération  à  laquelle  ils  ont  droit  ;  mais  la  littéra- 
ture est  demeurée  dans  le  même  état  précaire.  Ija  propriété  litté- 
raire dramatique  est  regardée  comme  étant  de  si  peu  d'importance 
qu'elle  n'est  pas  même  reconnue  par  la  loi  hollandaise;  et  le 
théâtre  vit  pour  les  cinq  sixièmes  de  traductions.  C'est  la  France 


432  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

qui,  naturellement,  fournit  le  plus  gros  contingent.  Vondel, 
détournez  vos  regards,  Dumas  fils  et  Sardou  occupent  aujourd'hui 
votre  place  ! 

Si  de  tout  temps  Amsterdam  a  peu  fait  pour  sa  littérature,  elle 
s'est  montrée  mieux  inspirée  à  l'égard  de  ses  peintres,  .le  ne  veux 
parler  toutefois  que  de  ces  années  dernières.  En  remontant  le  cours 
des  siècles,  il  serait  facile,  en  effet,  de  rencontrer  bien  des  groi 
péchés  qui  chargent  lourdement  la  conscience  de  la  puissante  cité. 
Plus  d'un  homme  de  génie  mort  dans  la  misère,  de  grands  talents 
découragés,  l'art  dédaigné  et  les  artistes  tenus  à  l'écart  par  une 
bourgeoisie  orgueilleuse  et  injuste;  tel  est  le  spectacle  qui,  daus 
plus  d'un  cas,  s'offrirait  à  nos  yeux.  Mais  de  nos  jours,  fort  heu- 
reusement, tout  cela  a  changé,  et,  si  l'on  semble  avoir  en  partie 
hérité  de  l'antique  indifFérence  à  Tégard  des  vieux  maîtres,  en  re- 
vanche, les  peintres  contemporains  n'ont  aucun  droit  de  se  phiindre* 

Il  est  en  effet  peu  de  contrastes  plus  frappants  que  celui  que  pré- 
sente le  Trippenhuis  comparé  à  Jrti  et  amicitiœ.  Le  Trippenhuis, 
ce  grand  musée  d'Amsterdam,  l'asile  des  morts,  et  quels  morts  ! 
Rembrandt,  Fraus  Hais,  Van  der  Helst,  Ruisdael,  Ostade,  .lan 
Steen,  Hobbema  et  vingt  autres  illustres,  tous  représentés  par 
d'introuvables  chefs-d'œuvre;  ce  superbe  panthéon  de  l'art  hollan- 
dais, nous  avons  vu,  dans  nos  promenades  sur  les  quais  d'Am- 
sterdam, dans  quel  état  on  le  laisse.  N'évoquons  pas  de  nouveau  ce 
douloureux  spectacle.  Espérons  plutôt  qu'avant  peu  la  grande  ville 
comprendra  la  responsabilité  qu'elle  encourt  vis-à-vis  de  la  posté- 
rité en  prenant  si  peu  de  soin  de  pages  immortelles  qui  constituent 
un  des  plus  beaux  fleurons  de  sa  couronne  civique.  Mais  autant  le 
Trippenhuis  est  sombre  et  triste,  autant  Jrti  et  amicitiœ,  que  vous 
connaissez  déjà,  possède  une  agréable  figure. 

Ce  ne  sont  que  festons,  ce  ?ie  sont  qu* astragales. 

Tout  y  respire  l'aisance,  la  gaieté,  le  bien-être,  ^rti,  vous  le 
savez,  est  un  cercle  artistique  qui  certes  pourrait  servir  de  modèle 
à  beaucoup  d'autres  associations.  Espèce  de  société  de  secours 
mutuels,  il  s'est  donné  pour  mission  de  réunir  dans  un  seul  groupe 


i 


Pr.AISIRS,    AMUSEMENTS   ET  DISTRACTIONS.  435 

la  grande  majorité  des  artistes  néerlandais,  de  leur  venir  en  aide, 
de  les  aider  dans  le  besoin,  de  faire  à  leurs  veuves  et  à  leurs  orphe* 
lins  des  pensions  viagères  et  enfin  d'établir  entre  le  producteur  et 
Tacbeteur,  c'est-à^ire  entre  Tamateur  et  Tartiste,  des  relations 
qui  facilitent  les  transactions,  et  permettent  à  celui-ci  de  se  passer 
d'intermédiaire. 

Le  but  était  noble  et  vaste,  les  intentions  des  fondateurs  géné- 
reuses et  droites.  Le  résultat  a  été  atteint  et  les  espérances  dépas- 
sées. Aujom*d'hui  l'association  est  riche.  Elle  possède  un  beau 
cercle  avec  de  superbes  salons  d'exposition.  Ces  salons  s'ouvrent 
périodiquement  au  public  et  lui  montrent  les  travaux  exécutés  par 
les  membres  de  la  société  ;  et ,  pour  exciter  la  curiosité,  pour 
stimuler  le  public,  on  fait  alterner  avec  ces  expositions  modernes 
des  expositions  rétrospectives  d'oeuvres  d'art  qui  ont  ce  mérite 
d'initier  les  amateurs  et  les  artistes  aux  richesses  que  possèdent 
encore  aujourd'hui  les  grandes  familles  de  la  Hollande  '.  C'est,  on 
le  voit,  habilement  mêler  l'agréable  à  l'utile,  j^rti  et  amicitiœ  n'est 
pas,  du  reste,  la  seule  société  de  ce  genre  qui  soit  à  Amsterdam. 
Cette  grande  ville,  dont  les  habitants  paraissent  au  premier 
abord  si  froids  et  si  réservés,  est  en  effet  le  pays  de  l'initiative 
privée.  Chez  nous  on  compte  sur  les  autres,  ici  l'on  commence  par 
compter  sur  soi-même.  C'est  ce  qui  explique  le  nombre  vraiment 
formidable  d'associations  qui  couvrent  la  Néerlande  comme  un 
bienfaisant  réseau. 

Tous  les  établissements  utiles,  intéressants  ou  simplement  agréa- 
bles sont  entre  les  mains  de  sociétés,  qui  les  gèrent  en  bons  pères 
de  famille  et  les  soutiennent  de  leurs  cotisations.  Ce  principe 
s'étend  même  aux  distractions  et  aux  plaisirs.  Aussi  n'est-il  point 
de  Hollandais  respectable  et  à  son  aise  qui  ne  fasse  partie  de  trois 
ou  quatre  au  moins  de  ces  Societeiten.  Parmi  celles-ci^  le  plus 
grand  nombre  sont  consacrées  à  la  lecture  des  journaux,  aux  eau- 

'  Voir  deux  ouvrages  publiés  par  nous  et  relatif^  à  ces  expositions  :  les  Mer- 
veilles  de  tari  hollnndais,  la  Haye,  D.  À.  Thieme,  1872,  et  les  Objets  dtart 
et  de  curiosité  tirés  des  grandes  collections  hollandaises,  Haarleni,  chez 
Schalekamp,  1873. 


436  AMSTERDAM    ET    VENISE. 

séries  et  aux  parties  de  billard  ou  de  cartes.  Ce  sont  des  lieux  de 
réunion  assez  semblables  à  nos  cercles  et  qui  ne  sont  pas  sans  ana- 
logie avec  les  anciens  Casini  vénitiens. 

Mais,  fait  excessivement  remarquable,  Foccupation  étrangère, 
qui  mit  fin  à  Texistence  si  animée  des  Casini,  favorisa,  au  contraire, 
sur  le  territoire  hollandais  et  notamment  à  Amsterdam,  la  for- 
mation des  Societeiten,  Cette  anomalie  apparente  s'explique  du 
resté  facilement.  liCS  Autrichiens,  pénétrant  en  Vénétié,  y  appor- 
taient les  principes  surannés  des  vieilles  monarchies.  Avec  eux 
s'implantèrent  dans  les  Lagunes  les  exigences  tracassièrés  et 
oppressives  d'un  régime  de  bon  plaisir.  Le  pouvoir  royal,  toujours 
jaloux  de  ses  prérogatives,  inquiet  au  moindre  bruit,  Comprima 
sous  sa  main  de  fer  ce  qui  restait  d'énergie,  brida  l'initiative 
privée  et,  confondant  tout  progrès  avec  la  révolution,  s'efforça 
d'énerver  les  âmes  et  de  briser  celles  qu'il  ne  pouvait  énerver* 

1/entrée  des  troupes  françaises  en  Hollande  fut  au  contraire 
saluée  comme  un  signal  de  délivrance.  Avec  elles  les  idées  nou- 
velles pénétrèrent  dans  les  provinces  et  l'enthousiasme  dans 
les  coeurs.  Un  souffle  de  raison  et  de  liberté,  parti  des  fron-* 
tières  de  la  France,  balaya  les  préjugés  étroits  d'une  oligarchie 
intolérante,  en  même  temps  que  les  prétentions  naissantes  d'un 
Stathouder  visant  au  pouvoir  absolu.  Une  fois  de  plus  la  Hollande 
rajeunie  dut  à  l'impulsion  française  de  se  retrouver  en  possession 
d'elle-même.  Car  c'est  la  destinée  de  notre  pays,  si  difficilement 
libre  sur  son  propre  sol,  de  propager  au  delà  de  ses  frontières 
l'indépendance,  le  progrès  et  la  liberté. 

La  révolution  en  effet  fut  accueillie  en  Hollande  comme  une 
rénovation,  comme  une  ère  nouvelle.  On  l'acclama  comme  deux 
cents  ans  plus  tôt  on  avait  acclamé  le  calvinisme,  cette  autre  impor- 
tation française;  comme  cinquante  ans  plus  tard,  en  1848^  on  salua 
ce  souffle  renaissant  de  l'esprit  public  qui  devait,  en  passant  sur  la 
Néerlande,  y  féconder  une  fois  encore  les  sentiments  patriotiques 
et  fonder,  pour  la  troisième  fois,  la  liberté  batave. 

11  n'est  donc  pas  surprenant  que  les  Societeiten,  qui  avaient  com- 
mencé à  se  généraliser  dans  la  période  si  troublée  qui  signale  la 


PLAISIRS,   AMUSEMENTS  ET  DISTRACTIONS.  «7 

fin  du  siècle  dernier,  aient  pris  nn  nouvel  élan  pendant  Toccupation 
française.  Félix  meritis  fut  fondée  en  1777  et  n'entra  que  dix  ans 
plus  tard  en  possession  de  l'immeuble  qu'elle  occupe  aujourd'hui. 
Toi  nui  van  t'algemeen,  l'association  la  plus  noble  à  la  fois  et  la 
plus  utile  qu'on  puisse  rencontrer,  date  de  1784.  Doctrinâ  et 
Amicitiâ,  inaugurée  en  1788  par  un  groupe  de  patriotes,  sup- 
primée quelques  années  plus  tard  à  cause  de  ses  allures  indépen- 
dantes, ne  prit  son  complet  essor  qu'en  1802.  I^e  Leesmuseum  date 
de  1800  et  la  Zeemanshoop  de  vingt  ans  plus  tard. 

Je  ne  cite  que  celles-là,  mais  combien  d'autres  sociétés  virent  le 
jour  à  cette  époque  !  Car,  à  côté  de  ces  clubs  ayant  pour  but  les 
réunions  aimables  ou  les  intérêts  artistiques,  et  qui  se  sont  perpé- 
tués jusqu'à  nous,  quantité  d'autres  associations,  n'ayant  que  la 
politique  pour  mobile,  ont  disparu  sans  laisser  aucune  trace  de 
leur  existence  éphémère'. 

En  même  temps  que  ces  clubs  de  patriotes ,  disparaissait 
également  un  autre  genre  d'association  :  les  Collégien.  C'étaient 
des  sociétés  hors  la  ville,  possédant  généralement  des  terrasses, 
un  jardin,  de  vastes  salles,  et  dans  lesquelles  les  femmes  étaient 
admises.  Pendant  que  les  pères  et  les  maris  jouaient  aux  quilles, 
au  billard,  à  la  crosse,  cette  antique  distraction  des  vieux  Néer- 
landais, les  dames  faisaient  le  thé  et  causaient  des  nouveautés  du 
jour.  «  Je  doute  fort  qu'une  société  d'où  la  femme  est  exclue 
puisse  avoir  vraiment  quelque  charme  »,  a  dit  l'un  des  plus  fins 
esprits  qu'ait  produits  la  Hollande.  11  faut  croire  qu'Érasme  se 
trompait,  car  voilà  près   de  cinquante  ans  que  les  Collégien  ont 


*  La  députation  hollandaise  qui  se  présenta  le  21  décembre  1792  au  club  des 
Jacobins,  à  Paris,  constatait,  dans  son  rapport,  le  développement  subit  de  ces 
associations,  u  Déjà,  disait  ce  rapport,  dans  un  grand  nombre  de  nos  vilies, 
se  sont  formées  des  sociétés  qui  fraternisent  avec  vous  en  principes.  Amsterdam, 
Leyde,  Dort,  Haarlem,  Uirtcbt...^  cachent  dans  leur  sein  des  milliers  de  jaco- 
bins. L^hymne  de  la  liberté,  le  chant  des  Marseillais  retentit  dans  nos  maisons  : 
nos  femmes,  nos  enfants,  nos  vieillards,  tous  le  répètent,  et  l'ardente  sans- 
culottcrie  prend  insensiblement  la  place  de  cette  apathie  i(jnoble  qui  ne 
laissait  jadis  au  froid  habitant  de  la  Hollande  d'autre  activité  que  celle  de 
l'axgeat  et  du  gain,  n  Curieux  échantillon  de  la  littérature  du  temps. 


438  AMSTERDAM    ET  VENISE. 

cessé  d*étre,  et  les  Societeiten  néerlandaises  n*ont  pas  périclité,  loin 
de  là! 

En  inaugurant  cet  exclusivisme  peu  galant,  les  cercles  hollan- 
dais, il  faut  le  reconnaître,  ont  perdu  une  pat*tie  de  leur  impréva 
et  de  leur  animation  joyeuse.  Aujourd'hui  le  calme  y  règne  en 
maître.  En  temps  ordinaire,  on  n'y  entend  guère,  en  effet,  qu'un 
murmure  de  bon  ton  qui  ne  serait  pas  déplacé  dans  un  salon  du 
meilleur  monde.  On  lit  un  peu,  on  boit  beaucoup,  on  fiime  sur* 
tout,  on  joue  et  Tou  cause,  mais  sans  cris,  sans  éclats  de  voix,  sans 
gestes  brusques,  sans  mouvements  heurtés:  En  fait  de  sociéiés 
bruyantes  et  remuantes,  on  ne  pourrait  gcrère  citer  que  les  clubs 
d'étudiants  ou  d*ofHciers,  et  encore  n'en  extste^t*il  point  deux  qui 
soient  vraiment  tapageurs. 

On  comprend  qu'avec  le  nombre  de  eerolets  qui  existent  à 
Amsterdam,  et  la  facilité  qu'on  a  d'en  créer  de  nouveaux,  les  cafës 
soient  singulièrement  délaissés.  Seuls  les  cafés  de  la  Kalverslraai 
font  exception  à  cette  règle  générale.  Ils  >  constituent  en  quelque 
sorte  une  espèce  de  terrain  neutre  où,  avant  et  après  la  bourse,  les 
négociants  de  Zaandam,  de  Koog  et  de  Voormerveer  «e  ren« 
contrent  avec  leurs  confrères  d'Amsterdam.' 

liC  soir,  ces  cafés  prennent  un  aspect  tout  spécial.  Ualonget  épais 
rideau  vert  les  divise  en  deux  parties^  Celle  qui  avoisine  la  devan- 
ture est  plongée  dans  une  obscurité  profonde  pendant  que  le  reste 
étincelle  de  lumières.  De  cette  façon,  les  gens  qui  passent  dans 
la  rue  ne  peuvent  voir  ceux  qui  se  trouvent  dans  le  ca£é,  et  les 
consommateurs  assis  dans  la  partie  obscure  regardent  défiler, 
comme  à  travers  une  lanterne  magique,  les  passants  vivement 
éclairés  par  les  lumières  extérieures.  Boûre  tranquillement,  ftuner 
doucement  et  voir  sans  être  vu ,  c'est  juste  le  contraire  de  ce  qui 
se  passe  daus  nos  cafés  parisiens. 

C'est  surtout  en  hiver  que  les  cafés  de  la  Kalverstraai  sont  le 
plus  fréquentés.  En  été,  la  chaleur  suffocante,  les  émanations  qui 
s'échappent  des  canaux  et  le  manque  d'air  dans  les  rues  relati- 
vement étroites,  tout  engage  la  population  à  aller  chercher  la 
fraîcheur  an  bord  de  l'Amstel  ou  sur  les  rives  de  L'Y,    Pendant 


PLAISIRS,   AMUSEMENTS   Et  DISTRACTIONS.  i39 

toate  là  belle  saison,  du  reste,  un  grand  nombre  d^habitants 
désertent  la  ville  et  se  livrent  aux  plaisirs  de  la  villégiature.  Tbu^ 
les  environs  d'Amsterdam  regorgent  de  jolies  maisons  de  cam- 
pagne. Autrefois  c'étaient  Zaandam,  Muiden,  Haarlcm  et  Rloe- 
mendaal  qui  se  partageaient  la  préférence  des  riches  Amsterdamois. 
Partout,  dans  ces  charmantes  campagnes,  ou  voyait  s'élever  de 
ravissants  cottages,  peints,  cirés,  vernis,  entretenus  avec  amour, 
entourés  de  jardins  peignés,  tondus,  taillés  avec  une  méthodique 
régularité.  Chacun  d'eux  avait  un  nom  particulier,  Joyeux  Repos j/^ 
SansrSouci,  Vue  sur  la  campagne^  appellations  bizarres  qui  auraient 
pu  composer  tout  un  dictionnaire  ^  et  dont  le  spirituel  Hildebrand 
se  moqiie  si  joyeusement  dans  sa  Caméra  obscura.  C'est  là  qu'où, 
se  livrait  à  cette  douce  folie  de  la  culture  des  tulipes.  Délassement 
d'abord,  spéculation  ensuite,  et  finalement  une  de$  aberrations  les 
plus  curieuses  qui  puissent  troubler  le  cerveau  humain. 

Que  d'histoires  amusantes  ne. nous  ont-elles  pas  valu,  ces  tulipes 
fantastiques!  Une  îles  plqs  drôles  est  certainement  celle  de  ce 
quartier-maître  qui,  mandé  chez  son  armateur  et  l'attendant  dans 
son  comptoir,  avise  quelques  oignoos  placés  sur  un  bureau,  tire  uu 
morceau  de  pain  et  se  met  à  les  croquer  en  guise  de  passe-temps. 
Quand  l'armateur  rentra,  six  oignons  avaient  déjà  disparu  de  la 
sorte.  I>ans  le  nombre  se  trouvaient  un  Amiral  d'Enkhuisen,  tin 
Semper  augustus  et  un  Fice^Roi  des  Indes,  en  tout  pour  vingt  mille 
florins.  Vrai  repas  de  Cléopâtre  ! 

Aujourd'hui  les  environs  de  Haarlem  sont  encore  au  printemps 
tout  fleuris  de  jacinthes  et  de  tulipes.  Elles  diaprent  les  jardins 
de  leurs  mille  couleurs.  On  dirait  un  mer\  cilleux  tapis  de  velours 
étendu  sur  ces  riches  campagnes.  Mais ,  malgré  leur  éternel  éclat , 
elles  ont  perdu  à  la  fois  et  leur  prix  excessif  et  leurs  invincibles 
attraits.  Non-seulement  on  ne  voit  plus  de  hardis  spéculateurs  offrii^ 
dés  oignons  les  plus  rares  des  sommes  fantastiques,  mais  leur  ma- 
gnifique floraison  n'a  même  pas  été  capable  de  retenir  les  bour<- 
geois  échappés  de  la  grande  Amsterdam.  Malgré  les  tulipes,  malgré 
le  voisinage  des  dunes  et  de  la  mer,  malgré  les  grands  bois  qui  les 
entourent  de  leurs  masses  verdoyantes,  Haarlem  et  Bloemendaat 


4iO  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

ne  sont  plus  aujourd'hui  les  retraites  préférées  des  riches  Amster- 
damois.  Quant  à  Zaandam  et.  à  Muiden,  c^est  à  peine  s*il  en  est 
question. 

Depuis  l'introduction  des  chemins  de  fer,  l'activité  de  la  villé- 
giature s'est  portée  plus  loin.  Aujourd'hui  elle  s'étend  jusqu'à 
Naardeen,  Soest,  Zeist,  et  même  jusqu'à  Amhem.  Partout,  dans  ces 
jolis  pays,  les  maisons  de  campagne,  les  villas,  les  cottages  sortent 
de  terre  comme  par  enchantement,  et  du  côté  de  Soestdijk  et  de 
Hilversum ,  la  fantaisie  hollandaise  élève  des  habitations  chinoises 
et  japonaises,  qui  sont  le  digne  pendant  des  fantastiques  maison- 
uettes  du  Zaandam  du  vieux  temps. 

Toutefois  ces  distractions-là  sont  excessivement  coûteuses.  Seules 
les  familles  patriciennes,  ou  encore  les  banquiers  et  les  négociants, 
peuvent  se  les  offrir.  La  petite  bourgeoisie  se  contente  de  quelques 
longues  courses  faites  le  dimanche  hors  la  ville,  dans  d'énormes 
voitures  où  Ton  s'entasse  d'une  effroyable  façon.  Quant  au  bon 
peuple,  il  professe  pour  sa  chère  Amsterdam  une  affection  si 
tendre,  qu'il  regarde  presque  comme  un  sacrilège  de  s'en  éloi- 
gner et  même  de  franchir  ses  anciens  remparts.  On  compte  à 
Amsterdam  des  milliers  de  familles  qui  n'ont  jamais  travei*sé  le 
Buitensinget,  et  ne  connaissent  les  rives  de  l'Amstel  que  vues  du 
Hoogesluis.  £t  le  nombre  de  ces  habitants  sédentaires  serait 
encore  plus  grand  sans  une  passion  nationale  à  laquelle  le 
Hollandais  ne  sait  pas  résister.  Je  veux  parler  du  patin.  * 

Nul  de  nous  ne  connaîtra  jamais  tout  ce  qu'il  y  a  de  désirs,  d'émo- 
tions et  de  joies  renfermés  dans  ces  cinq  lettres.  Elles  évoquent  tout 
un  monde  de  plaisirs  que  nous  pouvons  à  peine  entrevoir.  Quand  les 
frimas  sont  venus,  quand  l'Amstel  s'est  couvert  d'un  manteau  de 
glace,  lorsque  l'Y  est  gelé,  alors  on  voit  accourir  toute  la  ville, 
jeunes  et  vieux,  hommes  et  femmes,  garçons  et  filles.  Répudiant 
sa  gravité  de  commande,  chacun  chausse  le  patin  et  s*élance  sur 
la  plaine  glacée.  Bientôt  les  groupes  se  forment,. de  longues  bandes 
de  patineurs  s'avancent  en  se  tenant  par  la  main.  Puis  ce  sont  des 
enfants  qui  composent  une  interminable  file,  ou  des  fiancés  discrets 
qui,  les  bras  enlacés  et  les  regards  confondus,  ébauchent  sur  la  glace 


PLAISIRS,   AMUSEMENTS   ET   DISTRACTIONS.  44â 

■ 

la  promenade  solennelle  que  plus  tard  ils  doivent  faire  dans  la  vie. 
Mais  place  !  les  joyeux  grelots  retentissent.  Voilà  les  traîneaux  en 
cou  de  cygne  ou  en  forme  de  dragon  qui  s'avancent,  tires  par  une 
belle  jument  noire  toute  couverte  de  rouges  pompons  et  de  son- 
nettes dorées  ;  à  leur  suite  apparaît  le  gentil  traîneau  à  mains, 
Xijsleede,  joli  fauteuil  fermé,  doublé,  ouaté,  sculpté  sur  toutes 
ses  faces,  où  s*enferme  une  charmante  frileuse  encapuchonnée  dans 
la  fourrure ,  et  la  foule  des  patineurs  les  entoure ,  les  devance  ou 
les  suit. 

Si  la  glace  tient  quelques  jours,  les  boutiques  se  dressent  et  les 
feux  s'allument.  Il  faut  bien,  en  effet,  réchauffer  le  dehors  et 
le  dedans.  Le  vin  tiédit  sur  son  stoofet  le  cognac  au  coin  du  feu. 
Bientôt  les  fabricants  de  gaufres  s'installent,  et  voilà  une  kermesse 
organisée.  La  kermesse  sur  la  glace!  plaisir  d'autant  plus  piquant 
qu'on  n'osait  point  y  compter,  réjouissance  d'autant  plus  goûtée 
qu'elle  était  tout  à  fait  imprévue.  Elle  arrive  parfois  sans  qu'on 
Tattende  et  part  de  même;  l'incertitude  qui  plane  sur  sa  durée 
ajoute  un  charme  de  plus  à  tous  les  plaisirs  qu'elle  apporte. 

Pour  être  attendue  à  jour  fixe,  l'autre  kermesse  n'en  était  pas 
moins  appréciée,  elle  non  plus.  Nous  avons  vu  plus  haut  quel  curieux 
vertige  s'emparait  alors  de  la  population  tout  entière.  Même  dans 
la  plus  haute  société,  on  ressentait  les  atteintes  de  cette  épidémie 
joyeuse,  et  ceux  qu'un  excès  de  dignité  rendait  assez  forts  pour 
résister  à  l'entraînement  général  ne  se  dispensaient  guère  de  se 
livrer  pendant  ces  jours  de  fête  aux  plaisirs  de  la  table.  C'était  du 
reste  se  conformer  sagement  aux  antiques  coutumes. 

Si  nous  en  croyons  les  vieux  chroniqueurs,  Pierius  Vinsemius, 
Hancomius  et  les  autres,  c'est  en  effet  à  l'aide  de  festins  et  de 
banquets  qu'Adel,  deuxième  roi  de  Frise,  parvint  à  civiliser 
et  à  rendre  sociables  ses  barbares  sujets.  Nouveau  Bacchus,  il 
devina  que  le  meilleur  moyen  d'adoucir  les  cœurs  était  d'emplir 
les  estomacs.  La  coutume  était  bonne,  elle  se  répandit  en  Hollande, 
et,  le  temps  aidant,  y  revêtit  un  caractère  sacré.  Quand  le  christia- 
nisme pénétra  dans  ces  rudes  contrées,  il  dut  se  plier  à  ces  usages 
devenus  respectables*  Baptêmes,  mariages  et  décès   furent  Toc- 


444  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

casioD  de  fraternelles  agapes  i  Chaque  enterrement  fut  3uivi 
d*un  banquet  où  Ton  porta  la  santé  du  mort,  imitant  en  cela  les 
dominicains  espagnols,  qui,  dans  de  pareilles  occasions,  criaient 
bravement  :  «  Fiva  el  mueriol  »  De  nos  jours  encore,  dans  certains 
quartiers,  Yaanspreker  a  soin  de  terminer  sa  funèbre  harangue  par 
ces  mots  sacramentels:  «  Sans  visite  {zonder  bezoek)  avant,  ni 
après  n  ,  ce  qui  signifie  sans  repas,  sans  festins. 

Fia  kermesse  elle-même  fut  dans  le  principe  une  fête  religieuse; 
Son  nom  Tindique  assez  '•  et,  pendant  plus  de  cinq  siècles,  boire  d'un 
seul  trait  un  pot  bien  rempli  à  la  santé  de  saint  Martin  de  Tours, 
patron  de  la  cathédrale  et  du  diocèse  d'Utrecht,  passa  pour  une 
œuvre  pie.  Les  bourgeois  et  les  vilains  considéraient  cet  acte  de 
«  haulte  beuverie  n  comme  une  confession  de  foi  chrétienne.  Les 
seigneurs,  eux,  buvaient  à  sainte  Gertrude.  Boire  à  sint  Geerte 
minne  était  uu  toast  solennel.  Les  comtes  et  les  nobles  de  Hollande 
n'en  connaissaient  point  de  plus  sacré.  Le  vase  qu'on  vidait  à  cetic 
occasion  s'appelait  la  coupe  de  Nivelle,  Schaal  van  Nivelle^ \  la 
présentera  quelqu'un,  c'était  l'assurer  de  l'amitié  l:i  plus  constaiïte 
et  la  plus  tendre.  Florent  V  porta  cette  santé  à  Gijsbrecht  van 
Amstel,  qui  devait  bientôt  lui  ôter  la  vie.  Après  avoir  vidé  la  coupe 
d*un  trait,  il  la  lui  présenta  remplie  de  nouveau  en  lui  disant: 
«  Bois,  Gijsbrecht,  bois  lo  cœur  de  Florent  avec  ce  vin.  Aussi  bien 
ce  cœur  est-il  entièrement  à  toi.  »  Gijsbrecht  vida  la  coupe  à  son 
tour,  et  cette  action  lui  aliéna  plus  lard  l'esprit  d'un  grand  nombre 
d'amis,  qui  sans  cela  eussent  partagé  son  courroux,  et  se  fussent 
«lUiés  à  sa  cause. 

Certes  d'aussi  respectables  origines  peuvent  expliquer  et  excuser 
bien  d'autres  coutumes  que  celles-là.  Aimer  le  vin  et  la  bonne 
chère  est,  du  reste ,  un  agréable  péché,  commun  à  plus  d'un  peuple. 

*  Kermisy  Kerk  mis;  messe  de  l'église. 

*  C'est  avec  un  vérilable  étonnemcnt  qu'en  visitant  le  Danemark  et  la  Suède, 
j'ai  constaté  que  cette  curieuse  coutume  s'y  était  conservée  intacte.  11  est  encore 
d'usage  dans  ces  pays  de  ne  jamais  porter  le  verre  à  ses  lèvres  sans  saluer  son 
hôte  ou  sl'S  convives  et  dire  Skâl.  Ce  monosyllabe  (qui  s'écrit  en  danois  skaai ci 
se  prononce  dans  les  deux  langues  de  la  même  façon  skôi)  n'est  bien  certai- 
nement rien  autre  chose  que  le  schaal  du  vieux  hollandais. 


*       PLAISIRS.    AMUSEMENTS   ET   DISTRACTIONS.  4*5 

Mais  le  difficile  en  ces  matières  est  de  De  pas  tomber  dans  l'excès. 
C'estlàsurtoutqaelehcfjrtd'rfnim/sdeTérence  se  trouve  à  sa  place; 
or,  pourquoi  ne  pas  le  dire?  en  Hollande,  dans  les  basses  classes,  on 
tombe  quelquefois  dans  l'excès.  Le  mal,  d'ailleurs,  ne  date  pas  d'hier. 


La  ('«inino  i]u 


AMSTERDAM 
ne  Jort  pai,  tableau  da  Tei'l>ur§. 


«  Presque  tous  sont  adoaoés  à  trop  boire;  en  quoi  Us  prennent  un 
sinj^ulier  plaisir  »,  disait  déjà  Guicciardini  en  plein  seizième  siècle. 
Et  le  malin  Florentin  ajoutait  avec  (inesse  que  u  si  le  vin  ne  se  récolte 
pas  en  ce  pays,  il  y  en  a  cependant  plus  et  l'on  en  boit  encore 
davantage  que  dans  les  pays  où  il  se  récolte,  tant  est  grand  le 
nombre    des    buveurs    hollandais-.   Il  n'était  pas  le    premier  à 


446  '  AMSTERDAM   ET  VENISE.  '       ' 

fo minier  ce  reproche.  Tacite,  bien  des  siècles  avant  lui,  avait  fait 
la  même  remarque  et,  moins  galant  que  Guîcciardini,  avait  géné- 
ralisé son  observation.  Aujourd'hui,  pour  les  femmes  tout  au  moins, 
ce  reproche  n'a  plus  sa  raison  d'être.  Mais  il  y  a  deux  siècles, 
paraît-il,  il  n'en  était  pas  tout  à  fait  ainsi;  Terburg  et  le  Père 
Boussingaiilt  sont  là  qui  l'affirment  :  »  Elles  ont  ce  mal  qu'elles 
aiment  fort  le  vin,  et  mesmes  vous  ne  fériés  convier  une  jeune 
fille  de  si  bon  matin  h  boire,  qu'elle  ne  soit  toute  preste  à  vous 
faire  raison»,  dit  le  religieux  voyageur.  Quant  à  Terburg,  sa 
«  femme  qui  ne  dort  pas  »  est  bien  la  plus  délicieuse  satire  qu'ait 
jamais  pu  dessiner  un  peintre  de  talent. 

A  cette  époque,  toutefois,  ces  petits  excès  ne  tiraient  point  à 
conséquence;  c'était  un  péché  migt^ott,  rien  de  plus,  a  Vottc 
maman,  à  l'helire  qu'il  est,  est  un  peu  itre;  maïs  ce  n'est  pas  de 
l'eau  de  Vichy  »,  écrivait  M.  de  Guitaut  à  madame  de  Grignan.  Et 
madame  de  Sévigné  ajoutait  au  bas  de  la  lettre  r  «  C'est  lui  qui  est 
ivre;  pour  moi,  j'avoue  que  je  le  suis  un  peu.  Ils  sont  si  longtemps 
à  table  que,  par  contenance,  on  boit  et  puis*  orr  boit  encore,  et  l'on 
se  trouve  avec  une  gaieté  extraorditiaire  :  voilà  donc  TafFaire.  »• 
Qui  donc  aujourd'hui  songerait  à  se 'Servir  de  cet  aveu  pour  ternir 
la  réputation  de  la  spirituelle  marquise? 

Du  reste,  si  les  Hollandais  buvaient  beaucoup,  il  faut  dire  qu'ils 
savaient  admirablement  supporter  la  boisson;  quant 'aux  Amster- 
danlois,  ils  excellaient  dans  ce  genre  de  sport.  La  tête  et  le  cœur 
étaient  inébranlables  chez  eux.  Écoutez  plutôt  à  ce  sujet  cette 
anecdote  que  rapporte  le  comte  d'Avaux.  Quand  en  1684  le  prince 
d'Orange  se  rendit  à  Amsterdam  pour  faire  cesser  l'opposition  de 
cette  ville  à  la  levée  des  troupes,  il  s'était  fait  accompagner  d'une 
bande  de  hardis  buveurs  ;  grâce  à  eux ,  il  espérait  avoir  raison  des 
cervelles  municipales.  Dès  son  arrivée,  il  ouvrit  les  hostilités,  cVst- 
à*dire   que  l'on   commença   à   banqueter.   Mais    le  second  jonr« 

• 

le  prince  s^apercut  qû^il  avait  compté  sans  ses  hôtes.  Ses  buveurs 
d^élite  étaient  tous  indisposés,  rendus,  rompus,  pâles  et  défaits, 
alors  que  bourgmestres  et  échevins  avaient  conservé  leur  teint  fleuri, 
leurs  yeux  clairs  et  leur  sourire  ordinaire.  Le  stathouder  était  vaincu. 


PLAISIRS,   AMUSEMENTS   ET   DISTRACTIONS.  i47 

Dans  ces  sortes  de  combats.  Ja  défaite  du  reste  était  douce.  Jamais 
le  vainqueur  ne  se  montra,  cruel,  et  le  w  Fœ  uictis  !  «  demeura 
toujours  inconnu.  I/iyresse  semblait  même  une  atténuation  à  toutes 
les  fautes  commises.  «  Ii*excuse  ordinaire  en  ce  pays  est  de  se  dire 
vino  plenus  et  ira»,  écrivait  Dudley.Carleton.  Depuis  lors,  tout  a 
bien  changé;  et  de  nos  jours  Tivrognerie,  considérée  comme  un 
délit,  est  punie  par  la  loi. 

Mais  alors  même  que  les  excès  auraient  été  encore  plus  grands 
jadis,  il  faudrait,  avant  de  les  juger  sévèrement,  tenir  compte  des 
circonstances  qui  leur  servent  d'excuse.  Le  climat,  en  effet,  est 
pour  b:'aucoup  dans  ce  besoin  de  boire  qu*éprouvent  encore 
aujourd'hui  les  basses  classes  de  la  nation  hollandaise.  A  mesure 
qu'on  monte  vers  le  septentrion,  on  voit  se  développer  ces  bachiques 
habitudes.  Il  faut  bien  lutter  à  outrance  contre  l'humidité  et  contre 
le  froid.  Sous  ce  rapport,  le  Nord  est  singulièrement  plus  exigeant 
que  le  Midi;  un  ouvrier,  sous  la  brume  hollandaise,  ne  pourrait 
se  soutenir  comme  un  travailleur  de  race  latine  avec  un  morceau 
de  pain  ou  une  assiette  de  macaroni.  «  Comparez  l'appétit  d'un 
Anglais  ou  d'un  Hollandais  à  celui  d'un  Français  ou  d'un  Italien, 
écrit  M.  Taine;  que  ceux  d'entre  vous  qui  ont  visité  ces  pays 
se  rappellent  les  tables  d'hôte  et  la  quantité  de  nourriture,  surtout 
de  viande,  qu'engloutit  tranquillement  et  plusieurs  fois  par  jour  un 
habitant  de  Londres,  de  Rotterdam  ou  d'Anvers;  dans  les  romans 
anglais  on  déjeune  toujours,  n  Rien  de  plus  exact.  Les  tables  hollan- 
daises comme  les  tables  vénitiennes  sont  couveites  de  ces  »  viandes 
solides  qui,  ainsi  que  le  remarquait  Freschot,  sont  dans  les  climats 
humides  le  fondement  des  bons  repas  » .  Sur  la  plupart  des  tables 
hollandaises,  il  n'est  pas  rare  de  voir  apparaître  des  rôtis  de  dix  et 
quinze  kilos ,  et  un  Amsterdamois  ne  croira  pas  avoir  dîné  s'il  n'a 
mangé  tout  d'abord  une  large  tranche  de  bœuf  bien  rosée  et  bien 
saignante. 

Pour  servir  de  véhicule  à  tous  ces  aliments  et  aider  l'estomac 
dans  sa  lourde  tâche,  il  faut  bien  boire  et  boire  beaucoup.  C'est 
là  une  obligation  si  tyrannique  que  les  étrangers  ne  peuvent  s'y 
sousti'aire.    Bon  gré,    mal  gré,   hommes  et  femmes   doivent   se 


U6  AMSTERDAM   ET  VENISE, 

mettre  à  ['unisson  de  ces  coutumes  imposées  par  l'hygiène.  Que 
dis-je?  mieux  que  cela,  les  animaux  eux-mêmes  sont  tenus  d'obéir 
à  cette  loi  inéluctable. 

Au  seizième  siècle,  un  éléphant  que  le  roi  d'Espagne  envoyait 
à  son  cousin  le  roi  de  Bohème  profita  de  son  passage  à  Amster- 
dam pour  s'enivrer,  lui  aussi,  u  ||  but  une  fois  tant  de  vin,  dit 
Guicciardini,  que  pendant  vingt-quatre  heures  on  le  tint  pour  mort  ; 
ensuite  il  revint  à  lui  beaucoup  plus  affamé  que  jamais  et  ayant 
encore  plus  d'appétit.  " 

C'est  donc  bien  le  climat  qui ,  lui  seul ,  est  coupable  du  caractère 
légèrement  bachique  qn'aflèctent  à  Amsterdam  un  ceilain  nombiv 
d'amusements,  de  plaisirs  et  de  distractions. 


AMSTERDAU 
r  hollanJaiie ,  tableau  de  G.  Kalf. 


VIII 


LE   CARACTÈRE 

OifKcuIté  de  juger  un  peuple.  —  Les  préjugés  nationaux ,  le  patriotisme  et  la  fibre  natio- 
nale. —  Donato  Giamoti,  panégyriste*  de  Venise.  —  Gaspar  Gommelin,  Fockens  et 
Wagenaer.  —  Histoire  de  la  princesse  d*Anhalt  et  d*un  bourgmestre.  —  Une  fière  réponse. 

—  Guillaume  II  et  les  autorités  d'Amsterdam.  —  Le  roi  Louis  et  Toccupation  française. 

—  La  fierté  vénitienne.  —  Constance  admirable.  —  La  musique  autrichienne  et  les 
marionnettes.  ~-  L'élection  Foscari.  —  La  nomination  de  Loredano.  —  Le  monument 
de  Colleoni.  —  L'Oudekerk  et  la  Nieuwekerk,  —  Epitaphes  et  mausolées.  —  Les  grands 
serviteurs  de  TÉtat.  —  Un  mot  de  lord  Palmerslon.  —  Le  piédestal  et  le  tas  de  boue.  — 
L'idéal  des  fiancés.  —  La  fibre  égalitaire.  —  Cavalière  et  commandaiore,  —  La  litanie 
des  titres  et  sous-  titres  hollandais.  —  Privilèges  et  privilégiés.  —  La  patrie  s'incarne  dans 
ses  habitants.  —  Amour  de  la  moquerie.  —  Le  prince  Maurice.  —  Le  prise  de  Leeuwarden . 

—  Le  feu  de  Leyde  et  le  lion  d'Utrecht.  —  Calembours  diplomatiques.  —  Un  mot  de 
Grotius.  -*  Tolérance  des  magistrats  d'Amsterdam.  ^  La  chapelle  des  bourgeois  de 
Hambourg.  —  Une  phrase  de  Kacine.  —  Saiiit-Evremond  et  le  chevalier  Temple.  —  Une 
floiible  accusation  imméritée.  —  La  base  du  caractère. 


Rien  n*est  difficile  à  apprécier  comme  le  caractère  d'un  peuple. 
Si  on  lui  est  complètement  étranger,  on  le  juge  avec  ses  propres 
idées,  avec  ses  préjugés  particuliers,  et,  rapportant  tout  ce  qui  le 
concerne  à  ce  qu'on  a  Tbabitude  de  voir  dans  sa  patrie,  on  est,  par 
un  sentiment  d*indulgence  personnelle,  porté  à  critiquer  tout  ce 
qui  diffère  des  spectacles  qu'on  a  habituellement  sous  les  yeux. 
On  ne  tient  compte  ni  des  divergences  d'aptitudes  et  de  races, 
ni  des  différences  d'histoire  et  de  climat,  et,  malgré  soi,  on  trouve 
étrange  de  rencontrer  d'autres  coutumes,  d'autres  plaisirs  et 
d'autres  lois. 

Si ,  au  contraire ,  on  appartient  à  ce  peuple ,  alors  la  difficulté 
est  encore  plus  grande.  Toutes  les  faiblesses  s'excusent  et  tous  les 
excès  se  trouvent  atténués.  Rien  ne  nous  semble  plus  naturel  et 
plus  parfait  que  cette  atmosphère  morale  que  nous  respirons  depuis 
notre  enfance.  Le  point  de  comparaison  venant  à  nous  manquer, 

57 


^0  AMSTERDAM    ET   VENISE. 

il  nous  est  impossible  de  porter  un  jugement  raisonné,  et  le 
u  Connais-toi  toi-même  »  des  anciens  nous  apparaît  comme  une 
impérieuse  impossibilité  créée  par  le  patriotisme.  Exalter  sa 
personne  peut  passer  en  e£fet ,  aux  yeux  de  tous ,  pour  une  action 
immodeste  et  ridicule;  mais  placer  son  pays  au  premier  rang, 
vanter  ses  qualités,  oublier  ses  défauts,  semblera  toujours  une 
vertu.  C'est  Tamour  de  la  patrie,  et  cet  amour-là,  comme  tous  les 
autres,  est  aveugle. 

Pour  bien  juger  le  caractère  d'un  peuple  ,  il  est  donc  indis- 
pensable de  le  bien  connaître,  de  posséder  son  histoire,  et  d'avoir 
habité  sur  son  territoire,  mais  pas  assez  longtemps  pour  s'être 
laissé  envelopper  par  ses  coutumes  et  absorber  par  ses  préoccu- 
pations. 

Nous  avons  cru  devoir  entrer  dans  ces  expUcations  parce 
que  le  sujet  que  nous  abordons  ici  est  des  plus  déUcats.  Parler 
toujours  en  beau  d'une  nation  est  chose  impossible,  et  dire  la 
vérité  est  parfois  dangereux.  Quelque  soin  qu'on  prenne,  on  ne 
manque  pas  de  blesser  des  susceptibilités  respectables.  La  fibre 
nationale  est  partout  d'une  vive  sensibilité.  A  la  toucher  même 
doucement^  on  risque  de  la  faire  souffrir,  surtout  lorsque  Tamour 
de  la  patrie,  comme  cela  se  présente  pour  les  deux  villes  .que  nous 
étudions,  a  été  de  tout  temps  porté  jusqu'au  fanatisme. 

C'est  là  en  effet  l'un  des  traits  les  plus  marquants  du  caractère 
de  nos  deux  peuples.  Jamais,  croyons-nous,  deux  cités  n'ont  possédé 
à  un  plus  haut  degré  cette  noble  et  généreuse  tendresse  qui 
absorbe  toutes  les  autres;  et  cette  communauté  de  sentiments 
s'explique  facilement.  A  Amsterdam  aussi  bien  qu'à  Venise,  le 
patriotisme  est  un  sentiment  pour  ainsi  dire  complexe.  Non-seu- 
lement il  affecte,  comme  chez  les  autres  peuples,  des  allures  filiales, 
c'est-à-dire  tendres  et  respectueuses,  quoique  toujours  mêlées  d'une 
pointe  d'ingratitude,  mais,  dans  nos  deux  cités,  il  se  complique 
d'une  affection  recueillie,  d'une  isorte  de  tendresse  grave  qui  a 
quelque  chose  en  soi  dé  paternel. 

Hollandais  et  Vénitiens,  nous  ne  devons  pas  l'oublier,  ont,  en 
effets  enfanté  leur  patrie.  Ce  sont  eux  qui  ont  créé  le  sol,  qui  ont 


LE   CARACTÈRE.  451 

construit  le  terrain  sur  lequel  s'élève  leur  ville  bien-aimée.  Fait 
presque  unique  en  Europe ,  ils  ont  dû  se  substituer  à  la  nature , 
pour  eux  rebelle  et  marâtre.  Celle-ci  ne  leur  a  rien  donné,  rien 
fourni  sur  place ,  ni  les  forêts  qu'ils  ont  dû  enfoncer  dans  la  boue , 
ni  les  rochers  qu'ils  ont  posés  dessus,  ni  les  pierres,  ni  le  marbre, 
ni  la  brique,  ni  les  bois  de  charpente.  Tout  cela,  il  a  fallu  l'aller 
chercher  au  loin ,  l'acheter  un  gros  prix,  l'amener  à  grands  frais, 
et  les  deux  villes  ont  été,  pierre  par  pierre  et  morceau  par  morceau, 
apportées  dans  l'endroit  où  elles  se  trouvent. 

Cette  superbe  création  ne  suffît-elle  pas  à  expliquer  cette  ten- 
dresse particulière,  cet  amour-propre  d'auteur  si  je  puis  dire  ainsi, 
qui  se  traduisent  par  une  admiration  constante  et  souvent  un  peu 
éblouie  ? 

...  Mes  petits  sont  mignons,  beaux,  bien  faits. 

Ce  sentiment  attendri  perce  dans  tous  leurs  écrits.  On  y  sent 
battre  l'enthousiasme ,  comme  le  sang  dans  les  artères.  Écoutez 
Donato  Giamoti  :  «  Entre  toutes  les  provinces  du  noble  empire 
romain,  nous  dit-il  dans  les  dialogues  qu'il  intitule  la  Republica 
di  Venezia,  l'Italie  est  la  reine;  et  dans  Tltalie  conquise  par  les 
Césars,    dévastée    par    les   barbares^    Venise   est    la  seule  cité 

qui   soit   demeurée  libre »  Au  dehors,   elle  est  puissante  et 

redoutée.  Son  alliance  est  aussi  recherchée  que  ses  armes  sont 
craintes.  Au  dedans  «  elle  n'a  jamais  été  plus  parfaite.  En  aucun 
État  du  monde  on  ne  voit  de  meilleures  lois,  une  tranquillité  mieux 
assise,  une  concorde  plus  entière.  »  Et  cela  continue  ainsi  pendant 
tout  un  volume.  C'est  un  panégyrique  convaincu^  sans  emphase. 
On  dirait  un  citoyen  antique  raisonnant  sur  sa  république  et  sa 
cité. 

Il  en  est  de  même  à  Amsterdam.  Chaque  patricien  a  dans  son 
cœur  et  sur  les  lèvres  les  louanges  de  sa  patrie.  Les  poètes  la 
chantent;  les  peintres  lui  consacrent  leur  pinceau;  les  historiens 
s'appliquent  à  nous  apprendre  l'histoire  de  ses  moindres  rues 
et  de  ses  plus  étroits  carrefours.  Dès  1690,  c'est-à-dire  trois 
cents  ans  seulement  après  qu'elle  a  commencé  d'être  Une  Ville, 


452  AMSTERDAM    ET   VENISE. 

Caspar  Commelin  lui  élève  un  vrai  monument  littéraire.  Déjà 
depuis  trente  ans  elle  avait  été  décrite  en  détail  par  le  docte 
Fockens,  et  trente  ans  plus  tard  Wagenaer  remplira  treize 
volumes  des  détails  de  son  histoire.  Pendant  tout  le  courant  du 
dix-septième  et  du  dix-buitième  siècle ,  il  n*est  pas  de  fête,  pas  de 
cérémonie,  pas  de  réceptions  princières  dont  le  souvenir  ne  soit 
consacré  par  un  livre.  A  chaque  événement,  ses  biographes  taillent 
leur  plume  et  ses  portraitistes  leur  crayon,  et  tiujourd'hui  encore 
elle  compte,  ensevelis  dans  ses  archives,  un  certain  nombre  de 
ses  enfants  dévoués  qui  vivent  dans  la  contemplation  de  ses  vieux 
souvenirs,  et  regardent  comme  un  victorieux  trophée  tout  lam- 
beau de  son  histoire  arraché  de  Toubli. 

Avec  de  pareils  sentiments  incrustés  au  cœur  de  tous  ceux 
qu'elle  a  vus  naître,  on  doit  comprendre  quelle  juste  fierté  Amster- 
dam a  toujours  inspirée  à  ses  échevins  et  à  ses  bourgmestres. 
L'histoire  fourmille  de  traits  qui  viennent  l'affirmer. 

Un  jour,  la  princesse  d'Anhalt,  qui  pour  lors  résidait  sur  les 
bords  de  l'Amstel,  voulut  visiter  le  Stadhuis,  dont  on  vantait  les 
beautés.  Elle  se  présente  en  carrosse  de  gala  à  la  porte  de  l'hôtel 
de  ville,  juste  au  moment  où  les  magistrats  sortaient  du  conseil. 
Un  de  ceux-ci  la  reconnaît,  s'avance  gravement,  écarte  le  gen- 
tilhomme de  service,  et  présente  le  poing  à  la  noble  visiteuse  pour 
Taider  à  descendre. 

—  Étes-vous  gentilhomme?  demande  la  princesse,  frappée  de  la 
tenue  modeste  de  son  cavalier  de  rencontre. 

—  Soyez  sans  crainte,  répond  le  magistrat,  les  bourgmestres 
d'Amsterdam  sont  aussi  nobles  que  tous  les  princes  allemands. 

Là-dessus,  il  enlève  la  princesse,  l'introduit  dans  le  StadhuiSy 
lui  montre  en  détail  le  noble  monument,  lui  fait  visiter  ses  grandes 
et  belles  salles  et  la  ramène  à  son  carrosse,  charmée  de  la  courtoisie 
de  son  hôte,  mais  un  peu  blessée  de  son  orgueil  municipal. 

La  princesse  d'Anhalt  ne  fîit  point  seule,  comme  bien  on  pense, 
à  éprouver  les  effets  de  cette  honnête  fierté.  Les  ambassadeurs  étran- 
gers,  enchâssés  dans  leurs  préjugés  diplomatiques,  eurent  plus  d'une 
fois  à  se  plaindre  de  la  familière  rondeur  des  magistrats  amster- 


LE   CARACTÈRE.  453 

damois,  et  les  stathouders  aussi.  Avec  ces  derDiers,  les  bonrg^mestres 
traitaient  de  puissance  à  puissance.  En  1650,  lorsque  Guillaume  II, 
voulant  s*assurer  de  la  capitale  hollandaise,  envoya  un  corps  de 
troupes  pour  occuper  la  ville,  les  magistrats  fermèrent  bravement 
les  portes,  enrôlèrent  les  marins  du  port,  braquèrent  leurs  canons 
sur  la  campagne  et  s'apprêtèrent  à  la  résistance  ;  leur  contenance 
fut  si  vaillante  que  les  troupes  du  stathouder  n'osèrent  commencer 
l'attaque;  et,  comme  elles  ne  se  retiraient  point  assez  vite  au  gré 
des  magistrats,  on  rompit  une  digue,  ce  qui  faillit  les  noyer  en 
partie. 

Ce  généreux  besoin  d'indépendance  est,  du  reste,  un  des  traits 
caractéristiques  des  deux  peuples  que  nous  étudions,  et  l'on  peut 
dire  qu'il  n'est  pas  de  nation  en  Europe  qui  ait  subi  avec  plus 
d'impatience  le  joug  de  l'étranger.  Ils  consentirent  en  effet  à 
tous  les  sacrifices  pour  rentrer  en  possession  d'eux-mêmes. 
La  lutte  des  provinces  hollandaises  contre  les  Espagnols  tient 
presque  de  la  légende.  En  1787,  Amsterdam  résista  les  armes  à  la 
main  à  l'intervention  prussienne  provoquée  par  le  stathouder,  et 
vingt  ans  plus  tard,  quand  Louis  Bonaparte  monta  sur  le  trône  de 
Hollande,  il  se  heurta  à  la  répugnance  qu'excitait  sa  qualité  d'étran- 
ger. Ce  fut  peut-être  le  meilleur  des  rois ,  et  ses  anciens  sujets  lui 
rendent  aujourd'hui  très- volontiers  justice  ;  mais  il  ne  rencontra  dans 
son  entourage  ni  sympathie  ni  dévouement,  et  dans  le  peuple  il  ne 
trouva  que  mauvais  vouloir  et  défiance.  Quand  la  Hollande 
fut,  en  1810,  incorporée  à  la  France,  ce  fut  bien  autre  chose 
encore.  Le  sentiment  de  l'indépendance  nationale  se  révolta  de 
telle  sorte  qu'aujourd'hui  encore  l'histoire  s'en  trouve  faussée.  On 
n'a  gardé  en  effet  aucun  souvenir  des  bienfaits  que  la  Révolution  et 
l'Empire  laissèrent  dans  le  pays,  comme  des  traces  impérissables 
de  leur  fécondant  passage.  On  ne  veut  se  rappeler  ni  la  féodalité 
provinciale  abolie,  ni  l'unité  de  la  nation  constituée,  ni  le  droit 
nouveau  substitué  à  l'ancienne  juridiction,  ni  les  routes,  ni  les 
grands  travaux  d'utilité  publique.  Presque  tous  ont  oublié  tout  cela, 
pour  ne  se  souvenir  que  de  l'humiliation  momentanée.  Amsterdam 
devenue  chef-lieu  d'un  département  français  ! 


i5i  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

A  Venise,  il  en  est  de  même.  Pendant  toute  la  durée  de  Toccu- 
pation  étrangère ,  l'attitude  de  la  population  fut  d'un  patriotisme 
au-dessus  de  tout  éloge.  Jamais  ce  noble  peuple  des  Lagunes  ne 
voulut  admettre  le  fait  accompli,  ni  s'incliner  devant  les  domi* 
nateurs.  Toujours  il  se  tint  à  l'écart  de  ceux  qui  se  disaient  ses 
maîtres.  On  put  le  ruiner,  le  dépouiller,  mais  jamais  lui  faire 
oublier  le  passé,  ni  désespérer  de  l'avenir;  et  cette  population,  que 
dans  le  Nord  on  croit  très-volontiers  inconsistante,  versatile  et 
frivole,  fit  preuve  pendant  cinquante  ans  de  la  plus  admirable 
constance  que  l'on  ait  jamais  vue. 

Tous  ceux  qui  ont  visité  Venise  pendant  l'occupation  allemande 
se  rappellent  l'isolement  dans  lequel,  en  ce  temps-là,  on  tenait  tous 
les  fonctionnaires  et  les  officiers  autrichiens.  Nul  ne  les  recevait, 
personne  ne  leur  parlait;  il  suffisait  qu'ils  se  montrassent  dans  un 
café  pour  que  celui-ci  fût  déserté  sur  l'heure;  et  pendant  qu'au 
pied  du  Campanile  leur  excellente  musique  exécutait  des  qua- 
drilles et  des  polkas  au  milieu  d'une  solitude  significative,  la  foule 
se  pressait  et  s'étouffait  à  l'autre  bout  de  la  place  Saint*Marc, 
autour  d'un  charlatan  ou  d'un  joueur  de  marionnettes. 

Si  du  chapitre  des  nationalités  nous  passons  à  la  vie  politique,  ce 
même  besoin  d'indépendance  ifous  apparaîtra  avec  une  force  au 
moins  aussi  grande  et  des  exigences  pareilles.  Il  semble  même, 
à  suivre  pas  à  pas  l'histoire,  qu'il  ait  été  plus  violent  encore,  et 
tyrannique  au  point  de  faire  perdre  la  notion  du  juste.  Une  supé* 
riorité  reconnue,  un  talent,  du  mérite,  étaient  autant  de  titres  à  la 
suspicion.  On  craignait  tant  pour  sa  liberté  que  tous  ceux  qui  sem«> 
blaient  dominer  inspiraient  une  vague  inquiétude.  «  Ici  les  magis- 
trats nous  procurent  notre  repos,  écrit  Saint-Évremond  en  par- 
lant d'Amsterdam ,  sans  attendre  de  reconnoissance ,  ni  de  respect 
même  pour  les  services  qu'ils  nous  rendent.  » 

A  Venise,  plus  encore,  on  se  défie  des  services  rendus,  des  talents 
déployés,  de  l'influence  acquise.  Dès  qu'un  génie  se  manifeste,  on 
a  grand  soin  de  l'arrêter  dans  son  essor.  De  là  des  précautions  sans 
nombre,  des  combinaisons  tortueuses,  dont  on  ne  trouverait  l'équi- 
valent dans  aucun  autre  pays.  Il  faut  une  science  machiavélique 


LE   CARACTÈRE.  45{> 

pour  conquérir  un  poste,  et  une  dissimulation  extrême  pour  l'oc- 
cuper sans  provoquer  l'envie  ou-  sans  blesser  de  dangereuses  sus- 
ceptibilités. Rien  de  curieux  comme  de  fouiller  les  archives  de  la 
Sérénissime  République;  à  chaque  page  on  se  heurte,  pour  ainsi 
dire,  à  des  combinaisons  qui  seraient  incroyables  si  l'histoire  n'était 
là  pour  en  attester  Texactitude. 

En  1423,  il  s'agit  de  nommer  un  doge.  Six  concurrents  sont  mis 
en  présence  ^:  Marin  Gavallo  et  François  Bembo,^  deux  vieillards 
infirmes  dont  la  candidature  n'a  été  inventée  que  pour  couvrir  de 
secrètes  manœuvres;  Pierre  Loredan,  le  vainqueur  des  Turcs; 
Léonard  Mocenigo,  le  frère  du  dernier  doge;  Antonin  Contarini, 
procureur  de  Saint-Marc,  et  François  Foscari.  Il  faut  vingt-cinq 
voix  pour  être  nommé.  Au  premier  tour,  les  suffrages  se  partagent, 
Loredan  a  dix  voix,  Foscari  ti*ois  seulement;  mais  ses  amis,  qui 
vont  partout  décriant  ses  concurrents ,  lui  attirent  de  nouvelles 
recrues.  D'abord  les  deux  vieillards  sont  écartés.  Mocenigo,  selon 
eux,  constitue  uu  précédent  dangereux;  quant  à  Pierre  Loredan, 
on  l'attire  dans  un  piège.  Badoiier,  en  critiquant  son  administra- 
tion, l'amène  à  faire  son  apologie;  il  n'en  fallait  pas  plus  pour  le 
perdre.  Néanmoins  ses  partisans  lui  restent  fidèles.  Le  conclave 
durait  depuis  six  jours,  on  avait  .déjà  procédé  à  neuf  tours  de 
scrutin,  et,  malgré  son  habileté,  Foscari  n'avait  pu  réunir  plus 
de  seize  voix.  Mais  au  dixième  tour,  voilà  que  les  suffrages  de 
Loredan  l'abandonnent  tout  à  coup  et  se  portent  avec  un  en- 
semble inattendu  sur  Foscari ,  qui  se  trouve  ainsi  élevé  à  la  dignité 
ducale.  Et  c'est  alors  seulement  qu'on  apprend  que  ces  dix  voix,  qui 
étaient  restées  si  longtemps  fidèles  au  vainqueur  des  Turcs,  étaient 
celles  de  dix  amis  de  Foscari,  qui,  par  ce  moyen,  avaient  dérouté 
les  combinaisons  de  leurs  adversaires. 

Au  siècle  dernier,  à  la  veille  de  l'écroulement  de  la  République, 
les  choses  ne  se  passaient  pas  d'une  autre  façon.  Le  président  de 
Brosses  nous  rapporte  une  histoire  presque  semblable ,  que  je  ne 
puis  résister  au  désir  de  citer. 

Deux  sénateurs,  Aimo  et  Loredano,  se  trouvaient  en  présence 
et  briguaient  la  haute  situation  de  provéditeur  général  de  la  mer; 


AMSTERDAM   ET  VENISE. 


Les  compétiteurs  devaient  d'abord  se  soumettre  au  suffrage  du 
Sénat,  puis  ensuite  se  faire  confirmer  par  le  Grand  Conseil,  tout- 


puissant  eu  ces  matières.  <•  Vous  autres,  bonnes  gens,  auriez  cru 
que  Loredano  allait  tout  uniment  se  faire  nommer  par  le  Sénat,  où 


LE   CARACTÈRE.  467 

sa  faction  est  prédomiuante  ;  nullement,  cette  voie  était  trop  simple 
pour  ces  gens-ci,  et  de  plus  le  Grand  Conseil  aurait  bien  pu  dé- 
truire l'ouvrage.  Le  biais  qu'il  prit  fîit  au  contraire  de  se  faire 
refuser  tout  à  plat  et  de  faire  nommer  son  ennemi.  Mais  quand  il 
fut  question  d'aller  au  Grand  Conseil,  Loredano  dit  :  «  Messieurs, 
(f  je  viens  d'avoir  le  dessous  dans  l'endroit  où  j'avais  le  plus  beau 
ajeu,  à  plus  forte  raison  l'aurai-je  ici.  Je  demande  donc^  au  cas  que 
a  je  sois  refusé,  d'être  nommé  à  la  seconde  place,  qui  est  celle  de  pro- 
ovéditeur  de  Dalmatie.  »  Alors  tous  ceux  qui  prétendaient  à  cette 
place  ouvrent  les  oreilles,  bien  résolus  de  faire  agir  leur  faction 
pour  se  débarrasser  d'un  concurrent  si  redoutable,  en  le  faisant 
nommer  à  la  première.  De  cette  sorte,  Loredano  se  rendit  aussi 
puissant  que  son  concurrent.  Pour  emporter  la  balance^  il  s'avança 
une  seconde  fois,  demandant,  en  cas  de  refus  de  l'une  ou  de  l'autre 
place,  l'ambassade  de  Gonstantinople ,  ce  qui  produisit  le  même  effet 
pour  ceux  qui  y  prétendaient,  moyennant  quoi  il  fut  nommé  au 
Grand  Conseil.  » 

Ces  fonctions  si  savamment  briguées,  si  vivement  disputées, 
n'étaient  pas  cependant  sans  péril.  En  1200,  sur  quarante  doges 
qui  avaient  gouverné  la  République,  la  moitié  avaient  été  dé- 
posés, bannis,  enfermés  dans  un  couvent  ou  mis  à  mort.  Deux 
d'entre  eux,  Galla  et  Monegano,  avaient  eu  les  yeux  crevés.  En 
1423,  quand  Foscari  sollicitait  la  corne  dogale,  le  tiers  de  ses  pré- 
décesseurs avait  payé  de  la  mort  ou  de  l'exil  les  hautes  fonctions 
auxquelles  ils  avaient  été  appelés.  Lui-même  devait  être  déposé  à 
son  tour,  et  mourir  dans  son  palais  en  entendant  les  cloches  de 
Saint-Marc  célébrer  le  triomphe  de  son  plus  cruel  ennemi. 

Quant  à  ceux  qui  moururent  dans  tout  l'éclat  de  leur  grandeur, 
il  ne  faudrait  pas  croire  que  la  République  se  montrât  pour  eux 
bien  prodigue  en  honneurs  posthumes.  Tous  les  tombeaux,  en  effet, 
qui  peuplent  les  églises,  tous  ces  superbes  mausolées  et  ces  somp- 
tueux monuments  que  nous  verrons  bientôt  en  visitant  les  Frari  et 
San  Zanipoloy  sont  un  hommage  rendu  par  les  familles  dogales 
à  leurs  membres  éteints,  sans  que  le  Sénat  ou  les  Quaranties  aient 
jamais  songé  à  acquitter  la  dette  contractée  par  la  reconnaissance 

58 


458  AMSTERDAM    ET  VENISE. 

nationale.  Jusque  dans  ces  temps  derniers,  Venise^  ne  posséda  sur 
ses  places  qu'une  seule  statue  représentant  une  de  ses  illustrations  : 
celle  de  Colleoni;  mais  celui-ci,  aussi  rusé  que  brave,  se  méfiant 
de  l'admiration  et  de  la  g^énérosité  de  ses  concitoyens,  avait  eu  soia 
de  faire  lui-même  les  frais  de  son  propre  monument.  En  mourant, 
il  lé{][ua  au  Sénat  une  somme  impoitante,  à  condition  qu*on  lui 
érigerait  une  statue  équestre.  Le  Sénat,  plutôt  que  de  restituer  la 
somme  aux  héritiers  du  condottiere,  fit  venir  Verrochio  de  Florence, 
et  c'est  à  cette  savante  disposition  testamentaire  que  nous  devons  le 
chef-d'œuvre  qu'on  admire  encore  aujourd'hui. 

Plus  généreux  que  les  Pregati  vénitiens,  les  magistrats  amster^ 
damois,  nous  devons  le  dire,  n'oublièrent  jamais  la  mémoire  de 
leurs  vaillants  amiraux  morts  en  combattant  pour  la  patrie.  VOude- 
kerk  et  la  Nieuwekerk  contiennent  des  monuments  élevé.s  à  ces 
glorieux  marins,  et  si  l'on  peut  dire  que  les  tombeaux  de  l'intrépide 
de  Ruyter  et  du  brave  Heemskerck  n'ont  ni  la  beauté  ni  l'importance 
de  ceux  des  généraux  vénitiens,  il  faut  avouer  par  contre  que, 
sous  le  rapport  des  épitaphes,  le  conseil  de  l'amirauté  a  fort  bien 
fait  les  choses.  Le  style  pompeux  et  un  peu  exagéré  des  inscriptions 
supplée  en  effet  à  ce  que  la  forme  a  d'incorrect  et  d'étroit.  Grâce 
à  ces  inscriptions  marmoréennes ,  Van  der  Hulst  devient  un 
u  immortel  héros  » ,  Isaac  Sweers  un  u  héros  magnanime  » ,  Jan 
Van  Galen  un  «  héros  très-généréux  »  ;  quant  à  Jan  Cornelissen , 
c'est  le  prodige  de  la  nation,  «  miracula  gentis  ». 

Mais,  prodigue  d'éloges  envers  ses  illustrations  maritimes,  la 
vieille  Hollande  se  montra  singulièrement  parcimonieuse  vis-à-vis 
de  ses  autres  gloires.  Non-seulement  les  vaillants  magistrats  et  les 
soldats  héroïques  qui  constituèrent  son  indépendance  et  assu- 
rèrent sa  grandeur  en  sont  encore  à  attendre  leurs  statues,  mais, 
pour  certains,  on  vit,  au  lendemain  de  leur  mort,  la  haine  et  la 
jalousie  s'attaquer  à  leurs  noms  et  poursuivre  leurs  familles ,  sans 
qu'une  voix  s'élevât  pour  s'opposer  à  ces  rancunes  tardives.  Ceux-là 

*  Tout  récemment,  Venise  vient  d'acquitter  la  dette  qu'elle  avait  contractée 
vis-a-vis  de  Manin,  en  érig^eant  une  statue  au  vaillant  patriote. 


Le  caractère.  4fe9 

mêmes  qui  avaient  poussé  Olden-Bameveldt  et  Jan  de  Witt  dans  la 
voie  où  ils  devaient  trouver  un  destin  si  funeste  ne  furent-ils  pas  les 
premiers  à  les  abandonner?  Dès  que  Forage  commence  à  gronder, 
on  les  voit  se  disperser,  rentrer  chez  eux,  disparaître,  laissant  la 
place  libre  pour  les  agissements  de  leurs  ennemis  ;  et  Ton  ne  saurait 
trouver  d'autre  explication  à  cette  étrange  désertion  qu'une  crainte 
honteuse  ou  un  détestable  sentiment  de  jalousie.  Il  semble  presque 
que  la  ruine  de  ces  hommes  de  génie  soit  un  soulagement.  Leur 
étonnante  supériorité  pesait  sans  doute  trop  lourdement  sur  les 
épaules  de  leurs  collègues.  Les  vrais  coupables,  en  ces  jours 
funestes,  ce  furent  le  silence  et  l'immobilité  de  ceux-ci;  car,  pour 
leurs  adversaires^  ils  obéissaient  aux  exigences  de  la  politique  et 
aux  égarements  de  leur  époque. 

Ce  n'est  pas  du  reste  seulement  sur  le  terrain  de  la  vie  publique 
que  nous  trouvons  en  Hollande  ce  besoin  d'indépendance  poussé  sou- 
vent  jusqu'à  l'ingratitude.  Quel  est  celui  de  ses  grands  hommes  qu'elle 
n'a  pas  méconnu?  Cats  peut-être,  génie  de  second  ordre  en  tout  genre 
et  plus  fin  politique  que  poëte  éminent  ou  caractère  énergique.  Et 
encore,  quand  il  se  démit  de  sa  charge  de  grand  pensionnaire,  on  le 
vit  pleurer  de  joie  de  ce  qu'il  ne  lui  était  arrivé  aucun  grand  malheur, 
tt  Ce  fut  un  spectacle  touchant,  dit  un  historien  du  siècle  dernier, 
de  voir  ce  vieillard,  alors  âgé  de  soixante-quatorze  ans,  tomber  à 
genoux ,  adresser  au  ciel  les  remerciments  les  plus  vifs  pour  l'avoir 
conservé  si  longtemps  dans  cette  fonction  délicate.  »  Mais  Vondel  ! 
mais  Rembrandt  !  ils  durent  attendre  deux  siècles  que  la  Hollande 
s'acquittât  envers  eux  en  leur  élevant  une  statue.  Ce  n'est  que  de 
DOS  jours  qu'on  s'occupe  de  celle  de  Spinosa,  et  l'on  ne  pensera  point 
de  longtemps  à  celle  de  Bilderdyck.  Quant  à  Maurice  et  Frédéric- 
Henry,  qui  furent  les  plus  grands  généraux  de  leur  temps,  on  n'y 
songera  probablement  jamais. 

Aujourd'hui  encore,  après  deux  siècles  et  demi,  on  n'a  pas  pu  se 
mettre  d'accord  sur  le  compte  de  ces  grands  hommes,  et  il  semble 
que  ce  soit  un  acre  plaisir  de  rabaisser  leur  gloire,  et  de  découvrir 
des  taches  dans  l'auréole  lumineuse  qui  entoure  leurs  noms. 

tt  La  différence  qui  existe  entre  le  caractère  de  votre  pays  et  le 


460  AMSTERDAM  ET   VENISE. 

« 

nôtre,  disait  un  jour  lord  Palmerston  à  un  diplomate  français,  c'est 
que  pour  peu  qu'un  homme  se  distingue  chez  nous,  tout  le  monde  lui 
prépare  un  piédestal  pour  le  placer  dessus  ;  tandis  que  chez  vous 
on  amasse  un  tas  de  boue  pour  le  jeter  dedans.  »  Geites  le  célèbre 
homme  d'État  aurait  pu  en  dire  autant  de  la  Hollande  et  aussi  de  la 
Vénétie.  Alors  que,  dans  le  Royaume-Uni,  Famour  du  piédestal  a 
toujours  poussé  les  hommes  les  plu$  ordinaires  à  chercher  partout 
et  quand  même  une  célébrité  plus  ou  moins  saine,  et  les  a  précipités 
souvent  dans  la  voie  des  excentricités,  à  Amsterdam,  tout  comme  à 
Venise,  la  crainte  du  tas  de  boue  a  de  tout  temps  retenu  dans  une 
ombre  prudente  une  foule  d'excellents  esprits,  capables,  instruits,  et 
qui  ne  demandaient  qu'à  prendre  leur  vol.  Combien  de  belles  et 
bonnes  intelligences  sont  demeurées  inactives,  faute  d'un  peu  d'en- 
couragement ! 

A  Amsterdam,  ce  besoin  d'effacement  prend  même  des  propor- 
tions qu'il  n'a  point  à  Venise.  Il  envahit  jusqu'à  la  jeunesse.  Cette 
perfection  négative  qui  consiste  à  n'avoir  point  de  défauts  et  ne 
comporte  ni  grands  vices  ni  grandes  vertus,  paraîtra,  par  exemple, 
l'objectif  le  plus  enviable  en  un  fiancé.  En  Italie ,  une  jeune  fille 
demandera,  de  l'époux  qu'on  lui  destine,  s'il  est  beau  ;  en  Espagne, 
s'il  est  noble  ;  en  Angleterre,  s'il  est  célèbre  ;  en  France,  s'il  est 
distingué  ;  en  Afrique,  s'il  est  brave;  en  Amérique  (et  un  peu  par- 
tout), ce  qu'il  vaut,  c'est-à-dire  s'il  est  riche.  En  Hollande,  elle 
demandera  s'il  est  sage.  Cerveaux  raisonnables  à  vingt  ans,  que 
serez-vous  donc  à  cinquante?  Heureusement  la  vieille  franchise 
batave  est  là  pour  sauvegarder  ces  jeunes  cœui'S,  et  les  préserver 
de  l'hypocrisie  où  pourraient  les  entraîner  des  exigences  pareilles. 

Chaque  médaille  a  son  revers,  on  le  prétend  du  moins,  et,  dans 
le  cas  qui  nous  occupe,  celui-ci  est  si  noblement  gravé,  si  magni- 
fiquement frappé,  qu'il  nous  fera  presque  oublier  la  face  que  nous 
venons  de  décrire.  Nous  y  voyons,  en  effet,  un  correctif  puissant, 
atténuant  dans  une  large  mesure  les  effets  de  ces  sentiments  d'in- 
dépendance égalitaire;  et  ce  correctif,  c'est  un  admirable  esprit 
de  bienfaisance.  Qu'un  homme  de  coeur  vienne  à  être  frappé  par  la 
destinée,  qu'il  tombe,  et  aussitôt  cent  mains  se  tendront  vers  lui 


AMSTEHDAU 
Le  (ambeau  de  l'amiral  de  Rujiei 


LE   CARACTÈRE.  463 

pour  Taider  à  se  relever,  vingt  bourses  s'ouvriront  pour  lui  venir  en 
aide.  Qu'un  homme  de  talent,  qu'un  artiste  de  valeur,  même 
méconnu  en  son  vivant,  critiqué  avec  une  sorte  de  parti  pris, 
succombe,  vite  ses  amis  se  réunissent,  chacun  s'intéresse  à  la 
bonne  œuvre  qu'ils  méditent,  et  sans  bruit,  sans  fracas,  l'avenir  de 
sa  veuve  et  de  ses  enfants  va  se  trouver  assuré.  Notez  que  cette  cha* 
rite  merveilleuse  ne  se  borne  pas  à  une  généreuse  réciprocité  entre 
amis  ;  on  voit  des  personnes  de  cœur  s'intéresser  à  des  malheurs 
éloignés,  secourir  des  inconnus,  assurer  Tavenir  d'infortunés  qu'elles 
n'ont  jamais  vus  et  qu'elles  ne  doivent  peut-être  jamais  voir.  Bien 
mieux,  ce  sentiment  exquis  s'étend  même  aux  étrangers.  Il  se  tra<* 
duit  pour  eux  en  une  hospitalité  bienveillante  dont  l'accueil  est 
d'autant  plus  cordial  que  la  position  du  réfugié  se  trouve  être  plus 
difficile. 

A  toutes  les  époques  troublées,  dans  tous  les  temps  de  persécution, 
Amsterdam  et  Venise  furent  le  refuge  des  bannis,  et  c*est  aux 
richesses  intellectuelles  qu'apportaient  avec  eux  ces  malheureux 
chassés  de  leur  patrie,  qu'elles  durent,  l'une  et  l'autre,  une  large 
part  de  leur  splendeur.  Tous  les  cultes,  tous  les  partis  trouvèrent 
accès  chez  elles  sans  distinction.  Amsterdam  surtout  se  montra 
hospitalière  et  généreuse,  pourvoyant  aux  premiers  besoins  des 
protestants  victimes  de  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes,  leur  don- 
nant des  secours,  leur  octroyant  des  privilèges,  les  logeant  et  leur 
accordant  gratuitement  leur  part  de  son  sol.  Longtemps  avant  eux, 
les  juifs  chassés  de  Portugal  et  d'Espagne,  les  anabaptistes  expulsés 
d'Allemagne  avaient  rencontré  sur  les  bords  de  l'Amstel  ce  gêné-» 
reux  accueil,  et  de  nos  jours  les  catholiques,  fuyant  l'intolérance 
prussienne,  trouvent  encore  un  refuge  assuré  sur  le  territoire 
hollandais. 

Il  semble  en  effet  que  toutes  les  revendications  possibles  expirent 
à  ses  frontières.  C'est  en  vain  que  le  roi  Jacques  d'Angleterre 
demande  qu'on  lui  livre  l'auteur  des  Ubelles  qui  l'insultent,  que 
Louis  XIV  réclame  les  jansénistes  réfugiés,  et  Louis  XVIII  les 
régicides  proscrits.  Leurs  réclamations,  leurs  menaces  mêmes  de* 
meurent  sans  effet. 


46i  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

Trompé  par  ses  amis,  Merlin  de  Douai,  qui  redoute  la  faiblesse 
de  Guillaume  P%  s'embarque  pour  passer  en  Angleterre.  La  tem- 
pête le  rejette  dans  le  port  d'Ostende.  La  diplomatie  alors  inter- 
vient de  nouveau,  elle  insiste  pour  que  le  régicide  soit  livré  à  la 
magistrature  française  qui  le  revendique  comme  une  proie.  Guil- 
laume V  entouré,  sollicité,  demeure  inébranlable.  «  Le  roi  de 
France  mon  frère ,  répondit-il  à  notre  ambassadeur,  ne  peut  exiger 
que  je  me  montre  plus  cruel  que  la  tempête.  »  Noble  réponse  qui 
semble  servir  de  prélude  à  cette  magnifique  parole  adressée  par  un 
ministre  néerlandais  à  un  agent  diplomatique  de  Napoléon  III  : 
M  Vous  direz  à  TEmpereur  que  les  proscrits  français  sont  sons 
notre  protection  et  non  sous  notre  surveillance.  »» 

Malheureusement  ces  admirables  qualités  de  bienfaisance  et 
d'hospitalité  sans  limites,  qui  impriment  un  si  grand  cachet  au  ca- 
ractère de  nos  deux  peuples,  ne  suffisent  pas  à  créer  des  grands 
hommes;  tandis  que  cette  impatience  de  toute  supériorité,  cette 
haine  de  toute  domination,  même  celle  du  talent  et  du  génie, 
arrêtent  bien  des  nobles  esprits  dans  leur  généreux  essor. 

Il  ne  faudrait  J3as  conclure  toutefois  de  l'analyse  à  laquelle  nous 
venons  de  nous  livrer,  que  ce  besoin  d'indépendance  ait  développé 
outre  mesure  la  fibre  égalitaire  de  nos  deux  nations.  Cette  fibre  n  est 
guère  sensible,  en  effet,  que  dans  un  sens.  On  n'admet  pas  volontiers 
une  supériorité  quelle  qu'elle  soit,  on  ne  veut  courber  le  front 
devant  personne,  mais  on  aime  assez,  comme  partout  ailleurs,  du 
reste,  à  le  faire  courber  aux  autres.  Chacun  a  ses  titres,  et,  quelque 
minces  qu'ils  puissent  être,  il  n'en  veut  abandonner  aucun.  La 
noblesse  vénitienne  est  la  plus  arrogante,  et  même,  disons-le,  la 
seule  qui  soit  arrogante  dans  toute  l'Italie.  A  Naples  un  duc,  à 
Home  un  prince,  à  Milan  un  marquis,  causera  familièrement  avec 
les  ouvriers  qu'il  emploie,  donnera  la  main  à  ses  fermiers,  fera 
sa  société  de  gens  aimables  et  dont  le  caractère  lui  plaira,  sans 
trop  se  soucier  de  leurs  ancêtres.  A  Venise,  rien  de  semblable. 
Tout  l'ancien  patriciat  est  encore  drapé  dans  sa  morgue  aristo- 
cratique ,  et  se  montre  inabordable  aux  «  petites  gens  » ,  c'est-à-dire 
aux  personnes  non  titrées. 


LE   CARACTÈRE.  465 

De  leur  côté,  les  bourgeois  ne  sont  guère  plus  raisonnables  ;  à  dé- 
faut de  titres  nobiliaires ,  ils  s'emparent  de  qualificatifs  professionnels 
et  s'accablent  de  ronflantes  épithètes.  Être  simplement  le  signore 
tel  ou  tel  serait  regardé  comme  un  affreux  accident.  On  préfère  être 
le  signore  médecin,  le  signore  avocat,  le  signore  professeur  un  tel, 
ou  même  le  seigneur  bandagiste  et  le  seigneur  épicier.  Puis ,  grâce 
à  l'emphase  épistolaire ,  on  devient  l'illustrissime ,  le  célébrissime , 
le  savantissime  seigneur  avocat ,  professeur  ou  bandagiste  ;  et  pour 
peu  qu'on  s'éloigne  de  son  lieu  de  résidence ,  on  accepte  volontiers 
le  titre  d'Excellence  et  le  doux  nom  de  seigneur  chevalier. 

Mettre  simplement  en  tête  d'une  lettre  «  A  mon  illustre  ami  », 
c'est  presque  de  la  froideur  ;  écrire  «  A  mon  ami  » ,  c'est  en  quelque 
soii;e  une  injure  ;  oublier  d'appeler  un  professeur  savantissime,  c'est 
quasiment  le  traiter  d'ignorant,  ou  faire  preuve  d'un  manque  absolu 
d'éducation. 

En  Hollande,  on  est  moins  prodigue  de  ces  élogieuses  épithètes 
et  de  ces  superlatifs  outrés  ;  mais  la  suscription  d'une  lettre  n'en 
offre  pas  moins  de  très-sérieuses  difficultés.  Il  y  a  en  effet  toute 
une  hiérarchie  de  titres  et  de  sous-titres  qu'il  faut  bien  se  garder 
d'employer  au  hasard.  Suivant  la  position  qu'occupe  la  personne 
à  laquelle  on  écrit,  la  situation  de  sa  famille,  le  degré  d'amitié  qui 
vous  lie  avec  elle,  on  doit  choisir  tel  qualificatif  ou  tel  autre.  Dans 
la  vie  ordinaire,  on  n'écrit  point  à  un  baron  dans  les  mêmes  termes 
qu'à  un  comte,  à  un  patricien  comme  à  un  simple  bourgeois.  Dans 
la  vie  publique ,  c'est  bien  autre  chose  ;  chaque  grade  et  presque 
chaque  fonction  a  son  signe  distinctif  et  ses  formules  de  politesse 
consacrées  ;  et  l'étiquette  en  est  si  sévèrement  réglée,  qu'on  ne  se 
croirait  jamais  en  un  pays  qui  peut  à  si  bon  droit  vanter  son  répu- 
blicanisme ' . 

Ajoutons  à  cela  que  ces  épithètes  si  nombreuses  et  si  compliquées 

>  Un  comte  a  droit,  avant  son  titre,  à  Tépithète  de  HoogGeborenHeer  (hau- 
tement né  seig^neur),  un  baron  ou  un  chevalier  à  celle  de  HoogWelGeboren 
Heer  (hautement  bien  né  seigneur).  Quand  on  est  simplement  de  bonne  famille 
.  bourgeoise,  on  est  un  WelEdelGeborenHeer  (bien  noblement  né  seigneur); 
un  simple  commerçant  on  employé  est,  pour  ses  fournisseurs,  un  WelEdelc" 
Heer  (bien  noble  seigneur).  Qu'on  ajoute  les  mêmes  attributions  aux  dames  et 

59 


1 

466  AMSTERDAM   ET  VENISE. 


ne  sont  point  exclusives  les  unes  des  autres.  Par  sa  naissance  on  a 
droit  à  certaines,  par  ses  grades  universitaires  et  sa  position  on  en 
peut  revendiquer  d'autres  ^  et  il  faut  bien  se  garder  d'en  omettre 
quelqu'une,  sous  peine  de  blesser  son  correspondant  ou  de  passer 
pour  un  homme  mal  élevé.  En  outre,  on  doit  avoir  soin  de  relier 
ensemble  tous  les  mots  pour  leur  conserver  leur  valeur  polie,  et 
enfin,  dans  l'incertitude,  il  vaut  mieux  forcer  la  dose,  c'est-à-dire 
hausser  le  qualificatif  d'un  ou  de  plusieurs  degrés  que  d'oublier  un 
seul  des  titres  exigibles.  Quant  au  mot  monsieur  (mijnheer),  em- 
ployé uniquement,  je  n'ai  pas  besoin  de  dire  quMl  constitue  un 
manque  de  convenance  très-voisin  de  la  grossièreté. 

Cette  susceptibilité  relativement  aux  égards  qui  sont  dus  à  leur 
personne  n'est  pas  un  fait  isolé  dans  le  caractère  des  habitants 
d'Amsterdam.  Elle  a,  nous  l'avons  vu,  son  corollaire  dans  l'extrême 
sensibilité  de  l'épiderme  national.  Dès  qu'il  suppose  une  attaque 
contre  son  pays,  sa  province  ou  sa  ville ,  le  citoyen  hollandais 
prend  feu.  Un  livre,  une  brochure,  moins  que  cela,  un  article 
de  journal  qui  critique   la  Hollande  ou  s'en  moque,  est  regardé 

à  toutes  les  jeunes  filles  nobles  ou  non  nobles  le  titre  parlé  de  Freule,  et 
celui  écrit  de  Mejonkvrouw  pour  Tune  et  de  Mejufvrotiw  pour  l'autre,  et  l'on 
aura  la  série  des  titres  usités  dans  la  vie  privée. 

Dans  la  vie  publique,  les  choses  sont  sin^fulièrement  plus  coinpliquccs. 
Ministres,  généraux,  conseillers  d'État,  ambassadeurs,  ont  droit  au  titre 
d'Excellence.  Ensuite,  les  membres  des  États  généraux,  de  la  Gour  des 
compter,  et  tout  ce  qui  tient  à  la  haute  administration,  doivent  être  nommés  Hoog 
EdelGestrengeHeer  (haut,  noble ,  sévère)  ;  les  officiers  supérieurs  reçoivent  le 
même  titre.  Les  membres  de  la  haute  cour  de  justice  sont  EdelHoo^Achtbare 
Heer  (noble,  haut,  estimable);  ceux  des  deux  cours  provinciales,  EdelGrooi 
AchibarôHeer  (noble,  grand,  estimable);  les  bourgmestres,  échevins,  juges  de 
paix,  etc.,  EdelAcktbareHeer  (noble,  estimable);  les  avocats,  docteurs  en  droit  et 
officiers,  WeelEdelGestrengeHeer  (bien  noble,  sévère).  Les  profissseurs  de  FUnî- 
versité  portent  le  titre  Ae  HoogGeleerdeHeer  (hautement  savant)  4  mais  s'ils 
professent  la  théologie,  on  doit  ajouter  HoogEerwaarde,  c'est'^à-dire  hautement 
honorable.  Le  docteur  en  théologie,  lui,  est  WelEerwaardeZeerGeieerdeHeer 
(bien  honorable  et  très-savant);  les  pasteurs  ou  curés,  tout  simplement  hono- 
rables (WelEerwaarde).  Ponr  les  docteurs  en  médecine  ou  dans  toules  las 
autres  facultés,  on  les  appelle  WeŒdelZeerGeleerdeHeer  (bien  noble  et  ti*è> 
savant).  Les  archevêques  sont  DoorluchtigsteHoogwardigeHeer  (émînentissiine 
et  hautement  honorable),  et  les  évoques  DoorluchtigeHoogwardigeHeer  (émi- 
nent  et  hautement  honorable)* 


LE   CARACTÈRE.  467 

presque  comme  une  calamité  publique.  Tout  le  monde  en  parle, 
on  s*en  occupe  exclusivement,  on  se  passe  de  main  en  main  la 
pièce  incriminée  ;  l'indignation  fait  comme  la  boule  de  neige ,  elle 
va  grossissant  et  transforme  en  montagne  ce  qui  n'était  qu'une 
modeste  taupinière  destinée  à  demeurer  inaperçue.  L'adieu  aussi 
vif  que  malveillant  de  Voltaire  à  la  Néerlande,  après  un  siècle  et 
demi,  n'est  point  encore  sorti  des  mémoires  ;  et  beaucoup  d'Amster- 
damois  ne  connaissent  de  cet  esprit  immense  que  sa  fâcheuse 
boutade,  ignorant  même  le  manque  de  bonne  foi  qui  Ta  provoquée. 

Cette  excessive  sensibilité  prend  sa  source  non-seulement  dans 
cette  affection  toute  spéciale  dont  nous  avons  parlé  au  commence- 
ment de  ce  chapitre,  mais  encore  dans  cette  rivalité  constante  de  pro- 
vince à  province  et  de  ville  à  ville,  qui  est  un  des  traits  marquants  de 
la  vie  publique  dans  les  Pays-Bas.  Le  résultat  de  ces  rivalités  a  été 
d'incarner  la  cité  tout  entière  dans  chacun  de  ses  habitants.  Qui 
touche  à  l'agglomération  le  frappe,  qui  la  criticpie  le  blesse.  Ce 
sentiment  de  solidarité'  a  un  grand  poids  sur  ses  décisions,  une 
grande  influence  sur  sa  tenue,  sur  ses  paroles.  Cette  persuasion 
qu'il  est  une  fraction  agissante  de  sa  ville,  de  sa  province,  de  son 
pays,  lui  communique  une  dignité  d'allures  dont  on  trouverait 
difficilement  un  autre  exeriiple  dans  nos  pétiples  modqrnes,  et  qui 
n'a  d'équivalent  que  chez  les  anciens,  parmi  les  citoyens  des  libres 
républiques  de  la  Grèce. 

Mais  de  ce  qu'il  est  suséeptible  et  pour  sa  personne  et  pour  sa 
chère  cité,  il  n'en  faudrait  point  conclure  qu'il  déteste  railler  les 
autres,  et  ne  se  moque  jamais  des  pays  étrangers.  <<  J'ay  moi  mesme 
remarqué  à  l'âge  de  douze  ans  le  penchant  de  cette  nation  â  la  moc- 
querie  » ,  écrivait^  il  y  a  deux  siècles,  Aubéry  du  M aurier,  nous  racon- 
tantune  foule  d'anecdotes  à  l'appui  de  son  dire.  Unjour,  c'est  le  prince 
Maurice  disant  en  sa  présence  »  que  les' François  estoient  des  puces 
qui  ne  pouvoient,  non  plus  qu  elles,  demeurer  en  aucune  place^  que 
les  Italiens  estoient  des  punaises  ne  séjournant  en  aucun  lieu  sans  y 
laisser  quelque  mauvaise  odeur,  et  que  les  Allemands  estoient  ;deç 
poux  qui  se  faisoient  crever  sur  la  table  »  •  Une  autre  fois,  c'est 
l'armée  tout  entière  qui  s'en  mêle,  A  la  prise  de  Leeuwarden,  elle 


AMSTERDAM  ET  VENISE. 


fit  sortir  les  prêtres  et  vida  les  couvents.  Tout  ce  tnoDcle  de  reli- 
gieux s'atteudait  à  un  traitement  des  plus  cruels  et  se  préparait 
au  martyre.  «  T^es  troupes  estant  en  bataille,  ou  les  mit  par  rangs 
entre  les  soldats  :  puis  après  la  troupe,  avec  des  mocqueries  in- 


AHSTERDAH 
Portrait  du  pnnce  Maurice. 

croyables,  les  conduisit  en  cet  ordre,  an  son  des  fîffres  et  tambours, 
bien  loin  hors  de  la  ville,  où  ils  les  laissèrent  sans  leur  faire  autre 
mal  que  de  s'estre  longtemps  mocqué  d'eux.  » 

En6n,  parfois  c'est  le  peuple  lui-même  qui  se  charge  d'assai- 
sonner de  son  gros  sel  les  événements  politiques  qnî  le  touchent. 


LE   GARÀGTËRE.  469 

En  1622,  le  prince  Maurice  contraint  Spinola  à  lever  le  siège  de 
Berg-op-Zoom,  et,  pour  célébrer  cet  heureux  événement,  Leyde 
allume  un  feu  de  joie  sur  lequel  elle  place  un  rouet.  Ce  rouet  (spin) 
représentait  Spinola,  sa  corde  personnifiait  Gonzalve  de  Gordoue,  la 
filasse  {vins)  don  Louis  de  Velasco  ;  et  la  foule  de  rire,  de  trépigner 
de  joie  et  d'applaudir  à  Tincendie  de  ce  rébus.  Notez  que  ce  ne 
sont  point  là  de  ces  plaisanteries  vieillies  dont  le  goût  est  passé.  De 
nos  jours  on  ne  les  dédaigne  guère.  Plus  d'un  habitant  d'Utrecht 
se  souvient  d'^ivoir  vu,  il  y  a  quelques  années,  des  logogriphes  tout 
semblables  décorer  les  demeures  de  sa  ville,  et  à  l'heure  qu'il  est 
on  se  moque  encore  du  roi  Louis,  qui  confondait  parfois  le  verbe 
regenen  (pleuvoir)  avec  regeren  (régner)  et  disait  volontiers  ik  ben 
de  konijn  (je  suis  le  lapin),  voulant  dire  sans  doute  ik  ben  de  koning 
(je  suis  le  roi)  *. 

Mais  c'est  surtout  dans  les  pamphlets  que  ce. penchant  à  la 
moquerie  se  manifesta  d'une  façon  extraordinaire.  Pendant  tout  le 
cours  du  dix-septième  et  du  dix-huitième  siècle,  il  n'est  presque  pas 
d'événement  qui  ne  donne  le  jour  à  quelqu'un  de  ces  petits  ouvrages 
saupoudrés  de  gros  sel,  farcis  de  jeux  de  mots  et  bourrés  de  plaisante- 
ries plus  ou  moins  grivoises.  11  faut  avouer  toutefois,  à  la  décharge 
des  auteurs  de  ces  malins  libelles ,  que  les  noms  des  personnages 
alors  en  vedette  prêtaient  beaucoup  à  la  plaisanterie.  Comment,  en 
effet,  renoncer  au  plaisir  des  allusions,  quand  on  se  trouve  en  pré- 
sence d'un  maréchal  de  camp  qui  se  nomme  Worst  (c'est-à-dire 
andouille),  d'un  général  qu'on  appelle  Rabenhaupt  (tète  de  corbeau), 
de  colonels  qui  portent  des  noms  aussi  bizarres  que  Schlang 
(serpent),  Deuffel  (diable),  Wolf  (loup),  et  de  ce  pauvre  major  Pain 
et  vin  qui  finit  sur  l'échafaud  ? 

Si  la  susceptibilité  des  Vénitiens  était,  en  matière  nationale,  tout 
aussi  vive  que  celle  des  Amsterdamois  (nous  l'avons  constaté  quand 
nous  nous  sommes  occupé  de  la  police),  on  peut  dire  que  leur  goût 
pour  la  moquerie  ne  le    cédait  en  rien  à  celui  des  riverains  de 

*  La  différence  de  prononciation  en  hollandais  n'est  pas  très-grande.  Konyn 
se  prononce  «koneinc»,  et  koning  se  dit  «  konig^ne  »;  ce  sont  des  fantcs  qu'un 
étranger  peut  facilement  commettre. 


470  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

l^Amstel.  Nous  avons  là-dessus  l'aveu  de  Golddoi  ;  «  Le  fond  du 
caractère  de  la  nation  est  la  gaieté,  dit^il  dans  ses  Mémoires,  et  le 
fond  du  langage  vénitien  est  la  plaisanterie.  »  Toutefois,  comme  le 
gouvernement  était  singulièrement  moins  tolérant  au  milieu  des  La- 
gunes que  sur  les  rive^  de  TAmstel,  la  bonne  humeur  nationale  dut 
toujours  se  renfermer  dans  les  limites  des  rancunes  privées,  et  ne 
jamais  toucher  aux  questions  publiques.  Dans  toute  l'histoire 
vénitienne,  on  ne  pourrait,  je  crois,  découvrir  qu'une  seule  circon- 
stance dans  laquelle  le  Sénat  permit  à  la  raillerie  d*envahir  le 
terrain  de  la  politique.  C'est  dans  la  lutte  que  la  Sérénissime  Sei- 
gneurie soutint  contre  la  papauté.  Lorsque  Paul  V  eut  lancé  contre 
elle  sa  bulle  d'excommunication,  le  Conseil  des  Dix  n'hésita  pas  à 
armer  la  main  de  Paolo  Sarpi  de  cette  plume  acérée  qui  devait  porter 
à  la  Curie  romaine  des  coups  si  dangereux  et  lui  faire  des  blessnres  si 
cuisantes.  L'arme  était  bonne  et  le  fiel  que  distillait  la  plume  de 
Frà  Paolo  parut  sans  doute  bien  amer  an  Saint-Siège;  car  un  soir 
que  le  pamphlétaire  regagnait  sa  modeste  demeure,  il  fut  frappé 
de  trois  coups  de  couteau  et  jeté  dans  le  canal.  Il  ne  mourut  point 
toutefois  de  ses  blessures  ni  de  son  bain  forcé,  et  le  Sénat,  en  le 
faisant  soigner  à  ses  frais,  revendiqua  sa  bonne  part  des  mordantes 
plaisanteries  dont  le  digne  Paolo  avait  bourré  Y  Histoire  du  Concile 
de  Trente. 

Le  gouvernement  vénitien,  en  effet,  ne  tolérait  dans  le  pouvoir 
d'intrusion  d'aucune  sorte,  tl  prétendait  être  maître  chez  lui,  ne 
faisait  d'exception  pour  personne  et  rangeait  le  Saint-Siège  dans  la 
même  catégorie  que  les  autres  puissances  étrangères.  «  Les  Vénitiens 
n'ont  pas  leur  pape  à  Rome,  dit  un  auteur  du  dix-septième  siècle, 
mais  à  Saint-Marc  il  papa  Marco  » ,  voulant  signifier  par  là  qu'à  Venise 
les  intérêts  spirituels  étaient  subordonnés  aux  intérêts  temporels; 
et  l'observation  était  d  une  parfaite  justesse,  car  jamais  cité  catho- 
lique ne  se  montra  plus  indépendante  et  moins  soucieuse  des  déci- 
sions du  Sacré  Collège. 

Deux  fois  elle  fut  excommuniée,  sans  que  sa  mise  au  ban  du  monde 
chrétien  pût  avoir  raison  de  son  entêtement  ;  et  la  seconde  fois  elle 
s'apprêtait  à  devenir  scbismatique  lorsque  l'iatervention  de  Henri  IV 


LE  CARACTÈRE.  471 

la  raccommoda  avec  le  pape  Pau}  V»  Ce  n'est  pas  toutefois  qu'elle 
ait  nourri  à  cette  époque  une  tendresse  bien  spéciale  pour  la  doc* 
trine  de  Luther  ou  de  Calvin;  l'auteur  du  Discorso  arisiocratico^ 
qui  écrivait  au  temps  de  la  Réforme,  ne  nous  laisse  aucun  doute  là- 
dessus,  u  Je  n'ai  jamais  connu ,  nous  dit*il,  un  seul  Vénitien  qui  fût 
partisan  des  idées  protestantes;  tous  suivent  la  doctrine  d'£picure.  '» 
Mais  celte  tendance  à  Tépicurisme  ne  les  empêche  point  de  résister 
à  Clément  V  et  à  Paul  V,  de  refuser  à  Urbain  VIII  d'obéir  à  la 
Pragmatique  Sanction,  et  de  donner  asile,  malgré  Innocent  XI,  au 
patriarche  des  Grecs  schismatiques ,  en  lui  rendant  les.  mêmes 
honneurs  qu'au  nonce  apostolique  et  à  l'ambassadeur  de  France. 

Dans  l'entre-temps,  Venise  ouvrait  ses  portes  aux  Turcs  et  aux 
huguenots ,  leur  permettait',  dans  leur  foiidaco  respectif,  le  libre 
exercice  de  leur  culte,,  et  les  recevait  pairmi  ,ses  défenseurs'  Au 
grand  scapdale  de  toute  la  catholicité,  on  voit  le  chevalier  de 
Rohan  s'entourer,  au  milieu  des  liagunes,  d'un  «  cercle  »  calvtnist6( 
les  comtes  de  Nassau  et  de  Lievenstein  y  commande!^  huit  mille 
Hollandais  et  Wallons  tous  hérétiques,  que  le  Conseil  des  :  Dix  a 
pris  à  son  service.  I^e  roi  d'Espagne  se  plaint  et  le  Pape  murmure} 
ils  prétendent  que.»  les  Vénitiens*  exposent  l'Italie  à.  l'infection  do 
l'hérésie,  par  le  commerce  de  ces  geins  de  guerre» w, Mais  la  Séré-y 
nissime  République  fait  la  sourde  oreille  ;  et  quand  le  comte  de  I^re^ 
derodc  vient  à>  mourir,  il  est  par  ordre  du  Sénat  enterré ,;  quoique 
protestant,  dans  une  église  catholique.  Pour  rien.au  monde  le  Conseil 
des  Dix  n'eût  souffert  que,  sous  l'apparence  de  religion  ou  de  cultes 
on  empiétât  aur  se^  prérogatives  ;  et  sur  ce  point  il  se  trouvait  abso^ 
lument  d^accprd  avec  le  magistrat  <l'Amsterdam. 

Dans^  Tune  et  l'autre  ville,  en. effet». nous  voyons  Tautoiité;  ecclé^ 
siastique  soumise  au  gouvernement  séculier  «  Leearaotère^aoré.donl 
sont  revêtus  les  ministres  du  culte  frappe  ceux-ei-  d'une  sorte  d'inca- 
pacité politique  ;  iUe^  rend  inaptes  à  exercer  d'autres  fonctions  que 
celles  qui  découlent  de  leur  mandat.  L'un  et  l'autre  gouvernement 
tiennent  en  oatre  le^  çordoQS  xle  la  bourse  et  les  .tiennent  fort  serrés  ; 
on  suryeille  le  clergé,  et  dès  qu'il  s'écarte  de  La  voie  tracée  par  l'auto- 
rité laïqqe,  on  lui  coupe  les  vivrcfs.  Tout  .ce  quitijent  aux  sommités 


472  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

ecclésiastiqaes  par  quelques  liens  de  parenté  devient  suspect. 
Il  suffit  à  Venise  qu'un  sénateur  soit  le  cousin  d'un  cardinal  ponr 
ne  pouvoir  prendre  part  aux  décisions  qui  touchent  à  la  religion,  ou 
aux  relations  de  la  République  avec  la  Curie  romaine.  A  Amsterdam, 
où  il  n'y  a  plus,  depuis  la  Béformation,  de  hiérarchie  cléricale  ni  de 
rapports  avec  le  Saint-Siège,  Grotius  recommande  aux  magistrats 
de  ne  point  se  montrer  trop  dévoués  aux  ministres  du  culte  ;  il  veut 
les  voir  legum  et  patriœ  amantes,  et  ecclesiasticis  non  plus  quam 
necesse  est  obnoxii. 

Ce  n'étaient  point  là  du  reste  des  conseils  déplacés;   Grotius 
devait  lui-même    en  faire   plus  tard  la  dure  expérience   et  dé- 
plorer, dans  la  captivité  de  Louwenstein,  qu'on  n'eût  pas  mieux 
suivi  ses  admonestations.  Cette  nation,^  si  réservée  et  si  froide  en 
apparence,  si  enthousiaste  cependant  et  si  violente  en  réalité,  fut 
prise  en  effet,  en  ce  temps-là,  d'une  sorte  de  vertige  religieux, 
d'un  affolement  semblable  à  celui  qui   régna  jadis  à  Byzance  et 
dont  saint  Grégoire  de  Nazianze  nous  a  laissé  un  si  vivant  tableau  : 
to  Priez  un  homme,  dit-il,  de  vous  changer  une  pièce  d'argent; 
il  vous  apprendra  en   quoi  le  Fils  diffère   du   Père.   Demandez 
à  un  autre  le  prix  du  pain;  il  vous  dira  que  le  Fils  est  inférieur 
au  Père.  Informez-vous  si  le  bain  est  prêt;  on  vous  dira  que  le 
Fils  a  été  créé  de  rien,  n   Tout  aussi  bien   en  Hollande,  dans 
ce  pays  grave  et  sérieux ,  on  se  mit  à  déraisonner  sur  des  questions 
encore  bien  plus  abstraites.  Les  prédicateurs  ne  s'occupèrent  plus 
des  devoirs  moraux;  ils  se  jetèrent  à  corps  perdu  dans  la  contro- 
verse; «  des  torrents  d'encre  et  de  fiel  coulaient  des  plumes  théolo- 
giques. Dans  les  barques,  dans  les  voitures  publiques,  on  n'en- 
tendait plus  parler  que  des  matières  de  la  prédestination  et  de  la 
grâce.  9  Comme  de  juste ,  la  plupart  de  ces  discoureurs  s'embrouil- 
laient dans  ces  questions  compliquées,  et  a  l'on  en  voyait  attribuer 
aux  uns  ce  qui  ne  convenait  qu'aux  autres  » .  Tous  ne  laissaient 
pas  cependant  que  de  prendre  parti,  ceux-ci  pour  les  Gomaristes, 
ceux-là  pour  les  Arminiens;   et  l'ignorance  de  ces   adversaires 
improvisés   amenait  des   confusions    parfois  étranges.    Les   pins 
ardents  à  la  lutte  étaient  aussi  mal  renseignés  que  les  autres ,  et  les 


LE   CARACTÈRE.  47;I 

plus  hauts  personnages,  le  prince  Maurice  lui-même,  qui  devait 
être  la  cheville  ouvrière  de  toute  cette  persécution,  ne  se  trouvèrent 
pas  à  l'abri  des  plus  grossières  erreurs. 

La  victoire,  on  le  sait,  demeura  aux  Gomaristes ,  et  les  Arminiens 
vaincus  durent,  en  prison  ou  sur  l'échafaud,  expier  leur  amour 


AHSTEBDAH 
Porirait   de   Grolîii!!. 


pour  la  tolérance.  Mais  les  vainqueurs,  partout  ailleurs  implacables, 
se  départirent  à  Amsterdam  de  leur  rigueur  excessive.  Les  ma- 
gistrats fermèrent  les  yeux  sur  cette  hérésie  d'un  nouveau  style, 
se  conformant  ainsi  aux  salutaires  habitudes  de  leurs  prédécesseurs. 
C'était,  en  effet,  une  tradition  de  la  municipalité  amsterdamoise  que 
cette  tolérance  parfaite  en  matière  de  religion.  Avant  que  la  ville 
fût  passée  an  pouvoir  des  protestants,  les  bourgmestres  et  écfae- 


474  AMSTERDAM   ET   VENISE. 

vins  catholiques  non-seulement  permettaient  aux  réformés  d*y 
séjourner,  d'y  vaquer  à  leurs  occupations  et  à  leurs  affaires, 
mais  ils  allèrent  même  jusqu'à  leur  concéder  une  chapelle  dans 
ÏOudeherk,  avec  la  permission  de  s'y  faire  enterrer.  Et  cette  cha- 
pelle, qui  portait  encore  au  siècle  dernier  le  nom  de  «  chapelle 
des  bourgeois  de  Hambourg  » ,  n'est  pas  la  seule  preuve  de  cette 
généreuse  tolérance  que  renfermait  cette  même  église.  On  y  voyait 
un  superbe  vitrail  donné  au  chapitre  par  Jan  Klasz  Hopper,  l'un 
des  édiles  d'Amsterdam,  lequel  avait  été  condamné  par  le  Sainl- 
Père  à  faire  cette  dépense,  pour  s'être  montré  «  trop  affectionne 
à  ceux  qui  embrassaient  la  Réformation  ». 

Plus  tard,  les  magistrats  réformés,  dignes  continuateurs  de 
leurs  prédécesseurs  catholiques,  se  tinrent  à  l'écart  des  fanatiques, 
fermèrent  autant  que  possible  la  bouche  à  ces  pasteurs  étrangers 
qui,  selon  le  mot  de  Cerisier,  u  nés  dans  un  pays  où  les  tètes  s'allu- 
ment aisément ,  échauffés  encore  par  la  persécution  espagnole  dont 
ils  étaient  les  victimes ,  et  par  le  désir  de  rentrer  dans  leur  patrie, 
voyaient  l'excès  de  leur  zèle  effacer  leur  jugement  ».  De  la  sorte 
ils  préservèrent  leurs  administrés  de  la  contagion  de  ces  doctrines 
virulentes,  qui  poussaient  à  tous  les  excès. 

Le  bon  peuple  d'Amsterdam,  tout  occupé  de  ses  affaires,  tra- 
vailleur, commerçant,  ambitieux,  ne  trouvait  du  reste  qu'un  charme 
médiocre  à  ces  controverses  acharnées.  Ses  intérêts  l'absorbaient  à 
tel  point  que  ses  préférences  religieuses  et  ses  sentiments  patrio- 
tiques en  parurent  plus  d'une  fois  atrophiés.  On  le  vit  en  effet, 
en  maintes  circonstances  et  sans  souci  des  conséquences  que  sa 
conduite  pouvait  avoir,  se  faire  le  pourvoyeur  des  adversaires  de 
sa  religion  et  des  ennemis  de  son  pays,  et  plus  tard  revendiquer 
hautement  la  responsabilité  de  pareils  actes.  Lisez  les  mémoires  de 
du  Maurier  ou  les  lettres  de  Garleton,  on  y  trouve  sur  ce  sujet  des 
pages  édifiantes. 

Après  la  prise  d'Anvers ,  pour  ne  citer  que  cette  fois,  le  prince 
d'Orange  se  plaint  amèrement  de  ce  que  les  négociants  d'Amster* 
dam  aient  fourni  des  vaisseaux,  des  canons  et  des  armes  aux  Espa* 
gnols.  Il  demande  qu'on  en  punisse  certains  qu'il  désigne.  Ceux-cî 


LE  CARACTÈRE.  415 

fiirent  cités  devant  le  «  magistrat  n;  mais  bien  loin  de  se  niontrer 
émus  ou  déconcertés,  ils  répondirent  que  «  les  bourgeois  d'Amster- 
dam ont  le  droit  de  faire  commerce  partout  ;  qu'ils  s'offrent  d'en 
nommer  cent  qui  sont  les  commissionnaires  dés  Espagnols,  et  que 
s'il  fallait  passer  par  l'enfer  pour  faire  leur  commerce ,  ils  hasarde- 
raient leurs  voiles  m  . 

De  pareifles  réponses  rendues  publiques  et  longuement  commen- 
tées devaient  valoir  aux  Amsterdamois  le  même  reproche  qu'on 
faisait  aux  Vénitiens,  à  cause  de  leur  commerce  avec  les  Turcs  « 
celui  de  manquer  de  religion,  reproche  dont  le  doux  Racine,  histo- 
riographe de  Louis  XIV,  n'hésita  pas  lui-même  à  se  faire  l'écho. 
n  Ils  n'ont  aucune  religion,  dit-il,  ils  ne  connaissent  de  dieu  que 
leur  intérêt.  lueurs  propres  écrivains  confessent  que  dans  le  Japon , 
oà  l'on  punit  des  plus  cruels  supplices  tout  ce  qu'on  y  trouve  de 
chrétiens,  il  suffit  de  se  dire  Hollandais  pour  être  en  sûreté.  »  Disons 
plutôt  que  c'était,  en  quelque  sorte,  une  conséquence  naturelle  de 
cet  esprit  d'indépendance  absolue  qui  forme  la  base  du  caractère 
néerlandais. 

'  Nous  chercherions,  en  effet,  presque  vainement  une  dérogation 
à  ce  besoin  de  liberté  qui  rendait  pour  ces  fiers  républicains  tous 
les  jougs  insupportables.  II  n'est  qu'un  point,  dont  nous  avons  déjà 
longuement  parlé  dans  un  autre  chapitre,  sur  lequel  nous  pourrions 
voir  leur  naturel  indomptable  fléchir  et  accepter  une  tyrannie.  C'est 
dans  le  mariage.  Pendant  qu'à  Venise  les  gentildonne  vivaient 
sans  influence,  reléguées  au  troisième  étage  de  leurs  palais  de 
marbre,  la  patricienne  amsterdamoise  régnait  sans  partage  dans 
sa  maison  et  plaçait  son  autorité  intérieure  au-dessus  de  celle 
de  son  mari.  Tons  ceux  qui  visitèrent  Amsterdam  dans  les  siècles 
passés  ont  été  frappés  de  cette  soumission.  «  Les  maris  payent 
cette  fidélité  de  leurs  femmes  d'un  grave  assujettissement  ;  et 
si  quelqu'un,  contre  la  coutume,  affectait  l'empire  de  la  maison, 
la  femme  serait  plainte  de  tout  le  monde  comme  une  malheu- 
reuse, et  le  mari  décrié  comme  un  homme  de  très-méchant 
naturel.  «  C'est  un  Français,  Saint-Évremond,  qui  nous  parlé 
de  la  sorte.  Écoutons  maintenant  un  Anglais,  le  chevalier  Tempk; 


4T6  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

ranecdote  quMI  rapporté  est  si  curiéase  que' je  ne  puis  résister 
au  désir  de  la  citer  en  entier.  «  M.  Hoef ',  nous  dit-il,  m*in-' 
vita  un  jour  (M.  Hooft  était  en  ce  temps  l'un  dés  bourgmestres 
d'Amsterdam);  j'étais  fort  enrhumé,  et  je  remarquai  que  toutes 
les  fois  que  je  crachais,  il  y  avait  une  grosse  servante  qui  net* 
toyait,  avec  un  linge  bien  blanc,  le  plancher  que  je  gâtais.  On  se 
mil  à  parler  de  mon  rhume  et  de  la  grande  incommodité  que  j'en 
recveais.  Je  répondis  qu'il  m'incommodait  véritablement ,  mais  que 
le  grand  chagrin  qu'il  m'avait  donné  venait  de  la  peine  que  cette 
pauvre  fille  en  souffrait.  M.  Hoef  me  dit  là-dessus  que  je  l'échappais 
belle ,  et  que  si  sa  femme  s'était  rencontrée  au  logis ,  ma  qualité 
d'ambassadeur  ne  m'aurait  pas  sauvé  et  qu'elle  m'aurait  jeté  dehors 
pour  avoir  sali  la  maison.  Il  ajouta  en  riant  qu*il  y  avait  deux 
chambres  dans  la  maison  où  il  n'avait  jamais  osé  mettre  le  pied,  et 
qu'il  croyait  qu'on  ne  les  ouvrait  que  deux  fois  l'année  pour  les 
nettoyages.  Je  lui  répondis  que  je  m'apercevais,  qu'il  aimait 
beaucoup  sa  patrie  ;  qu'il  n'était  pas  seulement  attaché  aux  intérêts 
de  sa  ville,  mais  même  aux  coutumes  qu'on  y  observait,  parmi 
lesquelles  j'avais  appris  qu'il  y  en  avait  une  établissant  l'empire  des 
femmes  sur  leurs  maris.  Il  répliqua  que  cela  était  vrai,  et  que  tout 
ce  qu'un  homme  pouvait  souhaiter  à  Amsterdam,  c'était  d'avoir 
une  douce  patronne,  et  qu'il  était  assez  heureux  pour  avoir  une 
femme  de  cette  humeur.  » 

Rien  de  plus  typique,  n'est-il  pas  vrai?  que  cet  aveu  naïf.  Eh  bien, 
ces  bonnes  et  sages  traditions  se  sont  pieusement  conservées.  Au- 
jourd'hui encore  les  Amsterdamoises  régnent  en  despotes  sur  leurs 
ménages;  mais  ce  despotisme  est  tempéré  par  tant  de  grâce,  il  est  si 
bienveillant,  surtout  si  plein  d'affection  et  de  prévenances,  que  nous 
ne  pourrions  que  plaindre  ceux  qui  seraient  assez  aveugles  pour  vou- 
loir secouer  un  joug  qui  pèse  si  doucement  sur  eux. 

Pour  en  finir  avec  le  caractère  hollandais  et  le  caractère  vénitien^ 
il  nous  reste  à  toucher  à  une  double  accusation  que  nous  ne  ferons 
qu'effleurer,  car  elle  se  réfute  pour  ainsi  dire  d'elle-même.  On  a 

'  Temple  écrit  ici  le  nom  à  la  manière  anglaise. 


LE   CARACTÈRE.  477 

acousé  les  Véoitiens  et  les  Hollandais  d'être  intéressés  et  per- 
sonnels, ou,  pour  appeler  les  choses  par  leur  nom  et  nous 
servir  des  propres  termes  qu'on  rencontre  à  chaque  page  dans 
les  oeuvres  de  leurs  contempteurs,  on  les  a  taxés  d'avarice  et 
d'égoïsme. 

Si  l'on  a  voulu  dire  par  le  premier  de  ces  deux  reproches  qu'ils 
n'étaient  point  des  gaspilleurs,  certes  on  a  eu  raison.  Peuples  de 
commerçants  qui  comptèrent  dans  leurs  rangs  les  premiers  négo- 
ciants du  monde,  les  Vénitiens  et  les  Honandais  ont  toujours  su 
calculer,  et  se  sont  montrés  en  tout  temps  sagement  économes.  Mais 
chaque  fois  que  l'intérêt  général  l'a  exigé,  on  les  a  vus  faire  tous  les 
sacrifices  que  réclamaient  l'influence  de  leur  ville,  la  sûreté  de 
l'État,  la  grandeur  de  la  patrie  ou  les  progrès  de  la  science.  Si  l'on 
a  voulu  dire  autre  chose  et  critiquer  leur  vie  privée,  les  palais 
somptueux  qui  étalent  leurs  façades  de  marbre  le  long  du  Grand 
Canal  et  les  superbes  maisons  qui  bordent  le  Heerengracht  répon- 
dent mieux  à  cette  ridicule  accusation  que  tout  un  volume 
d'arguments.  Quant  à  l'autre  reproche,  celui  d'égoïsme,  c'est  aussi 
dans  les  édifices  de  nos  villes  que  nous  en  trouverons  la  réfutation. 
Tous  ces  établissements  de  bienfaisance,  ces  asiles  hospitaliers  que 
nous  avons  rencontrés  presque  à  chaque  pas,  ne  se  chargent-ils  pas 
de  réduire  à  néant  cette  odieuse  imputation  ?  La  bienfaisance  et 
l'égoïsme  ont-ils  jamais  habité  sous  le  même  toit  et  trouvé  place 
dans  les  mêmes  cœurs?  Ajoutons  qu'il  n'est  point  de  pays  au  monde 
où  une  entreprise  utile,  association  charitable,  société  d'instruction 
ou  même  de  plaisir  puisse  plus  facilement  que  dans  nos  deux  villes 
s'alimenter  de  contributions  volontaires. 

Ce  qui  a  pu  donner  naissance  à  ces  accusations  erronées,  c'est 
peut-être  une  grande  réserve  vis-à-vis  des  étrangers  et  une  certaine 
froideur,  que  ceux-ci  prennent  quelquefois  pour  de  la  défiance.  Mais 
cette  retenue,  sorte  d'héritage  reçu  des  générations  précédentes, 
doit  être  exclusivement  attribuée  à  l'énorme  quantité  d'aventuriers 
de  toutes  sortes  qui  ont,  dans  les  siècles  précédents,  constamment 
élu  domicile  dans  nos  deux  grandes  cités.  Et  dès  lors  Vénitiens 
ou  Amsterdamois  sont-ils  condamnables  de  ne  s'être  point  jetés 


478  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

à  la  tête   du  premier  venu  ou  dans  les  bras  d'uD  ami  de  ren- 
contre ? 

EuiÎD,  pour  termioer,  coustalons  que  deux  défauts  pareils  seraient 
nn  bien  lourd  fordeau  pour  une  généreuse  population,  dont  les 
deux  passions  les  pins  vivaces  opt  toujours  été  un  excessif  amour 
de  leur  patrie  et  un  impérieux  besoin  d'indépendance. 


AMSTERDAM 
Maiion   hollandaiae. 


rx 


L'ARCHITECTURE   VÉNITIENNE 

• 

ImporUnce  de  l'éttidQ  des  arts.  -~  Ils  sont  la  source  des  joies  ineffables.  —  Saint-Jean  de 
Latran  et  la  Piazzetta»  —  Les  arts  et  l'hlâtoire.  —  Origine  de  Tart  ycnitien.  — >  Venise 
a[)pelle  à  son  secours  les  artistes  grecs  et  byzantins.  —  Influence  du  climat  àcâ  Lagunes 
sur  Timagination  des  artistes  étrangers.  —  Saint- Marc.  —  Impressions  premières.  — 
Analyse  des  sensations.  —  La  couleur  et  Kharmonie.  —  L'opinion  des  érudits.  —  Incohé- 
rence générale  et  mépris  des  lois  de  la  statique.  —  Les  conditions  indispensables  pour 
qu'un  édifice  satisfasse  Tesprit.  —  Le  palais  ducal.  —  Lés  étapes  «uecessives  de  l'arcbi- 
tecture  Ténitienne.  —  La  dynastie  des  Lombardi.  —  UÂrchitettura  lomhardesca.  — 
Sansovino^  Scamozzi  et  Palladio.  —  La  Lot^etta,  — •  Les  architectes  de  la  décadence. 


De  toutes  les  manifestations  auxquelles  un  peuple  se  livre,  celles 
qui  ont  rapport  à  Tart  sont  bien  à  la  fois  les  plus  instinictlves  et  les 
plus  attrayantes.  Dès  qu'on  étudie  ces  charmantes  questions ,  on 
revit  avec  ce  peuple  son  existence  disparue.  A  chaque  monument 
qu'on  retrouve,  à  chaque  œuvre  que  l'on  considère,  on  sent  se  lever 

m 

un  coin  du  voile  qui  couvre  son  histoire;  ses  anciennes  coutumes, 
ses  vieilles  traditions,  et  mieux  que  cela,  ses  passions,  ses  entraine* 
ments,  tout  renaît  et  revit.  Les  événements  eux-mêmes  se  reflètent 
dans  les  œuvres  bénies  qui  sont  venues  jusqu'à  nous,  et  nous 
assistons  à  ses  triomphes  et  à  ses  désastres  bien  mieux  qu'en  lisant 
les  longs  récits  qui  ne  sont  que  leur  paraphrase. 

Ne  vous  est-il  point  arrivé  dans  ces  heures  oisives  de  la  nuit, 
quand  tout  sommeille  dans  la  nature,  quand  on  est  seul  en  face  de 
soi-même,  sans  bruit  qui  trouble  les  sens,  sans  lumière  qui  distraie 
l'esprit,  de  vous  recueillir  dans  le  silence  et  dans  l'obscurité  ?  Il 
semble  alors  que  les  sens  prennent  un  redoublement  d'acuité. 
A  travers  le  silence,  on  démêle  mille  bruits  intérieurs  qui  sont  comme 
un  écho  du  passé,  et  dans  le  vide  on  voit  sur{;ir  quelque  figure  aimée 
jadis,  tendre  évocation,  vivante,  agissant  dans  le  néantqui  l'entoure, 


480  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

dans  l'ombre  qui  l'enveloppe.  Bien  que  vous  l'ayez  connue,  cette 
tendre  évocation,  autant  qu'il  est  possible  de  connaître ,  bien  que 
vous  l'ayez  aimée,  chérie  peut-être,  ses  traits  vous  apparaissent 
indécis.  Mais  un  sourire,  un  regard,  un  geste  qui  lui  étaient 
familiers  et  qui  sont  restés  gravés  en  votre  cœur  en  traits  inef- 
façables, la  font  revivre  avec  une  certitude  et  une  vérité  qui  vous 
impressionnent.  Vous  ne  savez  point  très-exactement  la  forme  de 
son  nez  ou  la  largeur  de  son  front;  mais  vous  voyez  son  regard,  et 
par  cette  «  fenêtre  de  l'âme  »  vous  pénétrez  dans  sa  pensée  et  vous 
vivez  en  elle,  comme  elle  revit  en  vous. 

Eh  bien,  ce  sourire,  ce  regard,  ce  geste  des  nations  disparues, 
des  générations  réduites  en  poussière  et  dont  il  ne  nous  reste  plus 
que  le  souvenir,  ne  sont-ce  point  les  œuvres  d'art  qui  nous  les  don- 
nent? Les  historiens  peuvent  nous  raconter  tes  dimensions  des  Ëlats, 
nous  dire  jusqu'où  s'étendaient  leurs  fix)ntières,  nous  décrire  les 
institutions  des  peuples,  leurs  luttes  et  leurs  combats.  Aucun  d'eux 
ne  nous  rarontera  mieux  qu'un  tableau  ou  qu'une  statue  quel 
souffle  animait  cette  multitude  tourbillonnante,  dont  le  néant  s'est 
emparé  et  qui  se  survit  dans  ses  œuvres. 

Tous  les  grands  hommes  ont  admirablement  compris  cette  puis- 
sance posthume  de  l'art;  car  tous,  dans  leurs  œuvres,  se  sont 
préoccupés  de  la  postérité.  Ils  ont  bien  senti  qu'on  chercherait  à 
démêler  dans  leurs  ouvrages  non- seulement  l'histoire  de  leurs 
nobles  élans  et  de  leurs  défaillances,  mais  encore  celle  de  leur 
pays  et  de  leur  temps,  et  tous  ont  cherché  à  se  surpasser  eux- 
mêmes.  Ils  ont  prodigué  leurs  forces  Imaginatives  pour  parer  de 
tous  les  attraits  imaginables  les  productions  qui  devaient  les  faire 
connaître  et  aider  à  juger  leurs  contemporains;  et  leur  but  est 
atteint,  car  leurs  délicieuses  créations,  toujours  jeunes  et  toujours 
fraîches  malgré  les  siècles  qu'elles  ont  traversés,  nous  font  aimer 
non-seulement  ceux  qui  leur  ont  donné  le  jour,  mais  encore  ceux 
qui  les  ont  vues  naître. 

C'est  là  en  effet  le  merveilleux  privilège  de  l'art.  Il  conserve  éter- 
nellement ses  charmes.  Les  générations  se  succèdent,  les  institutions 
changent,  les  peuples  disparaissent;  l'art  reste  immuablement  beau 


L'ARCHITECTURE   VÉNITIENNE.  481 

et  toujours  plein  d'attraits  pour  les  esprits  d'élite  capables  de  le  com- 
prendre. Pendant  des  siècles  un  tableau,  une  statue,  un  monument 
réjouira  la  vue,  élèvera  l'esprit,  développera  les  plus  nobles  senti- 
ments des  générations  successives,  qui  viendront  le  contempler  avec 
une  respectueuse  admiration.  Il  portera  en  lui  une  somme  d'émotions 
délicates^  de  plaisirs  relevés,  dont  pourront  profiter  tous  les  yeux  et 
lous  les  cœurs,  sans  distinction  de  races,  de  castes,  ni  d'époque. 
Que  la  nation  qui  l'a  produit  soit  rayée  de  la  liste  des  peuples,  que 
les  ronces  et  les  broussailles  recouvrent  la  ville  qui  l'a  vu  naître, 
rien  n'est  capable  d'altérer  son  immuable  sérénité.  Emporté  loin 
de  sa  patrie,  il  ira  sur  d'autres  rivages  faire  revivre  les  pensées  qu'il 
était  chargé  d'exprimer.  Exhumé  après  des  siècles,  il  éblouira  ceux 
qui  seront  assez  fortunés  pour  le  rendre  à  la  lumière ,  et  ils  n'au- 
ront point  de  temples  assez  beaux  pour  l'abriter,  ni  de  termes  assez 
pompeux  pour  exprimer  leur  admiration  sans  bornes. 

Cherchez,  parmi  toutes  celles  que  peut  enfanter  l'homme,  une 
autre  manifestation  de  son  esprit  qui  ait  cette  même  durée  et  ce 
même  éclat!  Les  grandes  conquêtes  de  la  science  ne  produisent 
point  elles-mêmes  de  pareils  enthousiasmes.  Sous  ce  rapport,  le 
Bon  n'est  pas  encore  l'égal  du  Beau.  Les  besoins  en  effet  se  modi- 
fient. Les  exigences  de  la  vie  changent  avec  les  temps  et  les  climats. 
Seules,  sous  tous  les  cieux  et  pour  tous  les  yeux,  les  ineffables 
beautés  de  l'Art  conservent  tous  leurs  prestiges.  Voilà  pourquoi  les 
grands  peuples  l'ont  toujours  associé  à  leurs  grandes  œuvres.  Allez 
aujourd'hui  encore,  à  Rome,  vous  asseoir  au  pied  de  la  Scala  santa, 
devant  Saint-Jean  de  Latran.  Vos  regards,  embrassant  la  campagne 
romaine ,  la  verront  sillonnée  en  tous  sens  d'aqueducs  interminables  ; 
et  votre  esprit,  s'égarant  à  travers  les  méandres  de  ces  lignes  har- 
monieuses, oubliera  la  merveilleuse  prévoyance  de  ce  peuple  de 
géants,  pour  remercier  les  Romains  d'avoir  peuplé  d'architectures 
grandioses  cet  immense  désert  qui  s'étend  jusqu'aux  Apennins. 

Dans  la  longue  promenade  que  nous  venons  d'accomplir,  n'en  a-t-il 

pas,  du  reste,  été  de  même?  Sur  la  Piazzetta  et  sur  le  Grand  Canal,  tout 

aussi  bien  que  sur  le  Heerengracht  et  dans  les  rues  d'Amsterdam, 

ne  nous  est-il  pas  arrivé  en  cent  occasions  de  nous  arrêter,  charmés 

61 


482  AMSTERDAM    ET    VENISE. 

et  surpris?  Au  milieu  de  notre  course,  un  paiais,  une  maison,  une 
façade,  quelquefois  moins  encore,  un  détail  d'architecture  suffisait 
pour  nou^  clouer  en  place.  C'était  comme  une  oasis  bienfaisante  qui 
reposait  notre  esprit  et  nos  yeux. 

Si  nous  passons,  maintenant,  de  ces  contemplations  accidentelles  à 
une  étude  raisonnée  des  chefs-d'œuvre  qu'ont  produits  nos  deux 
peuples,  bien  d'autres  émotions  nous  attendent,  et  bien  d'autres 
sources  d'enseignement  aussi.  La  production  artistique  d'une 
grande  nation  n'est  pas  en  effet  un  accident  fortuit.  Elle  est  la 
résultante  de  ses  aptitudes,  de  son  énergie  et  de  son  degré  de 
civilisation.  Toutes  les  forces  vives  de  la  race  semblent  se  condenser 
sur  ce  magnifique  terrain  pour  arriver  à  une  éclosion  magique  de 
ses  plus  brillantes  facultés.  C'est  là  surtout  qu'on  peut  voir  qe  dont 
un  peuple  est  capable  ;  car  les  grandes  époques  de  l'Art  coïncident 
toujours  avec  celles  où  la  prospérité  publique  atteint  son  plus  haut 
sommet. 

Il  semble  en  effet  qu'il  y  ait  dans  la  vie  de  chaque  peuple  une 
époque  bénie,  où  tout  s'épanouit  à  la  fois.  La  puissance,  la  har- 
diesse, l'énergie,  se  manifestent  dans  la  vie  politique,  et  la  fortune 
pubUque  atteint  son  apogée,  en  même  temps  que  la  grâce,  l'élégance 
et  la  force  brillent  dans  les  arts.  Avant  ce  temps  on  cherchait  une 
voie.  Tout  était  indécis.  Le  caractère  ne  s'était  point  encore  montré 
dans  toute  sa  vigueur;  les  productions  ne  portaient  pas  encore  le  ca- 
chet personnel,  et  n'avaient  pas  revêtu  la  forme  particulière,  propre 
au  génie  national.  A  ce  moment,  tout  se  transforme.  La  nation  tout 
entière  entre  en  possession  d'elle-même.  Il  semble  qu'elle  ait  terminé 
son  apprentissage  de  la  vie,  et  qu'il  lui  soit  permis  «  d'être  soi  »  pen- 
dant quelque  temps.  Architecture,  peinture,  littérature,  tout  brille, 
étincelle,  flamboie.  C'est  comme  un  superbe  feu  d'artifice  fait  de  ce 
que  l'homme  a  de  plus  noble  dans  son  esprit  et  de  plus  généreux. 
Mais,  hélas!  cette  floraison  magique  n'a  qu'un  temps.  On  ne  fait 
que  passer  sur  ces  prestigieux  sommets;  jamais  on  n'y  demeure.  La 
première  pente  gravie,  il  reste  à  franchir  la  seconde.  Après  avoir 
monté,  il  faut  descendre  à  son  tour.  Tout  décroit  alors,  tout  s'étiole 
et  s'amoindrit.  En  même  temps  que  les  caractères^  les  arts  se  ra' 


L'ARCHITECTURE   VÉINITIENNE.  483 

petissent,  la  production  dégénère,  Tenthoasiasme  se  tempère; 
l'imagination  devient  sage,  Taudace  fait  place  à  la  prudence  et  la 
hardiesse  s'efiFace  devant  la  raison. 

Telle  est  la  commune  histoire.  Il  semble  qu'une  destinée  inéluc- 
table pèse  sur  tous  les  peuples ,  leur  fasse  parcourir  à  tous  le  même 
chemin  ;  et  leur  existence  parait,  comme  la  vie  des  hommes,  sujette 
à  ces  trois  périodes  de  jeunesse,  de  force  et  de  sénilité  auxquelles 
nous  obéissons  malgré  nous. 

Mais  si  la  marche  est  toujours  la  même,  il  s'en  faut  que  les 
productions  se  ressemblent  toujours.  Suivant  le  caractère  d'un 
peuple,  ses  aptitudes,  son  énergie  et  ses  tendances,  suivant  son 
génie  en  un  mot,  celles-ci  revêtent  ime  forme  spéciale,  un  aspect 
particulier.  Expression  de  ses  sentiments,  elles  en  conservent  le 
reflet,  et,  à  travers  leurs  lignes  harmonieuses,  on  peut  lire  les 
vertus  qui  ont  présidé  à  leur  naissance,  aussi  bien  que  les  défauts 
qui  ont  modifié  leur  essor.  «  Le  style,  c'est  l'homme  »,  a  dit  Buffon. 
Avec  combien  plus  de  raison  encore  pourrait-on  dire  :  «  L'Art, 
c'est  le  peuple!  »  Chacune  de  ses  manifestations  artistiques  est 
en  effet,  pour  la  nation  entière,  comme  la  synthèse  de  ses  pensées 
dominantes.  C'est  par  là  qu'elle  peut  parler  à  la  postérité  et  qu'elle 
lui  dit  :  Jugez-moi  preuves  en  main,  c'est-à-dire  sur  mes  œuvres. 

Nous  allons  donc  étudier  ces  nobles  manifestations  avec  tout  le 
soin  qu'elles  comportent.  Nous  bornerons  toutefois  notre  tâche  aux 
arts  plastiques  ;  non  pas  que  la  musique  et  la  poésie  soient  moins 
dignes  de  notre  respectueuse  attention  ;  mais  ces  deux  belles 
branches  de  l'imagination  humaine  échappent  plus  facilement  à  nos 
sens,  elles  ne  s'adressent  point  à  tous  les  yeux,  ne  s'imposent  pas  à 
tous  les  regards,  et  leurs  caractères  plus  intimes,  si  j'ose  dire  ainsi, 
sont,  par  cela  même,  plus  difficiles  à  saisir. 

Nous  commencerons  nos  études  par  l'architecture.  C'est,  en  effet, 
par  ordre  de  date,  le  premier  des  arts  plastiques.  Il  a  précédé  les 
autres,  non  pas,  comme  on  l'a  dit  et  répété,  parce  que  l'homme  a 
éprouvé  d'abord  le  besoin  de  se  construire  une  demeure,  mais  parce 
que  son  premier  soin  a  été  de  créer  un  ornement.  L'art  de  l'archi- 
tecte n'est  pas,  en  effet,  un  dérivé  de  la  science  du  castor,  il 


48i  AMSTERDAM   KT   VENISE. 

consiste  non  pas  à  édifier  un  abri,  mais  à  construire  une  omemen« 
tation,  ce  qui  est  une  chose  tout  à  fait  difTérente. 

C'est  là,  du  reste,  un  besoin  si  général  et  si  universellement  ré- 
pandu, qu'il  s'est  manifesté  sur  tous  les  points  du  globe.  L'arcbi* 
tecture  en  effet  fut  inventée  et  réinventée  par  des  races  qui,  n'ayant 
jamais  eu  aucun  rapport  entre  elles,  ne  peuvent  avoir  profité  des 

• 

découvertes  successives  de  l'humanité.  Mais  si,  chez  les  plus  for- 
tunés, la  floraison  de  ce  bel  art  jaillit  pour  ainsi  dire  de  terre,  el 
revêt  daos  tous  ses  développements  un  caractère  absolument  au- 
tochthone ,  pour  d'autres  il  est  le  résultat  d'emprunts  faits  chez  des 
peuples  plus  anciens ,  plus  avancés ,  mieux  instruits ,  et  au  lieu 
d'être  une  création  complète,  il  semble  plutôt  n'être  qu'une  ingé- 
nieuse adaptation.  Tel  est,  nous  devons  le  reconnaître,  le  cas  des 
deux  nations  dont  nous  nous  occupons  en  ce  moment. 

Dès  ses  premiers  jours,  à  peine  sortie  des  flots  bleus  desT^agunes, 
Venise,  pareille  à  un  vaisseau  échoué  sur  les  rivages  de  l'Adria- 
tique, sembla  prédestinée  à  devenir  le  comptoir  occidental  de 
l'Asie.  Gomme  les  Athéniens  du  temps  de  Thémistocle,  ses  habitants 
n'hésitèrent  point  à  abriter  leur  fortune  et  leur  vie  «  entre  des 
murailles  de  bois»,  c'est-à-dire  dans  les  flancs  de  leurs  navires  ;  et 
longtemps  avant  que  de  songer  à  conquérir  les  rivages  qu'on  aper- 
cevait du  haut  de  leurs  campaniles,  ils  avaient  fait  connaître  à  tous 
les  riverains  de  la  Méditerranée  la  hardiesse  de  leurs  matelots  et 
l'habileté  de  leurs  négociateurs .  C'est  ainsi  que  le  peuple  de  Saint-Marc 
devint  le  premier  peuple  marchand  qui  fut  au  monde,  le  trait 
d'union  indispensable  entre  l'Orient  et  l'Occident. 

Une  fois  riche,  Venise  voulut  être  belle.  Dans  leurs  courses 
lointaines,  ses  marins  avaient  non-seulement  recueilli  de  For 
en  abondance,  des  tissus  de  prix  et  des  denrées  précieuses,  ils 
avaient  aussi  conquis  de  glorieux  trophées  et  dérobé  à  la  civilisation 
antique  quelques-uns  de  ses  trésors  d'art.  Chapiteaux  de  bronze 
fouillés  avec  un  soin  méticuleux,  marbres  rares,  colonnes  de  ser- 
pentine et  de  porphyre,  bas-reliefs  curieux,  toutes  ces  richesses 
enlevées  en  tous  lieux  ne  tardèrent  pas  à  abonder  sur  les  quais  de 
Venise.  On  voulut  les  utiliser,  en  faire  un  tout  à  la  fois  somptueux 


L'ARCHITECTURE   VÉNITIENNE.  487 

et  noble,  capable  de  parer  la  cité,  de  réjouir  les  yeux  de  ces  enfants 
des  Lagunes,  si  amoureux  des  spectacles  pompeux,  et  de  donner  en 
même  temps  aux  visiteurs  étrangers  une  haute  idée  de  leur  puis- 
sance et  de  leur  richesse. 

Mais  le  temps  manquait  pour  former  des  artistes.  Pour  que  le 
goût  s'épurât,  pour  que  des  talents  pussent  naître  et  se  développer, 
dans  Venise  même,  on  eût  été  forcé  d'attendre  de  longues  années,  un 
siècle  peut-être,  et  Ton  était  pressé  de  jouir.  Il  fallut  donc  avoir 
recours  à  des  artistes  étrangers.  Au  dixième  siècle,  Constantinople 
était  encore  le  foyer  de  l'art  et  de  la  science.  La  civilisation  antique, 
ébranlée  parles  idées  nouvelles,  tourmentée  par  des  préoccupations 
inconnues  du  monde  ancien,  semblait  avoir  cherché  là  son  dernier 
refuge.  Après  avoir  été  le  berceau  des  arts  du  paganisme,  la  Grèce 
était  devenue,  en  quelque  sorte,  une  pépinière  d'artistes  chrétiens. 
Les  peintres,  les  mosaïstes  et  les  sculpteurs  se  rencontraient  chez 
elle  en  abondance.  Venise,  voulant  employer  ses  richesses  acquises 
et  conquises,  s'adressa  donc  à  l'Orient.  Au  Péloponèse,  elle  demanda 
des  mosaïstes,  des  architectes  et  des  peintres,  et  elle  emprunta  à 
Constantinople  le  modèle  de  Saint-Marc. 

C'est  ainsi  que  les  conditions  spéciales  dans  lesquelles  Venise 
se  trouva  au  lendemain  de  sa  naissance,  jointes  à  la  fortune  brillante  à 
laquelle  elle  s'éleva  si  rapidement,  empêchèrent  l'originalité  de  son 
tempérament  de  se  faire  jour  dans  ses  œuvres  premières.  Mais  si 
elle  eut  recours  à  une  inspiration  lointaine  et  à  des  talents  étran- 
gers, en  mettant  le  pied  sur  son  sol,  artistes  et  inspiration  se 
modifièrent  et  revêtirent  le  cachet  propre  au  pays  où  ils  entraient. 
Un  sou£Qe  étrange,  particulier,  absolument  personnel,  semble,  en 
effet,  avoir  passé  sur  tous  ceux  qui  sont  venus  se  fixer  au  milieu  des 
Lagunes.  On  dirait  qu'en  pénétrant  dans  cette  ville  magique,  ils 
dépouillent  le  vieil  homme  pour  se  faire  une  imagination  neuve  et 
des  sensations  en  harmonie  avec  le  milieu  dans  lequel  ils  vont  vivre. 
Ils  modifient  leur  originalité  personnelle  pour  s'identifier  avec  celle 
du  pays,  pour  se  plier  à  ses  exigences,  et  c'est  ce  qui  explique  com- 
ment, appartenant  à  tous  les  temps  et  originaires  de  tous  les  climats, 
les  chefs-d'œuvre  qui  peuplent  Venise  ont  tous  un  air  de  parenté  et 


488  AMSTERDAM    ET   VENISE. 

forment  un  ensemble  complet,  harmonieux,  qu'aucune  dissonance 
ne  vient  troubler  et  qu'aucune  tache  ne  dépare. 

Cette  unité  de  conception  et  de  production  est  si  complète  qu'il 
nous  suffit  de  prendre  au  hasard  un  de  ces  beaux  monuments  de 
marbre  qui  parent  la  reine  de  l'Adriatique,  pour  démêler  tout  de  suite 
tous  les  caractères  importants  de  l'architecture  vénitienne.  Du  plus 
ancien  au  plus  jeune ,  tous  ontun  air  de  famille.  Le  style  a  beau  se 
modifier, l'inspiration  venir  de  l'Orient,  delà  Sicile,  de  laLombardie 
ou  de  la  Toscane,  les  grands  traits  demeurent  lesmêmes^  et  nous 
retrouverons  dans  le  dernier  palazzino  du  Grand  Canal  les  signes 
particuliers  que  nous  pouvons  noter  dans  la  basilique  de  Saint- 
Marc. 

Prenons  donc  pour  base  de  nos  observations  ce  merveilleux 
sanctuaire  unique  en  Occident.  Cherchons  à  détnéler  de  l'imilation 
ou  plutôt  de  l'inspiration  flagrante  de  Sainte-Sophie  les  particularités 
qui  sont  le  propre  du  génie  vénitien  ;  elles  nous  serviront  de  guide 
pour  nos  autres  observations. 

Le  premier  sentiment  qu'on  éprouve  en  contemplant  le  portique 
extérieur  de  Saint-Marc  est  une  sorte  d'éblouissement.  Toutes  les 
époques,  tous  les  mondes  se  confondent  dans  ce  monument  excep- 
tionnel. Sur  deux  cents  colonnes  de  porphyre  de  vert  antique  et  de 
serpentine,  couronnées  de  chapiteaux  de  bronze  et  semées  partout 
au  milieu  de  la  façade,  des  étages  incohérents  entassent  leurs  cintres 
cvidés,  dans  un  pêle-mêle  magnifique  de  mosaïque  à  fond  doré  et 
de  marbres  multicolores.  Puis,  sur  ces  cintres  antiques,  des  revête- 
ments évasés  se  relèvent  en  pointes  gothiques  accompagnés  d'une 
guirlande  de  statues  ;  tandis  que  sur  les  contre-forts,  de  joyeux 
clochetons  abritent  une  foule  de  saints  personnages  et  qu'une  végé- 
tation marmoréenne,  empruntée  à  tous  les  règnes  de  la  nature, 
brode  sur  les  lignes  supérieures,  ainsi  que  sur  les  chapiteaux,  un 
monde  bizarre  d'oiseaux,  de  feuillages,  de  raisins,  de  lions  et  de 
croix  qui  s'enchevêtrent  et  forment  un  dessin  fantastique. 

Au-dessus  de  cette  profusion  de  marbres  et  de  dorures,  cinq 
énormes  coupoles  aux  formes  bulbeuses,  surmontées  de  lanternes 
orientales,  lancent  dans  les  airs  leurs  croix  dorées,  dont  les  angles, 


L'ARCHITECTURE   VÉNITIENISE,  480 

accrocbant  les  rayons  du  soleil,  tranchent  par  leur  éclat  sur  l'azur 
foncé  du  ciel. 

Un  tel  entre-choquement  de  lignes  et  de  couleurs,  une  telle 
diversité  de  nuances  vives  et  de  contours  heurtés  devraient  pro- 
duire, à  ce  qu'il  semble,  une  sensation  déplaisante.  Il  n'en  est  rien 
cependant.  Tous  ces  ors,  tous  ces  marbres  de  tons  différents,  toutes 
ces  mosaïques,  ces  statues  et  ces  bronzes  se  confondent  dans  une 
harmonie  générale  qui  charme  et  étonne  à  la  fois.  Dans  cette 
fête  des  yeux  qui  ressemble  plus  à  une  vision  qu*à  la  réalisation 
d'une  conception  humaine,  les  disparates  s'accordent  et  les  incor- 
rections cessent  d'être  sensibles.  Les  lignes  s'unissent,  les  couleurs 
se  fondent  et  les  mosaïques  luisantes  semblent  elles-mêmes  adoucir 
leurs  reflets,  pour  ne  laisser  devant  nos  yeux  qu'une  façade  merveil- 
leuse, toute  faite  de  pourpre,  de  vert  et  d'or. 

A  l'intérieur,  le  spectacle  n'est  guère  moins  magnifique.  Là  aussi, 
c'est  une  magie  de  couleurs  vives,  une  vision  de  lignes  qui  s'entre- 
lacent, et  d'ornements  qui  s'enchevêtrent  sur  une  marqueterie  de 
marbres  polychromes.  En  entrant  dans  ce  merveilleux  sanctuaire , 
il  semble  qu'on  pénètre  dans  un  immense  écrin  entièrement  doublé 
d'émaux  cloisonnés.  Partout  apparaissent  des  personnages  se  déta- 
chant sur  un  fond  d'or,  ou  des  marbres  de  toutes  couleurs  mariant, 
dans  des  dessins  géométriques,  leurs  teintes  chaudes  et  colorées. 
liCS  mosaïques  recouvrent  les  murailles  depuis  la  base  des  pilastres 
jusqu'au  sommet  des  coupoles,  et  le  sol  qui  ondule  sous  le  poids 
des  années  est,  lui  aussi,  recouvert  d'une  immense  mosaïque.  Partout 
les  sculptures  et  les  bas-reliefs;  partout  l'or,  l'argent  et  le  bronze 
sont  prodigués,  et  le  travail,  comme  prix,  le  dispute  à  la  matière. 
Toute  cette  richesse  cependant,  tout  ce  luxe  n'ont  rien  d'incohérent 
ni  de  criard.  Là  encore,  tout  cela  se  fond  et  se  confond  dans  une 
suave  harmonie,  dans  un  merveilleux  ensemble. 

Ce  n'est  point  à  dire  cependant  que  cette  basilique  soit  parfaite. 
Indépendamment  de  la  forme  générale  sur  laquelle  nous  aurons  à  re- 
venir tout  à  l'heure,  il  y  a,  quand  on  examine  avec  attention  l'inté- 
rieur de  Saint-Marc,  mille  particularités  qui  jurent  trop  avec  les  exi- 
gences artistiques  de  nos  goûts  actuels,  pour  ne  pas  soulever  des 

G2 


490  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

critiques.  La  plupart  de  ces  grandes  mosaïques,  qui  peuplent  le  pla- 
fond  des  coupoles,  les  tympans  et  les  sommets  des  murs,  sont  bar- 
bares de  dessin.  L'impuissance  de  Tartiste,  ses  tâtonnements,  les  exi- 
gences hiératiques  qui  guidaient  sa  main,  ne  sauraient  contenter  notre 
esprit,  ni  satisfaire  nos  regards.  Les  saints  personnages  aux  pro- 
portions colossales,  qui  nous  fixent  du  haut  des  voûtes  avec  leurs 
yeux  démesurés,  sont  le  produit  d'une  imagination  naïve  et  d'une 
maladresse  enfantine.  Ces  corps  grêles  et  roides,  ces  Êves  à  la  poi- 
trine tombante  et  ces  Adams  sans  muscles  sont  aussi  maladroite- 
ment tracés  que  les  enluminures  des  vieux  manuscrits. 

Ces  mêmes  reproches,  nous  pourrions  les  appliquer  à  la  plupart  des 
sculptures  qui  décorent  Saint-Marc.  Telle  sainte  est  une  hydrocé- 
phale; tel  autre  personnage  est  monstrueux,  difforme; la  plupart  ne 
sont  point  nés  viables.  On  est  pour  ainsi  dire  placé  entre  les  deux 
extrêmes  de  la  civilisation  :  l'œuvre  hiératique,  plate,  étirée,  étio- 
lée, aux  formes  amaigries,  aux  attitudes  mécaniques,  qui  marque  la 
fin  d'un  monde  condamné  à  périr,  et  l'œuvre  exubérante,  bour- 
souflée, ramassée  sur  elle-même,  qui  est  comme  le  bégayement 
de  toutes  les  civilisations  à  leur  aurore.  Mais  ne  nous  arrêtons  pas  à 
ces  détails  qui  sont  le  propre  d'une  époque  spéciale  ;  ne  considérons 
que  l'ensemble,  et  nous  serons  dominés  par  une  indéfinissable 
harmonie  de  chaudes  et  généreuses  colorations.  Toutes  ces  imper- 
fections qui  nous  contrariaient  tout  à  l'heure  vont  se  perdre  dans 
un  délicieux  ensemble.  Le  chatoiement  des  couleurs,  le  papil- 
lotage  des  mosaïques,  des  marbres  et  des  dorures  se  confondent  dans 
deux  grandes  et  belles  notes  qui  deviennent  les  dominantes  de  ce 
concert,  et  qui  semblent  résumer  toutes  les  autres,  le  rouge  sombre, 
qui  lambrisse  les  murailles,  s'arrondit  au  fût  des  colonnes  et  se 
répand  sur  les  dalles,  et  l'or,  qui  tapisse  les  voûtes  et  éclaire 
l'obscure  profondeur  des  coupoles  en  accrochant  au  passage  les 
rayons  du  soleil.  Le  rouge  et  l'or  vibrant  ensemble  sous  un  rayon 
de  douce  et  chaude  lumière!  Peut-on  concevoir  rien  de  plus  beau? 

Nous  avons  essayé  de  résumer  en  quelques  phrases  la  profusion 
de  sensations  délicieuses  que  produit,  sur  tous  les  cerveaux  artis- 
tiquement organisés,  la  vue   de  cette   merveilleuse   basilique  de 


L*ARGHITECTURE   VÉNITIENNE.  491 

Saint-Marc  ;  cherchons  maintenant  l'impression  qu'elle  fait  naître 
chez  les  esprits  exacts,  chez  les  gens  du  métier. 

Et  d'abord  de  ce  que  l'ordonnance  générale  de  Saint*Marc  a  été 
inspirée  par  Sainte-Sophie  de  Constantinople,  il  en  est  résulté,  en 
quelque  sorte ,  la  nécessité  pour  les  architectes  d'établir  un  paral- 
lèle entre  les  deux  églises,  et,  comme  on  pouvait  s'y  attendre,  ce 
parallèle  n'a  point  été  à  l'avantage  de  la  copie.  «  Ne  pouvant 
reproduire  la  coupole  immense  de  Sainte-Sophie,  dit  M.  de  Ver- 
neilh  en  parlant  des  architectes  de  Saint-Marc,  ils  nous  en  donnèrent 
la  monnaie.  Saint-Marc  eut  cinq  coupoles,  la  plus  grande  au  centre, 
quatre  autres  plus  petites  sur  les  quatre  branches  de  la  croix,  copies 
réduites  de  celle  de  Constantinople .  » 

Une  seconde  observation  porte  sur  les  modifications  successives 
subies  par  l'édifice  primitif.  Élevée  au  dixième  siècle,  l'église  fut, 
en  effet,  augmentée,  dès  la  fin  du  onzième  siècle,  d'un  péristyle  (le 
narthex).  Du  douzième  siècle  datent  les  revêtements  en  marbre  et  les 
premières  mosaïques.  Au  quatorzième  siècle,  les  pignons  des  nefs, 
qui  à  l'extérieur  s'arrondissaient  en  plein  cintre,  furent  surmontés 
d'un  étroit  tympan  se  terminant  en  forme  ogivale ,  tout  hérissé  de 
feuillages  et  couronné  par  des  statues.  Puis  vinrent  au  quinzième 
siècle  les  dômes  surhaussés,  qui  couvrirent  les  cinq  petites  coupoles 
et  dont  le  galbe  est  plus  moscovite  que  byzantin.  «  En  un  mot,  les 
Vénitiens  ont  si  bien  travesti  l'édifice  néo-grec,  qu'à  l'extérieur  il 
est  devenu  absolument  méconnaissable.  » 

A  ces  deux  premières  observations,  qui  s'attaquent  plutôt  au 
monument  lui-même  qu'à  ses  architectes,  il  nous  est  fort  aisé 
de  répondre.  Saint-Marc  n'a  ni  la  hardiesse,  ni  les  dimensions 
de  Sainte-Sophie;  rien  n'est  plus  vrai.  Mais  Anthémius  de  Tralles 
et  Isidore  de  Milet,  auxquels  Justinien  confia  la  construction  de  son 
église  modèle,  sont  peut-être  les  deux  architectes  les  plus  hardis^ 
nous  pourrions  presque  dire  les  plus  audacieux  qu'on  ait  jamais 
connus.  Faut-il  faire  un  crime  à  leurs  imitateurs  de  n'avoir  point 
osé  marcher  sur  leurs  traces ,  alors  que  ni  Brunelleschi  ni  Michel- 
Ange  n'ont  osé  imiter  leur  prodigieuse  hardiesse? 

Pour  le  second  point,  il  est  également  incontestable  que  les 


492  AMSTERDAM   ET   VENISE. 

transformations  qu'elle  a  subies  ont  sing^ulièrement  modifié  le 
caractère  primitif  de  la  vieille  basilique;  mais  combien  d'autres 
édifices  se  trouvent  absolument  dans  le  même  cas,  depuis  les  mo- 
numents antiques,  le  Panthéon  d'Agrippa  et  le  temple  de  Syra- 
cuse, qui  sont  devenus  des  sanctuaires  catholiques,  jusqu'à  ces 
monuments  gothiques  qu'on  a  gratifiés,  dans  les  siècles  derniers, 
de  façades  Louis  XIV  I  Qui  donc  retrouverait  aujourd'hui  dans 
Saint-Pierre  de  Rome  le  plan  primitif  conçu  par  Michel- Ange? 
Et  de  tous  les  plans  proposés  pour  l'achèvement  du  Dôme  de 
Florence,  quel  est  celui  que  consentirait  à  signer  Amolfo  di  Lapo 
ou  son  collègue  Giotto?  Ce  qu'il  faut  constater,  au  contraire,  c'est 
que  tous  ces  arrangements  successifs,  toutes  ces  modifications  au 
plan  primitif  ont  été  faits  avec  un  tel  goût,  une  telle  suite  d'idées 
qu'aujourd'hui  Saint-Marc  n'est  point  une  agglomération  de  frag- 
ments disparates,  mais  un  tout  complet,  plein  d'harmonie  et  même 
d'unité.  Aucune  de  ses  parties,  en  effet,  ne  jure  avec  les  autres; 
toutes  se  tiennent,  se  complètent,  se  confondent,  au  point  que  si  les 
esprits  exigeants  peuvent,  par  un  effort  de  la  pensée,  rectifier 
quelques  défauts  partiels  dont  ils  sont  choqués,  aucun  d'eux  ne 
peut  toucher  aux  parties  essentielles  de  Tœuvre,  les  transformer 
ou  les  modifier  sans  gâter  l'ensemble,  et  en  réduire  la  valeur.  Or, 
quand  on  voit  des  générations,  qui  se  succèdent  avec  des  besoins 
différents,  avec  des  foyers  d'admiration  sans  cesse  renouvelés, 
])rendre  et  reprendre  une  oeuvre,  la  retoucher,  Taugmenter,  la 
transformer  toujours  dans  le  même  sens  et  dans  le  même  esprit, 
sans  disparate  trop  choquant  et  sans  en  rompre  l'harmonie,  n'en 
faut-il  pas  conclure  que  les  notes  dominantes,  qu'on  retrouve  dans 
cette  succession  d'œuvres  rajoutées,  ont,  pour  ainsi  dire,  leur  source 
dans  le  tempérament  même  de  la  nation,  et  qu'elles  lui  appai^ 
tiennent  comme  un  patrimoine  qui  se  transmet  d'âge  en  âge? 

Mais  nous  ne  sommes  point  au  bout  des  récriminations.  En  voici 
d'une  autre  nature,  et  cette  fois  plus  justes  et  moins  facilement 
réfu tables:  u  L'architecture  extérieure  du  narthex  de  Saint-Marc, 
qui  joue  un  rôle  si  important  dans  la  physionomie  de  l'édifice,  écrit 
un  architecte  de   talent,   accuse  une  maladresse  dont   on  trou 


VEMSE 
ilprjeur*  du  p»\a\t  ducal. 


L'ARCHITECTURE   VÉNITIENNE,  495 

verait,  je  crois,  peu  d'exemples.  Les  pieds-droits  des  portails  sont 
ornés  de  deux  étages  de  colonnes  corinthiennes,  courtes,  trapues, 
tout  bonnement  superposés...  Ici  deux  colonnes  en  portent  trois,  là 
trois  autres  n'en  portent  que  deux,  et  ainsi  du  reste.  C'est  de  la  part 
du  constructeur  comme  un  parti  pris  de  violer  à  plaisir  les  lois  de 
l'équilibre  des  corps,  de  choquer  les  yeux  et  la  raison.  » 

Ainsi  donc,  au  dire  de  M.  Lance,  ce  peuple  de  marchands,  de 
navigateurs,  et  par  conséquent  de  calculateurs,  se  serait  trouvé  en 
architecture  l'un  des  moins  logiques  et  des  plus  écervelés  qu'on  ait 
jamais  vus.  Certes,  voilà  un  jugement  bien  fait  pour  nous  surprendre, 
et  cependant,  il  faut  l'avouer,  M.  Lance  a  malheureusement  raison. 
Celles  de  toutes  les  lois  architecturales  qui  sont  les  plus  connues , 
les  plus  généralement  respectées,  sont  à  Venise  violées  à  chaque 
pas.  Celles  de  toutes  les  règles  de  construction  qui  satisfont  le  plus 
l'esprit  et  qui  semblent  être  les  plus  évidentes  sont  volontairement 
négligées  et  rejetées  pour  ainsi  dire  de  parti  pris.  Presque  seuls 
dans  toute  l'Europe,  les  architectes  vénitiens  protestent  contre  les 
inflexibles  remontrances  du  bon  sens  et  de  la  raison,  et  bravent, 
la  tête  haute ,  les  prescriptions  devant  lesquelles ,  en  tout  pays  et 
dans  tous  les  temps,  se  sont  inclinés  les  maîtres  dans  l'art  de  bâtir. 
Il  est  en  effet  en  architecture,  comme  en  toute  autre  science , 
certains  principes  qui  sont  d'une  évidence  telle  qu'on  pourrait  les 
regarder  comme  des  axiomes.  Parmi  ceux-là,  l'dn  des  plus  clairs  et 
des  plus  logiques  nous  dit  qu'une  construction,  pour  satisfaire 
l'esprit,  doit  être  non-seulement  solide,  mais  encore  le  paraître.  Or, 
pour  qu'un  édifice  paraisse  solide,  il  faut  que  les  parties  portantes, 
c'est-à-dire  celles  qui  ont  pour  mission  de  soutenir  l'édifice,  aient  une 
force  apparente  supérieure  au  poids  des  parties  qu'elles  doivent 
supporter.  Il  importe  donc  de  n'amoindrir  à  aucun  prix  cette  force 
apparente  ou,  ce  qui  revient  au  même,  de  ne  point  augmenter 
outre  mesure  la  pesanteur  visible  des  parties  à  supporter.  Eh  bien , 
c'est  précisément  cette  règle  pour  ainsi  dire  évidente ,  cet  axiome 
d'architecture  que  les  architectes  vénitiens  semblent  violer  avec  un 
malin  plaisir  et  un  entêtement  sans  pareil.  Ce  défaut  que  nous 
relevons  dans  Saint-Marc  n'est  pas,  en  effet,  un  fait  exceptionnel; 


490  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

nous  le  retrouvons  dans  toutes  les  constructions  de  tous  les  temps; 
il  semble  que  ce  soit  un  mal  contagieux ,  imposé  par  Tair  qu'on 
respire,  une  sorte  de  loi  fatale  devant  laquelle  tous  doivent  se 
courber;  car  pas  un  des  artistes  qui  naissent  au  milieu  des  Lagunes, 
pas  un  de  ceux  qu'on  y  appelle  à  grands  frais  pour  bâtir  ces 
délicieux  palais  de  marbre,  n'écbappe  à  cette  influence  étrange. 
De  quelque  côté  que  vienne  l'inspiration ,  qu'elle  arrive  de 
Byzance ,  de  la  Sicile  sarra^itie ,  de  l'Allemagne  gothique  ou 
de  la  classique  Toscane,  nous  voyop.s  la  même  tendance  s'imposer. 

Avec  ces  merveilleuses  colorations,  ces  teintes  chaudes  et  vibrantes 
qui  nous  ont  si  vivement  impressionnés  lorsque  nous  visitions  la  vieille 
basilique,  cette  violation  des  lois  de  la  statique  semble  être  la  ca- 
ractéristique inéluctable  de  l'architecture  vénitienne. 

Pour  nous  en  convaincre,  du  reste,  nous  n'avons  pas  loin  à  aller; 
il  n*est  pas  même  nécessaire  d'abandonner  la  Piazzetta.  Au  style 
byzantin  qui,  en  dehors  de  Saint-Marc,  ne  laissa  guère  à  Venise  de 
Iraces  bien  nombreuses  ni  bien  brillantes,  succéda  un  style  go- 
thique, moitié  occidental  et  moitié  sarrasin,  avec  des  ogives,  des 
colonnettes  et  des  colonnes,  des  trèfles  et  des  quatre-feuilles,  toute 
une  dentelle  de  marbre,  des  corniches  arabes,  de  gracieux  cloche- 
tons et  des  arcs  en  fer  à  cheval.  Du  treizième  au  seizième  siècle, 
depuis  Pietro  Basegio  jusqu'à  Giovanni  et  Bartolommeo  Buono,  une 
légion  de  dessinateurs  habiles  garnirent  les  rives  du  Grand  Canal 
d'une  telle  profusion  de  ces  bijoux  ciselés,  qu'un  architecte  a  pu  dire 
tf  qu'on  ne  trouverait  nulle  part  ailleurs  un  aussi  grand  nombre  de 
constructions  ogivales  réunies  sur  un  même  point  ».  Eh  bien,  toutes 
ces  gracieuses  constructions,  tous  ces  bijoux,  y  compris  le  Palais 
ducal,  pèchent  contre  ces  lois  de  statique. 

Et  d'abord  le  Palais  ducal  n'est- il  pas,  lui  tout  le  premier, 
un  énorme  contre-sens?  Peut-on  imaginer,  en  effet,  rien  de 
plus  extraordinaire  et,  au  point  de  vue  de  la  logique,  rien  de 
plus  choquant  que  cette  griande  muraille  de  marbre,  presque  mas- 
sive, reposant  sur  une  loggia  découpée  à  jour  et  pesant  de  tout 
son  énoi*me  poids  sur  une  dentelle  non  interrompue  d'ogives  et  de 
quatre-feuilles?  Et  cette  loggia  est  à  son  tour  supportée  par  une 


L'ARCHITECTURE   VÉNITIENNE.  499 

série  d'arcades  reposant  sur  des  colonnes  massives ,  dont  Técarte- 
mént,  double  de  celui  des  colonnettes  de  la  loggia,  fait  peser  une  de 
ces  colonnettes  sur  chaque  clef  de  voûte,  c'est-à-dire  en  porte-à- 
faux.  Eh  bien,  ces  étranges  dispositions,  qui  choquent  l'esprit, 
nous  les  trouverons  dans  tous  les  palais  vénitiens  de  cette  époque. 
Notez  qu'il  nous  faudra  encore  ajouter  ces  colonnettes  en  vis  qui 
ourlent  les  encoignures,  ces  fenêtres  reléguées  aux  angles  et 
séparées  par  un  massif  de  maçonnerie  sans  raison  d'être^  qui  sou- 
lignent le  peu  d'épaisseur  des  murailles,  et  bien  d'autres  incon- 
séquences. 

Mais,  malgré  tout,  la  fantaisie  délicate  qui  a  présidé  à  la 
création  de  ces  palais  est  pleine  de  charmes.  L'ordonnance  de 
certaines  parties  est  si  gracieusement  conçue ,  le  dessin  de 
chaque  morceau  pris  séparément  est  si  harmonieux,  les  détails 
sont  traités  avec  une  telle  élégance,  qu'on  oublie  les  erreurs  de 
l'artiste  et  sa  révolte  perpétuelle  contre  la  logique,  pour  admi- 
rer tout  à  l'aise  les  rêves  délicieux  qu  il  a  su  réaliser.  Disons  aussi 
que  la  couleur  chaude  de  ces  marbres  veinés  et  teintés ,  que  ces 
marqueteries  roses  et  blanches,  ces  colonnes  de  vert  antique,  de 
porphyre  et  de  serpentine  enlevées  à  la  Grèce  ou  dépouilles  de 
Constantinople ,  ajoutent  le  prestige  de  leurs  puissantes  harmonies 
à  la  grâce  des  lignes  et  à  la  noblesse  des  profils. 

Après  le  quinzième  siècle ,  l'architecture  gothique  disparait.  Le 
style  ogival  est  délaissé.  L'antiquité,  sortant  de  son  léthargique  som- 
meil, domine  partout,  et  les  artistes  de  la  Renaissance,  croyant 
ressusciter  l'art  grec  oublié  depuis  dix  siècles,  se  façonnent,  d'après 
Vitruve,  une  architecture  répondant  aux  exigences  de  leur  temps. 
Partout  les  principes  renouvelés  des  anciens  triomphent  ;  c'est  comme 
une  traînée  de  poudre  qui  s'étend  sur  tout  le  pays.  De  Florence  ils 
gagnent  Bologne ,  Milan,  Vérone,  et,  par  cette  dernière  ville,  ils 
pénètrent  dans  les  Lagunes,  non  pas  rudement,  rapidement,  avec  vio- 
lence ,  chassant  brusquement  devant  eux  les  fantaisies  orientales  ou 
les  rêveries  du  Nord.  Cela  n'eût  point  été  possible.  Venise,  «  qui  est  à 
sa  façon,  comme  le  dit  fort  bien  M.  Lance,  la  ville  la  plus  gothique 
qui  existe  »,  se  serait  montrée  rebelle  à  une  semblable  invasion, 


500  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

Aussi  ne  fut-ce  que  par  un  gracieux  compromis,  par  une  élégante 
combinaison,  que  les  deux  styles,  s'accommodant  ensemble,  arri- 
vèrent à  vivre  côte  à  côte  jusqu'à  ce  que  la  substitution  complète 
pût  avoir  lieu. 

C'est  alors  qu'on  vit  apparaître  cette  noble  dynastie  des  Lom- 
bardi,  qui,  sous  la  direction  de  son  chef  Pietro,  se  rendit  si  célèbre 
à  Venise.  Sang  généreux  s'il  en  fut,  qui  fournit  à  la  ville  féerique 
une  dizaine  d'artistes  distingués,  parmi  lesquels  trois  architectes 
éminents.  Pendant  près  d'un  siècle,  ce  sont  ces  Lombardi  qui 
décorent  la  reine  de  la  mer  Adriatique,  qui  la  couvrent  d'églises, 
de  palais  et  de  monuments  funèbres  d'un  caractère  si  particulier, 
si  élégants  et  si  riches  à  la  fois,  que  ce  style  intermédiaire  devint 
presque  un  style  original,  qu'on  appelle  encore  dans  toute  l'Italie 
Varchitettura  lombardesca.  Autour  d'eux  naissent  et  se  déve- 
loppent une  foule  de  talents  gracieux  et  brillants  auxquels  Venise 
doit  une  partie*  de  ses  attraits  de  marbre.  La  façade  intérieure  du 
Palais  ducal,  chef-d'œuvre  d'Antonio  Rizzo  et  de  Scarpagnino;  le 
palais  des  Camerlenghi ,  qu'on  doit  à  Guglielmo  Bergamasco  ;  les 
Prisons,  le  pont  du  Rialto  et  le  pont  des  Soupirs,  œuvres  d'Antonio 
da  Ponte;  enfin  fous  ces  palais  Vendramin,  Gorner-Spinelli,  Conta- 
rini  délie  Figure,  Trevisano,  se  chargent  encore  aujourd'hui  de 
faire  l'éloge  de  ces  vaillants  artistes. 

En  eux  s'incarne  le  génie  vénitien  avec  ses  qualités  de  coloris  et 
ses  défauts  de  statique.  Nous  retrouvons  les  mêmes  fautes  que  tout 
à  l'heure,  atténuées  toutefois,  adoucies  par  les  préceptes  deVitruve; 
mais  aussi  nous  voyons  éclater  à  chaque  pas  cette  merveilleuse 
entente  de  la  couleur  qui  nous  charme  et  embellit  tout.  Les  marbres 
cipolins,  veinés,  blancs  ou  roses,  continuent  de  former  des  pla- 
cages sur  lesquels  se  détachent  en  haut  relief  les  colonnes  de 
porphyre  ou  de  vert  antique.  Les  sculptures  prennent  une  impor- 
tance considérable,  s'accusent  par  de  violentes  saillies,  et  ce  n'est 
pas  sans  raison  que  Vasari,  pontife  du  classicisme,  reproche  aux 
architectes  vénitiens  de  ce  temps  «  de  courir  plutôt  après  l'agrément 
qu'après  les  proportions  » . 

On  doit  attendre  le  seizième  siècle  pour  voir  la  Renaissance  péné- 


L'ARCHITECTURE   VÉNITIENNE.  501 

trer  entière  et  complète  dans  Venise.  Il  faut  qu'elle  se  soit  épanouie 
dans  tout  le  reste  de  l'Italie ,  qu'elle  ait  franchi  les  monts  et  soumis 
la  France  à  son  gracieux  pouvoir,  pour  que  la  cité  dogale  daigne 
l'admettre  dans  ses  murs.  Mais,  dès  lors,  au  faite  de  sa  grandeur, 
il  semble  que  Venise  s'efforce  de  rattraper  le  temps  perdu.  Sanso- 
vino,  qu'elle  appelle  de  Florence  pour  a  faire  connaître  la  bonne 
manière  »,  comme  dit  Palladio;  Samnicheli,  qu'elle  fait  venir  de 
Vérone  ;  Scammozi  et  Palladio,',  qui  abandonnent  Vicence  pour  peu- 
pler ses  canaux  de  merveilleux  palais,  se  mettent  au  travail.  Elle 
leur  distribue  à  pleines  mains  l'or  et  les  matériaux  de  prix,  et  ils 
lui  rendent  en  échange  cette  série  de  chefs-d'œuvre  qui  feront 
l'éternelle  admiration  des  gens  de  goût. 

Mais  toute  classique  qu'elle  semble  être  au  premier  abord,  cette 
phalange  nouvelle  subit  l'influence,  pour  ainsi  dire  fatale,  qui  pèse 
sur  tous  les  artistes  vénitiens.  Quoi  qu'ils  fassent,  l'air  des  Lagunes 
les  pénètre.  Mieux  armés  que  leurs  collègues  antérieurs,  mieux  pré* 
parés,  plus  instruits  que  leurs  fougueux  devanciers,  ils  résistent 
plus  longtemps  et  semblent  même  demeurer  vainqueurs.  Mais  leur 
victoire  n'est  qu'apparente,  et  si,  entre  leurs  façades  majestueuses 
et  les  gracieuses  silhouettes  des  palais  byzantins,  gothiques  ou 
mauresques,  nous  ne  découvrons  au  premier  coup  d'œil  aucun  rap- 
port évident,  en  étudiant  plus  sévèrement  leurs  grandes  lignes,  leurs 
proportions  et  la  décoration  de  tous  ces  nobles  édifices,  nous  retrou- 
vons bientôt  (adoucis,  atténués,  mais  cependant  fort  visibles)  les 
qualités  et  les  défauts  qui  sont,  pour  ainsi  dire,  les  signes  particu- 
liers des  architectes  de  Venise. 

Ils  ont,  il  est  vrai,  renoncé  à  l'emploi  des  matériaux  de  couleur, 
cela  leur  aurait  certainement  semblé  une  profanation;  mais  le  relief 
de  leurs  ornements ,  les  figures  en  ronde  bosse  qui  remplissent  les 
tympans  des  archivoltes,  les  clefs  des  arcs  qui  font  d'énormes  sail* 
lies,  les  chapiteaux  des  colonnes  et  les  lignes  de  la  frise  qui  se  pro- 
jettent en  avant,  toute  cette  ornemeotation  modelée  à  l'excès  donne 
à  la  façade  une  couleur  véritable.  Les  jeux  de  lumière  qui  s'accro- 
chent aux  saillies,  les  gradations  de  l'ombre  qui  s'accentue  à 
mesure  que  les  creux  s'accusent  davantage,  produisent  toute  une 


502  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

série  de  tonalités,  moins  variées  peut-être,  mais  autrement  éner* 
giques  que  celles  que  les  Lombardi  obtenaient  avec  les  marbres  de 
couleur.  Parfois  même,  il  semble  que  cela  ne  suffise  point  encore.  La 
fresque  vient  remplacer  la  marqueterie  gothique,  et  la  façade, 
décorée  de  véritables  tableaux,  mire  dans  les  eaux  du  canal  ses 
compartiments  multicolores;  ou  bien,  quand  la  fresque  ne  se  peut 
employer,  c'est  par  un  jeu  de  brique  et  de  marbre  qu'on  anime  la 
perspective;  c'est  en  mariant  sur  le  ciel  bleu  des  teintes  roses  et 
blanches  d'une  douceur  infinie  qu'on  arrive,  comme  Palladio  à  San 
Giorgio  Maggiore ,  à  satisfaire  à  la  fois  et  Vitruve  et  Venise. 

Quant  à  ce  besoin  de  faire  reposer  de  lourdes  masses  sur  de 
légers  supports,  que  nous  avons  constaté  comme  étant  en  quelque 
sorte  un  caractère  de  l'architecture  vénitienne,  il  nous  apparaît 
encore  dans  tous  ces  nobles  chefs*d'œuvre,  atténué,  il  est  vrai, 
diminué,  réduit  à  sa  plus  simple  expression,  mais  fort  sensible 
cependant.  Même  dans  cette  Librairie  vieille ,  que  Palladio  n'hési- 
tait pas  à  appeler  «  l'édifice  le  plus  riche  et  le  mieux  orné  qui 
ait  paru  depuis  l'antiquité  jusqu'à  nous  »;  même  dans  ce  délicieux 
bijou  qu'on  appelle  la  Loggettùy  cette  tendance  se  manifeste.  L'impor- 
tance de  la  frise  est  excessive  relativement  à  la  force  des  colonnes, 
et  la  balustrade  qui  surmonte  l'édifice  vient  encore  ajouter  à  la 
lourdeur  de  son  couronnement. 

Sansovino  cependant,  de  l'aveu  même  de  M.  Quatremère  de 
Quincy,  «  doit  être  compté  au  nombre  non-seulement  de  ceux  qui 
ont  illustré  la  grande  école  vénitienne ,  mais  des  plus  grands  artistes 
du  seizième  siècle  » . 

Palladio,  le  correct  Palladio  lui-même,  ne  peut  se  dégager 
complètement  de  cette  influence  bizarre.  San  Giorgio  Maggiore^ 
qui  est  son  chef-d'œuvre  vénitien,  ne  nous  montre-t-il  pas  au-dessus 
de  sa  porte  cintrée  un  massif  énorme  qui  manque  de  logique?  Il  n'est 
pas  enfin  jusqu'aux  architectes  de  la  décadence  chez  lesquels  nous 
ne  retrouvions  cette  invincible  tendance,  et  Longhena,  le  premier 
d'entre  eux,  n'hésite  pas  à  surcharger  le  toit  de  la  Saiute,  sa  meil- 
leure œuvre,  de  monstrueuses  volutes  qui,  si  l'on  y  réfléchissait, 
feraient  trembler  les  visiteurs  pour  leurs  jours. 


X 

L'ARCHITECTURE   HOLLANDAISE 

Les  grands  caractères  de  Tarchitecture  liollandaise.  —  Le  choix  des  matériaux.  —  La  couleur 
et  la  statique. —  Édifices  publics  et  habitations  privées.  —  UOudekerk  et  la  Nieuweherk, 

—  Les  comtes  de  Hollande  et  la  domination  bourg ui(ponne.  —  L'inspiration  espagnole. 

—  Dix-septième  siècle.  —  Les  campaniles  et  leurs  profils  cosmopolites.  —  Les  églises. — 
Le  palais  du  Dam.  —  Le  palazxo  yénitien  et  la  maison  amsterdamoise.  —  Intérieur 
hollandais.  —  Les  trésors  d'art  et  les  sanctuaires.  —  Les  iconoclastes.  —  Les  Frari  et 
San  Zanipolo,  —  Monuments  funèbres.  —  Regrets. 


En  considérant  avec  attention  les  superbes  monuments  qui 
peuplent  Venise  de  leurs  profils  g^racieux  et  de  leurs  façades 
pittoresques,  nous  avons  vu  se  dégager,  de  cette  architecture  de 
tous  les  styles  et  de  tous  les  temps ,  deux  tendances  bien  remar- 
quables et  desquelles  aucun  artiste  n*est  parvenu  à  s'affranchir  :  le 
besoin  de  la  couleur  et  un  médiocre  souci  des  lois  de  la  statique. 
Ce  sont  ces  deux  mêmes  caractères  que  nous  allons  retrouver  dans 
l'architecture  amsterdamoise. 

La  couleur!  il  est  à  peine  besoin  que  nous  en  parlions.  Dans  tous 
les  monuments,  édiBces  publics  ou  habitations  privées,  elle  éclate 
et  saute  aux  yeux.  Les  matériaux  eux-mêmes  s'y  prêtent  admira- 
blement, le  granit  de  Belgique  pour  former  la  base,  la  pierre  de 
Maestricht  pour  les  encoignures,  les  consoles  et  les  corniches,  et 
pour  le  plat  de  la  muraille  la  brique  rouge  ou  brune  au  ton  chaud. 
Voilà  déjà  trois  nuances  singulièrement  vigoureuses  :  gris  bleu , 
rouge  et  blanc  jaunâtre.  Ajoutons  à  cela  le  tour  des  fenêtres  formé 
par  des  boiseries  jaune  paille  et  le  vaste  entablement  qui  surmonte 
la  façade  y  peint  en  semblable  couleur  et  tranchant  vigoureusement 
sur  les  ardoises  du  toit  ou  sur  les  tuiles  rouges  ou  noires. 

Parfois  le  granit  de  la  base  manque;  mais  cela  est  assez  rare,  et 


504  AMSTERDAM    ET   VENISE. 

presque  toutes  les  maisons  d'Amsterdam  ont  non-seulement  leurs 
assises  en  pierre  bleue,  mais  encore  sont  précédées  d'un  petit  perron 
luisant  et  poli  avec  une  balustrade  peinte  en  vert.  Les  pîeiTCS  d'angle 
font  plus  souvent  défaut,  mais  les  boiseries  claires  et  les  briques 
foncées  ne  sont  jamais  absentes.  Bien  mieux,  pour  rendre  leur 
contraste  plus  intense,  la  maison  se  pare  de  portes  vertes  et  de 
stores  blancs,  et  pour  peu  qu'elle  soit  vieille  de  deux  siècles,  ses 
vitres  elles-mêmes  seront  colorées  en  violet. 

Certes,  tant  de  couleurs  et  de  nuances  juxtaposées  dans  un  pays 
où  l'atmosphère  est  vaporeuse,  où  des  couches  de  brume,  s'interpo- 
sant  entre  l'œil  et  les  objets,  estompent  les  contours  et  en  font  saillir 
les  couleurs ,  où  chaque  nuance  avivée  par  l'humidité  transparente 
de  l'air  prend  pour  ainsi  dire  un  regain  de  force  et  d'intensité , 
accusent  chez  les  habitants  un  goût,  une  tendance,  un  besoin 
indiscutable. 

Qu'on  ne  vienne  point  dire  en  effet  que  ces  contrastes  ne  sont 
pas  voulus,  qu'ils  sont  le  fait  de  circonstances  fortuites,  qu'ils  pro- 
viennent du  hasard  des  matériaux.  Bien  d'autres  cités  sont  dans  le 
cas  d'Amsterdam  et  ne  produisent  ni  pierre  ni  bois,  qui  cependant 
ne  songent  pointa  se  parer  d'aussi  brillantes  couleurs.  En  Belgique, 
pour  ne  parler  que  du  pays  le  plus  voisin ,  la  brique  et  la  pierre 
sont  dissimulées  sous  un  badigeon  uniforme,  les^ boiseries  ne  tran- 
chent pas  sur  la  façade,  mais  se  raccordent  au  contraire  au  ton 
général  de  la  construction.  Il  n'est  point  jusqu'aux  jalousies,  aux 
stores,  aux  armatures  des  portes,  qui  ne  se  rapprochent  parleur  tona- 
lité de  la  couleur  gris  sale  qui  règne  du  haut  en  bas  de  l'édifice.  Un 
fait,  du  reste,  fera  voir  combien  nous  avons  raison,  c'est  l'aboodance 
d'un  matériel  coûteux  et  rare  s'il  en  fut,  le  marbre,  qu'on  trouve 
dans  la  plupart  des  maisons.  Il  n'est  pas  de  ville  en  effet,  après 
Gènes  et  Venise,  où  le  marbre  blanc  soit  employé  avec  une  pareille 
profusion;  non  pas  dans  les  façades;  le  ciel  inclément  ne  le  per- 
mettrait pas  ;  la  façon  dont  il  se  noircit  même  sous  le  ciel  des 
Lagunes  contrasterait  trop  vivement  avec  le  besoin  de  propreté 
qu'éprouve  tout  bon  Hollandais;  mais  dans  les  intérieurs  de  maison 
où  l'on  peut  le  poncer,  le  savonner,  le  laver,  le  récurer  à  l'aise, 


L'ARCHITECTURE   HOLLANDAISE.  505 

non-seulement  ses  dalles  énormes  pavent  les  couloirs  et  garnissent 
les  escaliers,  mais  encore  elles  tapissent  les  murailles,  et  jusque 
dans  les  cuisines  et  les  plus  simples  réduits,  forment  une  étincelante 
parure,  je  dirai  presque  une  robe  immaculée. 

Ce  premier  point  établi,  il  nous  reste  à  voir  si  les  préoccupations 
de  logique  et  de  statique  ont  été  aussi  négligées  par  les  architectes 
d'Amsterdam  que  par  ceux  de  Venise.  Là  non  plus,  pas  d'hésita- 
tion possible.  Et  d'abord  les  trois  quarts  des  vieilles  maisons 
d'Amsterdam  sont  doublement  de  travers.  Leurs  façades  penchent  en 
avant,  s'inclinent  sur  la  rue,  et  leurs  murailles  latérales,  qui  ne  sont 
pas  d'équerre ,  forment  avec  les  façades  des  losanges  bizarres  qui 
n'ont  de  désignation  exacte  dans  aucune  langue  architectonique.  Il 
n'est  besoin  que  de  longer  la  Nieuwen-Dijk,  le  Nieuwe''Zijds''Foor' 
Burgwat  ou  même  la  Kalverstaat  pour  en  voir  des  centaines  con- 
struites sur  ce  modèle  baroque.  Quant  à  la  superposition  des  pleins 
sur  les  vides,  on  s'en  soucie  à  peine.  Au  cours  de  la  construction  on 
établit  la  fenêtre  là  où  elle  est  nécessaire,  sans  s'inquiéter  de  ce  qui 
doit  se  trouver  au-dessus,  et  quand  on  arrive  au  faite  de  la  maison, 
on  le  couronne  par  un  entablement  énorme  surmonté  de  festons,  de 
demi-cintres,  d'attiques  ou  de  moulures  pesantes  qu'on  a  grand 
souci  de  peindre  en  blanc  pour  en  rendre  les  dimensions  plus  visibles 
et  le  poids  apparent  plus  considérable. 

Eh  bien,  malgré  ces  incorrections  voulues,  la  maison  hollandaise 
n'a  rien  de  disgracieux  ni  de  lourd.  Ses  allures  étranges,  particu- 
lières, étonnent  au  premier  abord  et  plaisent  à  la  longue.  L'ensemble 
de  la  physionomie  empêche  qu'on  ne  remarque  ce  que  chaque  trait 
a  d'incorrect.  Gomme  devant  les  Palazzi  vénitiens,  on  oublie  les 
fautes  choquantes  pour  sourire  au  spectacle  coloré  qu'on  a  sous  les 
yeux.  On  omet  de  s'arrêter  aux  contours  illogiques,  d'examiner  les 
lignes  excentriques,  pour  ne  saisir  qu'un  joyeux  ensemble  de 
nuances  voyantes,  bruyantes,  tapageuses  et  de  formes  bizarres, 
harmonieusement  fondues  par  les  vapeurs  argentées  de  l'air. 

Nous  prenons  ici  l'architecture  hollandaise  dans  son  ensemble, 
sans  nous  arrêter  aux  édifices  publics  plutôt  qu'aux  demeures 
privées,  et  pour  agir  de  la  sorte  nous  avons  une  raison  excellente* 


606  AMSTERDAM    ET    VENISE. 

il  est  peu  de  grandes  villes  en  Europe,  toutes  proportions  gardées, 
qui  soient  aussi  pauvres  en  monuments  que  la  vieille  cité  de 
l'Amstel.  Gela  tient  à  deux  causes  :  d'abord  au  peu  d'ancienneté 
d'Amsterdam,  et  ensuite  à  ce  que,  capitale  de  province  d'abord  et 
dans  ces  derniers  temps  seulement  capitale  de  royaume  (il  ne  faut 
pas  oublier  en  effet  qu  elle  ne  devint  capitale  des  Pays-Bas  qu'en 
1815),  cette  grande  et  généreuse  ville  n'a  jamais  été  le  siège  d'aucun 
gouvernement ,  pas  plus  celui  de  sa  province  que  celui  de  l'État. 

Alors  qu'il  fallait  à  Venise  un  palais  qui  pût  abriter  son  doge  et 
son  sénat,  des  dépendances  énormes  pour  loger  ses  Quaranties,  ses 
conseils  des  Dix  et  des  Trois ,  des  demeures  somptueuses  pour  ses 
Procurateurs,  pour  ses  familles  dogales  et  les  ambassadeut*s  des 
puissances  étrangères,  Amsterdam,  à  l'exception  de  son  hôtel  de 
l'Amirauté,  n'avait  à  ériger  que  des  édifices  municipaux,  et  toutes 
les  demeures  chargées  de  loger  ses  magistrats  gardaient  forcément 
un  caractère  bourgeois  et  privé  en  harmonie  avec  la  forme  de  son 
gouvernement.  En  outre,  Venise  eut,  pour  s'orner  de  palais,  une 
succession  de  siècles  qui  manquèrent  à  sa  rivale  du  Nord.  Dès  le 
dixième  siècle,  à  une  époque  où  les  rives  de  l'Amstel  étaient  proba- 
blement désertes,  la  maîtresse  de  l'Adriatique  appelait  déjà  de 
Constantinople  et  du  Péloponèse  des  architectes  pour  l'embellir  et 
des  mosaïstes  pour  la  décorer.  Depuis  cette  époque,  elle  ne  cesse  de 
bâtir ,  d'édifier  ;  chaque  doge  la  pare  de  son  mieux ,  chaque  géné- 
ration s'e£Force  de  la  rendre  plus  attrayante  et  d'augmenter  ses 
charmants  atours.  Elle  est  déjà  l'une  des  plus  riches  cités  du  monde 
et  l'une  des  plus  belles,  qu'il  n'est  point  encore  question  d'Amster- 
dam. Elle  mire  dans  les  eaux  vertes  de  ses  canaux  et  de  ses  Lagunes 
ses  rangées  de  palais  mauresques  et  ses  temples  de  marbre,  quand 
la  a  Venise  du  nord  »  ne  compte  dans  toute  son  enceinte  qu'une 
seule  église  digne  de  sa  future  grandeur. 

Gçtte  unique  église,  qui  porte  encore  aujourd'hui  un  nom  attes- 
tant son  grand  âge,  VOudekerk,  est  en  effet  la  seule  qu'on  aper- 
çoive sur  les  plans  d'Amsterdam  antérieurs  au  quatorzième  siècle. 
La  chapelle  Saint-Olof  existait  bien,  elle  aussi ,  mais  non  pas  telle 
que  nous  la  voyons  aujourd'hui.  Quant  à  la  Nieuwekerk^  commencée 


L'ARCHITECTURE   HOLLANDAISE.  507 

au  quinzième  siècle,  au  moment  où  Tltalie  entrait  à  plein  corps 
dans  son  immortelle  renaissance,  elle  ne  fut  achevée  qu'au  com- 
mencement du  seizième ,  alors  que  les  Lombardi  résignaient  leur 
pouvoir  artistique  entre  les  mains  du  Sansovino. 

Tels  sont  les  plus  vieux  édifices  que  nous  trouvons  à  Amsterdam  ; 
et  encore  ne  peuvenl-ils  être  que  partiellement  réclamés  par  le 
génie  national.  Il  est  clair  qu'ils  ne  sont  point ,  comme  Minerve  à  sa 
naissance,  sortis  tout  d'un  bloc  du  cerveau  de  la  vaillante  cité. 
Lorsqu'on  enfonça  les  pilotis  qui  devaient  supporter  les  robustes 
piliers  de  YOudekerk,  Amsterdam  était  encore  trop  jeune  pour 
compter  beaucoup  d'architectes  dans  son  sein.  Où  donc  auraient- 
ils  pu  se  faire  la  main?  La  ville  à  cette  époque  était  toute  en 
bois.  Seuls  les  portes  et  quelques  édifices  d'utilité  publique  étaient 
construits  en  maçonnerie  ;  des  incendies  périodiques  ravageaient  les 
principaux  quartiers,  dévorant  des  ilots  tout  entiers  de  maisons,  et 
il  fallut  un  édit  de  Maximilien,  renouvelé  par  Charles-Quint,  pour 
obliger  les  habitants  à  s'édifier  de  nouvelles  demeures  en  brique. 

Comtes  hollandais  ou  princes  bourguignons,  les  suzerains  de  la 
naissante  capitale  devaient  donc  faire  appel  à  des  architectes  étran- 
gers. De  même  que  nous  voyons  Venise  mander  des  artistes  orien- 
taux pour  édifier  le  sanctuaire  de  Saint-Marc,  de  même  le  trésorier 
Eggart,  fondateur  de  la  Nieuwekerk,  appelle  à  son  aide  des  construc- 
teurs brabançons  ou  flamands.  Mais  ceux-ci,  en  pénétrant  dans  la 
cité  hollandaise,  subissent  comme  les  Lombardi  Y  influence  du  pays. 
Ils  n'essayent  point  d'introduire  dans  cette  ville  en  retard  les  élé*^ 
ments  nouveaux  qui  vont  rajeunir  la  société  vieillie.  Coloristes  par 
la  grâce  d'Amsterdam,  ils  entremêlent  dans  leur  construction  la 
brique  et  la  pierre,  colorant  ainsi  leurs  différentes  façades,  et, 
en  plein  quinzième  siècle ,  au  moment  où  le  génie  antique ,  sortant 
d'un  sommeil  de  mille -années,  inonde  l'Europe  méridionale  d'une* 
lumière  nouvelle,  ils  se  proposent  pour  modèle  une  œuvre  du 
treizième  siècle ,  et  adoptent  pour  leur  église  à  construire  le  plan 
de  la  cathédrale  d'Amiens. 

Plus  fard,  par  suite  de  l'instabilité  du  sol,  et  aussi  par  défaut 
d'argent,  on  devra  renoncer  à  ce  plan  primitif;  mais  l'église,  après 


508  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

avoir  subi  des  fortunes  diverses ,  s'achèvera  dans  les  principes  qui 
ont  présidé  à  sa  naissance,  et  sans  que  l'art  nouveau,  impuissant 
sur  elle,  ait  pu  modifier  ses  lig^nes  ou  changer  son  ornementation. 

Ce  qui  se  produit  pour  ces  grandes  nefs  chrétiennes  se  repro- 
duira, dans  une  certaine  mesure,  pour  les  habitations  ordinaires  et 
les  édifices  civils.  Lorsque  Charles-Quint  lui  ordonne  de  changer 
son  mode  de  construction  et  de  substituer  à  ses  murailles  de  bois 
des  murs  de  brique  ou  de  pierre,  Amsterdam  se  trouve  prise  au 
dépourvu;  il  lui  faut  tout  d'un  coup  imaginer  une  architecture 
autochthone.  Elle  jette  les  yeux  autour  d'elle,  demandant  partout  de 
binisques  inspirations,  et  c'est  chez  les  Espagnols,  ses  maîtres, 
qu'elle  n'a  point  (encore  pris  en  horreur,  qu'elle  trouve  les  plus  vives 
et  les  plus  persistantes.  Mais  en  leur  empruntant  les  grands  traits 
de  ses  constructions  nouvelles,  les  pignons  à  redans,  les  cintres  et 
les  consoles,  elle  prend  soin  de  les  plier  aux  exigences  de  son  climat 
et  aux  fantaisies  de  son  goût.  Le  toit  s'allonge  d'une  façon  déme- 
surée, les  ouvertures  se  multiplient,  les  fenêtres  s'élargissent,  car 
on  ne  craint  ni  la  lumière  ni  la  chaleur;  et  pourtant,  malgré  les 
transformations  qu'elle  lui  fait  subir,  ce  style  accommodé  conservera 
toujours  un  parfum  original  très-prononcé.  Même  après  trois  siècles, 
personne  ne  pourra  s'y  tromper,  et  dans  certains  quartiers  l'ana- 
logie sera  si  complète,  qu'on  pourra  se  croire  transporté  tout  d'un 
coup  en  pays  espagnol.  Passez  par  un  jour  de  grand  soleil  dans 
certaines  petites  rues  qui  avoisinent  la  porte  Saint-Antoine ,  resti- 
tuez-leur en  idée  les  madones  enluminées,  les  niches  fleuries  et  les 
lanternes  pieuses  que  la  RéformatioQ  en  a  bannies;  remplacez  quel- 
ques blondes  figures  par  une  tête  bistrée,  couverte  de  noirs  che- 
veux, et  l'illusion  sera  absolue. 

Les  Espagnols  chassés,  ce  style  de  compromis  persiste.  Pendant 
toute  la  première  partie  du  dix-septième  siècle,  il  peuple  la  ville  de 
constructions  colorées  et  pittoresques.  Mais  livré  à  lui-même,  il 
prend  des  allures  fantasques,  les  lignes  se  contournent,  des  aspérités 
inattendues  jaillissent,  les  fantaisies  orientales  s'entremêlent  aux 
proBls  architectoniques  du  Nord.  C'est  incontestablement  pendant 
cette  période  de  son  existence  que  l'architecture  hollandaise  fournit 


L'ARCHITECTURE   HOLLASDAISt).  509 

ses  plus  intéressants  écbantilloas.  Oertaînes  parties  du  Burger- 
weesbuis,  les  belles  maisons  en  pierre  et  brique  avec  pinacles  et 
cartouches  du  Heerengracht  et  du  Ketzersgracbt ,  la  cour  inté- 
rieure de  l'hdtel  de  la  Compagnie  des  Indes  orientales,  et  vingt 


AMSTERDAM 
Jya    Weslerki^rf;. 


autres  constructions  publiques  ou  privées,  datent  de  ce  temps-là. 
Toutes  sont  essentiellement  bollandaises ,  bien  hollandaises,  el 
cependant  elles  conservent  je  ne  sais  quel  air  exotique,  lointain  et 
confus  souvenir  de  l'inspiration  première,  se  rapprochant  par  plus 
d'uQ  point  de  cette  période  de  notre  architecture  que  nous  dési- 


610  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

gnons  sous  le  nom  de  Louis  XIII,  la  seule  époque  peut-être  où  notre 
art  national  ait  cherché  son  inspiration  au  delà  des  Pyrénées. 

C'est  vers  ce  même  temps  aussi  que  la  cité  d'Amsterdam  cou- 
ronna ses  vieilles  tours  et  ses  antiques  clochers  de  gracieux  campa- 
niles aux  formes  étranges ,  agrémentés  de  colonnes  qui  ne  portent 
pas ,  d'attiques  s'étalant  sur  des  ogives  de  boursouflures  moscovites, 
de  pyramides  égyptiennes,  de  niches  sans  statues,  de  balustrades 
italiennes  et  d'obélisques  africains,  aimable  mélange  de  tous  les 
styles  et  de  tous  les  temps,  surmonté  d'un  coq  en  girouette  ou  d'une 
couronne  impériale.  Ces  curieux  amalgames,  toutefois,  tout  encom- 
brés de  disparates,  sont  élégants  de  dessin,  amusants  déformes,  à  la 
fois  étranges  et  charmants;  et  leurs  auteurs,  en  grands  coloristes 
qu'ils  étaient ,  se  gardèrent  bien  de  les  couvrir  ou  de  plomb  ou  de 
cuivre;  les  teintes  grises  ou  vertes  se  seraient  perdues  dans  le  ciel 
d'argent  qui  enveloppe  les  bords  de  l'Amstel.  C'est  en  noir  intense 
qu'ils  peignirent  ces  curieux  belvédères;  et  la  sombre  couleur, 
dévorée  par  la  lumière  céleste,  ajouta  encore  à  la  sveltesse  et  à  la 
frêle  élégance  de  cette  architecture  cosmopolite. 

L'effet  produit  par  ces  excentricités  aériennes  fut  jugé  si  charmant 
qu'on  ne  voulut  point  s'en  tenir  là.  On  façonna  bientôt  les  pié- 
destaux de  ces  étranges  campaniles  sur  le  même  modèle ,  et  les 
églises  qu'on  édifia,  la  Noorderkerky  la  Zuiderkerk  et  surtout  la 
fVesterkerky  sont  les  plus  curieux  chefs-d'œuvre  qu'on  puisse 
souhaiter  de  cette  architecture  incohérente.  Frontons  tronqués, 
attiques  masquant  des  balustrades,  niches  reposant  sur  des  cintres, 
consoles  figurant  de^  acrotères,  colonnes  sans  motifs,  entablements 
sans  raison  d'être,  toutes  les  notions  de  l'art  antique  et  moderne 
y  sont  violées  comme  à  plaisir.  Certes,  du  haut  des  cieux ,  leur 
demeure  dernière,  Vasari,  Alberti,  Palladio,  Scamozzi,  et  toute  la 
pléiade  classique,  doivent  frémir  à  la  vue  de  ces  monuments  qui 
renversent  leurs  théories  amoureuses  de  correction  et  de  logique. 
Et  cependant,  grâce  à  la  couleur,  grâce  au  ciel  magique  qui 
atténue  ce  que  tous  ces  profils  ont  d'inusité,  grâce  à  ces  eaux 
tranquilles  où  se  mirent  doucement  toutes  ces  façades  bizarres, 
le  spectacle  de   ces  monuments  est  plein  d'un  charme  indiscu- 


L'ARCHITECTURE   HOLLANDAISE.  5J1 

table,  qui  empêche  l'esprit  de  s'attarder  trop  longtemps  à  gronder 
contre  les  fautes  commises  volontairement  par  tous  ces  curieux 
architectes. 

A  cette  période  de  fantaisie  outrée  succéda  une  troisième  et 
grande  évolution,  qui  occupe  dans  les  fastes  de  l'architecture 
hollandaise  une  place  également  considérable.  Cette  nouvelle 
époque  a  dans  le  palais  du  Dam  son  expression  la  plus  complète 
et  la  plus  magistrale.  Chargée  de  répondre  aux  besoins  d'un  pa- 
triciat  puissant  et  riche,  conscient  de  sa  force  et  de  son  autorité, 
cette  troisième  période  semble  avoir  pris  pour  objectif  une  qualité 
que  l'art  hollandais  avait  jusque-là  ignorée  ou  négligée  à  dessein. 
Sans  rompre  entièrement  avec  les  traditions  admises,  elle  se  pénètre 
des  idées  ambiantes  et  vise  à  la  majesté. 

Nous  avons  trop  longuement  décrit  dans  notre  première  partie  le 
palais  du  Dam  pour  y  revenir  en  détail.  Nos  lecteurs  se  souvien* 
nent  de  cette  superbe  façade  à  la  fois  solide  de  formes  et  noble  de 
prestance,  de  ces  sculptures  qui  l'ornent,  de  ces  statues  qui  la  cou- 
ronnent et  de  ce  campanile,  beffroi  en  miniature,  qui  domine  le  tout, 
li  semble  que  tout  cet  ensemble  fort  et  grave  tranche  bien  brusque- 
ment avec  ce  que  nous  venons  d'étudier.  Nous  voilà  bien  loin  de 
cette  indépendance  du  classicisme,  que  les  architectes  du  vieux 
temps  montraient  à  tout  propos.  Le  Stadhuis  en  effet  inaugure  une 
ère  fatale,  celle  où  l'originalité  nationale  commence  à  s'étioler, 
où  le  besoin  de  l'imitation  va  dominer  le  génie  national.  A  partir  du 
jour  où  Van  Campen  achève  son  chef-d'œuvre,  ses  disciples  et  ses 
émules  cessent  de  regarder  en  eux-mêmes ,  leurs  yeux  sont  fixés  au 
delà  de  la  frontière.  Comme  les  Vénitiens,  courbés  sous  le  compas 
de  Palladio,  ils  cherchent  hors  de  leur  sol  non-seulement  les  inspi- 
rations, mais  encore  les  exemples;  et  les  préceptes  de  Mansart 
et  de  Perrault  viennent  régenter  les  architectes  d'Amsterdam,  au 
moment  même  où  les  Romains  à  perruque  de  Lebrun  s'introduisent 
dans  la  peinture  hollandaise. 

C'est  surtout  dans  l'habitation  privée  que  cette  transformation 
s'opère  d'une  façon  générale.  C'est  de  cette  espèce  de  renaissance 
étrangère  que  datent  les  beaux  hôtels  qui  se  mirent  dans  les  eaux 


512  AMSTERDAM   ET   VENISE. 

du  Heerengracht,  avec  leurs  perrons  à  double  rampe,  leurs  caria- 
tides un  peu  lourdes  et  cette  ornementation  majestueuse  faite  de 
palmes,  de  rinceaux  et  de  lambrequins,  qui  semblent  empruntés 
au  mobilier  de  Louis  XIV. 

Mais  si  l'architecture  hollandaise  modifia  ses  lignes  et  son  carac- 
tère extérieur,  elle  ne  changea  rien  pour  ainsi  dire  à  la  disposition 
des  habitations.  La  façade  se  transforma^  mais  le  plan  demeura  le 
même,  et,  à  l'exception  des  boiseries  sculptées  et  des  tentures  qui, 
suivant  les  exigences  de  la, mode  se  conforment  au  nouveau  style, 
l'intérieur  demeure  identiquement  le  même  qu'il  était  aux  siècles 
précédents. 

Fait  excessivement  remarquable ,  il  en  fut  de  même  à  Venise.  Ni 
l'évolution  opérée  par  les  Lombard!,  ni  la  révolution  accomplie  par 
Sansovino  ne  modifièrent  l'intérieur  des  palais.  Du  quatorzième  au 
dix-huitième  siècle,'  la  distribution  des  pièces  se  reproduit  avec 
tant  de  fidélité  que  quiconque  a  visité  l'une  de  ces  patriciennes 
demeures  les  connaît  toutes.  Ainsi,  malgré  la  distance,  malgré  les 
différences  d'époques  et  la  diversité  des  climats,  les  mêmes  ten- 
dances et  les  mêmes  besoins  moraux  produisent  des  effets  iden- 
tiques; et,  remarque  plus  curieuse  encore ,  entre  ces  deux  demeures 
si  différentes  d'aspect,  le  palazzo  vénitien  et  la  maison  amstei*^ 
damoise,  il  existe  des  analogies  frappantes  qu'on  ne  s'attendrait 
certes  pas  à  rencontrer. 

Deux  entrées  situées  l'une  sur  un  canal,  l'autre  sur  une  petite 
ruelle  obscure,  toutes  deux  aboutissant  à  un  long  vestibule  pavé 
en  tevrazzo  marmorino  et  qui  perce  l'habitation  de  part  en  part; 
sur  ce  vestibule,  à  droite  et  à  gauche,  une  série  de  portes  qui 
donnent  accès  dans  les  diverses  pièces  dont  se  compose  l'étage;  le 
nombre  de  ces  pièces  variant  suivant  l'importance  du  palais,  jamais 
inférieur  à  quatre  et  rarement  supérieur  ;  cette  disposition  d'une 
simplicité  excessive  se  reproduisant  à  chaque  étage  :  tel  est  l'agen- 
cement intérieur  de  tous  les  palais  vénitiens. 

Jadis  ces  appartements  étaient  décorés  avec  un  luxe  superbe  de 
boiseries  sculptées,  applications  de  stucs  ou  précieuses  draperies, 
dont  il  reste  encore  quelques  souvenirs;  tapisseries  mei*veilleuse$ 


L'ARCHITECTURE  HOLLANDAISE.  513 

comme  celles  qui  ornent  le  palais  San-Micheli,  figurant  les  Batailles 
(P Alexandre  et  de  Darius,  et  dont  les  cartons  furent  dessinés  par 
Raphaël  ;  fresques  comme  celles  dont  Tiepolo  orna  le  palais  Sagredo  ; 
cuirs  de  Gordoue  comme  ceux  du  palais  Vendramin  Gatergi  ;  pein- 
tures de  maîtres  comme  cette  frise  magnifique  où  Palma  le  Jeune 
représenta  le  Triomphe  de  César,  ou  bien  encore  comme  cette 
Famille  de  Darius  aux  pieds  (f  Alexandre  qui  embellissait  naguère 
la  demeure  des  Pisani. 

Aujourd'hui ,  après  re£Fondrement  de  la  République ,  les  guerres 
et  la  révolution,  après  surtout  l'occupation  allemande,  tous  ces 
trésors  ont  disparu  ;  et  ces  somptueux  palais  nous  apparaissent 
vides,  dépeuplés  ou  livrés  à  des  familles  étrangères. 

Tout  comme  le  palais  que  nous  venons  de  décrire,  la  maison  d'Ams- 
terdam est  bâtie  sur  un  plan  immuable;  comme  lui,  elle  a  deux  en- 
trées, l'une  donnant  sur  le  canal,  l'autre  sur  un  petitjardin  qui  aboutit 
dans  une  rue  étroite;  comme  lui,  elle  est  trouée  de  part  en  part  par 
un  long  vestibule  qui  donne  accès  aux  pièces  de  l'étage ,  et  cette 
disposition  si  simple  et  si  logique  se  répète  tout  le  long  de  la  maison. 
Mais  les  analogies  ne  se  bornent  pas  là.  A  Venise ,  que  vous  lon- 
giez en  gondole  les  replis  tortueux  d'un  canal  étroit  et  sombre ,  que 
vous  parcouriez  gaiement  les  parties  les  plus  ensoleillées  du  Canal 
Grande,  ou  que  vous  suiviez  une  piccola  callc  encaissée  entre  des 
palais,  il  vous  sera  absolument  impossible  de  faire  pénétrer  vos 
regards  dans  les  habitations  qui  vous  entourent.  Tout  ce  qui  est 
accessible  à  l'œil  du  passant  est  soigneusement  voilé,  toutes  les 
ouvertures  basses  de  la  maison  ou  du  palais  sont  défendues  par  des 
grilles  et  des  barreaux,  qui  bannissent  toute  idée  d'indiscrétion  vio- 
lente. A  Amsterdam  il  en  est  de  même.  La  curiosité  est  repoussée 
d'une  façon  moins  brusque  peut-être,  mais  tout  aussi  explicite.  Ge 
ne  sont  plus  des  grilles  ni  des  barreaux ,  ce  sont  des  bornes  de 
granit  reliées  par  des  chaînes  de  fer  qui  tiennent  le  passant  à 
distauce,  pendant  que  des  écrans,  qu'on  nomme  horretjes,  empê- 
chent les  regards  de  franchir  la  fenêtre  et  de  violer  le  secret  de  ce 
home  si  cher  à  tout  bon  Hollandais. 

Mais  ce  sanctuaire   n'est   pas    si    bien   gardé    que   nous   n*en 

05 


514  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

puissions  franchir  le  seuil  et  le  visiter  à  notre  aise.  Le  vesti- 
bule qui  s'ouvre  devant  nous  n'est  point  pavé  en  terrazzo  mar- 
viorino,  mais  avec  de  larges  dalles  de  marbre  blanc  que  protège 
un  tapis  aux  nuances  vivaces.  Tout  ce  long  vestibule  est  peint 
en  blanc  et  entretenu  avec  un  soin  merveilleux.  Au  milieu,  dans 
une  sorte  de  niche,  se  dresse  rinévitable  coucou  hollandais,  en  mar- 
queterie de  bois  précieux,  avec  un  cadran  compliqué,  et  au  sommet 
de  son  curieux  fronton  une  demi-douzaine  de  petits  dieux  dorés. 
A  droite  et  à  gauche  s'ouvrent  de  larges  portes  aux  tons  clairs, 
luisantes  de  vernis  et  reflétant  tout  ce  qui  les  entoure.  Elles  s'ouvrent 
sur  les  principales  pièces  du  logis  qui  communiquent  entre  elles  et 
forment  ce  qu'on  nomme  des  «  suites  ». 

Ne  vous  attendez  pas  à  trouver,  dans  ces  vastes  salons,  ces  somp 
tuosités  d'un  autre  âge  qu'on  aperçoit  encore  dans  quelques  palais 
vénitiens.  Il  n'est  peut-être  pas  trois  maisons  dans  toute  la  ville 
qui  aient  conservé  leur  mobilier  du  vieux  temps.  Au  lieu  de  ces 
meubles  de  prix,  incommodes  et  fanés,  mais  si  pleins  de  souvenirs 
pour  les  savants  et  les  artistes,  nous  rencontrerons  un  mobilier  con- 
fortable et  soigneusement  entretenu.  Ne  cherchez  pas  non  plus  cet 
encombrement  fantaisiste  dont  nos  Parisiennes  raffolent.  On  sent, 
dès  qu'on  franchit  le  seuil  de  ce  sanctuaire  de  la  famille,  que  les  pre- 
mières vertus  qu'on  honore  en  ces  lieux  sont  Tordre  et  la  régularité. 
Partout  de  moelleux  tapis  de  Deventer  recouvrent  le  plancher  de 
leurs  couleurs  brillantes  ;  paitout  aussi  des  sièges  brodés,  des  cous- 
sins en  tapisserie  et  des  housses  en  guipure  indiquent  la  présence 
de  la  femme ,  ses  aimables  travaux  et  les  gracieux  cadeaux  des  anni- 
versaires. Dans  un  coin,  le  5^00/*  traditionnel  attend  son  mignou 
fardeau  de  pieds  frileux  ;  sur  une  table,  quelques  livres  magnifique- 
ment reliés,  anglais,  allemands,  parfois  hollandais,  français  surtout; 
dans  les  armoires  vitrées  et  sur  les  étagères,  quantité  de  piècc^s 
d'orfèvrerie,  massives  et  pesantes,  des  porceLiines  du  Japon 
toujours  bleues  et  des  figurines  de  Saxe;  enfin,  à  la  muraille, 
quelque  vieux  et  charmant  tableau  de  celte  brave  école  hollan- 
daise, à  la  fois  savante  et  familière,  bien  à  sa  place,  tout  à  fait 
dans  son  jour,  et  qui,  brossé  par  le  peintre  pour  orner  le  lieu 


L'ARCHITECTURE    HOLLANDAISE.  515 

où  nous  le  retrouvons,  y  fut  suspendu  par  lui,  et  n'a  point  bougé 
depuis  lors. 

Tel  est  cet  intérieur  hollandais  à  la  fois  aimable  et  peu  connu,  qui 
ressemble  par  tant  de  points  aupalazzo  vénitien.  Malheureusement, 
c'est  à  lui  que  doivent  se  borner  nos  investigations  et  notre  parallèle. 
Il  nous  eût  été  agréable  cependaot  de  les  pousser  plus  loin  et  de 
mettre  en  regard  les  monuments  religieux  de  nos  deux  villes.  Mais 
entre  le^  églises  vénitiennes  et  les  temples  d'Amsterdam,  il  ne 
saurait  y  avoir  de  comparaison  possible.  Alors  que  les  unes  ont 
conservé  ces  décorations  merveilleuses,  qui  sont  comme  l'expression 
visible  de  la  foi  agissante,  les  autres  ont  dépouillé  tous  les  orne- 
ments qui  les  embellissaient.  La  Réformation  hollandaise  se  montra 
en  effet  &ans  pitié  pour  les  sanctuaires  enrichis  par  le  catholicisme. 
Frappée  par  cette  espèce  d'aveuglement  qu'on  ^encontre  à  la  nais- 
sance de  toutes  les  révolutions  religieuses ,  elle  enveloppa  dans  la 
même  réprobation  et  la  religion  qu'elle  voulait  combattre,  et  les 
œuvres  d'art  qu'elle  regardait  comme  ses  symboles. 

Quand  on  énumère  aujourd'hui  les  trésors  qui  disparurent  de  la 
sorte,  on  ne  peut  se  défendre  d'un  véritable  chagrin.  Les  églises 
d'Amsterdam  pouvaient  compter  en  effet  parmi  les  plus  richement 
dotées  du  nord  de  l'Europe.  En  longeant  le  Kalverstraat,  nous 
avons  déjà  vu  quel  était  le  trésor  de  la  chapelle  miraculeuse.  I^es 
autres  églises  n'étaient  guère  moins  bien  pourvues.  Saiut-Nicolas,  qui 
devait  plus  tard  s'appeler  l'Out/eAerA,  possédait  une  statue  en  argent 
massif  du  saint  évéque,  son  patron,  de  grandeur  naturelle,  et  douze 
chérubins  de  même  métal ,  dont  la  façon  n'avait  pas  coûté  moins  de 
deux  cent  quatre-vingts  florins  d'or.  Elle  renfermait,  en  outre,  trente- 
trois  autels  garnis  de  tableaux,  de  retables,  ainsi  que  de  tabernacles, 
de  chandeliers,  de  monstrances  etde  ciboires  en  métal  précieux.  La 
Nieuwekerk  en  comptait  trente-quatre,  tous  magnifiquement  ornés, 
avec  une  croix  d'argent  pesant  treize  livres,  une  statue  de  la  Vierge  en 
argent  massif  et  des  ciboires  de  vermeil.  La  chapelle  S  int~0  lof  était^ 
elle  aussi,  richement  fournie.  Comme  elle  avait  été  fondée  par  des 
navigateurs  suédois,  on  pouvait  espérer  qu'elle  serait  exceptée  de  la 
dévastation  générale.  Malheureusement,  il  n'en  fut  rien.  Dépendant 


5J6  AMSTERDAM    ET  VENISE. 

de  la  fabrique  de  Saint-Nicolas,  elle  eut  le  même  sort  que  son  église 
métropolitaine.  Par  un  arrêté  en  date  du  23  mars  1579,  les  bourg- 
mestres ordonnèrent  la  vente  de  tous  les  ornements  sacerdotaux 
qui  la  décoraient.  Cet  arrêté  est  effrayant  de  laconisme;  il  indique 
exactement  les  préoccupations  de  cette  époque  troublée ,  et 
semble,  aux  honorables  magistrats  qui  le  signent,  l'action  la  plus 
simple  et  la  plus  naturelle  du  monde.  «  Il  est  ordonné  de  la 
part  des  bourgmestres  de  cette  ville  aux  habitants  de  VOudekerk 
de  vendre  les  ornements  de  la  chapelle  Sint^Olof.  »  La  date,  les 
signatures  de  Guillaume  Baardesen  et  de  Jean  Klaasz  Kat  ;  rien 
de  plus.  C'est  ainsi  que  ces  choses  se  passaient,  et  malheureu- 
sement, une  fois  sur  cette  j^ente,  on  ne  s'arrêtait  pas  en  si  bon 
chemin.  Les  vitraux  des  églises,  ceux  de  Saint-Nicolas,  fameux 
déjà  en  ce  temps-là,  furent  impitoyablement  brisés  ;  et  la  seule  raison 
qu'on  donna  à  cette  dévastation  fut  qu'ils  assombrissaient  la  nef. 

En  perdant  leurs  splendides  verrières,  les  églises  d'Amsterdam 
ont  abdiqué  u  ce  quelque  chose  de  semblable  à  l'infini  »,  comme 
dit  Lamennais,  qui  constitue  le  caractère  éminemment  religieux  des 
sanctuaires  gothiques.  La  lumière  blanche,  dure,  sèche,  entrant 
hardiment  par  ces  ^grandes  ouvertures  qui  lui  étaient  restituées, 
chassa  -la  rêverie  qui  errait  sous  les  arcades  mystérieuses  de  ces 
poèmes  de  pierre.  Les  murs  dépouillés  respirèrent  l'abandon;  et 
aujourd'hui  encore,  à  voir  l'emplacement  réservé  aux  fidèles  tenir 
si  peu  de  place,  et  comme  perdu  au  milieu  de  cette  forêt  de  gigan- 
tesques piliers,  à  voir  ces  grosses  bibles,  rangées  à  la  file  sur  les 
petits  pupitres  de  chêne,'ces  coussins  moelleux,  chargés  du  bien-être 
du  corps  pendant  que  l'âme  travaille  à  son  salut,  et  ces  montagnes 
de  chaufferettes  entassées  dans  un  coin,  on  se  demande  quel  besoin 
le  protestantisme  avait  de  s'emparer  de  ces  basiliques,  où,  après 
trois  siècles  d'occupation,  il  se  trouve  encore  dépaysé. 

Plus  heureuse  au  point  de  vue  architectonique,  Venise  a  su 
conserver  à  ses  églises  et  leur  caractère  et  leurs  ornements.  La 
pensée  qui  a  présidé  à  leur  édification  se  retrouve  encore  en  elles. 
Quand  on  franchit  leur  seuil,  quand  on  foule  leur  sol  de  marbre, 
on  sent  ce  «  frisson  dans  le  cœur  »  dont  parle    Montaigne.  «*  Il 


L'ARCHITECTURK    IIOLLANDAISK.  517 

n'est  âme  si  revécbe  qui  ne  se  sente  touchée  de  quelque  révérence 
à  considérer  cette  vastité  sombre  de  nos  esglises,  et  ouïr  le  son 
dévotieux  de  nos  orgues.  Ceux-là  mesmes  qui  y  entrent  avec  mépris 
sentent  quelque  frisson  dans  le  cœur.  » 

Quels  que  soient  l'époque  de  leur  construction  et  le  style  dans 
lequel  elles  ont  été  conçues,  elles  forment  toujours  un  ensemble 
émotionnant,  sans  violents  disparates.  On  sent  le  lieu  où  Ton  est,  sa 
destination  et  son  but.  Ajoutons  que  toutes  les  générations  qui  se 
sont  succédé  sur  ces  dalles  sanctifiées  par  la  prière  ont  enrichi 
le  sanctuaire  d'objets  précieux  et  de  trésors  d'art.  Les  sculptures 
se  dressent  contre  les  murailles,  s'enroulent  aux  piliers  et  tapissent 
le  chœur.  Les  tableaux  des  vieux  maîtres  surmontent  les  autels 
de  marbre  et  de  bronze.  Il  vous  souvient  des  sensations  que  nous 
avons  éprouvées  en  pénétrant  dans  l'intérieur  de  Saint-Marc  ;  elles 
se  répéteront  presque  identiques  quand  nous  visiterons  l'église 
des  saints  Giovanni  et  Paolo,  et  celle  consacrée  à  la  Santa  Maria 
gloriosa  dei  Frari. 

A  Saint-Marc,  nous  étions  dans  le  sanctuaire  de  la  République  ; 
à  San  Zanipolo  et  aux  Frari,  nous  pénétrons  dans  le  pan- 
théon des  Lagunes,  dans  le  mausolée  du  patriciat  vénitien.  Si  les 
vivants,  en  effet,  ont  pris  soin  de  décorer  les  autels  et  de  parer  les 
chapelles,  ce  sont  les  morts  qui  se  chargent  d'orner  les  murailles. 
Étageant  leurs  monuments  funèbres,  ils  couvrent  les  parois  de 
l'église  de  sculptures  et  de  statues,  qui  la  transforment  en  un 
véritable  musée.  Toutes  les  époques  s'y  rencontrent,  tous  les  styles 
s'y  coudoient,  depuis  la  pure  forme  gothique  ,  qui  s'épanouit 
avec  toutes  ses  élégances ,  jusqu'aux  arcades  cintrées  et  aux 
nobles  colonnades  de  la  svelte  Renaissance  ;  depuis  l'ordonnance 
ampoulée,  ambitieuse  et  surchargée  du  dix-huitième  siècle,  qui 
fait  «  revivre  »  la  mort  sur  son  tombeau,  jusqu'aux  froideurs  et  aux 
fadeurs  du  temps  présent,  qui  enterrent  Canova  sous  une  pyramide 
et  honorent  la  mémoire  du  Titien  en  lui  élevant  un  portique 
a  luisant  et  ratissé  comme  une  pendule  de  l'Empire  '  >^ . 

*  TainEj  Voyage  en  Italie. 


518  AMSTERDAM    ET   VENISE. 

Qu€  d'émotions  en  présence  de  ce  passé  qui  semble  être  venu  là 
pour  chercher  un  refuge  1  On  dirait  que  le  temps  perd  ici  sa  puis- 
sance, et  rhorloge  des  siècles  parait  s'être  arrêtée  à  la  porte  de  ce 
Carnpo  Santo  où  les  aïeux,  dans  l'éternité  de  leur  sommeil,  attendent 
patiemment  la  visite  des  générations  à  venir.  Quelle  fierté  que  celle 
de  ces  hommes  qui,  pour  honorer  la  mémoire  de  leurs  morts,  peu- 
plent ainsi  de  chefs-d'œuvre  le  séjour  des  vivants!  Comme  on  sent  à 
la  vue  de  tous  leurs  monuments  qu'ils  sont  préoccupés  de  Fidée  de 
se  survivre  !  Ils  ne  proportionnent  point  en  effet  leurs  mausolées  ni 
leurs  sarcophages  aux  corps  qu'ils  doivent  renfermer;  ce  n'est  point 
un  cercueil  qu'ils  ampliBent  ;  ce  sont  des  monuments  qu'ils  érigent. 
Voyez  le  tombeau  de  Sylvestre  Valier.  Il  a  quinze  mètres  de  large, 
et  les  statues  qui  l'ornent  sont  plus  grandes  que  nature.  Quatre 
colonnes  qui  pourraient  soutenir  le  fronton  d'un  temple  porteut 
jusqu'au  sommet  de  la  nef  des  groupes  de  marbre  blanc,  qui  tiennent 
les  armes  du  défunt.  On  dirait  l'ambition,  la  force  et  la  puissance 
se  perpétuant  au  delà  de  la  mort.  C'est  bruyant,  tapageur,  mal 
ordonné  peut-être,  mais  quelle  fière  tournure  !  Les  papes  à  Rome 
n'ont  rien  d'aussi  pompeux. 

II  n'est  pas  seul  à  affecter  ces  proportions  gigantesques.  Celui  du 
doge  Nicolas  Tron,  avec  ses  vingt  statues  de  grandeur  naturelle, 
avec  ses  quatre  étages,  ses  pilastres,  ses  bas-reliefs  et  ses  niches, 
couvre  tout  un  côté  du  chœur.  Celui  du  doge  J.  Pesaro  est 
encore  plus  théâtral.  C'est  tout  un  édifice  avec  des  nègres  gigan- 
tesques, cariatides  colossales  supportant  sur  leur  tête  tout  un 
monde  de  colonnes  et  de  statues.  Malgré  leur  disgracieuse  bour- 
souflure et  leurs  défauts  évidents,  ces  noirs  géants  ont  une  allui^e 
étrangement  imposante,  et  il  semble  qu'un  souffle  d'éternel  orgueil 
s'échappe  de  ce  cercueil  qui ,  au  milieu  de  cette  pompeuse  déco- 
ration, n'est  plus  en  quelque  sorte  qu'un  simple  accessoire. 

A  côté  de  ces  masses  énormes  et  de  ces  architectures  préten- 
tieuses, quelques  monuments  se  contentent  d'être  grands  simple- 
ment par  leur  beauté,  celui  du  doge  André  Vendramin  par  exemple, 
qui  est  un  des  modèles  irréprochables  de  l'art  de  la  Renaissance  et 
que  Cicognara  nous  cite  comme  le  plus  beau  spécimen  de  la  sculp- 


L'ARCHITECTURE   HOLLANDAISE.  519 

iure  vénitienne.  Celui  de  Léonard  Loredan,  chef-d'œuvre  de  Gra- 
piglia,  celui  de  P.  Bernardo,  une  merveille  d'élégance  dessinée  par 
Alessandro  Leopardi ,  et  vingt  autres,  peuplent  ces  murailles  de 
chefs-d'céuvre  et  la  mémoire  des  visiteurs  de  précieux  souvenirs. 
Le  passé,  en  effet,  semble  revivre  dans  ces  témoignages  posthumes 
d'une  gloire  noblement  acquise  au  service  de  la  patrie.  L'histoire, 
évoquée  par  la  présence  de  ces  illustres. morts,  nous  redit  leurs 
exploits,  et  d'autres  fois,  non  moins  éloquente,  elle  nous  raconte  leur 
châtiment  ou  leur  martyre.  Car  ce  coffre  noir  suspendu  à  la  mu- 
raille, c'est  le  cercueil  de  Carmagnola,  un  général  décapité.  En 
face  du  mausolée  du  doge  Nicolas  Trou,  cette  merveille  d'élégance 
et  de  magnificence,  c'est  le  tombeau  du  doge  Foscari,  mort  de  dou- 
leur, et  non  loin  de  là,  dans  un  modeste  sarcophage,  est  déposée  la 
peau  de  Marc-Antoine  Bragadln,  écorché  vif  par  les  Turcs. 

Enti*e  toutes  ces  tombes,  les  œuvres  d'art  se  pressent  et  s'en- 
tassent; peintures  des  plus  grands  maîtres,  marbres  sculptés, 
métaux  ciselés,  tout  concourt  à  la  magnificence  de  ces  lieux 
funèbres.  Ici  c'est  un  tableau  à  neuf  compartiments ,  attribué  à 
Carpaccio;*là  un  triptyque  de  Vivarini,  plus  loin  un  Crucifiement 
du  Tintoret,  la  statue  de  saint  Jérôme  par  A.  Vittoria,  de  saints 
personnages  par  Bonifazio  et  L.  Bassan,  une  Assomption  de  Salviati, 
un  saint  Jean-Baptiste  par  Donatello;  toutes  œuvres  de  premier 
rang,  qui  transforment  ces  temples  de  la  prière  en  véritables  sanc- 
tuaires de  l'art. 

Peut-être  trouverez-vous  avec  Valéry  u  qu'on  est  presque  choqué 
de  voir  l'homme  occuper  tant  de  place  dans  la  maison  du 
Seigneur  » .  Mais  quelle  manière  plus  brillante  d'honorer  Dieu  que 
de  lui  dédier  les  chefs-d'œuvre  de  l'esprit  humain?  Or,  merveilleux 
privilège  de  Venise,  il  n'est  point  d'église  sur  son  sol  qui  ne  ren- 
ferme quelque  chef-d'œuvre;  à  San  GiuUanOy  nous  trouvons  la 
M  Cène  »  de  Paul  Véronèse;  à  Santa  Maria  Formosa,  cette  célèbre 
i<  Santa  Barbara  » ,  l'une  des  plus  délicieuses  créations  de  Palma 
le  Vieux;  à  San  Giovanni  in  Bragora,  le  plus  bel  ouvrage  de  Cima 
da  Conegliano,  représentant  un  u  Baptême  du  Christ  »  ;  à  San 
Pietro  di  Castello,  à  San  Salvatore,  à  San  Giuseppe  et  dans  dix 


520  AMSTERDAM    ET   VENISE, 

-autres  lieux,  des  toiles  du  Titiea  et  de  Paul  Véronèse;  à  San  Fran- 
cesco  délia  Vigna,  les  statues  de  Tiziano  Aspette;  à  San  Zaccaria, 
celle  de  saint  Jean-Baptiste  par  A.  Vittoria  ;  à  San  Rocco,  Titien 
et  Scbiavone.  Mais  à  \diScuola  voisine,  c'est  le  Tintoret  qui  règne  en 
maître.  Annonciation,  Adoration,  Fuite  en  Egypte,  Massacre  dps 
innocents,  Circoncision,  Baptême,  Nativité,  Ascension,  toutes  les 
scènes  du  Nouveau  Testament  y  sont  représentées  avec  cette  furia 
de  brosse,  cette  maestria  de  couleur  qui  valurent  au  vieux  maître 
son  surnom  parfois  justiBé  de  Fiirîoso. 

A  parcourir  une  telle  collection  de  richesses  artistiques,  on 
éprouve  comme  un  éblouissement  magique.  Tous  ces  cbe^ 
d'œuvre  dispersés  dans  les  églises,  immobilisés  sous  les  yeux  d'une 
population  qui  ne  cesse  de  les  admirer,  propriété  de  tous  et  privi- 
lège du  pidïlic,  nous  font  singulièrement  regretter  qu'Amsterdam 
n'ait  rien  de  pareil  à  nous  offrir.  Quand  ou  songe  à  la  multitude  de 
grandes  œuvres  qu'aurait  produites  l'école  hollandaise  si  elle  eût 
été  poussée  dans  une  voie  plus  large  et  soutenue  par  des  com- 
mandes officielles,  on  se  prend  à  déplorer  malgré  soi  cet  exclusi- 
visme religieux  qui  refusa  inexorablement  à  l'art  et  aux  artistes 
l'accès  des  sanctuaires  de  la  religion  réformée. 


AHSTEBDAM 
La  WMterkerk  avant 


XI 


LA   SCULPTURE 

Un  art  négligé.  —  L  objectif  du  statuaire  et  celui  du  peintre.  —  Le  mélodiste  et  lliarino- 
niiite.  T-  Un  mot  de  Lamennais.  —  Les  faits  accessoires.  —  Une  théorie  dangereuse.  — ;• 
La  sculpture  subordonnée  à  l'architecture.  —>  L*opinion  d'Algarotti.  —  Le  monument  de 
Colleoui.  —  Les  élèves  du  Sansovino.  —  La  couleur  et  l'incohérence.  —  Les  tombeaux 
des  premiers  âges.  —  La  faute  du  temps. 


En  écrivant  aux  premières  pages  de  ce  livre  que  la  sculpture  avait 
été  u  une  lettre  morte  »  pour  nos  deux  grandes  cités,  certes  notre 
intention  n  était  point  de  dire  qu  à  Amsterdam  aussi  bien  qu'à 
Venise  le  bel  art  du  statuaire  avait  été  méconnu  ou  méprisé. 

De  trop  nombreux  chefs-d'œuvre  nous  infligeraient,  surtout  dans 
Tune  de  ces  deux  villes,  un  démenti  formel.  T/idée  que  nous  vou- 
lions exprimer  est  que,  pas  plus  au  bord  du  Grand  Canal  que  sur  les 
rives  de  i'Amstel,  Ta  sculpture  n'a  jamais  montré  des  allures  origi- 
nales ni  revêtu  un  caractère  particulier  qui  fût  capable  de  faire  dis- 
tinguer ses  œuvres  de  celles  des  autres  nations.  Les  statues  et  les 
bas-reliefs  abondent  à  Amsterdam  aussi  bien  qu'àVenise,  mais  il  n'y 
a  pas  plus* de  sculpture  hollandaise  que  de  sculpture  vénitienne;  et 
la  raison  de  cette  lacune  se  conçoit  aisément. 

Comme  la  peinture,  la  statuaire  est  un  art  d'interprétation,  mais 
dont  le  champ  est  singulièrement  plus  restreint  que  celui  de  son 
heureuse  rivale.  Celle-ci,  en  effet,  peut  présenter  à  nos  regards 
des  scènes  composées.  Veut -elle  nous  montrer  un  drame  ou  une 
comédie,  détacher  une  page  de  l'histoire  ou  raconter  une  anecdote, 
elle  entoure  son  héros  de  tous  les  personnages  secondaires  qu'il  lui 
convient  d'évoquer  et  groupe  comme  il  lui  ptait  tous  les  accessoires 
indispensables.  Au  lieu  de  sortir  son  héros  du  milieu  où  il  s'agite, 


no 


522  AMSTERDAM   ET   VENISE. 

elle  l'y  plonge.  Pour  elle,  point  d'autres  limites  que  celles  qui  lui 
sont  assignées  par  sa  fantaisie. 

La  statuaire,  au  contraire,  ne  nous  montre  que  des  formes.  Elle 
s'empare  de  son  modèle  par  tous  les  côtés  à  la  fois,  mais  c'est  pour 
l'isoler.  Par  cet  isolement,  elle  en  fait  un  être  à  part,  désintéressé  du 
monde  qui  l'entoure,  que  celui-ci  ne  saurait  émouvoir,  et  qui  dès  lors 
se  trouve  condamné  à  l'impassibilité.  Elle  n'est  pas  comme  le  tableau 
qui,  grâce  à  la  magie  dé  ses  couleurs,  exprime  une  action  qui  passe. 
Elle  personnifie  le  héros  qui  reste,  et  le  repos  convient  à  l'immuta- 
bilité de  ses  lignes.  En  sorte  que,  s'il  nous  était  permis  de  comparer 
les  arts  du  dessin  à  la  musique,  on  pourrait  dire  que  le  sculpteur  est 
un  mélodiste  sévère  qui  se  préoccupe  avant  tout  de  l'idée  musicale, 
et  que  le  peintre  est  un  harmoniste  qui,  pour  être  complet,  ne  doit 
négliger  aucune  partie  de  son  accompagnement.  L'art  du  premier 
est  une  sorte  de  synthèse  plastique,  l'art  du  second  une  manière 
d'analyse;  comme  expression,  le  premier  est  en  rapport  direct  avec 
la  pensée,  alors  que  l'autre  est  sut*tout  en  rapport  avec  les  sens.  Et 
ceci  nous  amène  à  reconnaître  avec  Lamennais  »  que  là  où  le  coloris 
sera  la  préocupation  principale  des  artistes,  l'art  tendra  à  se  maté- 
rialiser, et  qu'il  aura  au  contraire  une  tendance  à  se  spiritualiser 
lorsque  les  artistes  se  préoccuperont  avant  tout  du  dessin  » . 

Ces  deux  points,  en  effet,  sont  d'une  connexité  absolue.  Couleur 
et  sensation  sont  pour  ainsi  dire  synonymes,  tandis  que  c'est  par  le 
dessin  (le  dessein,  comme  disaient  nos  ancêtres)  que  l'artiste  exprime 

vraiment  son  idée. 

» 

Or,  dès  nos  premiers  pas  dans  l'étude  des  manifestations  artis- 
tiques de  nos  deux  grandes  cités ,  nous  avons  été  frappés  par  une 
préoccupation  qui  semble  dominer  toutes  les  autres  et  partout  se 
place  au  premier  plan  :  celle  de  la  couleur.  Il  n'est  donc  pas  sur- 
prenant que  pas  plus  à  Amsterdam  qu'à  Venise,  nous  ne  rencon- 
trions une  sérieuse  école  de  sculpture.  Ce  serait,  en  effet,  une 
sorte  de  contre-sens,  une  violation  des  règles  esthétiques. 

On  a  essayé  dans  ces  derniers  temps  de  trouver  une  autre 
raison  à  ce  délaissement  de  la  statuaire  chez  les  nations  du  nord,  et 
notamment  en  Hollande.  Des  critiques  ingénieux  ont  prétendu  expli- 


LA  SCULPTURE.  523 

quer  cette  impuissance  de  la  sculpture  septentrionale  pari'  «  absence 
du  nu  » .  N'ayant  jamais  sous  les  yeux  que  des  modèles  vêtus  et  trop 
vêtus  y  ne  pouvant  que  très-accidentellement  apercevoir  l'humanité 
sans  voiles,  les  Hollandais  et  les  Flamands  n'auraient  eu,  à  cause  de 
cela,  que  peu  de  goût  pour  la  beauté  plastique,  et  auraient,  comme 
conséquence ,  tenu  en  mince  estime  la  sculpture ,  qui  en  est 
l'expression  la  plus  intime.  «  A  force  de  regarder  des  jambes  et  des 
pieds  nus,  écrit  quelque  part  M.  Taine,  on  s'intéresse  aux  formes, 
on  «st  content  de  voir  le  muscle  du  mollet  se  tendre  pour  pousser 
une  charrette  ;  l'œil  suit  sa  courbe  et  descend  jusqu'au  pied  ;  on  a 
plaisir  à  voir  les  doigts  réguliers,  bien  appuyés  sur  la  terre ,  la 
bonne  assiette  de  chaque  os,  la  rondeur  de  l'orteil,  l'aptitude  et  la 
force  physique  de  tout  le  membre.  C'est  de  pareils  spectacles 
quotidiens  qu'est  née  autrefois  la  sculpture.  » 

Certes  elle  est  née  de  cela  et  aussi  d'autre  chose.  S'il  est  impos- 
sible,  en  effet,  de  se  figurer  le  statuaire  ignorant  la  forme  humaine 
et  n'ayant  pas  presque  continuellement  le  modèle  sous  les  yeux, 
il  ne  faut  pas  oublier  non  plus  qu'au  temps  de  Léon  X  et  de  Jules  II, 
on  ne  courait  point  tout  nu  dans  les  rues  de  Rome  ou  de  Flo- 
rence. Du  reste,  en  poussant  cette  théorie  captieuse  à  ses  der- 
nières limites,  on  arriverait  à  se  demander  comment  les  Okandas, 
les  Paghouins,  les  Haïtiens  et  tous  les  peuples  sauvages,  qui  ne 
voient  que  le  nu,  et  pour  cause,  ont  toujours  produit  de  si  épouvan- 
tables sculptures,  alors  que  des  artistes  danois,  comme  Thornwald- 
sen,  ou  flamands,  comme  QueUin,  ont  créé  des  œuvres  admirables. 

Tous  les  sculpteurs,  du  reste,  qui  travaillèrent  à  embellir  Venise 
aussi  bien  qu'Amsterdam,  et  dont  nous  retrouvons  aujourd'hui  les 
bas-reliefs  et  les  statues,  furent  des  étrangers  appelés  à  grands 
frais.  Aucun  ne  vit  le  jour  dans  les  murs  de  ces  deux  villes.  Tous 
ou  presque  tous  furent  mandés  du  dehors  ;  mais  en  s'établissant  au 
milieu  des  Lagunes  ou  sur  les  bords  de  l'Amstel,  ils  ne  firent  point, 
ainsi  que  leurs  autres  collègues  en  art,  l'abandon  de  leur  per- 
sonnalité. Ils  n'abdiquèrent  point  leur  originalité ,  pour  revêtir 
celle  de  leur  patrie  d'adoption.  Ils  restèrent  eux-mêmes.  L'inspi- 
ration qu'ils  avaient  apportée  ne  se  transforma  pas ,  elle  conserva 


524  AMSTERDAM    ET   VENISE. 

son  cachet  d'origine;  et  il  n'en  pouvait  être  autrement,  car  s'ils 
eussent  voulu  chercher  autour  d'eux  une  inspiration  nouvelle, 
ils  seraient  devenus  coloristes  et  auraient  cessé  d'être  statuaires. 

La  sculpture  dans  ces  conditions  est  donc,  au  point  de  vue  ethno- 
graphique, celui  de  tous  les  arts  qui  nous  offre  le  moins  d'intérêt  et  le 
moins  de  sujets  d'étude.  Il  semble,  du  reste,  que  Vénitiens  et  Amste^ 
damois  ne  l'aient  jamais  traitée  qu*en  art  secondaire,  et  l'aient 
pour  ainsi  dire  subordonnée  à  l'architecture.  A  leurs  yeux,  cela 
paraît  avoir  été  une  sorte  de  complément  de  l'art  de  bâtir, 
indispensable  sans  doute,  mais  dépendant  de  la  construction, 
comme  les  bijoux  sont  subordonnés  au  corps  dont  ils  composent 
la  parure.  Ainsi ,  même  à  Venise ,  où ,  par  suite  du  voisinage 
de  Florence  et  de  Rome,  les  sculpteurs  furent  singulièrement  plus 
nombreux  qu'à  Amsterdam,  c'est  à  peine  si  l'on  peut  rencontrer 
une  vingtaine  de  statues  qui  appartiennent  à  la  statuaire  pure. 

Le  sculpteur,  en  efFet,  qu'il  se  nomme  Sansovino,  Gattaûeo, 
Scamozzi,  Vittoria  ou  Lombardo,  est  en  même  temps  architecte, 
ou  plutôt  avant  tout  architecte.  Les  élèves  qu'il  forme,  les  disciples 
qui  doivent  l'aider  dans  la  suite,  et  qui  travaillent  sous  ses  ordres, 
apprennent,  eux  aussi,  les  deux  arts  à  la  fois.  On  les  voit  conduisant 
les  travaux  ou  faisant  voler  sous  leur  ciseau  les  éclats  du  marbre , 
et  cette  double  préoccupation  fait  de  la  sculpture  vénitienne,  avant 
toute  chose,  un  art  d'ornement.  Dans  ce  rôle  secondaire,  elle  excelle 
il  est  vrai,  et  si,  comme  le  dit  fort  bien  Algarotti,  on  ne  doit  deman- 
der aux  sculpteurs  de  Venise»  ni  des  leçons  ni  des  modèles,  et  si  les 
Vénitiens  doivent  en  cela  convenir  de  leur  insuffisance  et  de  leur 
pauvreté  »,  on  ne  peut  cependant  se  dispenser  d'admirer  toutes  ces 
œuvres  charmantes  qui  décorent  les  f^içades  des  palais,  ornent  les 
tombeaux,  ou  peuplent  les  niches  du  Palais  ducal  et  de  la  Loggeita. 

Dans  nos  courses  à  travers  les  églises,  «<  ces  églises  dont  chacune 
est  un  musée  >*,  nous  avons  noté  les  architectures  magnifiques  de 
ces  mausolées  tout  couverts  de  statues,  avec  leurs  superbes  dra- 
peries, leurs  gracieuses  arabesques,  leurs  chapiteaux  fouillés, 
leurs  ornements  de  toutes  sortes,  délicats  et  variés.  C'est  dans  ces 
oeuvres  charmantes  qu'éclatent  surtout  les  talents  multiples  de  tous 


LA    SCULPTURE.  525 

ces  excellents  artistes  ;  c'est  par  ces  compositions  d'une  merveilleuse 
élégance  qu'ils  se  distinguent  de  leurs  confrères  italiens,  et  ceux-ci, 
quoique  maîtres  sur  une  foule  d'autres  points,  ne  les  dépassent ,  ni 
même  ne  les  atteignent  dans  cette  gracieuse  branche  de  Fart 
sculptural.  Coïncidence  très-remarquable,  mais  qui  ne  doit  point 
nous  surprendre,  les  choses  se  présentent  à  Amsterdam  de  la 
même  façon.  Les  meilleures  sculptures  anciennes  que  possède 
la  Venise  du  Nord  sont  les  statues  et-  les  bas-reliefs  qui  ornent 
l'intérieur  du  palais  du  Dam  et  les  tombeaux  de  VOudekerk  et  de  la 
Nieuwekerk.  Il  semble  que  dans  Tune  et  l'autre  cité,  en  la  subordon- 
nant à  un  art  supérieur,  on  ait  voulu  faire  de  la  sculpture  l'inter- 
prète de  l'histoire,  et  la  charger,  comme  dit  Amyot,  a  de  préserver 
de  la  mort  d'oubliance  les  faicts  et  dicts  mémorables  des  hommes 
et  les  adventures  merveilleuses  que  produit  la  longue  suitte  du 
temps  » . 

C'est,  du  reste,  à  cette  circonstance  toute  spéciale  que  Venise 
doit  de  posséder  une  suite  d'œnvres  on  ne  peut  plus  intéressantes , 
commençant  au  moyen  âge  et  allant  sans  interruption  presque 
jusqu'à  nos  jours;  suite  qu'aucune  autre  ville  d'Italie  ne  pourrait 
nous  offrir  si  complète.  Elle  débute,  en  effets  avec  les  sculptures  de 
Saint-Marc,  byzantines  et  gothiques,  continue  avec  les  chapi- 
teaux du  Palais  ducal,  œuvre  maîtresse  de  Buono,  et  la  Porta  délia 
Caria;  vers  la  même  époque  elle  se  montre  dans  les  feuillages  et 
les  entrelacs  mauresques  des  palazzi  du  Grand  Canal;  nous  la  retrou- 
vons encore  dans  le  monument  funèbre  du  doge  Morosini,  oii  la 
pure  forme  ogivale  s'épanouit  avec  toutes  ses  élégances.  Puis  peu 
à  peu  l'esprit  nouveau  l'envahit,  les  statues  s'animent  et  leurs 
membres  s'assouplissent.  En  même  temps  que  les  arcades  s'arron- 
dissent et  que  les  colonnes  se  rangent  en  filé,  épanouissant]  leurs 
chapiteaux  d'acanthe,  l'aisance  se  montre  dans  les  mouvements; 
les  muscles  se  dessinent;  les  visages  commencent  à  sourire  et  les 
draperies  ondulent  autour  du  corps  en  plis  plus  larges  et  mieux 
dessinés.  Le  costume  lui-même  s'ennoblit  et  souligne  mieux  les 
formes.  Celles-ci  sont  encore  un  peu  grêles  comme  celles  des 
archanges  du  Pérugin ,  mais  elles  cessent  d'être  roides  et  gênées  . 


52<3  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

«  L'excellence  des  figures,  comme  le  dit  fort  bien  un  éminent  cri- 
tique, consiste  dans  leur  sérieux  involontaire,  dans  leur  expression 
intense  et  simple ,  dans  la  force  de  leur  attitude,  dans  leur  regard 
fixe  et  profond.»  Encore  un  pas,  le  Rubicon  est  franchi;  l'art 
gothique  fait  place  à  la  Renaissance  »  et  la  pensée  moderne,  se  re- 
trempant  dans  l'art  antique,  arrive  à  se  refaire  une  vie  nouvelle. 
Andréa  del  Verrocchio,  Torfévre  florentin,  est  pfiandé  à  Venise,  et  de 
sa  puissante  main  s'échappe  cette,  merveilleuse  statue  équestre, 
la  seconde  qu'on  ait  fondue  en  Italie,  la  statue  du  condottiere 
GoUeoni.  Telle  e^st  la  curieuse  transformation  à  laquelle  bu  assiste 
année  par  année  et  pour  ainsi  dire  jour  par  jour,  tant  les  œuvre? 
d'art  se  suivent  de  près. 

Avec  le  monument  de  GoUeoni  une  çre  nouvelle  s'ouvre  pour 
la  sculpture  vénitienne.  Perché  sur  son  haut  piédestal,  assis  sur 
son  solide  cheval  de  bataille  cuirassé,  casqué ,  les  jambes  écar- 
tées et  le  buste  ramassé,  le  sourcil  froncé  et  la  physionomie 
dure,  le  vieux  général,  pris  sur  Iç  vif,  point  beau^  mais  énergique, 
montre  des  horizons  nouveaux  à  toute  cette  bande  de  nobles 
affamés.  Tous  s'élancent  dans  la  voie  qui  s'ouvre  devant  eux.  L'art 
prend  une  nouvelle  direction  et  une  impulsion  nouvelle.  Les  belles 
œuvres  naissent  de  tous  côtés.  Le  bronze  et  le  marbre  s'animent 
sous  le  ciseau  des  Lombardi  et  de  leurs  disciples  enthousiastes; 
ce  sont  eux  qui  élèvent  ce  mausolée  merveilleux  du  doge  André 
Vendramin,  le  plus  beau  spécimen  de  la  sculpture  vénitienne.  Enfin 
Sansovino  arrive  pour  couronner  leur  œuvre  ;  c'est  lui  qui  placera 
au  haut  du  grand  escalier  des  doges  les  géants  qui  vont  lui  donner 
leur  nom  ,  pendant  que  Nicolo  de  Conti  et  Àlberghetti  de  Ferrare 
ciselleront  les  margelles  des  citernes  du  Palais  ducal,  pendant  que 
Danese  Cattaneo,  G.  Gampagna,  Alessandro  Vittoria  et  vingt  autres, 
suivant  ses  leçons,  imitant  son  style,  décoreront  la  Librairie  vieille 
de  leurs  délicieuses  créations,  broderont  les  murailles  intérieures  de 
l'escalier  d'or,  et  découperont  les  grilles  de  bronze  de  la  Loggetta. 

Ge  temps  d'efflorescence  passé,  c'est  encore  dans  les  monuments 
funèbres  qu'il  nous  faudra  poursuivre  nos  recherches  et  nos  études. 
Fidèle  reflet  de  l'art  italien,  la  sculpture  vénitienne  se  contournera,  se 


LA   SCULPTURE.  -  527 

boursouflera  suivant  les  caprices  du  jour.  La  pompe  succédera  à  la 
majesté  et  la  prétention  remplacera  l'élégance;  le  style  du  cavalier 
Bernin  sévira  sur  la  ville  des  Lagunes ,  comme  sur  la  cité  éternelle, 
jusqu'au  jour  où  Ganova,  tournant  de  nouveau  ses  regards  vers 
l'antiquité  païenne,  essayera,  mais  en  vain,  de  créer  une  seconde 
Renaissance.  Mais  même  dans  cet  efFort  tenté  par  un  de  ses  enfants 
d'adoption ,  la  sculpture  vénitienne  ne  revêtira  point  un  caractère 
spécial  et  propre;  on  la  pourra  confondre  avec  celle  de  toute  autre 
ville  italienne  ou  française,  et  l'on  ne  trouvera,  dans  cette  branche  de 
son  art,  ni  le  souffle  national  qui  anime  ses  autres  productions,  ni 
le  cachet  de  son  originalité. 

Ce  manque  d'originalité  s'explique,  nous  l'avons  dit,  par  les  qua- 
lités mêmes  du  génie  national.  Et  en  effet ,  si  nous  voulions  cher- 
cher avec  soin  parmi  ces  délicieuses  productions  qui  ornent  les 
églises  vénitiennes,  nous  en  trouverions  plus  d'une  où,  en  dépit  des 
impossibilités  apparentes,  les  deux  préoccupations  dominantes  que 
nous  avons  relevées  dans  l'architecture  sont  parvenues  à  "se  faire 
jour.  N'avons-nous  pas  constaté  dans  jie  tombeau  du  doge  J.  Pesaro 
l'emploi  des  marbres  de  couleur?  Que  soùtces  lambrequins  en  vert 
de  mer  et  ces  nègres  pétriHésen  marbre  noir,  sinon  la  couleur  appli- 
quée à  la  sculpture?  En  outre,  sans  sortir  des  Frari^  il  nous  est  loi- 
sible de  voir  un  certain  nombre  de  mausolées  surmontés  de  statues 
équestres.  Ces  tombeaux  appliqués  contre  Ja  muraille,  ayant  plus 
la  forme  d'une  console  que  d'un  cerceuil,  juchés  à  cinq  mètres  du 
sol  et  portant  UE  cavalier  de  grandeur  naturelle  qui,  à  cette  hau- 
teur et  sur  ce  frêle  espace,  doit  être  pris  d'un  perpétuel  vertige, 
n'est-ce  point  là  de  l'incohérence  en  matière  sculpturale  ? 

Remarquable  coïncidence,  aux  rives  de  l'Amstel,  il  en  est  de  même. 
Si,  plus  calmes  d'aspect  que  les  mausolées  vénitiens,  les  tombeaux 
qu'on  rencontre  dans  les  églises  amsterdamoises  demeurent  mono- 
chromes, on  ne  peut  pas  dire  cependant  qu'ils  brillent  eux  non  plus 
par  une  logique  rigoureuse.  Regardez  celui  de  l'amiral  Van  der  Huist, 
le  mort  est  représenté  étendu  les  yeux  fermés  dans  l'attitude  d'un 
homme  qui  sommeille  ;  mais  son  bras  droit,  qui  est  armé  d'un  grand 
sabre,  s'agite  et  semble,  au  delà  delà  vie,  menacer  un  ennemi  ima- 


AMSTERDAM    ET    VENISE. 


ginaire  qui  trouble  sod  repos.  La  vue  de  ce  geste  au  moins  étrange 
fait  naître  malgré  soi  l'idée  d'un  guerrier  poursuivi  par  un  afFreut 
cauchemar.  De  Rtiyter  n'est  guère  plus  heureux.  Il  a  l'air  de  dormir; 


l'air  seulement,  car  deux  féroces  triions  qui  se  dressent  à  ses  côtés 
soufflent  A  pleins  poumons  dans  des  conques  marines  et  sembleal 
se  complaire  dans  un  effroyable  vacarme. 


-  LA  SCULPTURE.  629 

Tout  ce  tapage  simulé  ne  vous  semble-t-il  pas  contraster  ridi* 
culement  avec  Tidée  de  repos  et  de  silence  que  doit  inspirer  l'image 
de  la  mort?  f.es  tombeaux  des  premiers  âges  étaient  singulièrement 
plus  logiques  et  mieux  compris.  Le  mausolée  figure  une  alcôve 
défendue  du  jour  par  une  niche  cintrée  ou  une  arcade  ogivale; 
là,  sur  une  estrade  semblable  au  lit,  où  la  nuit  il  reposait  ses 
membres  fatigués,  celui  qui  n'est  plus  semble  dormir  d'un  sommeil 
que  rien  ne  viendra  troubler.  Vêtu  comme  à  l'ordinaire ,  sans  luxe 
excessif  et  sans  emphase,  son  visage,  grave  et  sans  angoisses, 
respire  ce  calme  qu'éprouve  tout  homme  qui  s'est  bien  acquitté 
de  la  vie.  C'est  là  l'image  simple  et  pacifique  que  les  survivants 
doivent  conserver  de  celui  qui  n'est  plus.  Combien  ce  repos  éternel 
après  une  vie  bien  remplie,  peuplée  de  hauts  faits  et  de  grandes 
actions,  est  plus  éloquent  que  le  fracas  plus  ou  moins  harmonieux 
de  toutes  les  trompettes  posthumes  ! 

Notez  que  cet  abus  de  musique  funèbre  sévit  sur  presque  tous 
les  tombeaux  illustres.  Willem  Van  der  Zaan,  Isaac  Swerrius, 
Abraham  Van  der  Hulst,  ne  sont  guère  mieux  partagés  que  l'infor- 
tuné de  Ruyter.  Il  est  vrai  que  le  génie  national  n'est  pas  le  seul 
coupable  dans  ce  manque  de  goût.  L'époque  peut  en  revendiquer 
aussi  sa  large  part.  Amsterdam,  en  effet,  par  suite  de  sa  construction 
tardive,  n'a  pas  eu  comme  Venise  le  bonheur  de  traverser  cette 
période  de  haut  et  grand  style,  qui  devait  peupler  le  monde 
moderne  de  chefs  -  d'œuvre  inimitables.  Quand ,  après  avoir 
fait  table  rase  des  belles  œuvres  antérieures  à  son  avènement, 
la  bourgeoisie  hollandaise  éprouva  à  son  tour  les  besoins  artis- 
tiques, qui  s'imposent  à  toutes  les  civilisations  éclairées,  l'art 
européen  était  en  pleine  décadence.  Les  inspirations,  que  la 
Hollande  put  puiser  au  dehors,  n'étaient  plus  que  de  seconde 
main  et  de  qualité  douteuse.  II  ne  lui  fiit  pas  possible,  comme 
au  patriciat  vénitien  dans  sa  splendeur,  d'appeler  dans  ses  murs 
des  Verrocchio,  des  Sansovino  et  des  Vittoria.  La  race  de  ces  grands 
artistes  était  depuis  longtemps  éteinte,  et  la  décadence  avait 
imprimé   son  fatal  cachet  sur  les  œuvres  de  leurs  successeurs. 

Le  seul  grand  artiste  justement  réputé  que  la  ville  d'Amsterdam 

67 


530  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

put  attirer  chez  elle,  quand  il  lai  fallut  décorer  son  palais  et  broder 
les  murs  de  son  Stadkuis,  ce  fut  A.  Quellio.  C'est  à  lui  qu'on  doit 
les  bas-reliefs  et  les  cariatides  du  Fîerscbaar,  les  dieux,  les  guir- 
landes de  fleurs  et  de  fruits,  les  bas-reliefs  et  les  atlributs  qui  ornent 
les  grandes  salles  du  palais,  et  ces  oeuvres,  qui  pour  l'époque 
sont  excellentes,  doivent  être  rangées  parmi  les  meilleures  de 
ce  temps  qu'on  puisse  trouver  dans  les  lïtats  du  nord  de  l'Europe. 
Il  nous  resterait,  pour  être  tout  à  fait  complet,  à  parler  de  la 
sculpture  moderne.  Quelques  ccliantillons  de  cet  art,  bommages 
tardifs  de  la  reconnaissance  nationale,  ornent  en  effet  les  places  et 
les  jardins  de  la  Venise  du  Nord.  C'est  la  statue  de  Rembrandi 
que  nous  avons  saluée  sur  le  Botermarkt,  celle  de  Vondel  au 
l'ark.  C'est  enfin  cetle  croix  de  métal  que  nous  avons  rencontrée 
sur  le  Dam,  et  dont  l'aspect  nous  a  choqués.  Mais  comme  nous  n'au- 
rions point  une  bien  vive  satisfaction  à  nous  occuper  longtemps  de 
ces  œuvres  nouvelles,  et  qu'elles  ne  changeraient  point  grand' chose 
anx  considérations  générales  que  nous  avons  émises,  nous  croyons 
qu'il  vaut  mieux  en  rester  là,  et  aborder  tont  de  suite  la  peinture, 
qui  ouvre  à  nos  investigations  le  cbamp  le  plus  vaste  et  le  plus  splen- 
dide  que  nous  puissions  rêver. 


AMSTERDAM 
La  colonne  de  la  i™ii  de  méuA. 


XII 


LA   PEINTURE   VÉNITIENNE 

L*întuition  de  la  couleur.  —  Le  caractère  pittoresque  extérieur  et  décoratif  de  Técole  yéni- 
tienne.  —  Jean  BeUîn  et  les  primitifs.  •—  Origine  orientale  de  Venise.  —  Les  peintres 
▼énitiens  nés  hors  des  Lagunes.  —  Une  atmosphère  brumeuse  enfante  des  coloristes,  et 
les  pays  arides  produisent  des  dessinateurs.  —  Les  vrais  interprètes  du  christianisme.  — 
Indifférence  des  Vénitiens  en  matière  religieuse.  —  La  Société  de  TArétin.  — >  Le  natu^ 
ralisme.     —    Le    Titien    et    le  Tintorct.  —   La    vérité   historique.   —    Les    portraits. 

—  Peintres  byzantins  et  mosaïstes  grecs.  —  Les  Vivarini.  —  Gentile  et  Giovanni 
Bellini.  —  Mahomet  II  et  le  Sénat.  —  La  transition ,  Vittore  Carpaccio.  ^  Gima  da 
Gonegliano.  —  Giorgione.  —  Le  paysage  historique    du  Titien.  —  Classement  difficile. 

—  Palma ,  Pordenone  et  Sebastiano  del  Piombo.  —  Il  Moretto  et  Paris  Bordone.  —  Le 
Bassan.  —  Tintoret,  sa  jeunesse  et  ses  études.  —  Paul  Véronèse,  rayonnement  de 
beauté  et  de  lumière.  —  Muziano,  Zelotti  et  Moroni.  —  Turchi,  Tiepolo  et  Ricci.  — 
Les  petits  peintres.  —  Canaletto,  Pietro  Belloti,  Guardi  et  Longhi. 


Si  l'amour  excessif  de  la  couleur  entrava  te  développement  de  la 
sculpture  à  Venise,  et  empêcha  les  statuaires  d'imprimer  à  leurs  pro- 
ductions un  caractère  de  vive  originalité,  dans  la  peinture,  comme 
on  devait  bien  s'y  attendre,  il  produisit  juste  l'effet  contraire. 
Là,  ce  goût  des  nuances  brillantes  et  des  tons  vifs,  cette  merveil- 
leuse intelligence  de  l'harmonie  chromatique,  cette  connaissance 
pour  ainsi  dire  instinctive  de  la  loi  des  contrastes  et  des  a  valeurs  >', 
que  tout  Vénitien  possédait  par  une  sorte  d'intuition  miraculeuse, 
rencontrèrent  une  carrière  superbe,  où  ils  purent  se  développer 
avec'une  magnifique  aisance,  et  s'épanouir  brillamment  dans  toute 
une  série  de  chefs-d'œuvre. 

Dès  son  aurore,  la  peinture  vénitienne  se  révèle  à  nous  avec  ces  qua- 
lités admirables.  Les  premiers  peintres  que  la  Sérénissime  Seigneurie 
adopte  montrent  déjà  combien ,  dans  cette  ville  de  marbre  enso- 
leillée, le  sentiment  de  la  couleur  dominant  tous  les  autres  est  apte 
à  produire  de  grandes  et  belles  pages.   C'est  lui  qui  devient  la 


532  AMSTERDAM   ET   VENISE. 

pierre  angulaire  de  toute  cette  généreuse  école  vénitienne.  Dès  Anto- 
nio Veneziano,  Gentile  da  Fabriano  et  les  Vivarini,  on  comprend 
la  force  et  les  richesses  dont  il  doit  se  montrer  si  prodigne,  et  dans 
Tiepolo,  Piazzetta  et  les  derniers  peintres  du  dix-huitième  siècle, 
c'est  encore  lui  qui  règne  en  maître,  dictant  ces  compositions 
aimables,  qui  sont  comme  le  dernier  soupir  du  grand  art  vénitien. 
Aucun  de  ces  valeureux  artistes  ne  cherche,  du  reste,  à  se  sous- 
traire  à  sa  prestigieuse  domination.  Tous  au  contraire  lui  rendent 
hommage,  tous  lui  payent  tribut,  se  courbent  sous  son  sceptre 
féerique,  se  font  les  prêtres  de  son  culte,  les  grands  comme  les 
petits,  tes  sages  comme  les  fous;  tous,  même  le  plus  illustre 
d*entre  eux,  le  Titien,  dont  le  génie,  lesté  d'une  haute  raison,  fut, 
comme  l'a  si  bien  dit  M.  Ch.  Blanc,  l'un  des  mieux  équilibrés  que 
l'on  connut  jamais. 

Mais  ce  merveilleux  sentiment  de  la  couleur  n*est  pas  malheureuse- 
ment le  seul  trait  caractéristique  de  l'école  vénitienne.  Il  porte  avec 
lui  ce  correctif  inéluctable  que  nous  devions  nous  attendre  du  reste 
à  rencontrer  à  ses  côtés;  n*avons-nous  point  déjà  constaté  «  que  là 
où  le  coloris  est  la  préoccupation  principale  de  l'artiste ,  Fart  tend 
naturellement  à  se  matérialiser  »?  C'est  une  de  ces  règles  fatales 
auxquelles  on  n'échappe  en  aucun  temps  et  en  aucun  pays;  aussi, 
dès  les  premiers  pas  à  travers  cette  pléiade  de  chefs-d'œuvre, 
allons-nous  trouver  presque  constamment  le  sentiment  subordonné 
à  la  sensation,  la  préoccupation  du  pittoresque  dominant  dans 
l'esprit  de  Tartiste,  l'impression  optique  placée  bien  avant  l'exprès* 
sion  morale  ;  car  Je  résultat  de  ces  merveilleuses  qualités  de 
couleur  est  de  rendre  la  peinture  vénitienne  avant  tout  extérieure 
et  décorative,  de  lui  faire  rechercher  la  satisfaction  des  yeux,  bien 
plus  que  la  réalisation  d'un  idéal. 

Dès  ses  premiers  beaux  jours,  en  effet,  alors  que,  sous  le  pinceau 
des  Vivarini ,  de  Carpaccio ,  de  Marco  Basaïti  et  de  leurs  contem- 
porains, l'art  vénitien  a  conservé  la  manière  sèche  des  premiers 
maîtres  ;  alors  que  les  artistes  sont  encore  attentifs  au  dessin,  que 
les  c6ntoui*s  sont  presque  saisissables ,  que  la  forme  a  été  suivie 
scrupuleusement    et    méticuleu sèment    copiée,    Vextérioriié    est 


LA    PEINTUHK   VE.NITIF.NNIÎ.  533 

déjà  fort  apparente.  La  préoccupation  principale  est  de  faire  spec- 
tacle. Semblables  à  ces  marchands  orientaux  qui  déploient  au  soleil 
leurs  éblouissantes  étoffes  et  leurs  trésors  étincelants,  ces  premiers 
maîtres  étalent  devant  nos  yeux  ravis  les  splendeurs  de  leur  palette. 


Puis,  à  mesure  que  les  ressources  matérielles  de  la  pein- 
ture viennent  à  s'accroître,  cette  tendance  s'accentue  davan- 
tage :  elle  va  chaque  jour  se  développant  jusqu'à  ce  qu'elle 
atteigne  son  apogée,  sous  la  brosse  étincelante  de  ce  magicien  du 
pinceau,  Paul  Véronèse,  qui,  avec  ses  qualités  merveilleuses  et 
ses  superbes  défauts,  est  sinon  la  personnalité  la  plus  haute,  du 


534  AMSTERDAM   ET   VENISE. 

moins  la  personnification  la  plus  complète  de  l'école  vénitienne. 

Une  tendance  si  caractéristique  ne  pouvait  passer  inaperçue,  et, 
une  fois  relevée  par  la  critique,  demeurer  sans  explication.  On  a 
donc  cherché  à  expliquer  ce  merveilleux  sentiment  de  la  couleur, 
cette  connaissance  instinctive  de  ses  principaux  effets,  cette  admi- 
rable faculté  de  faire  vibrer,  dans  un  merveilleux  accord,  les 
nuances  les  plus  belles  et  les  plus  riches ,  et  l'on  s'est  efforcé  d'en 
trouver  la  cause  initiale.  Cette  cause,  des  auteurs  ing[éaieux  ont 
cru  la  découvrir  dans  la  prétendue  origine  asiatique  des  Vénitiens. 
Selon  eux,  les  colons  qui  s'établirent  il  y  a  onze  à  douze  siècles 
au  milieu  des  Lagunes  arrivaient  en  droite  ligne  de  l'Asie  Mineure, 
et  u  devaient  à  cette  circonstance  la  connaissance  des  lois  de  la 
couleur  ». 

En  admettant  cette  origine  asiatique  des  Vénètes ,  comme 
un  fait  parfaitement  établi,  ce  qui  n'est  rien  moins  que  prouvé, 
elle  ne  suffirait  certes  pas  à  expliquer  leur  école  de  peinture.  Les 
lois  d'harmonie  des  couleurs  constituent  une  science  que  les 
Chinois  ont  connue  de  toute  antiquité,  que  les  Persans  et  les 
Indiens  ont  mise  en^  œuvre  dans  la  plupart  de  leurs  productions 
industrielles,  notamment  dans  leurs  tissus,  et  dont  certains  peuples 
riverains  de  la  Méditerranée  eurent  une  intuition  indiscutable. 
Tout  cela,  nous  l'accordons  volontiers.  Mais  de  là  à  supposer 
que  les  prétendus  secrets  de  cette  science  soient  transmissibles 
de  générations  en  générations;  qu'ils  puissent  traverser  les  âges  et 
demeurer  purs  de  toute  altération,  quand  le  reste,  religion,  patrie, 
lois ,  mœurs ,  traditions,  a  reçu  des  atteintes  si  graves ,  quand  tant 
d'institutions  d'une  importance  excessive  s'abimaient  dans  le  néant 
et  tombaient  dans  l'oubli,  c'est  ce  que  nous  ne  pouvons  admettre. 

Que  les  Vénitiens  opposent  le  vert  au  rouge  et  le  jaune  au 
violet,  qu'ils  sachent  en  outre  admirablement  équilibrer  leurs 
tt  valeurs  » ,  c'est-à-dire  calculer  la  somme  de  lumière  et  d'ombre 
que  doit  comporter  chaque  teinte,  pour  donner  à  la  place  où  elle  se 
trouve  son  maximum  de  coloration,  c'est  là  un  fait  évident;  et  il  n'est 
même  point  nécessaire  de  regarder  un  grand  nombre  de  tableaux 
du  Titien,  de  Pordenone,  du  Giorgione,  de  Bonifazio  Veneziano  ou 


LA   PEINTURE   VÉNITIENNE.  535 

de  Paris  Bordone,  pour  s'en  apercevoir.  Que  certains  peuples 
orientaux  en  usent  de  même  dans  leurs  ouvrages  d*art  ou  d'in* 
dustrie  et  fassent  preuve  de  qualités  analogues,  cela  n'est  pas 
niable.  Mais  c'est  là  une  coïncidence  intéressante  et  rien  de  plus. 
Bien  d'autres  peuples  dont  l'origine  n'a  rien  à  démêler  avec  l'Asie 
se  trouvent  dans  le  même  cas;  et  si  c'était  là  une  de  ces  propriétés 
qui  se  transmettent  dans  le  sang,  comment  admettre  ces  lacunes 
énormes  dans  la  production ,  et  cette  nécessité ,  pour  Venise  à  son 
aurore,  d'emprunter  ses  premiers  artistes  à  Byzance  et  au  Pélo* 
ponèse  ? 

Mais,  bien  mieux  (et  c'est  là  un  argument  irréfutable),  pas  plus  en 
peinture  que  dans  les  autres  arts,  la  cité  des  Lagunes  n'a  produit 
les  talents  et  les  génies  qui  l'ont  embellie  et  dont  la  gloire  rayonne 
autour  de  son  nom  comme  une  auréole.  De  tous  les  peintres  qui 
ont  illustré  l'école  vénitienne,  c'est  à  peine  s'il  en  est  cinq  ou  six 
qui  soient  nés  à  Venise.  Dans  la  grande  époque  Jean  Bellin  et  le 
Tintoret;  à  la  décadence  Ganaletto,  dont  le  père  peignait  les  dé- 
cors au  théâtre  San  Samuele ,  Rosalba  Carriera ,  qui  était  fille  d'un 
fonctionnaire  public,  et  peut-être  un  ou  deux  encore,  ont  vu  le 
jour  sur  le  sol  vénitien.  Tous  les  autres  sont  nés  hors  de  Venise. 
Parmi  les  précurseurs,  Gentile  Fabiano  était  de  Padoue,  Pisanello 
de  Vérone,  Carpaccio  de  Capo  d'Istria,  Marco  Basaïti  du  Frioul,  les 
Vivarini  de  Murano  ;  parmi  les  peintres  de  la  grande  et  majestueuse 
époque,  le  Titien  était  né  à  Cadore,  Giorgione  à  Castelfranco,  Paris 
Bordone  à  Trévise,  Paul  Véronèse  et  Zelotti  à  Vérone,  Palma  le 
Vieux  à  Bergame,  Pordenone  dans  le  Frioul,  Moretto  à  Brescia, 
et  Gima  à  Gonegliano,  dans  la  ville  dont  il  prit  le  nom.  Il  n'est  pas 
jusqu*aux  peintres  de  la  décadence  qui  ne  soient  dans  le  même  cas. 
A  l'exception  de  Ganaletto  et  d' Alba  Garriera,  dont  nous  parlions  à 
l'instant,  tous  sont  forestieri^  comme  on  dit  en  Italie  ,  c'est-à-dire 
étrangers.  Piazzetta  avait  vu  le  jour  à  Pederola,  près  de  Trévise; 
Longhi  à  Bologne,  et  Sebastiano  Ricci  à  Bellune. 

Que  devient ,  en  présence  de  cette  diversité  d'origine,  l'influence 
trop  vantée  de  ce  sang  asiatique  qui  fait  battre  le  cœur  des 
Vénètes?  D'autant  mieux  que  ce   n'est  point  là  un  fait  accidentel. 


536  AMSTERDAM   ET    VENISE. 

exceptionnel  dans  Thistoire  de  Tart.  La  cité  des  papes  est  sous  ce 
rapport  dans  le  même  cas  que  la  cité  des  doges.  A  Texception  de 
Jules  Romain,  la  ville  éternelle. n'a  vu  naître. dans  ses  murs  aucun 
des' peintres  qui  l'ont  illustrée.  Niéra-t-on  cependant  que' tous  les 
fjrands  artistes  qui,  à  la  âuitê  de  Raphaël,  la  peuplèrent  de  tant  de 
belles  œuvres,  n'aient. ensemble  comme  un  air  de  famille? 

Il  faut  donc  conclure  de  là  que  cette  communauté  d'inspiration, 
cette  similitude  de  production  est  bien  plus  imposée  par  le  milieu, 
par  le.sçl  et  surtout  par  le  climat,  que  par  les  qualités  delà  race. 

Là,  en  effet,  où  une  brume  légère  règne  perpétuellement  dans 
l'atmosphère  ;ià  où  une  vapeur  argentée  s'interpose  entre  l'œil  et 
les  objets,  qu'il  conteinple,  les  contours  se  trouvent  estompés,  les 
lignes  .perdent  de  leur. netteté;  par  contre  les  couleurs  «  font 
tache  n,  et  prennent  une  intensité  excessive.  En  .même  tenips,  et 
comme  conséquence  de  leur  indécision  de.  formes;  les. taches 
colorées  ont  une  visible  tendance  à  se  fondre  sur,  leurs  limites, 
et  de  cette  fusion  de  tons  vivaces,  il  résulte  une.  harmonie  brillante 
qui  séduitrœil  et  le  charme.  Or,  c'est  par  l'œil,  il  ne  faut  pas  l'oublier, 
que  se  fait  toute  l'éducation  du  peintre.  Jamais  un  raisonnement 
n'aura  sur  lui  l'influence  d'un  spectacle  vu:  Parlant  aux  yeux; 
c'est  par  ceux-ci  qu'il  lui  faut  apprendre  le,  langage  dans  lequel  il 
doit  s'exprimer.  Dès  lors,  on  comprend  pourquoi,  les  contrées 
humides  et  brumeuses  façonnent,  fatalement  certains  talents  à 
l'image  des  spectacles  qu'elles  leur  font  voir,  et  pourquoi  noo-seule- 
ment  Venise,  mais,  encore  la  Hollande,  la  Flandre  et  l'Angleterre 
ont  été  des  pépinières  de  coloristes. 

Dans  les  pays  brûlés  par  le  soleil^  où  l'air,  desséché  par  la  chaleur, 
s'est  dépouillé  de  toute  humidité  vaporeuse, .1  a, p:erspeçtive  aérienne, 
au  contraire,  n'existe  pour  ainsi  dire  pas.*  Les  contours  deviennent 
alors  d'une  netteté  et  d'une  précision  brutales.  Les  formes  prennent 
une  importance  extraordinaire,  les  couleurs  dures  et  crues,  arrêtent  à 
peine  le  regard.  Les  tons  entiers  et  violents  sont  sans  charme  pour 
l'œil.  Par  contre,  les  grandes  lignes  sont  plus  fièrement  écrites,  et 
l'esprit  de  l'artiste,  subissant  forcément  l'influence  des  spectacles 
qui  l'environnent,  s'habitue  à  la  prépondérance  du  contour.  Dans 


VEMSE 

LÏHlacaliun  de  l'Amour,  p.ir  le  'ri[i< 


LA   PEINTURE  VÉNITIENNE.  539 

ces  pays,  rétude  de  la  nature  doit  inévitablement  produire  des 
dessinateurs. 

Ce  sont  là  des  phénomènes  teUement  palpables  qu'on  s'étonne 
de  voir  d'excellents  esprits  aller  chercher  dans  des  accidents 
psychologiques  ce  qui  n'est  qu'une  affaire  d'éducation  de  l'œil. 
C'est  ainsi  que  M.  Taine  considère  cette  extériorité  de  l'art  vénitien 
comme  un  reflet  du  caractère  national,  amoureux  des  fêtes,  des 
processions  et  de  la  pompe;  et  que  MM.  Ch.  Blanc  ^t  Rio  croient 
en  découvrir  la  source  dans  les  sentiments  religieux  de  la 
population. 

Double  erreur!  Cet  amour  de  la  couleur  généreuse  et  de  l'exté- 
riorité,  cet  affolement  des  spectacles  magnifiques  avaient  leur 
point  de  départ  dans  un  même  sentiment.  C'était  une  même  dis- 
position d'esprit,  une  même  tendance  qui  faisaient  rechercher  au 
peuple  de  Venise  la  pompe  et  la  magnificence  aussi  bien  dans  les 
cérémonies  de  la  piazza  San  Marco  que  dans  les  toiles  confiées  aux 
maîtres  de  l'école.  L'un  de  ces  goûts  ne  procède  pas  de  l'autre;  il 
n'en  dépend  pas.  Il  y  a  tout  simplement  connexité  de  désirs  et  de 
isensations,  rien  de  plus. 

Quant  aux  sentiments  religieux,  nous  savons  à  quoi  nous  en  tenir 
là -dessus.  Ce  n'est  pas  le  peuple  qui  donnait  asile  à  toutes  les 
hérésies,  qui  permettait  aux  protestants  d'avoir  un  temple  et  aux 
Turcs  de  posséder  une  mosquée  dans  \eav  fondaco ;  qui  dix  fois  tint 
tête  au  pape,  faillit  deux  fois  se  brouiller  avec  le  Saint-Siège  et 
tomber  dans  le  schisme ,  ce  n'est  pas  ce  peuple-là  auquel  on  peut 
supposer  des  sentiments  religieux  d'une  intensité  bien  violente. 

En  cela,  du  reste,  les  artistes  renchérissaient  encore  sur  le 
commun  des  mortels.  Nous  connaissons  la  vie  de  quelques-uns 
d'entre  eux ,  et  l'on  n'y  trouve  ni  piété  bien  grande ,  ni  rigorisme 
bien  marqué.  La  plupart  sont  de  vaillants  compères  menant  la  vie 
joyeuse,  voyageant  volontiers,  s'occupant  médiocrement  de  leur 
salut.  Depuis  Gentile  Bellini,  qui  s'en  va  vivre  chez  les  Turcs, 
jusqu'à  Pordenonc,  Véronèse  et  Bordone,  il  serait  assez  diffi- 
cile de  découvrir  dans  l'existence  d'aucun  d'eux  une  large  place 
réservée   aux   préoccupations  religieuses.   Quant  au  Titien,    s'il 


540  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

eiit  eu  un  peu  de  pieté  au  cœur,  il  est  probable  qu'il  n'aurait 
pu  s'accorder  avec  cet  étrange  poète  qui  s'intitula  le  fléau 
des  princes  {JlacjeUum  principiim)^  et  en  profita  pour  attaquer  les 
papes  et  les  rois,  invectivant  les  puissants  de  toutes  sortes  et  ne 
respectant  Dieu,  comme  le  dit  son  épitaphe,  que  parce  qu'il  ne  le 
connaissait  pas. 

Inlaclus  Deus  est  illi  :  causamque  ro(];atiis, 
Hane  dédit  :  ille,  inquit,  non  inibi  notus  erat. 

Du  reste,  quel  rapport  y  a-t-il  entre  la  peinture  vénitienne  et  la 
catholicité?  Les  tableaux  vénitiens  représentent,  il  est  vrai,  des 
scènes  religieuses,  parfois  empruntées  aux  saintes  Écritures, 
mais  telle  était  la  coutume  du  temps,  et  encore  la  plupart  de 
ces  vastes  œuvres  n'étaient-elles  que  des  prétextes  à  portraits 
ou  à  décoration,  qui  allaient  embellir  des  églises  singulières, 
dont  les  noms,  fait  unique  dans  la  religion  romaine,  étaient 
empruntés  à  l'Ancien  Testament.  San  Samuele,  San  Daniele, 
San  Moïse  sont  en  effet  des  saints  qui  appartiennent  exclusivement 
au  paradis  vénitien. 

Certes  il  est  indiscutable  que  les  peintres  de  Venise  ont  été  moins 
sensibles  aux  sereines  beautés  de  l'ail  grec  que  les  ai*tistes  de 
Florence;  mais  cela  tient  uniquement  à  ce  que  l'antiquité  ne  s'est 
révélée  aux  maîtres  de  la  Renaissance  que  par  des  statues,  c'est-à- 
dire  par  des  lignes,  et  que  ces  lignes  ne  pouvaient  que  médiocre- 
ment émouvoir  des  artistes  avant  tout  épris  de  la  couleur.  Quant  au 
caractère  chrétien,  il  serait  foit  imprudent  d'aller  le  chercher  dans 
les  productions  de  ce  peuple  indifférent  par  excellence,  qui  invecti- 
vait les  envoyés  de  la  Curie  romaine  en  leur  criant  :  «  Vénitiens 
d'abord,  et  chrétiens  ensuite.  »  {Siamo  Veneziani  e  poi  Cristiani.) 
S'il  devait  se  trouver  dans  un  art  quelconque,  il  semble  que  ce  serait 
plutôt  dans  l'austère  roideur  de  ces  primitifs  Italiens,  dans  la  mystique 
simplicité  de  l'école  de  Pérouse ,  ou  dans  le  naïf  ascétisme  des  pre- 
miers maîtres  flamands,  qui  se  sont  faits  les  interprètes  émus  de  cette 
religion  de  soumission,  de  continence  et  d'abnégation,  qui  n'était 
guère  le  fait  de  la  bruyante  population  des  Lagunes. 


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LA   PEINTURE   VÉNITIENNE.  M3 

Du  reste^  examinons  quelques-unes  de  ces  œuvres,  nous  verrons 
mieux  encore  que  le  sentiment  religieux  ne  s'y  montre  en  aucune 
façon.  Tous  les  peintres  vénitiens,  en  effet,  traitent  les  sujets  saints 
avec  im  réalisme  qui  bannit  toute  idée  mystique.  Le  Titien  lui- 
même  ne  voit,  dans  la  scène  qu'il  représente,  que  le  fait  tel  qu'il  se 
^serait  passé  dans  son  temps.  Il  ne  cherche  rien  au  delà;  ses  saints 
personnages  sont  des  êtres  vivants,  pour  ainsi  dire  pris  sur  le  fait, 
et  nullement  idéalisés.  Regardez  sa  Présentation  au  temple.  Au 
sommet  d'un  escalier  énorme  sont  groupés  les  prêtres  et  le  pontife, 
au  milieu  des  gradins  une  petite  fillette  vêtue  de  bleu  monte  en 
relevant  sa  robe  simplement,  comme  ferait  toute  autre  enfant  de  son 
âge.  Ses  joues  sont  rondes  et  roses;  elle  lève  la  main  comme  pour 
demander  au  grand  prêtre  ce  qu'il  veut  d'elle.  C'est  la  nature  et  rien 
de  plus;  elle  suffit  au  peintre.  Au  pied  de  l'escalier  se  trouvent  une 
foule  de  nobles  personnages  diversement  groupés,  tous  bien  vivants, 
bien  portants,  qui  semblent  être  autant  de  portraits  pris  dans  la  vie 
réelle ,  et  au  premier  plan ,  tout  au  centre  du  tableau ,  le  peintre  a 
accroupi  une  vieille  paysanne  vêtue  de  bleue  et  capuchonnée  de 
blanc ,  qui  vient  du  marché  et  conserve  encore  à  ses  côtés  son 
panier  plein  d'œufs  et  ses  poulets. 

Dans  son  Assomption,  qui  est  l'un  de  ses  plus  célèbres  chefs- 
d'œuvre,  il  en  est  de  même.  Ses  apôtres  sont  des  pêcheurs  bronzés 
par  le  soleil  de  l'Adriatique,  et  la  Vierge  qui  monte  au  ciel  dans  une 
gloire  ardente  est  de  la  même  race.  C'est  une  femme  saine  et  forte, 
sans  exaltation  dans  le  regard  ,  sans  sourire  mystique  sur  les  lèvres, 
fièrement  campée  dans  sa  robe  rouge,  avec  le  corps  solide  et  forte- 
ment charpenté  d'une  femme  du  peuple. 

Ses  saintes  familles  sont  encore  dans  le  même  goût.  Les  enfants 
y  sont  frais  et  roses  avec  de  belles  chairs  bien  fermes ,  les  vierges 
fortes  et  saines ,  pleines  de  santé.  C'est  la  floraison  de  la  vie.  Rien 
de  mou ,  rien  d'efféminé ,  rien  d'alangui  ;  pas  d'embarras  ni  de 
réticences  et  surtout  pas  de  sous-entendus.  C'est  la  nature  glorifiée 
par  l'art,  et  à  ce  titre  les  œuvres  les  plus  religieuses  du  Titien  se 
rapprochent  singulièrement  plus  du  panthéisme  ancien  que  de 
l'idéalisme  chrétien. 


644  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

Si  du  mieux  équilibré  au  point  de  vue  du  génie  nous  passons  au 
plus  fougueux  des  peintres  vénitiens,  nous  verrons  qu*il  en  est  de 
même,  la  préoccupation  est  identique.  Qu'on  Tétudie  à  la  Scuola 
de  Saint-Rocb,  dans  les  salles  du  Palais  ducal  ou  dans  les  galeries  de 
l'Académie  des  beaux-arts,  on  voit  tout  de  suite  que  leTintoret  obéit 
aux  mêmes  idées.  Dans  chacune  de  ses  œuvres,  on  rencontre  une. 
foule  de  détails  pris  sur  le  vif,  empnmtés  à  la  vie  courante,  qui  mon- 
trent que,  malgré  sa  turbulente  imagination ,  ce  grand  génie  cher- 
chait ses  modèles  dans  la  nature  et  puisait  autour  de  lui  ses  inspi- 
rations. Dans  son  Annonciation  il  s'en  rapporte  à  la  lettre  des 
saintes  Écritures.  Saint  Joseph  était  charpentier,  vite  il  lui  élève  une 
demeure  en  harmonie  avec  sa  condition.  C'est  bien  là  une  maison 
de  charpentier,  avec  un  auvent  pour  travailler  en  plein  air,  un  établi, 
des  outils,  des  pièces  de  bois  et  tout  Tencombrement  des  scies, 
des  rabots  et  des  morceaux  ajustés.  A  l'intérieur,  l'ameublement 
rustique,  mais  propre,  d'un  ménage  pauvre  ;  des  chaises,  un  grand 
lit  à  rideaux  rouges,  un  berceau  d'osier,  et  au  milieu  de  tout  cela 
la  Vierge  apparaît  comme  une  forte  paysanne,  comme  une  solide 
plébéienne,  effrayée  plus  encore  qu'étonnée  par  l'invasion  des  anges. 

Les  Noces  de  Cana  se  passent  dans  une  vraie  salle  à  manger 
soutenue  par  des  colonnes,  avec  un  plafond  à  caissons;  les  per- 
sonnages sont  distribués  sur  deux  longues  files,  les  hommes  d'un 
côté  et  les  femmes  de  l'autre ,  se  disposant  à  faire  honneur  au 
repas.  Tout  est  bien  en  ordre,  les  personnes  et  les  couverts.  Rien 
n'est  oublié  :  ni  le  dressoir  chargé  d'assiettes,  ni  le  lustre  garni  de 
bougies.  Au  bout  de  la  table,  et  par  conséquent  tout  au  fond  du 
tableau,  le  Christ  apparaît  entouré  d'une  auréole.  C'est  le  seul  per- 
sonnage qui  se  distingue  du  commun.  Tous  les  autres,  en  costume 
du  seizième  siècle,  semblent  fort  affamés,  et  par  l'empressement 
qu'ils  mettent  à  demander  du  vin  on  sent  que  la  présence  du  bien- 
aimé  liquide  les  intéresse  pour  le  moins  autant  que  le  miracle. 
Il  n'est  pas  jusqu'à  un  chien  occupé  sous  la  table  à  ronger  un  os , 
qui  ne  vienne  par  son  attitude  ajouter,  s'il  est  possible ,  à  la  réalité 
de  la  scène. 

Chez  Jacques  Bassan ,  l'abondance  de  ces  accessoires  est  encore 


VENISE 
Peinlure  ilu  PaliU  ducal,  par  Zelotli, 


LA   PEINTURE   VÉNITIENNE.  547 

plus  sensible.  Pour  être  plus  rustique,  il  n*en  est  peut-être  qiie  plus 
vrai.  Son  Retour  de  Jacob  en  Chanaan  est  un  véritable  déménage- 
ment de  campagne;  écuetles,  casseroles  et  chaudrons,  tout  est 
à  terre  et  pêle^-mêle;  jusqu'à  une  bassinoire  qui  se  dresse  dans 
un  coin,  et  dont  la  forme  par  trop  moderne  fait  vraiment  un 
singulier  effet.  Dans  son  ^nrtonciaf ion  aux  bergers,  même  chose. 
C'est  une  vraie  scène  de  la  vie  pastorale  à  laquelle  il  nous  fait 
assister.  Tonnelets  et  baquets ,  agneaux ,  chèvres  et  chiens  ^ 
béliers  et  brebis ,  tout  est  copié  d'après  nature  ;  on  sent  que  cela 
a  été  vu  ainsi. 

Mais  personne  n'a  poussé  cette  passion  de  mêler  la  vie  contem- 
poraine à  l'interprétation  des  passages  des  saintes  Écritures  plus 
loin  que  Paul  Véronèse.  Son  Repas  chez  Lévi,  ses  Noces  de  Cana, 
ses  Pèlerins  d^Emmaûs  et  dix  autres  toiles,  atteignent  les  der- 
nières limites  du  plus  fantaisiste  mélange  des  choses  actuelles 
aux  choses  passées,  du  sacré  au  profane.  Ce  ne  sont  plus  seu- 
lement de  somptueuses  demeures  vénitiennes,  des  salles  de  ban- 
quet et  des  lieux  de  festin  que  le  grand  peintre  associe,  par  la 
présence  d'un  saint  pei*sonnage,  à  quelque  passage  de  l'Évangile. 
Ce  sont  les  portraits  des  grandes  personnalités  de  son  époque 
dont  il  entoure  le  Christ,  et  qu'il  fait  asseoir  aux  côtés  du  Fils  de 
Dieu.  Et  dans  quel  ordre  ou  plutôt  dans  quel  désordre  !  A  un  même 
repas,  à  la  même  table,  il  installe,  côte  à  côte,  François  V^ 
et  Charles-Quint,  les  enfants  de  Mahomet  et  le  nonce  du  Pape, 
qui  tous  écoutent,  avec  plus  ou  moins  de  recueillement,  un  concert 
que  leur  donnent  les  principaux  peintres  vénitiens,  représentés 
d'après  nature. 

Et  combien  d'autres  portraits  parmi  ces  centaines  de  person- 
nages couverts  de  velours  et  de  damas,  parmi  ces  gentils  enfants 
gracieusement  costumés,  et  ces  belles  dames  somptueusement 
parées ,  dont  nous  ignorons  et  les  noms  et  les  titres  !  Les  grands 
lévriers,  les  pages,  les  nègres,  les  hommes  d'armes,  abon- 
dent au  milieu  de  ces  scènes  de  l'Évangile,  si  simples  et  si 
grandes  pourtant  dans  leur  noble  simplicité,  et  l'on  est  forcé 
d'avouer  que  si  c'est  là  une  manière  pittoresque  de  comprendre 


548  AMSTERDAM  ET   VENISE. 

les  saintes  Écritures,  ce  ne  saurait  être,  dans  tous  les  cas,  une  façon 
bien  cbrétienne  de  les  interpréter. 

Dans  aucune  école  et  dans  aucun  temps,  jamais  peintre  ne  poussa 
plus  loin  la  fantaisie  dans  l'interprétation  des  textes  sacrés.  Il 
alla  même  si  loin  dans  quelques-unes  de  ses  œuvres,  que  le 
{][rand  inquisiteur  d'État,  qui  n'était  cependant  guère  rigide  sur 
l'article  religion,  crut  devoir  intervenir.  Il  fit  comparaître  devant 
lui  le  fécond  artiste,  l'interrogea  au  sujet  de  ses  derniers  tableaux , 
lui  reprocha  sa  manière  de  travestir  les  pages  les  plus  belles  de 
l'Évangile,  et  lui  infligea  une  verte  admonestation. 

Le  grand  peintre  présenta  lui-même  sa  défense,  et  les  arguments 
naïfs  qu'il  produit  montrent,  mieux  que  toutes  les  dissertations 
imaginables,  combien  les  préoccupations  chrétiennes  tourmen- 
taient peu  les  peintres  vénitiens.  Même  dans  la  conception  de 
ses  tableaux  les  plus  religieux,  Paul  Véronèse  l'avoue  ingénu* 
ment,  «  il  ne  prenait  point  tant  de  choses  en  considération  ». 
Il  est  probable  que  les  autres  agissaient  de  même,  et  que  Por- 
denone  non  plus  ne  se  mettait  poipt  l'esprit  à  la  torture  pour 
observer  les  convenances,  quand,  à  Santa  Maria  di  Campagna , 
il  introduisait  dans  les  peintures  décoratives  d'une  église  catho- 
lique des  jeux  de  faunes  et  de  bacchantes. 

Mais  ce  qui  est  surtout  remarquable  dans  la  plaidoirie  du  grand 
peintre  vénitien,  c'est  la  façon  dont  il  s'abrite  derrière  Michel* 
Ange'.  Pour  la  première  fois,  ejt  probablement  pour  la  seule  fois,  il 
l'invoque  comme  son  maître.  Il  est  même  fort  probable  que 
l'auteur  de  la  Cène  ne  songe  à  se  mettre  à  couvert  derrière  l'au- 
teur du  Jugement  dernier  que  parce  que  ce  chef-d'œuvre  avait 
été  exécuté  sous  les  yeux  d'un  saint  pontife,  dont  l'Inquisition 
vénitienne  pouvait  difficilement  condamner  la  compétence,  et  avait 
néanmoins  excité  dans  toute  l'Italie  un  épouvantable  scandale.     . 


*  Reti'ouvé  par  M.  A.  Baschet  dans  les  Archives  de  Venise,  parmi  les  procès 
du  saint  Office,  ce  document  si  intéressant  au  point  de  vue  de  l'art  a  été 
publié  pour  la  première  fois  par  M.  Gb.  Yriarte,  qui  en  a  donné  la  traduction 
m  extenso  dans  son  excellent  livre  la  Vie  d'un  patricien  de  Venise  au  seizième 
siècle,    ... 


LA   PEINTURE  VÉNITIENNE.  549 

Les  fresques  de  la  chapelle  Sixtine  étaient  en  effet  à  peine  décou- 
vertes et  soumises  au  jugement  du  public ,  qu'il  n*y  eut  qu'un  cri 
d'étonnement  chez  les  artistes ,  et  d'indignatioa  dans  le  clergé 
romain.  Michel- Ange,  lui  nou  plus,  ne  s'était  que  médiocrement 
préoccupé  des  sentiments  religieux  qui  devaient  inspirer  son  énorme 
chef-d'œuvre.  Il  avait  préféré,  profitant  d'une  occasion  unique, 
donner  ample  carrière  à  cette  fougue  de  lignes  qui  bouillonnaient 
dans  son  cerveau.  Mais,  dans  ces  gigantesques  figures,  où  (sans  se 
soucier  de  la  convenance  ou  de  l'inconvenance)  il  n'avait  vu  que 
des  a  académies  » ,.  d'autres  trouvèrent  des  indécences.  De  tous  côtés 
on  attaqua  le  grand  peintre ,  et  peu  s'en  fallut  que,  dans  l'ardeur  de 
la  discussion,  les  invectives  ne  remontassent  jusqu'au  Pape  qui 
avait  fait  exécuter  la  fresque  sublime. 

Au  temps  de  Véronèsece  scandale  n'était  point  oublié.  A  Paul  III, 
pontife  amoureux  des  arts  et  qui ,  tout  en  organisant  l'Inquisition , 
s'était  montré  l'ami  d'Érasme  et  de  Sadolet,  avait  succédé  Paul  IV, 
dont  le  rigorisme  intolérant  ne  pouvait  s'accommoder  de  rémi- 
niscences païennes.  Choqué  par  les  postures  des  personnages,  il  avait 
ordonné  qu'on  effaçât  toute  la  fresque;  peu  s'en  fallut  que  l'ordre 
ne  fàt  exécuté ,  et  Daniel  de  Volterre  ne  put  sauver  le  chef-d'œuvre 
d'une  destruction  irrémédiable  qu'en  consentant  à  habiller  les 
principaux  personnages,  et  en  gagnant  ainsi  ce  nom  burlesque 
de  bracheitone  (culottier),  que  lui  donnèrent  ses  contemporains,  et 
que  lui  conserva  la  postérité. 

L'exemple  invoqué  par  Véronèse  pour  se  défendre  était  donc 
habilement  choisi  ;  d'autant  mieux  que  si  à  son  époque  les  irrévé- 
rences échappées  au  pinceau  de  Michel-Ange  avaient  été  voilées , 
on  s'était  bien  gardé  d'effacer  ce  Garon  qui,  monté  sur  sa  barque 
mythologique,  ««  batte  col  remo  qualunque  si  adagia  »,  comme  dit 
Dante ,  et  qui  se  trouve  aussi  déplacé  dans  une  apothéose  chré- 
tienne que  les  u  bouffons,  soldats  et  autres  plaisanteries  »  auxquelles 
faisaient  allusion  les  inquisiteurs  d'État. 

Du  reste,  à  défaut  des  fresques  de  la  Sixtine,  Véronèse  aurait  pu 
invoquer  les  Chambres  de  Baphaël,  signalant  les  portraits  de  Sa^ 
vonarole,  Dante,  Bramante  et  Fra.  Angelico  dans  la  Dispute  du 


550  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

Saint-Sacrement^  ceux  de  François  délia  Rovpre  et  du  Pérugîn  dans 
y  Ecole  d'Athènes,  de  la  Fornariaa  dans  le  Miracle  de  Bolsène^  et  du 
nain^Gradasso  Berettaï,  bouffon  attitré  du  cardinal  de  Médicîs,  dans 
la  Harangue  de  Constantin.  A  Rome,  à  cette  époque,  on  ne  se  gênait 
guère  plus  qu'à  Venise.  J'insiste  sur  ce  fait  parce  que  la  routine  est 
si  grande  (surtout  en  matière  artistique)  que  de  nos  jours  encore 
c'est  une  sorte  de  manie  généralement  adoptée  par  les  critiques 
que  de  reprocher  à  l'école  vénitienne  de  s'être  moquée  comme  à 
plaisir  «  de  cette  vérité  historique ,  savante,  si  remarquable  chez 
Raphaël,  et  dont  celui-ci  ne  s'est  jamais  écarté  qne  volontairement 
et  par  science  '  » . 

Pour  peu. qu'on  étudie  la  peinture  italienne ,  du  nord  au  midi  de 
la  Péninsule,  on  sait  bien  vite  à  quoi  s'en  tenir  sur  la  façon  dont  ces 
nobles  esprits  entendaient  la  vérité  historique.  Celle-ci  était  la 
moindre  de  leurs  préoccupations,  et  il  n'en  pouvait  être  autrement. 
Ce  qu'ils  savaient  de  l'antiquité  romaine  était  à  peu  près  nul; 
de  l'antiquité  juive,  ils  ne  connaissaient  absolument  rien  :  avec 
quoi  auraient-ils  donc  pu  reconstituer  un  monde  disparu  depuis 
douze  siècles,  quand  tous  les  éléments  leur  faisaient  à  la  fois 
défaut? 

C'est  seulement  depuis  la  découverte  de  Pompéi  que  nous 
commençons  à  nous  douter  de  ce  que  pouvaient  bien  être 
le  costume,  les  demeures,  les  ai*mes,  les  usages  des  Romains 
pendant  la  période  impériale;  et  par  les  ruines  retrouvées  en 
Asie  Mineure,  nous  soupçonnons  ce  que  pouvait  être  l'existence 
des  Assyriens,  et,  par  conséquent,  celle  de  leurs  voisins  les  Juifs. 
Mais  encore  aujourd'hui,  si  nous  pouvons  nous  faire  une  idée  con- 
fuse des  choses,  nous  ne  savons  rien  des  personnes;  et  ce  n'est  que 
d'imagination  que  nous  pouvons  représenter  le  Christ,  la  Vlei^e 
et  la  plupart  des  personnages  mêlés  à  cette  merveilleuse  légende 
de  la  Passion. 

'  J.  CoiMDET,  Histoire  de  la  peinture  en  Italie.  Ajoutons  que  M.  Goindet,  si 
sévère  pour  l'école  vénitienne  et  si  exig^eant  pour  la  vérité  historique,  confond 
les  onze  mille  vierges  que  la  légende  fait  mourir  aux  environs  de  Cologne  avec 
les  martyrs  du  mont  Ararat,  fait  trépasser  le  Tilien  au  palais  Barbarlgo,  etc.,  etc. 


LA  PEINTURE  VÉiNITIENNE.  551 

Seulement,  dans  les  pays  où,  par  suite  de  Farldité  du  soi  et  de  la 
sécheresse  de  l'air,  les  artistes  deviennent  forcémeat  dessinateurs, 
ils  cherchent  dans  des  combinaisons  de  traits,  toujours  faciles  à  repro- 
duire, la  création  d*une  série  de  types,  et  ces  types  admis  par 
l'Ecole,  constamment  copiés  et  recopiés,  arrivent  rapidement  à 
créer  une  tradition  et  des  figures  classiques.  Dans  les  écoles  colo- 
ristes ,  au  contraire ,  rien  de  semblable  ne  se  produit  et  ne  peut 
se  produire.  L*œil  continuellement  sollicité  par  des  harmonies  de 
couleur  ne  peut  s'astreindre  à  cette  fidélité  aux  contours.  Il  lui 
répugne  d'accepter  des  types,  où  la  ligne  joue  un  rôle  trop  consi- 
dérable,  et  de  se  conformer  aux  exigences  d'un  tempérament  qui 
n'est  pas  le  sien.  On  comprend  dès  lors  que  les  écoles  où  le  dessin 
domine,  voyant  les  types  dassiques,  qu'elles  regardent  comme 
au-dessus  de  toute  discussion,  négligés  systématiquement  par  les 
écoles  coloristes,  accusent  celles-ci  de  manquer  à  toutes  les  lois  de 
la  vérité  historique.  Mais  quand  on  se  reporte  à  l'origine  de  ces 
types,  quand  on  étudie  la  façon  dont  ils  ont  été  conçus,  quand  on 
analyse  les  éléments  dont  ils  sont  formés,  on  voit  bien  vite  qu'ils  ne 
sont  pas  plus  exacts,  pas  plus  vrais  que  les  autres.  L'antiquité 
romaine  ou  juive  de  Michel-Ange  ou  de  Raphaël  est  tout  aussi 
bien  une  œuvre  de  convention  que  celle  du  Titien  et  de  Véronèse, 
et  Ton  ne  persuadera  à  aucun  homme  de  sens  que  la  Fornarina  en 
costume  du  seizième  siècle,  devenue  le  portrait  authentique  de  la 
vierge  Marie,  ressemble  davantage  à  la  mère  du  Christ  que  la  Bella 
du  Titien  ou  la  fille  du  Tintoret. 

La  recherche  de  la  vérité  historique,  de  ce  que  nous  appelons 
la  «  couleur  locale  »  dans  les  arts  plastiques,  est,  il  faut  bien  qu'on  le 
sache,  une  préoccupation  absolument  moderne,  je  dirais  presque 
contemporaine.  C'est  pourquoi  l'on  peut  dire  que  les  seuls  docu- 
ments pleinement  exacts  qui  nous  soient  parvenus  des  sculpteurs 
et  des  peintres  de  la  Renaissance  sont  les  portraits  de  leurs 
contemporains.  Or,  dans  cette  spécialité,  les  écoles  de  coloristes  se 
sont  montrées  singulièrement  supérieures  aux  écoles  de  dessina* 
teurs.  Les  portraits  peints  par  le  Titien,  Giorgione^  le  Tintoret  et 
Paul  Véronèse  n'ont  d'équivalents  au  monde  que  ceux  peints  par 


552  AMSTERDAM   ET  VENISE; 

Rubens,   Vao    Dyck,    Rembrandt,    Frans   Hais,    Van    der    Heist, 

MoreeUe  et  Mîerevelt.  Portées  à  cette  perfection,  ces  images  soot 

plus    que    des    portraits;  elles    deviennent  de    véritables    pages 

d'histoire. 


VENISE 
it  du  doge  PaKal  Cicogiiia,  d'aprÈl  le  Tintorel 


Cette'  suprématie,  ajoutons-le,  les  écoles  coloristes  la  doivent 
bien  moins  aux  merveilleuses  qualités  de  leurs  ailistes  qu'à  ce  retour 
constant  vers  l'étude  de  la  nature,  à  laquelle  ceux-ci  soot  pour 
ainsi  dire  forcés.  C'est  en  effet  dans  cette  étude  où  ils  se  retrem- 
pent constamment  qu'ils  apprennent  à  serrer  la  vérité  de  plus  près, 
à  la  mieux  comprendre,  à  pénétrer  le  secret  de  ces  délicatesses, 


LA   PEINTURE  VÉNITIENNE.  553 

de  ces  finesses  de  traits  et  de  tous,  qualités  en  apparence  secon- 
daires, mais  qui  constituent  l'expression  d'un  visage.  Aussi  leurs 
portraits  ne  nous  montrent-ils  pas  seulement  la  ressemblance; 
ils  nous  font  connaître  le  caractère  de  leurs  modèles,  nous  initient 
aux  secrets  de  leur  vie,  nous  dévoilent  leurs  passions,  et  sont  de  la 
sorte  singulièrement  plus  intéressants  que  ceux  enfantés  par  les 
écoles  de  dessinateurs  qui,  passionnés  pour  le  contour,  regarderaient 
comme  une  atténuation  fâcheuse  tout  ce  qui  peut  affaiblir  l'impor- 
tance de  la  ligne,  en  amoindrir  la  pureté ,  en  un  mot  réléguer  le 
dessin  au  second  plan. 

Sous  ce  rapport,  en  effet,  maîtres  ou  élèves,  tous  les  Flo- 
rentins sont  des  fanatiques  de  la  plus  rude  espèce.  Il  est  impos- 
sible de  se  montrer  pontifes  plus  intransigeants.  Pas  un  n'admet, 
en  faveur  du  résultat  obtenu,  une  dérogation  aux  préceptes  de 
l'école.  On  a  beau  être  arrivé  aux  dernières  limites  de  la  science, 
il  faut  encore  procéder  par  ordre  comme  au  temps  où  l'on  appre- 
nait sa  leçon;  et  rien  n'est  curieux  comme  d'entendre  Vasari,  peintre 
de  second  ordre,  reprocher  aU  Titien  «  de  peindre  tout  de  suite 
d'après  nature ,  de  ne  pas  faire  un  dessin  préparatoire,  de  croire 
que  le  vrai  moyen  d'atteindre  au  dessin  vrai,  c'est  de  peindre  sur- 
le-champ  avec  des  couleurs,  sans  avoir  au  préalable  étudié  les 
contours  sur  le  papier».  Michel-Ange,  de  son  côté,  n'était  guère 
plus  indulgent  pour  le  grand  génie  de  l'école  vénitienne.  «  Quel 
dommage,  disait-il  un  jour  à  ceux  qui  lui  parlaient  du  Titien,  qu'on 
n'apprenne  pas  à  Venise  à  mieux  dessiner!  Si  Tiziado  Vecelli  était 
secondé  par  l'art  comme  il  a  été  favorisé  par  la  nature,  personne 
au  mondé  ne  ferait  ni  si  vite  ni  mieux  que  lui.  » 

Cette  opinion ,  un  peu  trop  exclusive ,  disons  -  le  bien  vite , 
ne  fut  heureusement  pas  ratifiée  par  tous  les  Romains  contem- 
porains de  Michel- Ange.  Quand,  à  soixante-dix  ans,  le  grand 
peintre  vénitien  se  rendit  pour  la  première  fois  dans  la  ville 
éternelle,  il  y  fut  reçu  avec  un  véritable  enthousiasme.  Il  eut, 
lui  aussi,  ses  admirateurs  et  même  ses  fanatiques.  Sa  grande 
renommée  lui  faisait  partout  cortège,  et  l'espèce  d'antagonisme 
qui  ne  tarda  pas  à  s'élever  entre  Michel -Ange  et  lui  dégénéra 

70 


554  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

en  véritable  guerre  entre  les  partisans  des  deux  grands  artistes. 
Chacun  d'eux  eut  ses  tenants,  et  l'on  se  battit  pour  leur  renom, 
comme  on  le  fit  plus   tard  pour  le   Tasse   et  TArioste. 

Après  avoir  étudié  en  détail  les  caractères  qui  distinguent  l'école 
vénitienne  des  autres  écoles  de  l'Italie,  après  avoir  autant  que  pos- 
sible déterminé  l'origine  de  ces  caractères  distinctifs,  il  nous  reste 
à  jeter  un  rapide  coup  d'œil  sur  les  développements  et  les  évolu- 
tions accomplis  par  l'art  vénitien,  en  un  mot,  à  retracer  en 
quelques  traits  les  phases  principales  de  son  histoire. 

Comme  pour  toutes  les  autres  grandes  écoles  de  peinture,  l'exis- 
tence de  l'école  vénitienne  peut  se  diviser  en  trois  périodes  princi- 
pales :  les  Précurseurs,  le  Siècle  d'or  et  la  Décadence.  C'est  là,  nous 
l'avons  dit,  une  de  ces  lois  immuables  auxquelles  tout  obéit  dans 
la  nature ,  l'art  comme  le  reste. 

Nous  ne  remonterons  point  toutefois,  pour  l'étude  de  notre  pre- 
mière période,  au  delà  du  commencement  du  quinzième  siècle. 
Avant  cette  époque,  pour  parler  franchement,  la  peinture  véni- 
tienne n'existe  pas  encore ,  les  artistes  étrangers  que  la  République 
a  fait  venir  à  grands  frais ,  mosaïstes  grecs  ou  peintres  byzantins , 
sont  encore  plus  des  praticiens  enfermés  dans  les  limites  d'une 
exécution  mécanique  que  de  véritables  artistes.  Contenus  par  les 
exigences  hiératiques  du  culte  chrétien,  ils  ne  se  permettraient 
point  de  modifier  une  pose,  de  changer  les  plis  d'une  draperie  ou 
les  dimensions  d'un  trait.  Ils  croiraient  en  cela  commettre  un  sacri- 
lège. Ils  reproduisent  pour  ainsi  dire  machinalement  l'œuvre 
prescrite  par  le  culte,  imposée  parle  rite,  sans  permettre  à  leur 
imagination  d'y  rien  modifier,  ni  à  leur  personnalité  de  se  montrer 
dans  leur  œuvre.  Il  faut  que  l'architecture  et  la  sculpture  aient 
peuplé  le  Grand  Canal  de  véritables  merveilles,  pour  que  la 
peinture,  ce  dernier  venu  de  tous  les  arts  plastiques,  consente  à 
se  réveiller. 

Aux  premières  années  du  quinzième  siècle,  vivait  à  Murano  une 
famille  d'artistes,  les  Vivarini,  ouvriers  d'abord^  verriers  de  père 
en  fils,  et  qui  ne  tardèrent  pas  à  abandonner  la  verrerie  pour  la 
peinture.  Le  premier  d'entre  eux,   Luigi  Vivarino,    apprit   son 


LA  PEINTURE  VÉNITIENNE.  555 

nouvel  art  dans  sa  patrie  même;  il  se  disait  avec  orgueil  élève 
d'Andréa  de  Murano  ;  et  si  nous  n'avons  pas  fait  remonter  jusqu'à 
ce  dernier  l'origine  de  la  peinture  vénitienne ,  c'est  qu'il  ne  nous 
est  parvenu  aucune  œuvre  de  lui.  La  peinture  vénitienne  ne  pos- 
sède, en  effet,  qu'un  seul  ouvrage  qui  soit  antérieur  à  Luigi  Viva- 
rino,  c'est  le  Rédempteur  de  Lorenzo  Veneziano  (daté  de  1369), 
que  nous  avons  vu  en  visitant  le  musée  Correr,  et  de  Luigi  lui- 
même  on  ne  connaît  plus  que  deux  tableaux  :  le  Christ  de  San 
Zanipoloy  et  le  Christ  portant  sa  croix,  daté  de  1414,  qui  se 
trouve  maintenant  au  musée  Brera  à  Milan. 

Plus  heureux  que  nous,  Zanetti,  le  biographe  de  Venise,  a 
connu  quatre  tableaux  de  ce  fondateur  de  l'école  vénitienne ,  et  il 
a  pu  porter  sur  lui  un  jugement  motivé.  Il  lui  trouve  un  coloris 
fade  {sciapido  modo  di  coloré)^  mais  il  n'hésite  point  à  reconnaître 
en  lui  une  recherche  très-vive  du  pittoresque,  une  forte  expression 
dans  les  têtes  et  beaucoup  de  naturel  dans  les  poses  ;  or  ce  sont 
précisément  là  des  traits  distinctifs  de  l'école  vénitienne. 

Autour  de  ce  pilier  de  l'art  des  Lagunes,  si  je  puis  dire  ainsi, 
viennent  se  grouper  une  foule  d'artistes  habiles,  Michel  Mattei, 
Pasqualino  Veneziano ,  Antonio ,  Bartolommeo  et  Alvese  Vivarini  ; 
Marco  Zoppo,  Marco  Basaïti,  vieux  maîtres  de  mérite  dont  l'Aca- 
démie de  Venise  nous  montre  quelques  échantillons;  Jacobello  del 
Fiore,  qui  vécut  près  d'un  siècle  ;  Carlo  Crivelli,  son  élève,  et  vingt 
autres  vaillants  artistes,  peintres  robustes,  tous  grands  amis  de  la 
couleur,  adorateurs  fervents  du  pittoresque ,  mais  fidèles  encore 
aux  usages  du  moyen  âge,  c'est-à-dire  encombrant  de  figures 
hiératiques  leurs  triptyques  et  leurs  tableaux  à  volets,  et  dépensant 
leur  savoir  et  leur  talent  à  couvrir  de  broderies  eu  relief,  d'ara- 
besques en  saillie,  les  robes  de  leurs  saintes  et  les  manteaux  de  leurs 
madones. 

Cette  pléiade  de  talents  archaïques  occupa  Venise  pendant  un 
demi-siècle.  Pour  qu'une  évolution  nouvelle  ait  lieu,  pour  qu'une 
transformation  s'accomplisse ,  il  faut  que  nous  arrivions  aux  frères 
Bellini. 

Tous  deux,  Gentile  et  Giovanni,  étaient  fils  de  peintre.  Leur  père, 


556  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

Jacopo  Bellini,  avait  appris  son  art  dans  l'atelier  de  Gentile  da 
Fabriano,  dont  Micbel-Ange  disait  que  «  le  pinceau  était  aussi 
gentil  que  le  nom  »  ;  ce  qui  dans  la  bouche  de  Michel- Ange  pouvait 
bien  être  une  critique.  Jacopo  éleva  avec  soin  ses  enfants  et  leur 
transmit  le  peu  qu'il  savait,  c'est-à-dire  son  amour  de  la  couleur 
et  des  arrangements  pittoresques,  ainsi  que  la  technique  du 
métier. 

Mais  cette  maigre  semence  tombait  en  un  merveilleux  terrain. 
Dès  leurs  premières  œuvres,  en  effet,  les  deux  frères  firent  pres- 
sentir ce  dont  ils  étaient  capables;  ils  élargirent  le  style  des  vieux 
maîtres,  agrandirent  leur  manière  et  préparèrent  la  voie  aux 
peintres  dû  M  Siècle  d'or  ».  Tout  d'abord  ils  travaillèrent  ensemble.  Le 
Sénat  les  employa  à  la  décoration  du  Palais  ducal.  Ils  couvrirent 
les  salles  du  Grand-Conseil  de  peintures  qui  ne  sont  point  parve- 
nues jusqu'à  nous  ;  mais  Vasari  nous  les  a  décrites ,  et  ce  devait 
être  de  fort  bons  tableaux.  Le  sévère  Florentin  donne  même  à 
une  bataille  navale  la  qualification  de  «  merveilleuse  »,  et  cette 
cpithète  étonne  un  peu  sous  sa  plume,  car  il  ne  se  montra  jamais 
d'une  excessive  tendresse  à  l'endroit  des  peintres  vénitiens. 

Malheureusement  la  collaboration  des  deux  frères  fut  brusque- 
ment interrompue.  Mahomet  II,  enthousiasmé  par  la  vue  d'un  por- 
trait exécuté  par  Giovanni,  avait  demandé  à  la  Sérénissime  Seigneurie 
de  lui  confier  pendant  quelque  temps  l'auteur  de  la  merveille.  Od 
n'avait  garde  [de  rien  refuser  à  ce  farouche  sultan  ;  la  demande  (îit 
donc  accordée  en  principe,  mais  on  ne  mit. point  de  hâte  à  son 
exécution.  Aussi  lorsque,  le  1"  août  1479,  un  orateur  juif  vint,  à  ce 
que  rapporte  Marino  Sanuto,  inviter  le  doge  et  le  Sénat  à  la  noce 
du  fils  de  Mahomet,  le  sultan  profita  de  l'occasion  pour  réclamer 
l'envoi  immédiat  du  peintre.  Comme  Giovanni  répugnait  à  ce 
voyage ,  Gentile  se  dévoua  par  tendresse  fraternelle  et  partit  à  sa 
place.  Il  voyagea  aux  frais  de  la  République,  et  ce  déplacement 
fut  pour  lui  des  plus  fructueux.  Son  séjour,  ne  fut  point  long; 
quelques  portraits  et  le  modèle  des  bas-reliefs  de  la  colonne  de 
Théodose,  c'est  à  cela  que  se  bornèrent  ses  travaux.  Cependant 
Mahomet  ne  laissa  pas  que  de  le  combler  de  présents;    il  lai 


LA   PEINTURE   VENITIENNE.  557 

conféra  le  titre  de  chevalier,  et  au  moment  du  départ  lui  mit 
au  cou  une  chaîne  d'or,  travaillée  à  la  turque,  du  poids  de  deux 
cent  cinquante  écus. 

Pendant  que  son  frère  était  en  Orient,  Giovanni  Bellini,  on,  pour 


VENISE 
Une  M.iilone,  [tar  Jean  Bellm. 

mieux  parler,  Jean  Bellin,car  son  nom  a  eu  l'honneur  d'être  fran- 
cisé, était  devenu  le  chef  indiscutable  de  l'école  vénitienne,  et  sous 
son  impulsion,  la  grande  révolution  artistique  qui  devait  amener 
l'avènement  du  «  Siècle  d'or  »  avait  commencé.  A  ce  titre,  sa  peinture 
présente  un  intérêt  excessif .  Non-seulement  il  doit  être  tenu,  comme 


558  AMSTERDAM   ET   VENISE. 

le  disentXes  Inscrizione  venezianCy  «  pour  l'un  des  meilleurs  peintres 
de  l'Italie  »,  mais  encore  il  résumé  en  lui  toute  une  tratisition. 
Après  avoir  été  le  dernier  des  précurseurs,  il  devient  le  premier 
des  grands  maîtres.  En  son  œuvre,  comme  le  remarque  fbit  bien 
M.  Charles  Blanc,  se  rencontrent,  par  une  fusion  imprévue,  et  les 
qualités  de  ceux  qui  l'avaient  précédé,  et  les  qualités  de  ceux  qu'il 
précéda.  Il  montre  d'abord  le  sentiment  naïf  et  religieux  des 
premiers  maîtres,  leur  accents  énergiques  et  leur  style  sec;  pois, 
par  degrés ,  le  sentiment  de  la  vie  corporelle  s'introduit  dans  ses 
ouvrages.  On  sent  qu'il  représente  le  confluent  de  deux  âges,  le 
point  de  jonction  de  deux  esprits,  l'un  cbrétien,  qui  s'e£Face  de  plus 
en  plus,  et  l'autre  païen,  qui  va  prendre  l'ascendant.  Puis  tout  à 
coup,  à  la  vue  des  créations  d'un  de  ses  élèves,  de  Giqrgione, 
voilà  son  exécution  qui  devient  souple  et  savoureuse,  et  prend  une 
mâle  ampleur.  En  sorte  que  si  dans  sa  jeunesse  il  eut  cette  naïveté 
touchante  qui  distingue  les  anciens  peintres,  il  fut  dans  sa  vieil- 
lesse presque  aussi  habile  et  aussi  puissant  que  les  nouveaux. 

Cette  évolution  du  talent  de  Jean  Bellin,  qu'il  est  facile  de 
suivre  pour  ainsi  dire  pas  à  pas  dans  les  nombreuses  œuvres 
qu'on  rencontre  de  lui  à  Venise,  atteste  la  souplesse  de  son  esprit 
et  sa  facilité  à  s'approprier  les  idées  et  les  procédés  des  autres  ; 
mais  ces  qualités  d'assimilation ,  dont  nous  ne  voulons  pas  dimi- 
nner  le  prix,  ont  tout  naturellement  empêché  ce  grand  artiste 
d*étre  ce  qu'on  appelle,  en  terme  de  métier,  «  un  tempéra- 
ment »,  et  pendant  la  période  qu'il  emplit  de  son  nom ,  c*est 
beaucoup  moins  dans  sa  personne  que  dans  celles  de  son  firère 
Gentile  et  de  son  émule  Vittore  Carpaccio  que  s'incarne  le  génie 
de  la  peinture  vénitienne,  avec  ses  traits  distinctifs  de  merveilleux 
coloris  et  d* extériorité. 

Pour  en  être  convaincu,  il  suffit  de  jeter  un  regard  sur  cette 
peinture  si  intéressante,  la  Réception  d'un  ambassadeur  à  Constan- 
tinople,  que  possède  le  Louvre,  ou  sur  la  Légende  de  Sainte^-Orsulej 
qu'on  voit  à  rAcadémie  de  Venise.  Daiis  cette  dernière  surtout,  on 
trouve  ce  puissant  réalisme  qui  faisait  dire  à  Zanetti  que  Carpaccio 
portait  la  vérité  dans  son  cœur^  «  aveva  in  cuore  la  veriià  »,  en 


LA  PEINTURE   VÉNITIENNE.  559 

même  temps  qu'on  aperçoit  déjà  ces  architectures  magnifiques,  ces 
incohérences  de  lieu,  ces  costumes  de  l'époque  mêlés  aux  draperies 
traditionnelles,  en  un  mot,  ces  mille  détails  inspirés  par  l'amour  du 
pittoresque,  qui  feront  plus  tard  intervenir  l'Inquisition  dans  les 
peintures  de  Véronèse.  Ces  qualités  accessoires  ont  même  une  telle 
importance,  et  offrent  tant  .d'analogie  avec  certaines  œuvres 
flamandes,  qu'on  a  été  jusqu'à  croire  que  Carpaccio  avait  reçu  les 
conseils  et  les  avis  de  Memling  ou  de  quelques  autres.  Aujourd'hui 
qtie  l'on  sait  que  ni  Memling,  ni  ses  collègues  de  Bruges  et  d'Anvers 
ne  sont  venus  à  Venise,  et  que  le  Bréviaire  du  cardinal  Grimani, 
qui  avait  donné  lieu  à  cette  croyance,  a  été  fait  dans  les  Flandres 
mêmes,  il  faut  bien  reconnaître  dans  Carpaccio  l'originalité  véni- 
tienne portée  à  son  plus  haut  degré. 

Entre  Carpaccio  et  les  Bellini  d'une  part,  Giorgione  et  le  Titien 
de  l'autre,  se  place  par  ordre  chronologique  une  douce  et  sympa- 
thique physionomie,  celle  de  Cima  da  Conegliano.  A  la  naïve 
émotion  du  premier  de  ces  grands  artistes,  il  joint  la  noblesse  du 
second,  et  donne  à  ses  personnages  un  air  d'innocence  et  de 
candeur,  qui  laisse  prévoir  les  portraits  expressifs  des  peintres  du 
«Siècle  d'or^f.En  tout  autre  temps,  Cima  eût  certes  brillé  ;  mais  sou 
talent  de  transition,  aimable  et  ingénu,  disparait  au  milieu  d'un 
trop  éclatant  voisinage,  et  se  trouve  comme  éclipsé  par  le  génie 
de  ses  devanciers  et  celui  de  ses  successeurs. 

Nous  passerons  donc  rapidement  sur  lui  pour  arriver  à  Giorgione, 
qui  fiit  le  promoteur  de  la  grande  époque,  et  qui,  s'il  eût  vécu 
plus  longtemps,  en  eût  été  peut-être  le  grand  prêtre. 

Né  en  1478,  Giorgione  travailla  d'abord  dans  l'atelier  de  Jean 
Bellin.  Bientôt  son  vieux  maître,  n'ayant  plus  rien  de  secret  à  lui  ap- 
prendre, lui  rendit  la  liberté  et  le  laissa  voler  de  ses  propres  ailes. 
Le  jeune  artiste  retourna  à  Castelfranco,  son  lieu  de  naissance  ;  mais 
il  n'y  résida  guère.  Fasciné  par  les  merveilles  de  Venise,  il  ne  tarda 
pas  à  revenir  s'installer  au  milieu  des  Lagunes,  y  loua  un  atelier 
modeste,  et  commença  à  peindre  des  Madones  et  des  portraits.  Ses 
premières  œuvres  furent  en  quelque  sorte  une  révélation.  Tout  de 
suite  son  génie  se  manifesta  par  des  allures  d'une  simplicité,  d'une 


560  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

franchise  et  d'uae  vérité  inconnues  jusque-là.  Son  modelé  merveil- 
leux, la  fraicheur  de  ses  carnation^,  ses  jeux  d'ombre  et  de  lumière 
si  délicatement  combinés,  répandirent  sur  ses  oeuvres  un  charme 
si  pénétrant,  qu'il  convertit  tout  le  monde,  et  accomplit  sans  efForts 
la  plus  étonnante  révolution,  u  Giorgione,  dit  quelque  part  Ridolfi, 
fut,  sans  aucun  doute,  le  premier  qui  montra  la  bonne  manière  de 
peindre^  la  buona  strada  net  dèpingere.  »  Personne  ne  loi  dispute 
en  effet  cette  gloire ,  pas  même  son  maître  ;  car  ce  iut  au  contraire 
en  voyant  les  œuvres  de  son  élève  que  Jean  Bellin  comprit  pour  la 
première  fois  cette  maestria  de  pinceau,  qui  dissimule  la  peine  et 
les  hésitations,  cette  unité  parfaite  de  coloration,  dé  modelé  et  de 
lumière,  que  Gior^oùe  avait  reçues  comme  un  don  du  ciel. 

Seul  Vasari,  injuste  envers  Venise  et  son  école,  veut  voir  dans 
Ijéonard  l'inspirateur  de  Giorgio  Barbarelli.  Il  suppose  que  celui-ci 
u  a.bien  pu  connaître  quelques  œuvres  du  Vinci  » ,  et  leur  emprunter 
cette  M  fraîcheur  de  la  chair  vivante  n  qui  caractérise  sa  manière. 
C'est  aller  chercher  bien  loin  une  explication  assez  peu  vraisem- 
blable. Sans  vouloir  din^inuer.  en  rien  le  génie  du  Vinci,  on  peut 
dire  que  Giorgione  avait  à  son  sei*vice  mieux  que  les  œuvres  de  ce 
grand  maître.  Il  avait  le  livre  inépuisable  de  la  nature,  dans 
lequel  il  pouvait  fouiller  à  pleins  regards.  C'est  là,  en  effet,  qu^il 
puisa  toutes,  ses  inspirations  ;  aussi,  dans  la  composition  de  ses  admi* 
râbles  peintures,  demeura-t-il  Vénitien  de  caractère  et  d'esprit.  U 
peignit  pour  peindre,  et  nullement  pour  prouver.  La  plupart  de 
ses  œuvres,  en  effets  brillent  par  une  absence  complète  de  sujet. 
Il  n'y  a,  pour  s'en  convaincre,  qu'à  regarder  ses  Entretiens  cham^' 
pêtreSy  ou  bien  ce  Concert  dans  la  campagnecpie  possède  notre  Louvre, 
et  qui  est  une  de  ses  œuvres  les  plus  complètes  et  les  plus  soignées. 
Mais  tout  en  demeurant  Vénitien  par  le  décousu  de  ses  compo- 
sitions et  l'incohérente  ordonnance  de  ses  scènes,  il  sut  animer  sa 
peinture  d'une  ardeur  si  brillante,  que  déjà  de  son  tenips  on  l'appe- 
lait le  u  feu  giorgionesque  »,  ilfuoco  giorgionesco,  et  l'on  peut 
regarder,  ainsi  que  le  dit  fort  bien  de  Piles,  comme  une  chose  éton- 
nante le  saut  qu'il  fit  tout  d'un  coup  de  la  manière  de  Jean  Bellin 
au  degré  suprême  où  il  a  porté  le  coloris.  Il  cessa,  en  effet,  de  tra- 


LA  PEINTURE   VÉNITIENNE.  àCl 

vailler  au  moment  où  l'oo  cominençait  seulement  à  juger  bien  des 
choses.  A  trente-quatre  abs  il  mourut,  le  cœur  brisé  par  la  douleur, 
trahi  par  un  ami  chéri  et  une  maîtresse  adorée,  laissant  à  d'autres 
le  soin  dé  continuer  la  voie  qu'il  avait  si  magnifiquement  inau- 
guree. 


De  tous  ceux  qui  marchèrent  sur  les  traces  de  Giorgione,  le 
phis  illustre,  et  celui  dont  la  haute  personnalité  domine  toutes  les 
autres,  est  sans  contredit  le  Titien.  Tiziano  Vecelli  se  trouvait 
dans  l'ateUer  de  Jean  Bellin  en  même  temps  que  Giorgio  Barharelli. 
Il  fut  son  camarade  et  son  ami  avant  que  d'être  son  rival;  mais,  bien 
qu'il  l'ait  dans  ta  suite  dépassé  de  toute  la  hauteur  de  son  génie,  il 
se  montra  dès  le  principe  son  fervent  imitateur.  Ce  furent,  en  effet, 


562  AMSTERDAM   ET   VENISE. 

les  œuvres  de  son  ancien  compag[aon  d'atelier  qui  lui  révélèrent  son 
propre  talent,  et  du  jour  qu'il  les  vît,  il  cessa  d'être  le  disciple 
soumis  de  Beliini  pour  entrer  en  possession  dé  lui-même.  A  partir 
de  ce  moment,  en  effet,  le  Titien  n'est  plus  un  élève,  il  devient 
luî  maître.  Il  se  trouve  être  tout  de  suite  ce  qu'il  sera  toute  sa  vie, 
un  praticien  consommé,  un  coloriste  merveilleux,  un  inventeur 
ingénieux  qui,  s'il  n^atteint  pas  à  la  g^randeur  auguste  des  maîtres 
florentins,  fait  preuve  cependant  d'une  majestueuse  et  magnifique 
ampleur^  d'une  superbe  habileté ,  d'une  verve  et  d'une  abondance 
(jue  personne  n'égalera  après  lui. 

A  la  mort  de  Giorgione,  il  se  trouve  être  naturellement  et  sans 
effort  le  chef  de  l'école  vénitienne.  Personne  ne  lui  conteste  le 
premier  rang,  et  sa  renommée,  franchissant  les  Lagunes,  s'en  va  se 
répandre  à  travers  toute  l'Italie,  pour  delà  rayonner  sur  l'Europe 
tout  entière.  Vicence  l'appelle  pour  décorer  son  palais  de  justice, 
Padoue  lui  donne  à  orner  son  école  Saint-Antoine,  le  duc  de  Fer- 
rare  lui  demande  de  continuer  les  œuvres  de  Jean  Bellin  restées 
inachevées,  et  pendant  ce  temps  le  Sénat  de  Venise  le  charge  de 
terminer  les  peintures  représentant  l'histoire  de  Barberousse,  pein- 
tures qui  doivent  orner  le  Palais  ducal ,  et  que  Giorgione  a  laissées 
incomplètes.  Il  répond  en  même  temps  à  toutes  ces  demandes;  et, 
pour  y  satisfaire,  il  s'adonne  à  tous  les  genres,  et  réussit  partout  de 
la  même  façon.  Aux  tableaux  de  sainteté  succèdent  les  allégories  ; 
aux  allégories,  les  scènes  de  bacchantes  et  de  faunes;  les  portraits 
alternent  avec  les  compositions  mythologiques ,  et  il  crée  même  un 
genre  nouveau,  le  paysage  historique,  qui  dans  le  Martyre  de 
saint  Pierre  trouve  son  premier  chef-d'œuvre,  à  la  fois  par  la  date 
et  par  la  majesté  de  l'exécution.  Jusque-là ,  en  effet ,  le  paysage 
n'avait  été  qu'un  accessoire.  Le  drame  ou  la  comédie  humaine 
absorbaient  tous  les  regards,  et  les  doux  aspects  de  la  nature 
n'avaient  été  qu'un  décor  subordonné  aux  personnages.  Les  mon- 
tagnes, les  rochers,  les  châteaux  et  les  villes  qu'on  entassait  à 
plaisir  dans  le  fond  des  tableaux,  témoignaient  par  leur  invraisem- 
blance même  du  peu  de  respect  qu'on  avait  pour  ce  décor.  Ici,  au 
contraire,  le  ciel  et  les  rochers,  l'herbe  et  les  feuilles  elles-mêmes, 


LA    PEINTURE    VÉMTIENNK.  5<>;i 

les  arbres  et  le  sol  sont  pour  ainsi  dire  mêlés  à  l'action  ;  cette 
superbe  campagne,  à  la  fois  héroïque  et  agreste,  fut  une  révélation 
et  une  révolution;  car  non-seulement  elle  rompait  brusquement 
avec  les  traditions,  mais  encore  elle  enseignait  un  genre  d'élo- 
quence, celui  de  la  nature,  qui  jusque-là  n'avait  point  encore 
été  soupçonné  ^ 

Toutefois,  ces  belles  créations  ne  sont,  à  proprement  parler, 
que  les  débuts  du  Titien.  Aux  villes,  en  effet,  succèdent  les  États  ; 
aux  princes,  les  rois,  les  papes  et  les  empereurs.  Tout  s'incline 
devant  le  génie  du  grand  peintre,  même  les  fronts  les  plus  augustes, 
et  Cbarles-Quint,  ramassant  son  pinceau,  le  déclare  <-  bien  digne 
d'être  servi  par  César  » .  Certes,  nous  n'avons  pas  la  prétention  de 
donner  ici  même  un  faible  aperçu  de  l'œuvre  immense  du  Titien. 
Cela  dépasserait  notre  but  et  sortirait  de .  notre  cadre.  Jamais 
peintre,  en  effet,  n'eut  une  existence  plus  féconde  au  point  de  vue 
de  l'art  et  mieux  remplie.  Mais  alors  même  qu'il  n'eût  pas  été  l'un 
des  plus  grands  peintres  du  monde,  le  nom  du  Titien  n'aurait 
jamais  pu  tomber  dans  l'oubli;  il  se  trouve,  en  effet,  associé  à 
celui  de  toutes  les  plus  hautes  célébrités  de  son  époque.  II  faudrait^ 
un  volume  rien  que  pour  parler  convenablement  de  ses  innom- 
brables portraits  :  trois  papes,  cinq  doges,  quatre  rois,  un  em- 
pereur, dix  cardinaux,  une  dizaine  de  généraux ,  des  princes ,  des 
artistes  et  des  littérateurs,  l'Arioste,  Sansovino,  Bembo,  l'infortuné 
André  Vesale,  le  Grand  Turc  Soliman,  Pescaire,  le  marquis  du 
Guast,  François  Sforce,  le  duc  d' Albe,  que  sais-je  encore  !  jusqu'à 
l'Arétin,  qu'il  peignit  trois  fois. 

On  comprend  qu'une  telle  succession  de  chefs-d'œuvre  avait  dû 
asseoir  sur  des  bases  singulièrement  solides  la  fortune  du  Titien. 
liC  grand  peintre  récolta,  en  effet,  et  des  richesses  et  des  honneurs. 

*  Ce  merveilleux  chef-d'œuvre  provoqua  un  tel  enthousiasme  lorsqu'il  parut, 
qu'un  certain  Daniele  Nil  ayant  offert  aux  Dominicains,  pour  qui  il  avait  été 
fiait,  de  le  racheter  pour  18,000  écus,  le  Sénat  défendit,  sous  peine  de  mort,  de 
faire  sortir  ce  tableau  du  territoire  de  la  République.  Il  en  sortit  cependant , 
mais  en  1798,  pour  venir  prendre  place  au  Louvre.  Il  y  resta  jusqu'en  1816, 
puis  il  retourna  à  Venise  et  fut  replacé  à  San  Zanipolo^  où  en  1867  il  devint 
la  proie  des  flammes. 


5«i  AMSTERDAM   ET  VENISE; 

Non-seulement  les  rois  et  les  princes  le  comblèrent  de  présents, 
maïs  rEmpereur   le   créa   comte. palatin,  chevalier  de  rÉperon 
d'or,  et  lui  conféra  la  nobliesse  pour  lui  et:  tous  ses  descendants. 
Cependant  ni  les  dignités,  ni  Tabondance  de  biens,  ne  ralentirent 
son  activité   et  ne  diminuèrent   la   fougue  dé  son  pinceau.   Les 
chagrins  de  famille,  Tabandon  et  la  douleur  n'en  furent  pas  méiaie 
capables.  Ses  enfants,  qui. moururent  ou  tournèrent  à  mal,  la  perte 
de  TArétin,  qui  fut  pour  lui  un  coup  terrible,  car  il  regardait  ce 
poète  cynique  comme  un  véritable  frère,  rien  ne  put  Tarracher  à 
sa  palette  et  à  son  chevalet.  A  quatre-vingt-dix  ans,  Vasari,  qui 
Tallà  voir  à  son  atelier,,  le  trouva  travaillant  avec  une  ardeur  ju- 
névile;  à  quatre-vingt-dix-sept  ans,  il  eut  encore  la  force  défaire  le 
portrait  de  Henri  III,  et  il  fallut  deux  ans  plus  tard  qiie  la  peste 
elle-même  s'en  mêlât  pour  avoir  raison  de  l'activité   en   même 
tempà  que  de  la  vie  de  cet  obstiné  vieillard  de  génie.  On  peut  dire 
qu'il  tomba  au  champ  d'honneur,  car  deux  jours  avant  sa  mort  il 
travaillait  encore  à  ce  Christ  déposé  de  la  croiXy  que  Palma  Vecchio 
acheva  pieusement  après  la  mort  de  son  maître,    et  qu'on  voit 
aujourd'hui  à  l'Académie  de  Venise. 

Comblé  de  richesses  et  d'honneurs  en  son  vivant,  le  Titien  fut 
encore  honoré  après  sa  mort ,  et  une  dérogation  aux  ordonnances 
montra  en  quelle  estime  il  était  auprès  du  gouvernement  de  laSéré- 
nissime  République. 

Au  moment  où  la  peste  eut  raison  de  cet  inébranlable  champion 
de  l'art,  la  mortalité  était  telle  dans  Venise,  que  le  Sénat  avait 
interdit  par  décret  qu'on  rendit  les  honneurs  funèbres  à  aucun 
pestiféré.  C'était  là  en  quelque  sorte  une  mesure  de  salut  public; 
néanmoins  on  fît  exception  en  faveur  de  l'illustre  génie  qui  venait 
de  s'éteindre,  et  c'est  porté  sur  les  épaules  de  ses  élèves  que  le 
chef  glorieux  de  l'école  vénitienne  s'en  alla  aux  Frari  prendi^ 
possession  de  sa  dernière  demeure. 

Avec  le  Titien,  dont  nous  venons  en  quelques  mots  d'indiquer  la 
glorieuse  carrière ,  l'art  vénitien  a  atteint  ses  plus  hauts  sommets, 
il  s'est  élevé  à  des  hauteurs  qu'il  ne  dépassera  jamais.  Autour  de 
cette  grande  figure  que  l'humanité  tout  entière  réclame  comme  un 


LA   PEINTURE  VÉNITIENNE.  567 

de  ses  plus  vaillants  artistes,  vient  se  grouper  une  pléiade  de  géné- 
reux talents ,  qui  lui  font  un  superbe  cortège  de  leur  gloire  et  de 
leur  renommée. 

Toutes  ces  nobles  et  vigoureuses  intelligences  se  forment  les 
unes  et  les  autres,  et,  à  peine  formées,  descendent  dans  l'arène  où 
elles  luttent  de  grâce,  d'habileté  et  de  savoir;  mais  toutes,  fidèles 
à  une  sorte  de  programme,  obéissant  à  des  impressions  identiques, 
exprimant  par  les  mêmes  moyens  les  mêmes  sentiments  ou  tout  au 
moins  les  mêmes  sensations,  constituent  le  groupe  le  plus  uni,  l'école 
la  plus  harmonieuse  qu'on  puisse  rencontrer.  Entre  leurs  différentes 
œuvres,  il  existe  de  telles  conformités  d'expression,  d'inspiration 
et,  disons-le,  de  tempérament,  que  toutes  appartiennent  indiscuta- 
blement à  la  même  famille  et  que,  rassemblées  sur  un  même  point, 
aucune  d'elles  ne  jure  avec  ses  voisines  et  ne  détonne  dans  ce  mer- 
veilleux concert.  11  y  a  entre  leiu*s  défauts  et  leurs  qualités  une  telle 
unité,  il  règne  entre  eux  une  harmonie  si  parfaite,  on  sent  une  telle 
identité  d'inspirations  que  dès  qu'on  veut  mettre  un  peu  d'ordre 
dans  cette  admirable  phalange,  cela  devient  à  peu  près  impossible. 
Les  classer  par  le  talent,  il  n'y  faut  pas  compter.  La  plupart 
sont  égaux  sous  ce  rapport,  et  quelques-uns  pourraient,  dans  cer- 
taines de  leurs  œuvres,  disputer  la  palme  au  maiti^e  lui-même. 
Gomme  âge  et  comme  temps,  cela  n'est  guère  plus  facile,  ils  sont 
doublement  contemporains,  et  par  l'époque  de  leur  naissance,  et 
par  celle  de  Téclosion  de  leur  génie.  Citons-les  donc  un  peu  au 
hasard,  comme  ils  se  présentent  à  notre  esprit  et  aussi  comme  ils 
se  sont  présentés  à  la  postérité. 

Tout  d'abord,  voici  Palma  l'Ancien,  que  nous  avons  vu  achevant 
pieusement  le  dernier  tableau  de  son  maître.  Il  arriva  à  Venise  ^ 
nous  dit  Vasari,  à  l'époque  où  la  gloire  du  Titien  commençait  à 
s'étendre  hors  de  l'Italie.  Il  entra  dans  son  atelier,  s'appliqua  à 
étudier  le  génie  de  son  chef  d'école ,  et  remplaça  par  le  fini  et  le 
fondu  des  couleurs  la  maestria  qu'il  ne  pouvait  imiter. 

A  côté  de  Palma  Vecchio  ,  il  nous  faut  placer  Pordenone,  fidèle 
disciple  de  Giorgione,  lequel  ajouta  à  la  manière  savoureuse  de  son 
maître  un  coloris  plein  de  relief,  un  dessin  ferme  et  vrai,  et  cette 


5fi«  AMSTERDAM    lîT  VENISL. 

bravura  de  pinceau  qui  devait  plus  tard  le  transformer  en  rival  du 
Titien.  Pénétré  en  effet  du  sentiment  de  sa  force,  cherchant  plus 
que  le  prand  peintre  le  mouvement  et  le  ressort,  il  osa,  à  maintes 


La  Vi(.'ii;e  el  »muU-  Aoik-,  p.-ii-  SuI,;i^imiii)  del   Piombu. 

reprises,  se  mesurer  avec  lui,  n'évita  jamais  son  voisinage,  et,  crai- 
gnant pour  sa  vie  plus  que  pour  sa  renommée,  peignit  la  plupart 
de  ses  fresques  la  rondache  au  bras  et  l'épée  au  côté. 

Ensuite  c'est  Sebastiano  del  Piombo,  autre  élève  du  Gioi^oue, 


LA   PEINTURE  VÉNITIENNE.  509 

dont  le  coloris  superbe  séduisit  tous  les  yeux,  même  ceux  de 
Michel-Ange,  qui  prétendit,  en  associant  son  crayon  austère  à  la 
riche  palette  du  jeune  Vénitien,  triompher  de  Raphaël  lui-même. 
A  la  mort  de  celui-ci,  Sebastiano  del  Piombo  aurait  pu  devenir  le 
chef  de  l'école  romaine,  si,  indotent,  replet  et  ami  de  la  bonne 
chère,  il  ii'eût  préféré  le  plaisir  et  le  repos  à  l'activité  et  au  travail. 
Son  esprit  était  cependant  ingénieux  et  inventif.  Cefiitlui  qui  trouva 
le  moyen  de  peindre  à  l'huile  sur  le$  murailles  ;  mais  il  ne  sut  ou 
ne  put  faire  partager  ses  idées  à  son  illustre  protecteur^  qui,  n'ayant 
plus  à  lutter  contre  le  maître  d'Urbin,  se  remit  à  préférer  la 
sévérité  de  la  fresque. 

Puis  voici  Bonvicino  ou  plutôt  il  Moretto,  car  c'est  sous  ce  sur- 
nom qu'il  fut  connu  de  ses  contemporains;  c'est,  on  peut  le  dire, 
son  pseudonyme  de  peintre;  contemplatif,  retiré  dans  son  art, 
grave,  sévère,  expressif,  mais  fidèle  élève  du  Titien,  il  n'osa  point 
déserter  les  préceptes  de  son  maître,  et  par  amour  pour  lui  renia  sa 
nature^  qui  l'entraînait  plutôt  vers  l'idéalisme  du  Pérugin  et  l'aus- 
térité florentine. 

Auprès  de  lui  apparaît  Bonifazio  Veneziano,  un  de  ces  magi- 
ciens du  pinceau  qui  éblouissent  tous  les  yeux  et  gagnent  tous  les 
cœurs,  digne,  de  l'aveu  même  de  Vasari,  d'être  compté  parmi  les 
meilleurs  artistes  que  l'Italie  ait  produits.  Il  fut  en  effet  un  praticien 
d'une  habileté  consommée  et  un  coloriste  d'une  vaillance  incom- 
parable. Il  sut  se  composer  une  originalité  qui  tient  de  tous  les 
maîtres,  de  l'école  du  Titien,  de  Giorgioue,  de  Lorenzo  Lotto,  de 
Palma,  et  cependant  il  ne  cesse  jamais  d'être  lui^niême.  Son  œuvre 
est  pleine  de  morceaux  titi'anesques,  comme  son  Adoration  des  Mages 
.ou  ce  Mauvais  Riche;  l'une  des  plus  belles  pages  de  l'école  véni- 
tienne que  renferme  l'Académie  de  Venise. 

A  trois  pas  de  cette  perle  incomparable,  dans  cette  même  Aca- 
*  demie ,  on  aperçoit  un  autre  chef-d'œuvre  qui  nous  révèle  encore 
un  maître  de  premier  talent,  h' Anneau  de  saint  Marc  de  Paris  Bor- 
done  est  une  de  ces  œuvres  qu'on  ne  peut  oublier  une  fois  qu'on  les 
a  vues.  Chaud  coloris,  dessin  gracieux  et  noble,  composition  aimable, 
architecture  féerique,  lumière  dorée,  tout  est  réuni  dans  le  talent 


72 


r,70  AMSTERDAM   ET   VENISE. 

de  ce  peintre  gentilhomme ,  aussi  élëgant  dans  le  choix    de  ses  ■ 

sujets  que  Jacopo  da  Ponte  était  simple  et  modeste. 

Mais  quelle  adresse  surprenante  dans  le  maniement  du  pinceau  , 
quel  soin  délicat,  quelle  facilité  d'exécution,  quelle  habileté  dé 
touche  ne  rencontre-t-on  point  dans  les  peintures  de  ce  Jacopo,  ou 
plutôt  du  Bassano,  comme  on  avait  coutume  de  l'appeler!  11  trouve 


VENISE 
Lc9  Rois  m.i(;c9,  par  Boni^iio  Venezianii. 


dignes  de  son  attention,  non-seulement  les  travaux  rustiques,  mais 
même  les  accessoires  les  plus  humbles,  et  par  la  fidélité  du  rendu 
et  la  distinction  de  sa  facture,  il  les  élève  à  la  dignité  d'oeuvres 
d'art.  Tous  ses  contemporains  admiraient  son  modeste  talent.  Titien 
aimait  beaucoup  ses  petites  œuvres  et  sou  style  familier.  Il  le  faisait 
travailler  sous  ses  yeux,  et  même  pour  son  compte,  si  nous  en 
croyons  Verci.  Quant  à  Paul  Véronèse,  après  avoir  enseigné  à  ses 
(ils  tout  ce  qu'il  pouvait  leur  apprendre,  il  les  envoyait  étudier 
dans  l'atelier  du  Bassano. 
Mais,  à  côté  de  cette  patience  et  de  ce  soin  méticuleux,  voici 


LA   PEliNTURE   VÊNITIENNI::.  571 

tout  à  coup  le  génie  du  Tintoret  qui  gronde  et  qui  éclate. 
A  celui-là,  il  faut  nous  arrêter  quelques  instants,  car  c'est  sinon  le 
talent  le  plus  complet,  du  moins  le  tempérament  le  plus  extraor- 
dinaire' qu'on  rencontre  dans  toute  l'école  vénitienne.  Jamais,  en 
effet,  dans  aucun  temps  et  peut-être  dans  aucun  pays,  on  ne  trouva 
une  fougue  aussi  brillante,  une  générosité  aussi  débordante  de  sen- 
timents, de  sensations  et  d'exécution.  Jamais  on  ne  vit,  et  proba- 
blement jamais  on  ne  verra  un  u  flux  de  pinceau  »  aussi  extraordi- 
naire. Élève  du  Titien,  il  inspire  dès  les  premiers  temps  des 
craintes  à  son  maître.  Celui-ci,  voyant  ses  esquisses,  s'alarme, 
devient  jaloux  et  le  chasse  de  l'école.  Réduit  à  ses  propres  forces, 
le  Tintoret,  encore  enfant,  se  forme  lui-même;  il  fabrique  des 
maquettes  de  cire,  achète  des  plâtres  et  des  gravures,  copie  tout 
cela,  étudie  les  raccourcis,  drape  ses  poupées,  et  ti*a vaille  avec 
acharnement.  Partout  où  l'on  exécute  une  peinture  il  est  là,  il 
regarde  faire.  C'est  en  voyant  travailler  les  autres  qu'il  apprend 
son  métier.  Dans  son  cerveau,  les  pensées  bouillent.  Dès  son  début, 
il  formule  le  programme  à  la  réalisation  duquel  il  aspirera  toute 
sa  vie  :  «  le  dessin  de  Michel-Ange,  le  coloris  du  Titien  »;  et  s'il  ne 
parvient  pas  à  atteindre  cet  idéal,  c'est  que  sa  nature  est  supérieure 
à  sa  volonté,  et  que,  en  dépit  de  celle-ci,  il  restera  toujours  lui- 
même.  Jamais  une  conception,  quelque  grande  qu'elle  soit,  quelque 
compliquée  qu'elle  paraisse,  ne  le  retient  ni  ne  l'arrête.  Pour  toute 
ambition,  il  a  la  gloire,  et  en  aucun  cas  une  œuvre  ne  lui  paraît  au- 
dessus  de  ses  forces.  Son  imagination  va  toujours  au  delà.  On  dirait 
qu'une  vision  s'impose  à  lui.  Il  ne  cherche  point,  en  effet,  à  repré- 
senter une  scène  avec  un  nombre  limité  de  personnages.  Chacun 
de  ses  sujets  est  un  morceau  de  la  nature,  un  monde  de  pensées  et 
de  formes,  une  création  spontanée  qui  ne  connaît  ni  les  hésitations, 
ni  les  combinaisons.  Comme  tous  les  génies,  il  est  violent,  sauvage 
et  peu  sociable,  il  s'enferme  chez  lui,  travaille  seul,  et  vit  retiré  au 
milieu  de  ses  pensées.  Mais  ce  recueillement  ne  fait  que  décupler 
ses  forces,  et  quand  il  rentre  dans  la  vie ,  sa  furie  d'invention  et  sa 
promptitude  laissent  ses  concurrents  stupéfaits.  Rien  ne  peut  tem^ 
pérer  sa  fougue  ni  ralentir  son  ardeur  :  ni  Finjustice  de  ses  con- 


on  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

frères,  qui  redoutent  la  fécondité  de  son  talent  autant  que  son 
absolu  désintéressement,  ni  la  sévérité  du  public,  qui  ne  peut  pas 
toujours  le  comprendre. 

«Laissez  lancer  toutes  les  flèches,  dit-il  à  ses  amis,  qui  s'indi- 
gnent des  critiques  passionnées  dont  on  Taccable  ;  il  faut  que  tous 
ces  gens  s'accoutument  à  ma  pensée.  »  Un  seul,  par  le  cynisme  de 
ses  attaques,  parvient  à  éveiller  sa  colère  :  c'est  TArétin  ;  mais  il 
trouve  un  moyen  comique  de  le  dompter.  —  Il  l'attire  à  sou  atelier, 
sous  prétexte  d'un  portrait,  et  au  moment  de  commencer,  il  sort 
tout  à  coup  de  sa  boîte  à  couleurs  un  pistolet  énorme.  —  L'Arétin 
pâlit  comme  un  lâche  qu'il  était,  et  se  met  à  trembler.  Mais  le 
Tintoretj  en  souriant,  l'apaise  et  le  rassure.  «  C'est  simplement,  lui 
dit-;il,  pour  vous  prendre  mesure.  «Depuis  ce  jour^  l'Arétin  se 
le  tint  pour  dit^  mais  les  autres  détracteurs  n'en  continuent  pas 
moins  leur  triste  besogne,  et  réussissent  en  partie  à  discréditer 
son  talent.  C'est  alors  que  nous  voyons  le  Tîntoret  aller  demaader 
partout  comme  une  grâce  qu'on  le  fasse  travailler.  Il  entreprend 
des  œuvres  énormes  pour  le  seul  prix  .  de  ses  débours.  Tantôt 
c'est  un  combat  de  cavalerie,  tantôt  c'est  un  Enfer,  un  Purga- 
toire, une  Piscine  probatique  avec  des  centaines  de  personnages, 
dont  il  faut  qu'il  soulage  son  cerveau  ;  et  ces  travaux  immenses, 
il  les  exécute  en  véritable  improvisateur. 

Cette  verve,  cette  puissance,  cette  prodigieuse  force  de  création 
qu'il  dépense  pour  ainsi  dire  sans  compter,  fait  de  lui  une  sorte  de 
Michel-Ange  coloriste,  mais  moins  maître  de  lui-même  et  incapable 
de  choisir  ses  idées.  De  là  une  furie,  une  rudesse,  une  véhémence  de 
coloris,  un  défaut  d'ordonnance,  qui  bien  souvent  choquent  à  la  fois 
et  les  yeux  et  l'esprit.  Toutefois,  aussitôt  qu'il  rencontre  une  idée  juste, 
dès  qu'il  peut  l'étudier  et  la  mûrir,  il  s'élève  à  des  hauteurs  où  il  n'u 
que  peu  d'égaux,  et  personne  au<^dessus  de  lui.  —  Sous  ce  rapport, 
SOU: Miracle  de  Saint-^Marc  est  un  des  plus  admirables  chefs-d'œuvre 
de  l'école  vénitienne,  auquel  bien  peu  peuvent  être  comparés  et 
qu'aucun  ne  surpasse.  Malheureusement,  prompt  à  céder  aux  élans 
de  sa  verve,  il  a  laissé  une  foule  de  pages  énormes,  dont  chacune 
pourrait  occuper  la  vie  d'un  peintre,  et  seulement  un  petit  nombre 


LA   PEINTURE  VÉNITIENNE.  575 

de  ces  tableaux  ordonnés  sans  furie,  dessinés  sans  rudesse,  coloriés 
sans  noirceurs.  Son  existence  fîit,  comme  celle  du  Titien,  remplie 
par  une  œuvre  d'une  incroyable  importance,  et,  au  déclin  de  sa  vie 
presque  centenaire,  il  maniait  encore  la  brosse  avec  une  surprenante 
vigueur.  Six  ans  avant  sa  mort,  on  le  voit  entreprendre  une  pein- 
ture de  soixante*quatorze  pieds  de  large  sur  trente  pieds  de  haut, 
dans  laquelle  quatre  cents  personnages  devaient  représenter  le 
Paradis.  Cette  œuvre  gigantesque  était  destinée  au  Palais  ducal. 
Le  Tintoret  lui-même  était  venu  en  solliciter  la  commande.  «  J'ai 
bien  peu  de  chance  d'avoir  le  paradis  dans  l'autre  monde,  avait-il 
dit  à  quelques  membres  du  Sénat;  accordez-le-moi  dans  celui-ci.  » 
Après  les  sévérités  et  les  emportements  du  Tintoret,  il  serait 
bien  difficile  de  parler  des  joies  et  des  fêtes  de  Paul  Véronèse ,  si 
un  charme  commun  ne  reliait  ensemble  tous  les  peintres  de  l'école 
vénitienne.  Mais  cette  douce  intimité,  cette  sorte  d'unité  que 
nous  avons  constatée  toujours  et  partout,  nous  fournit  la  transition, 
et  empêche  que  ce  rapprochement  offre  rien  de  pénible  ni  de  dis- 
cordant. Paul  Véronèse ,  comme  le  dit  fort  bien  un  maître  érudit , 
est  semblable  à  ces  femmes  charmantes  auxquelles  il  arrive  de 
séduire  jusqu'à  ceux  qui  veulent  les  moraliser.  Se  jouant  des  règles 
dictées  par  la  raison  ou  imaginées  par  les  pédants,  il  captive  tout 
le  monde,  même  les  érudits,  et  ne  permet  à  l'historien  et  au  critique 
qu'un  seul  sentiment,  celui  de  l'admiration.  Tout,  en  effet,  chez  lui 
est  en  fête.  Partout  le  soleil  resplendit;  partout  la  joie  éclate.  Les 
femmes  aux  fraîches  carnations,  belles  et  saines  créatures,  fières  de 
leur  beauté,  les  hommes  somptueusement  vêtus,  le  sourire  dans  les 
yeux  et  les  lèvres  riantes,  heureux  d'exister,  défilent  devant  nous, 
nous  montrant  l'histoire  et  la  vie  sous  ses  plus  voluptueux  côtés. 
La  reUgion  elle-même,  en  passant  par  son  pinceau,  cesse  d'être 
austère,  et  si  le  Rédempteur  nous  apparaît,  c'est  entouré  de  ses 
disciples,  dans  la  joie  d'un  banquet,  chez  Simon,  chez  Lévi,  ou  à  la 
table  des  pèlerins  d'Emmaiis.  Et  pour  associer  l'univers  entier  à  ce 
miracle  des  noces  de  Gana,  à  ces  festins  à  la  fois  profanes  et  sacrés , 
autour  de  Jésus,  le  peintre  réunit  ses  contemporains  qui,  merveil- 
leusement parés,  superbement  vêtus,  viennent  prendre  leur  part  de 


o7G  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

la  divine  fête,  sans  paraître  étonnés  de  se  trouver  en  aussi  solennelle 
et  en  aussi  sainte  compagnie. 

Nous-  avons  dit  plus  haut  ce  que  nous  pensions  de  ces  atiacbro- 
nismes  et  de  ce  travestissement  de  la  vérité  historique  ;  nous  n'y 
reviendrons  pas;  constatons  toutefois  que,  s'il  se  montre  peu 
soucieux  des  exigences  philosophiquesV  Paul  Véronèse  li'en  est  pas 
moins  un  artiste  dé  génie.  Il  n'est  ni  un  pens  ur,  ni  un  historien, 
ni  un  moraliste;  il  ne  visé  point  si  haut.  Il  se  mêle  seulement  d'être 
peintre,  et  c'est  un  très-grand  peintre.  Merveilleusement  dbué  par 
la  nature,  il  fit  hommage  à  'celle-ci  de  tout  son  succès*  Alors  que  le 
Tintoret  disaità  ses  élèves  qui  venaient,  aux  derniers  jours  de  sa  vie, 
lui  demander  ses  derniers  conseils  :  u  Dessinez,  dessinez  encore,  et 
toujours  dessinez  »,  Véronèse  répétait  souvent  à  ses  fils  que 
u  s'appliquer  à  la  peinture  sans  un  don  naturel,  c'est  semer  sur  les 
ondes  >».  Mieux  que  personne  il  avait  le  droit  de  parler  ainsi,  car 
jamais  la  nature  ne  se  montra  plus  prodigue  de  ses  hien faits  qu'elle 
ne  le  fut  envers  lui. 

Après  la  mort  du  Tintoret  et  de  Véronè.se,  on  peut  dire  que, 
sinon  les  beaux  jours,  du  moins  les  grands  jours  de  la  peinture 
vénitienne  sont  passés.  Déjà  dans  Foeuvre  de  Véronèse,  il  est  facile 
de  voir  que  l'art  tourne  au  spectacle.  Cette  tendance^  un  instant 
contenue  par  ses  contemporains,  Girolamb,.Muziano,  par  Zelotti 
son:  compatriote  et  son  ami,  qui  achève  l'œuvre  commencée  par 
lui  de  la  décoration  du  Palais  ducal,  et  par  Jeàn-Baptiste  Moroiii; 
qui.  cherche  à  maintenir  lé  grand  style,  va  aller  en  s'accentuant  dans 
Palma  le  Jeune,  dont  Lansi  a  dit,  non  sans  raison,  qu'il  est  le 
dernier  des  peintres  de- la  bonne  époque,  et  le  premier  de  ceux  de 
la  mauvaise.  Avec  Alessandro  Turchi^  il  tombera  dans  le  manié- 
rîsmè,  et  avec  les  Tiepolo  et  les  Ricci,  il  cessera  même  d'être  un 
spectacle  pour  devenir  un  simple  décor.  Mais  décor,-  spectacle  ou 
scènes  riiàniérées,  l'art  vénitien  conservera  toujours  son  double 
caractère,  et  c'est  nxême  par  l'exagération  d'une  de  ses  tendances; 
V extériorité,  qu'il  ^arrivera  au  dérèglement  et  sera  entraîné  à  sa 
perte.  Noû-seulément  les  compositions  n'auront  point  de  significa' 
tion    et   ne    diront  rien  à  l'esprit,   mais  les  draperies   cesseront 


LA  PEINTURE   VÉNITIENNE.  579 

de  recouvrir  des  corps,  et  les  vastes  machines  inventées  par 
les  derniers  peintres  de  Técole  paraîtront  des  symphonies  h 
grand  orchestre  sans  mélodie,  sans  rhythme,  sans  motif  et  sans 
mesure. 

A  ce  moment  de  son  existence,  Tart  vénitien  semble  tourner 
court  et  entrer  brusquement  dans  une  autre  voie  où  il  ne  jettera 
qu'un  mince  éclat,  mais  où  cependant  nous  devons  le  suivre.  La 
peinture,  somme  toute,  n'a  été  depuis  Véronèse  que  le  reflet  de 
la  fortune  publique.  Elle  s'est  amoindrie  en  même  temps  que  la 
puissance  et  la  grandeur  delà  Sérénissime  République.  Au  point  où 
nous  sommes  parvenus,  Venise  a  dû  abdiquer  sa  gloire  passée. 
Sans  force  contre  les  plaies  intérieures  qui  la  rongent,  elle  est  aussi 
sans  influence  au  dehors.  A  la  richesse  a  succédé  la  misère  avec 
son  cortège  de  mesquines  passions,  et  l'art,  se  proportionnant  au 
reste,  s'est  mis  à  l'unisson.  Pompeux  encore  dans  ses  manifestations 
extérieures,  il  est  au  dedans  sans  puissance  et  sans  portée.  Mais  il 
semble  que  cela  ne  soit  point  encore  suffisant,  et  c'est  alors  qu'appa- 
raissent les  petits  peintres  qui,  se  plaçant  au  niveau  de  leur  époque, 
mesurent  à  sa  taille  leurs  œuvres  et  leurs  sujets.  Manquant  d'églises 
à  décorer,  ils  s'occupent  à  peupler  les  boudoirs,  et  n'ayant  plus  ni 
héros  à  peindre  ni  saints  à  représenter,  ils  copient  les  scènes  de 
leur  temps,  les  mœurs  de  leur  époque,  les  patriciennes  masquées 
et  les  galants  en  baûta. 

Grâce  à  eux,  le  seizième  siècle  «vénitien  est  pour  nous  sans  mys- 
tères. Si  le  gracieux  talent  de  Ganaletto  nous  retrace  les  perspec- 
tives de  sa  chère  cité,  les  arcades  du  Palais  ducal,  la  Piazza  et  la 
Piazzetta  sous  toutes  leurs  formes  et  le  Grand  Ganal  sous  tous  ses 
aspects ,  Pietro  Belloti,  Guardi  et  Longhi  nous  font  assister  à  toutes 
les  fêtes  de  Venise  et  nous  introduisent  jusque  dans  la  vie  privée. 

En  parcourant  le  Musée  Gorrer,  nous  avons  fait  connaissance  avec 
tous  ces  indiscrets  du  pinceau.  Nous  les  avons  suivis  dans  leurs 
courses  vagabondes,  et  nous  avons  constaté  la  similitude  qui  les 
rapproche  de  leurs  collègues  hollandais.  Disons  toutefois  que  la 
décadence  de  Venise  se  fait  sentir  presque  autant  dans  ces  petites 
œuvres  que  dans  les  grandes,  et  qu'à  ce  titre  les  peintres  hollandais 


580  AMSTERDAM    ET   VENISE, 

demeurent  fort  au-dessus  des  petits  maîtres  vénitiens.  Les  Pays- 
Bas  sont  en  effet  le  premier  pays  où  l'art,  se  déqioeratiaant ,  s'est 
mis  par  ses  dimensions  et  par  ses  sujets  à  la  portée  de  tous.  Ne 
Toulant  point  qu'on  put  se  passer  de  lui,  il  s'est  plié  aux  besoins 
des  populations  et  aux  exigences  des  demeures.  Chassé  du  temple, 
il  est  allé  presque  chez  eux  relancer  ses  tenanciers.  A  Venise,  au 
contraire,  il  ne  s'est  décidé  à  ces  démarches  que  lorsque,  ayant 
lui-même  consciepce  de  son  infériorité,  il  n'a  plus,  dans  les  églises 
ni  dans  les  palais,  osé  affronter  les  chefs-d'œuvre  de  la  grande 
époque.  Alors  il  était  trop  tard  pour  retrouver  dans  un  genre  secon- 
daire un  souffle  qui  manquait  dans  la  vie  publique  aussi  bien  que 
dans  les  arts. 


VENISE 

imysajiB,  par  C.in»lei(ii. 


XIII 


LA  PEINTURE  HOLLANDAISE 

L'école  TCDitienDe  et  l'école  bollandaise.  —  Le  climat.  —  MM.  Taine  et  Vitet.  —  Campagne 
et  lumière.  —  Une  exclamation  de  Lamennais.  —  L'étude  de  la  nature.  —  Étrangers  et 
déserteurs.  —  Repas  et  banquets.  —  La  peinture  cÎTÎque.  —  Sujets  joyeux.  — Jan  Steen 
et  Baphaël  ;  Véronèse  et  Rembrandt.  —  Existe-t-it  une  école  bollandaise?  —  Origines  de 
l'art  bollandais.  —  Gornelis  Engbelbrecbsz  et  Lucas  de  Leyde.  -~  Van  Scboorel  et  le 
pédantisme  académique.  —  Goltsius  et  Bloemaert.  •—  Une  évolution.  —  Le  siècle  d'or. 

—  Ravensteyn,  Moreelse,  MiereTelt>  Hootborst,  etc.,  etc.  —  Rembrandt,  peintre  de 
caractères.  —  Ses  procédés.  —  Le  Siméon  au  temple  et  la  Descente  de  croix.  -«  Les 
élèves  de  Rembrandt  :  F.  Bol,  Govert  Flink,  G.  Van  den  Eeckboot,  P.  de  Ronnink, 
Victoor,  Fabricius  et  Gérard  Dow.  —  Les  petits  peintres  :  Miéris,  Van  Toi  et  Scbalken.-* 
Pieter  de  Hoogb  et  Jobannes  Vermeer.  —  Les  peintres  de  portraits  :  Frans  Uals  et  Van 
der  Helst.  —  Les  peintres  élégants  :  Terbuig  et  Metzu.  —  Les  peintres  de  cabaret  :  Brouwer, 
C.  Dusart,  Van  Ostade  et  Jan  Steen.  —  Les  paysagistes  Van  Goyen  et  Wynandts, 
Ruisdaël,  Uobbema,  Paul  Potter.  ^  Les  joyeux  aventuriers.  —  Les  peintres  de  batailles. 

—  Nature  morte,  fleurs  et  fruits.  —  Décadence  finale  ! 


Les  grands  principes  qui  présidèrent  à  la  naissance  et  au  déve* 
loppement  de  Tart  vénitien  ne  sont  point  de  ces  règles  bornées  qui 
ne  regardent  qu'un  temps  et  qu'un  pays.  Placées  au-dessus  de  la 
volonté  de  l'homme,  liées  d'une  façon  fatale  aux  destins  des 
peuples,  ces  règles  se  retrouvent  à  l'aurore  de  toutes  les  évolutions 
artistiques,  et,  pour  peu  que  les  conditions  générales  présentent 
entre  elles  de  sérieuses  analogies^  la  marche  qu'elles  impriment  aux 
développements  successifs  par  lesquels  l'art  doit  passer  présente 
des  caractères  dont  l'identité  est  frappante. 

En  étudiant  les  autres  branches  de  l'art,  l'architecture  et  la  sculp- 
ture, nous  avons  remarqué  qu'au  point  de  vue  des  aptitudes  géné- 
rales, il  y  avait  de  très-grandes  similitudes  entre  la  Hollande  et  la 
Vénétie.  Ne  soyons  donc  point  surpris  si,  dès  le  principe,  nous 
retrouvons  sur  les  bords  de  l'Amstel  les  mêmes  tendances  qu'au 
milieu  des  Lagunes,  et  si  nous  assistons  à  un  développement  des 
mêmes  causes  amenant  fatalement  les  mêmes  effets. 


582  AMSTERDAM   ET   VENISE. 

L* amour  de  la  couleur  domine  dans  Fart  hollandais;  c*est  là  un 
fait  de  toute  évidence ,  et  si  nous  ne  Tavions  constaté  déjà  dans  nos 
études  précédentes,  il  nous  suffirait  d'envisager  quelques  peintures 
au  hasard,  pour  en  être  parfaitement  convaincus.  Or,  cet  amour  de 
la  couleur,  à  Amsterdam  tout  aussi  bien  qu*à  Venise,  impose  à  la 
peinture  toute  une  suite  d'inévitables  préoccupations.  Il  entraîne, 
dès  les  premiers  jours,  les  artistes  dans  l'observation  de  la  nature, 
et  les  éloigne  des  traditions  poncives.  Par  son  fait,  leurs  compositions 
affectent  une  indépendance  d'allures  qui  choque  les  dessinateurs 
émérites,  elles  conservent  un  caractère  de  liberté  individuelle  qui 
saute  aux  yeux,  un  cachet  personnel  indéniable,  et  se  maintiennent 
cependant  dans  des  gammes  parfaitement  définies,  desquelles  elles  ne 
sauraient  s'affranchir.  Si  bien  que  de  même  qu'à  première  vue  on 
peut  reconnaître  un  tableau  de  l'école  vénitiennei  de  même,  il  est  à 
peu  près  impossible,  pour  peu  qu'on  connaisse  Técole  hollandaise , 
de  confondre  aucune  de  ses  œuvres  avec  celles  des  artistes  d'aucun 
autre  pays. 

Nous  avons  établi,  dans  la  précédente  étude,  que  l'école  véni- 
tienne devait  son  double  caractère  d'extériorité  et  d'admirable  co- 
loration bien  moins  à  des  influences  d'origine  (influences  à  bon 
droit  suspectes)  qu'à  des  conditions  toutes  spéciales  de  climat. 
C'est  aussi  dans  le  climat  de  la  Hollande  que  nous  trouverons  la 
source  bienfaisante  à  laquelle  s'est *abreuvé  l'art  hollandais,  mais 
dans  le  climat  tel  qu'il  est  véritablement,  et  non  tel  qu'il  plait  à 
certains  touristes  de  se  le  figurer,  et  malheureusement  aussi  de  le 
dépeindre.  Parmi  les  voyageurs  qui  ont  parcouru  les  Pays-Bas, 
il  en  est  bien  peu,  en  effet,  qui  y  soient  venus  sans  idées  pré- 
conçues, et  qui  y  soient  demeurés  assez  longtemps  poiur  abdiquer 
leurs  préventions.  Aussi,  prêtez  l'oreille  à  leurs  récits  :  ils  vous 
apprendront  que  la  Hollande  a  tout  fabriqué  chez  elle.  Ses  ingénieurs 
ont  reculé  la  mer^  ses  architectes  ont  bâti  son  sol,  et  «  ses  peintres 
ont  dû,  inventer  son  soleil  n .  N'allez  pas  dire  le  contraire,  on  vous  rirait 
au  nez.  M.  Vitet,  qui  a  visité  il  y  a  bien  des  années  Rotterdam, 
Amsterdam  et  la  Haye ,  a  vu  tout  le  pays  u  sous  un  ciel  sombre  et 
brumeux,  sans  transparence  ni  couleur  p.  M.  Taine  parle  avec 


LA   PEINTURE   HOLLANDAISE.  583 

complaisance  du  «ciel  charbonneux  d'Amsterdam  »,  et  M.  Charles 
Blanc,  du  «  ciel  voilé  »  de  la  Néerlande.  Je  ne  prends  que  ceux-là , 
pour  ne  citer  que  les  plus  illustres  ;  mais  tous  les  autres,  anglais , 
allemands  ou  français^  sont  dans  le  même  cas,  et  j'ai  sous  les  yeux  un 
guide  imprimé  à  Londres  qui  parle  des  brouillards  de  la  Haye  ! 

Il  faut  pourtant  une  bonne  fois  faire  justice  de  cet  étrange  pré- 
jugé. Non,  la  Hollande  n'est  point  un  pays  brumeux,  charbonneux, 
sombre^  sans  transparence  ni  couleur;  c'est  au  contraire  un  des 
pays  les  plus  colorés  et  les  plus  lumineux  qui  existent.  Son  ciel , 
chargé  de  vapeurs,  réfléchit  la  lumière  avec  une  intensité  exces- 
sive. Les  nuages  qui  sillonnent  presque  constamment  le  ciel  pro- 
jettent sur  la  campagne  leurs  ombres  lourdes,  mais  transpai*entes, 
et  divisent  ainsi  la  plaine  infinie  en  grands  plans  tour  à  tour  sombres 
ou  fortement  éclairés.  Or^  comme  les  couleurs  ne  valent  que  par  le 
contraste,  ces  vastes  bandes  brunes  qui  rayent  le  paysage  redoublent 
la  coloration  des  parties  en  lumière,  et  la  plaine  qui  s'étend  à  perte 
de  vue  devient,  par  cette  succession  de  parties  claires  et  obscures, 
la  campagne  la  plus  colorée  peut«>être  qui  soit  en  Europe. 

L'atmosphère,  en  outre,  chargée  d'humidité,  produit  sur  l'œil  le 
même  efiPet  qu'au  milieu  des  Lagunes.  Les  contours  se  perdent,  les 
lignes  s'estompent,  les  couleurs  font  tache  y  et  les  teintes,  n'étant 
plus  contenues  dans  des  limites  précises,  se  fondent  dans  des 
harmonies  d'une  douceur  inexprimable.  Ces  couleurs  sont  du 
reste  d'une  pureté  remarquable  (j'entends  celles  qui  animent  la 
campagne)  et  bien  propres  à  se  faire  valoir.  L'humidité  constante 
des  polders  communique  à  ces  prairies  sans  fin  une  étemelle  teinte 
verte,  toujours  fraîche  et  vive,  qui  forme  en  quelque  sorte  la  base 
du  paysage.  Au-dessus  le  ciel,  et  au-dessous  Teau  qui  reflète  le  ciel, 
sont  d'un  blanc  d'argent  ou  d'un  azur  excessivement  pâle.  Puis, 
entre  le  ciel  et  le  sol ,  les  maisons  aux  toitures  rouges  et  aux  murs 
sombres,  ouïes  moulins  aux  teintes  rousses  et  aux  ailes  bariolées^ 
complètent  un  assemblage  de  couleurs  d'une  vivacité  inouïe.  Le 
brun  opposé  au  blanc,  et  le  rouge  au  vert^  peut-on  rêver  rien  de 
plus  chaud  et  de  plus  énergique? 

Pour  tous  ceux  qui  ont  parcouru  les  campagnes  de  la  Hollande^ 


bU  AMSTERDAM  ET    VENISE. 

qui  ont  navigué  sur  ses  fleuves,  traversé  ses  polders,  ce  spectacle  est 
si  frappant,  qu'on  se  demande  comment  tant  d'hommes  de  talent  et 
de  goût  ont  pu  passer  à  côté  de  ces  spectacles  sans  en  saisir  le 
caractère.  Un  fait  cependant  aurait  dû  les  faire  réfléchir.  A  dé- 
faut de  la  nature,  il  leur  eût  suffi  de  contempler  les  oeuvres  des 
paysagistes.  Ou  les  tableaux  de  Ruisdaël,  d*Hobbema  et  de  Paulus 
Potter  sont  autant  de  mensonges,  ou  bien  la  nature  hollandaise  est 
auti^e  qu'on  ne  Ta  dépeinte  dans  les  livres,  et  son  ciel  n'est  pas, 
comme  on  le  dit  si  complaisamment,  «  sombre  et  brumeux,  sans 
transparence  ni  couleur  » . 

u  Dites-moi,  s*écrie  Lamennais,  par  quelle  mystérieuse  magie  ils 
nous  retiennent  des  heures  et  des  heures  plongés  dans  une  muette 
contemplation  devant  ce  que  la  nature  a  de  plus  ordinaire  et  de 
plus  simple  en  apparence,  une  prairie  avec  un  ruisseau  et  quelques 
vieux  saules,,  une  vallée  que  traverse  un  courant  grossi  par  Torage, 
dont  les  derniers  restes,  où  se  jouent  les  feux  du  couchant,  fuient  et 
se  dissipent  à  l'horizon  ;  sur  une  grève  déserte,  une  cabane  au  pied 
d'un  rocher  nu,  la  mer  au  delà,  une  mer  agitée,  et  dans  le  lointain 
une  voile  qui  s'incline  entre  deux  lames,  sous  l'effort  du  vent.  » 

Le  secret  de  cette  mystérieuse  magie,  nous  le  connaissons  aujour- 
d'hui. 

Pour  devenir  des  magiciens,  il  a  suffi  à  ces  excellents  artistes 
d'étudier  la  nature,  de  la  prendre  sur  le  fait  pour  ainsi  dire,  de  la 
rendre  telle  qu'elle  est,  et  de  ne  point  en  vouloir  faire  un  décor  pom- 
peux. C'est  à  cela  qu'ils  doivent  d'être,  encore  aujourd'hui,  en 
possession  d'un  charme  que  ni  la  mode  ni  le  temps  n'ont  pu  leur 
enlever.  Pour  être  émouvants,  il  leur  a  suffi  d'être  émus  ;  pour  être 
compris  et  pour  être  crus,  il  leur  a  suffi  d'être  vrais. 

Est-il  nécessaire  après  cela  de  discuter  quel  a  é^té  le  véritable 
inspirateur  de  l'école  hollandaise?  Pouvons-nous  attribuer  ses  carac- 
tères et  son  originalité  à  d'autres  causes  que  celles  qui  se  révèlent 
ainsi  dès  les  premiers  pas,  éclatantes  et  indiscutables?  La  terre 
hollandaise  comme  la  ville  des  Lagunes  a  créé  des  coloristes,  par 
la  grâce  de  son  coloris.  Ils  n'avaient,  ces  vaillants  artistes,  qu'à 
regarder  autour  d'eux  pour  s'inspirer  et  s'instruire.  Ils  n'avaient 


LA   PEINTURE   HOLLANDAISE.  585 

qu'à  étudier  la  nature  qui  les  enveloppe,  et  nous  savons  quUls  Tont 
étudiée. 

Plus  heureuse  que  la  Vénétie,  la  Néerlande  a  vu  naître  sur  son  sol 
presque  tous  les  grands  peintres  qui  Tout  illustrée.  Cinq  ou  six  seu- 
lement font  exception  à  cette  règle  générale;  et  dans  ce  nombre 
il  n'en  est  pas  un  qui  n'ait  été  absorbé  par  l'école,  c'est-à-dire  qui 
ne  soit  devenu  coloriste  par  l'influence  toute-puissante  du  milieu  et 
du  climat.  Ni  Lingelbach,  ni  Sandraert,  ni  Backhuizen,  ni  Gaspar 
Netscher  n*ont  pu  se  préserver  de  cette  heureuse  contagion  ;  et  si, 
malgré  de  récentes  découvertes  \  Lubeck  continuait  à  réclamer  la 
paternité  des  Ostade,  ces  illustres  artistes  fourniraient  un  exemple 
de  plus  à  l'appui  de  noire  thèse. 

Par  contre,  tous  les  artistes  hollandais  qui  ont  déserté  leur 
patrie  ont  sinon  abdiqué  toutes  leurs  qualités  originales,  du  moins 
singulièrement  modifié  leur  caractère  et  changé  leur  manière  de 
procéder.  Qui  retrouverait  dans  Berghem^  dans  Bamboche,  dans 
les  frères  Both,  dans  Asselijn,  dans  tous  ces  «  joyeux  déserteurs  », 
comme  les  appelle  un  critique  éihinent,  l'inspiration  calme,  re- 
cueillie, émue  dé  Van  Goyen,  d'Hobbema,  de  Paulus  Potter?  Qui 
reconnaîtrait  dans  les  cascades  norvégiennes  de  J.  Van  Ruisdaël 
le  peintre  ensoleillé  des  environs  de  Haarlem?  Ainsi  ceux  qui 
s'éloignent  de  ce  ciel  argenté ,  de  ces  eaux  réfléchissantes ,  de  ces 
maisons  rouges ,  de  ces  vertes  prairies  qui  ont  fait  l'éducation  de 
leurs  yeux,  désapprennent  le  charme  pénétrant  que  leur  avaient 
enseigné  ces  superbes  campagnes,  et  ceux  qui  viennent  du  dehors 
le  subissent,  et  se  l'assimilent.  Jamais,  croyons-nous,  démonstration 
ne  fut  à  la  fois  plus  simple  et  plus  concluante;  et  l'influence  est 
ici  tellement  manifeste ,  qu'il  ne  faut  pas  nous  montrer  surpris 
si,  ne  se  bornant  point  aux  qualités  techniques,  elle  intervient 
dans  le  choix  des  sujets,  jdans  leur  composition ,  et  jusque  dans 
l'ordonnance  des  scènes. 

Tout  d'abord,  notons  qu'une  même  disposition  naturelle  semble 

*  M .  Yaa  der  Yilligen,  dans  son  excellent  ouvrage  sur  les  Artistes  de  Haarlem, 
a  établi  de  très-fortes  présomptions  faisant  croire  à  la  naissance  des  Ostade  en 
Hollande. 

74 


586  AMSTERDAM   ET   VENISE.    . 

porter  les  deux  écoles  vers  les  sujets  naatr  et  joyeux.  Il  n'y  a  pas 
de  pays  où  Tou  ait  peint  autant  de  banquets  que  dans  l'école  véni-> 
tienne,  si  ce  n'est  peut-être  dans  l'école  hollandaise.  C'est  à  table 
que  yéronèse,  Giorgione,  le  Titien,  Pordenone  et  lé  sombre  Tin- 
toret  lui«-nfiéme  aiment  à  représenter  le  Christ  et  la  Vierge.  Diner 
chez  Simon,  ou  souper  avec  les  pèlerins  d'EmmaiiS)  Cène,  noces 
de  Cana,  tels  sont  les  sujets  qu'ils  choisissent  de  préférence  et 
dans  lesquels  leur  esprit  semble  se  complaire.  Le  banqnet  est  si 
bien  leur  élément,  qu'il  absorbe  promptement  toute  leur  attention, 
et  les  saints  personnages  qui  devaient  être  le  principal  de  l'aflFàire 
n'en  deviennent  que  l'accessoire. 

En  Hollande,  où,  comme  le  dit  M.  Vitet,  «  le  pays  n'était  plus 
catholique  et  s'était  fait  républicain  »,  la  peinture  ne  pouvait 
suivre  une  voie  tout  à  fait  identique.  En  effet,  sans  le  catholicisme, 
plus  de  tableaux  d'église,  plus  de  saints,  plus  de  madones,  et  par 
conséquent  plus  de  Repas  chez  Lévi,  plus  de  Noces  de  Cana.  La 
inythologie,  non  plus  que  les  allégories  >  ne  devaient  guère  mieux 
convenir;  l'austérité  protestante,  qui  avait  banni  des  églises  tous  les 
saints ,  ne  pouvait  pas  décemment  ouvrir  les  portes  de  ses  monu- 
ments aux  divinités  de  l'Olympe.  Point  de  mythologie,  un  culte 
sans  images,  point  de  monarque  non  plus;  faute  de*  prétextes 
sacrés,  toutefois,  la  vanité  ne  renonça  point  à  ses  droits  ;  les  hdtels 
de  ville  remplacèrent  les  palais  princiers,  et  les  aailes  de  la  charité 
tinrent  lieu  de  temples  et  d'églises.  Puisqu'il  n'était  plus  possible 
de  se  faire  peindre  comme  les  puissantes  familles  de  Venise,  grou- 
pés dans  un  saint  lieu,  au  pied  de  la  Vierge  ou  de  quelque  bien- 
heureux patron,  et  d'orner  ensuite  de  ce  portrait  sanctifié  par  l'in- 
tention une  chapelle  de  sa  paroisse,  ou  la  grande  saUe  de  sa  Scuola^ 
on  s'avisa  d'un  autre  expédient.  Le  personnage  sacré,  qui  n'était 
là  que  comme  ctxcuse,  venant  à  faire  défaut,  on  s'en  passa  brave- 
ment, et  les  gardes  civiques,  les  régents  et  les  magistrats  grati- 
fièrent de  leurs  portraits  en  pied,  non  plus  les  temples  de  la  foi, 
mais  les  hôtels  de  ville ,  les  hôpitaux  et  les  salles  de  tir. 

Toutefois,  on  ne  dérogea  point  à  la  tendance  naturelle  ;  ce  ne  fut 
point  le  fusil  sur  l'épaule ,  ou  la  loi  saus  les  yeux,  qu'on  représenta 


LA   PEINTURE   HOLLANDAISE.  587 

le  plus  sou\  nt  ces  bouillants  militaires  et  ces  prudents  magistrats. 
Ce  fut  le  verre  eu  main ,  la  face  animée  par  les  joyeux  propos ,  la 
bouche  ouverte  pour  chanter,  pour  manger  ou  pour  boire. 

Des  hôtels  de  ville,  Thabitude  de  ces  scènes  joyeuses  passa  dans 
les  maisons  bourgeoises.  Peut-être  même  y  fut-elle  introduite  tout 
d'abord  ;  au  fond  le  fait  importe  peu  ;  le  certain ,  toutefois ,  c'est 
qu'il  n'y  eut  guère  de  demeure,  ou  publique  ou  privée,  qui  bientôt 
ne  se  trouvât  en  possession  de  quelqu'un  de  ces  sujets  tapageurs, 
banquets  officiels  ou  festins  particuliers,  dans  lesquels  le  plaisir 
était  la  loi  générale,  et  où  la  gaieté  accompagnait  les  vins  vieux,  et 
les  bons  morceaux.  Que  de  peintres  pourrions-nous  citer  qui  se 
sont  fait  une  spécialité  de  ce  genre  de  tableaux  ! 

Toute  cette  cohue  joyeuse  de  portraits  collectifs  groupés  autour 
d'une  table  de  confrérie,  ou  devant  de  nombreux  flacons  dans  une 
u  chambre  à  manger,  »  n'avaient  d'autre  but  du  reste  que  de  char- 
mer les  yeux  et  de  tenir  l'esprit  en  bel  humeur.  Comme  aux  œuvres 
de  l'école  vénitienne,  on  peut  leur  reprocher  hardiment  d'être  des 
œuvres  essentiellement  «  extérieures  »,  c'est-à-dire  de  ne  rien 
prouver.  Sauf  un,  tous  ces  excellents  artistes  ne  tiennent  guère  du 
reste  à  donner  à  leurs  tableaux  une  portée  philosophique  ;  quelques 
traits  de  fine  observation  ou  de  critique  maligne,  c'est  tout  ce  qu'on 
peut  attendre  d'eux  ;  aussi  est-ce  commettre  une  grosse  erreur  que 
de  vouloir  démêler  dans  ces  œuvres  légères  des  arguties  auxquelles 
l'auteur  n'a  jamais  songé.  On  a  beau  jeu  en  effet  de  prêter  après 
coup  aux  peintres  des  intentions  plus  ou  moins  sublimes;  et  c'est 
s'exposer  à  de  gros  mécomptes  que  de  vouloir  comme  M.  Van 
Weesthreene  faire  de  Jan  Steen  une  sorte  de  demi-dieu,  un  philo- 
sophe du  pinceau,  digne  d*être  comparé  à  Raphaël  lui-même. 

A  ces  deux  caractères  d! extériorité  et  de  coloris,  que  nous  retrou- 
vons dans  la  peinture  hollandaise,  nous  pouvons  hardiment  ajouter  le 
mépris  de  la  vérité  historique.  Ce  mince  souci  des  restitutions  ar-* 
chaïques  est  en  effet  encore  plus  évident  au  bord  de  l'Amstel  qu'au 
milieu  des  Lagunes.  Rembrandt  et  ceux  de  ses  élèves  qui  traitèrent 
les  scènes  bibliques  y  mirent  encore  plus  de  fantaisie  que  les  compa- 
triotes du  Titien  et  de  Paul  Véronèse.  «  Dans  ses  saintes  images  dd 


588  AMSTERDAM  ET  TENISE. 

la  vie  du  Christ,  dit  M.  Ad.  Thibaudeau,  Bembrandi  a  emprunté 
tous  ses  types  à  la  Hollande  »,  et  le  vieux  mait' c  se  chargeait 
d'éclairer  là-dessus  les  critiques  de  l'avenir,  quand,  montrant  un 
amas  de  turbans,  de  sabres  et  de  fourrures,  il  s'écriait  avec  une 
noble  conviction  :  «  Voici  mes  antiques.  » 

Ainsi  nous  retrouvons  un  à  un  dans  l'école  hollandaise  tous  les 
grands  traits  qui  nous  avaient  frappés  dans  Fécole  vénitienne. 
Gomme  celle-ci,  elle  nous  apparaît  avant  tout  coloriste,  puis  en- 
suite extérieure,  c'est-à-dire  peu  profonde  comme  conception  et 
n'ayant  aucune  prétention  philosophique,  enfin  amoureuse  du  pit- 
toresque, et  se  souciant  médiocrement  de  la  vérité  historique.  Ce 
premier  point  établi,  il  nous  reste  à  jeter  un  coup  d'œil  sur  l'exis- 
tence de  cette  vaillante  école,  et  à  refaire  sommairement  l'histoire 
de  cette  pléiade  de  braves  artistes,  tous  si  pleins  de  talent  et  d'ori- 
ginalité. 

Mais  ici  nous  sommes  pris  d'une  sorte  de  scrupule.  Existe-t-il 
véritablement  une  école  hollandaise?  Qu'il  existe  un  art  hollandais, 
ayant  des  caractères  particuliers,  une  existence  propre,  une  vitalité 
exceptionnelle,  ayant  produit  une  quantité  de  chefs-d'œuvre  qu'on 
ne  peut  confondre  avec  ceux  d'aucune  autre  nation  et  d'aucune 
autre  école,  le  fait  est  indiscutable.  Vouloir  le  nier  serait  se  refiiser 
à  l'évidence  même.  Mais  une  école?  —  Une.  école,  en  effet,  se 
compose  d'un  ou  de  plusieurs  maîtres ,  d'élèves,  et  surtout  d'un 
enseignement  spécial,  renfermant  des  principes  particuliers  qui  se 
transmettent  et  coastituent  une  tradition.  Or,  s'il  nous  est  facile  de 
trouver  des  maîtres  en  abondance,  des  disciples  ou  des  élèves  qui 
deviennent  à  leur  tour  des  maîtres  excellents,  il  nous  est  à  peu  près 
impossible  de  rien  découvrir  qui  ressemble  à  un  enseignement 
spécial  s'appuyant  sur  des  principes  immuables,  ni  surtout  rien  qui  se 
rapproche  en  quoi  que  ce  soit  d'une  tradition.  C'est  au  contraire  par 
une  liberté  absolue  d'allures,  par  une  excessive  indépendance  aussi 
bien  dans  la  conception  de  leurs  œuvres  que  dans  leur  exécution, 
que  tous,  maîtres  et  élèves,  se  distinguent.  «  Dans  les  autres  écoles, 
on  trouve  quelques  grandes  figures  qui  rayonnent  de  l'éclat  du 
génie,  et  autour  d'elles  vient  se  grouper  une  armée  de  disciples 


LÀ   PEINTURE   HOLLANDAISE.  58» 

on  d'élèves,  qui  peîgneat  avec  plus  ou  moins  de  talent,  mais  dans 
le  même  style.  Dans  l'école  hollandaise,  il  n'en  est  point  ainsi. 
Cfaacnn  a  son  individualité  distincte  et  facilement  reconnaissable , 
chacun  a  son  caractère  original  ou  ses  nuances  personnelles,  et  c'est 


AHSTEHDAM 
Le  Drntiile,  par  Lucas  de  Leydr. 


cette  forte  originalité  qui  donne  à  l'école  hollaudaise  ce  privilège 
unique  au  monde  d'avoir  produit  une  douzaine  d'artistes  parfaits 
chacun  dans  leur  genre.  « 

Cette  phrase,  que  nous  tracions  il  y  a  quelques  années,  au  lende- 
main d'une  des  phis  belles  solennités  artistiques  auxquelles  ait  été 


590  AMSTERDAM    ET    VENISE. 

associé  Fart  hollandais  ' ,  nous  semble  encore  aujourd'hui  absolu- 
ment exacte.  Le  seul  de  tous  ces  peintres,  en  effet,  qui  ait  eu  vérita- 
blement des  disciples,  c'est-à-dire  qui  ait  appris  à  ses  élèves  autre 
chose  que  la  pratique  du  métier;  le  seul  qui  leur  ait  transmis,  en 
même  temps  que  sa  technique,  les  grandes  idées  qui  Tanimaient,  les 
principes  qu'il  croyait  justes  et  les  procédés  par  lesquels  il  savait 
qu'on  les  pouvait  exprimer,  c'est  Rembrandt;  or,  de  l'aveu  de  tous 
les  critiques,  Rembrandt  est  une  figure  tout  à  fait  à  part  dans  l'art 
hollandais.  M.  Gh.  Blanc  l'appelle  «  une  exception  dans  l'école  de 
Hollande».  M.  Vitet  nous  le  montre  «  sans  être  jamais  sorti  de 
son  pays  le  moins  hollandais  des  peintres,  et  qui  semble  isolé 
parmi  cette  jeunesse  qu'il  instruit,  qu'il  domine  et  qu'il  éclaire  de 
son  génie  » .  Eh  bien,  malgré  ce  génie  exceptionnel^  malgré  ses 
qualités  persuasives  et  l'autorité  qu'il  avait  su  s'arroger  $ar  eux, 
Rembrandt  n'eut  jamais  qu'une  influence  très-restreinte  smr  ses 
disciples.  Aucun  d'eux,  en  effet,  ne  procède  complètement  de  lui. 
A  quelques-uns,  comme  M aas  par  exemple,  il  n'apprend  que  les 
secrets  du  clair-obscur  et  la  solidité  de  ses  empâtements.  D'autres, 
comme  Gérard  Dow,  ne  retiennent  de  ses  enseignements  que  sa  mer- 
veilleuse façon  de  distribuer  la  lumière,  et  de  rendre  les  ombres  trans- 
parentes ;  pour  le  reste,  ils  diffèrent  tellement  qu'on  se  demande 
comment  ils  ont  pu  sortir  de  son  atelier.  Plus  heureux  avec  Van  den 
Eeckhout,  Govert  Flink,  Ferdinand  Bol  et  Fabricius,  il  leur  transmet 
son  style,  sa  façon  de  comprendre  le  mouvement,  de  distribuer  les 
masses,  d'agencer  la  lumière,  de  jouer  avec  le  clair-obscur;  il  leur 
inocule,  si  je  puis  m'exprimer  ainsi,  jusqu'à  son  interprétation  pitto- 
resque de  l'histoire  etdes  saintes  Écritures.  Mais,  à  une  ou  deux  excep- 
tions près,  dès  que  ces  disciples  fervents  s'éloignent  du  maître  et 
cessent  de  subir  son  influence  directe,  la  naturelle  indépendance 
du  caractère  néerlandais  reprend  le  dessus,  et  peu  à  peu  ils 
cherchent  à  se  faire  une  manière  personnelle,  ce  qui  les  conduit  à 
méconnaître  d* abord,  et  à  dédaigner  ensuite,  les  traditions  magis* 
traies  qu'ils  avaient  reçues. 

^  Voir  les  Merveilles  de  fart  hollandais,  la  Haye^  Di  A.  Thieme,  I872i 


LA   PEINTURE   HOLLANDAISE.  591 

Malgré  cette  absence  d'eoseignemeat,  de  priacipes  arrêtés, 
d'autorité  et  d'influence  chez  les  maîtres,  c'est  le  nom  d'u  école 
hollandaise  »  qui  a  prévalu .  C'est  $ous  ce  nom ,  qui  indique  une 
unité  de  préoccupations ,  un  but  commun  et  un  idéal  iden- 
tique, qu'on  a  groupé  une  foule  d'excellents  artistes,  fort  indé- 
pendants les  uns  dps  autres,  et  suivant  chacun  son  chemin,  sans  se 
laisser  détourner  de  la  voie  qu'il  a  choisie.  Pour  ne  point  heurter 
l'habitude,  c'est  donc  l'histoire  de  l'a  école  hollandaise  »  que  nous 
allons  retracer,  quoique,  à  proprement  parler,  en  tant  qu'école,  elle 
n'ait  jamais  existé. 

Ses  origines,  du  reste,  ne  se  perdent  point  dans  la  nuit  des  temps. 
Jusqu'au  commencement  du  dix-septième  siècle,  où  il  s'épanouit  tout 
d'un  coup  et  produit  simultanément  une  foule  de  talents  de  toutes 
sortes,  l'art  hollandais  n'est  point,  à  proprement  parler,  un  art  au- 
tochthone;  il  se  confond  avec  l'art  flamand.  Aucun  caractère  parti- 
culier ne  le  distingue;  c'est  tour  à  tour  la  Belgique  et  l'Allemagne  qui 
lui  fournissent  ses  inspirations  et  sa  technique.  »  Tant  que  la  Hollande 
subit  le  joug  de  l'étranger,  écrit  M.  Charles  Blanc,  tant  qu'elle 
vécut  sous  la  domination  des  ducs  de  Bourgogne  ou  sous  l'empire 
de  la  maison  d'Autriche,  ses  artistes  n'ont  eu  aucune  physionomie 
propre,  et  les  plus  illustres  d'entre  eux  n'ont  eu  aucun  caractère 
national.  » 

Prenons  en  effet  les  rares  œuvres  du  quinzième  et  du  seizième 
siècle  épargnées  par  les  iconoclastes  de  la  Réforme ,  et  nous  pour- 
rons presque  les  confondre  avec  celles  des  Flamands  ou  des  Alle- 
mands de  la  même  époque.  C.  Enghelbrechtsz  procède  des  frères 
Van  Eyck,  et  c'est  à  peine  si  dans  quelques  figures  triviales  égarées 
dans  ses  saintes  compositions  il  laisse  deviner  Brouwer  et  Ostade, 
dont  il  est  le  précurseur.  Lucas  de  liCyde  est  plus  distingué ,  mieux 
servi  par  son  dessin,  mais  par  cela  même  encore  moins  hollandais 
qu 'Enghelbrechtsz.  S'il  perfectionne  sa  manière,  c'est  pour  se  rap- 
procher de  l'étranger,  et  tous  deux  peignent  à  Leyde  comme  on  pei- 
gnait à  Bruges  depuis  soixante  ans.  Dans  ses  gravures  Lucas  se  rap- 
proche davantage  de  l'Allemagne  ;  sa  pointe  sèche  et  fine  pourrait  être 
revendiquée  par  un  compatriote  d'Albert  Durer.  Une  seule  et  même 


592  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

manière  de  voir  la  nature,  delà  comprendre  et  de  l'interpréter, 
caractérise  à  cette  époque  du  reste  toutes  les  écoles  septentrio- 
nales. Cette  manière  consiste  à  suivre  pas  à  pas  le  modèlera  l'imiter 
d'une  façon  presque  naïve,  à  le  copier  littéralement,  et  surtout  à 
n'oublier  aucun  détail.  Gomme  tous  les  arts  dans  leur  enfaace,  la 
peinturé  hollandaise,  flamande  et  allemande  de  cette  époqiié  ne  sait 
rien  négliger  ;  elle  est  prolixe  en  voulant  être  complète. 

Telle  est  la  phase  primitive  de  l'art  hollandais.  Mais  à  peine 
a-t4l  achevé  ces  premiers  pas,  si  curieux  à  étudier  malgré  leur 

-  •        •      • 

ingénuité  presque  enfantine,  que  tout  à  coup  nous  le  voyons,  cfaan- 
géant  complètement  d'allures,  donner  en  plein  dans  les  extrava- 
gances de  la  décadence  classique.  Ses  adeptes,  après  avoir  douce- 

•  •  *  ■  •  •  *  * 

ment  gravité  autour  de  Van  Eyck,  s'en  vont  brusquement  se 
déformer  ail  delà  des  Alpes. 

C'est  Van  Schoorel  qui  marque  la  transition.  Aventureux  par  tem- 
péramènt,  ne  pouvant  tenir  en  place,  il  étudie  un  peu  partout,  à 
Haarlem  d'abord,*  ensuite  à  Utrecht  chez  Jean  Gossaert,  à  Nu- 
remberg chez  Albert  Durer,  et  enfin  il  arrive  en  Italie.  Là, 
ébloui  par  les  merveilles  qu'il  rencontre  à  chaque  pas,  il  se  pas- 
sionne  pour  les  antiques,  pour  Raphaël,  pour  Michel-Ange,  dévient 
conservateur  du  Belvédère,  puis  revient  à  Utrecht,  fait  dé  nom- 
breux élèves,  et  implante  dans  les  Pays-Bas  l'art  italien,^  tel  qu'il  le 

...» 

comprend  et  tel  qu'on  l'interprétait  à  son  époque. 

Son  exéihple  et  ses  conseils  ne  tardent  point,  malheureusement,  à 

porter  leurs  fruits.  Une  légion  de  peintres  surgissent  qui ,  eux  aussi, 

.  '       ...  •        ■  •      • 

veulent  être  les  Raphaël  et  les  Michel-Ange  de  leurs  pays.  Au 
premier  rang,  Heemskerk,  Cornelis  Van  Haarlem  et  Hendrik 
Goltsius  marchent  sur  ses  traces,  et  créent  un  style  nouveau  qui 
n'est  qu'une  réminiscence  pesante  du  style  italien.  Ils  allient,  en 
efiFet,  à  des  vulgarités  inévitables  une  noblesse  alFfectée,  et,  par 
l'exagération  de  mouvements  prétentieux  et  contrastés  de  rac- 
courcis étranges ,  ils  arrivent  à  prendre  le  pédantisme  académique 
pour  de  l'éloquence  véritable, 

Il  n'en  pouvait,  du  reste,  guère  être  autrement.  Au  moment  où 
Van  Schoorel  était  allé  demander  à  l'Italie  ses  enseignements  et  ses 


LA    l'EINTUm-:    II0LLA^DA1SE.  593 

conseils,  l'art  italien  était  en  pleine  décadence  ;  en  tnit  de  préceptes, 
il  ne  trouva  que  ceux  que  pouvait  donner  la  dépravation  d'une  école 


AMSTERDAM 
I  ilu  jour,  pur  Hcndrk'k  tiollsiui. 


à  son  déclin.  Au  lieu  de  saines  tradilions,  il  ne  rappoita  qu'un  éta- 
lage de  faux  savoir,  une  ostentation  de  mauvaises  études  qui  para- 


594  AMSTERDAM  ET  VENISE. 

lysa  le  généreux  esprit  des  peintres  ses  élèves.  Et  si^  malgré  ces 
boursouflures  et  cette  rhétorique  de  muscles,  les  artistes  hollandais 
parvinrent  encore  à  composer  des  œuvres  élevées  et  touchantes;  si 
Heemskerck,  dans  ses  compositions  bibliques,  Antonio  Moro,  dans 
ses  portraits,  Goltsius,  dans  ses  allégories,  Cornelis  Van  Haarlem, 
dans  ses  sujets  mythologiques,  et  Bloemaert,  dans  ses  tableaux 
sacré,  sconservèrent  une  sorte  de  style  ;  si,  même  en  tombant  dans  la 
manière,  ces  excellents  artistes  ne  perdirent  point  toute  élégance, 
c'est  qu'il  y  avait  en  eux  l'étoffe  de  très-grands  peintres. 

Sitôt  qu'ils  abandonnent,  en  effet,  cette  voie  périlleuse  pour  rede- 
venir eux-mêmes,  nous  les  retrouvons  Hollandais  de  race  et  de 
talent,  et  Goltsius  laisse  prévoir,  dans  ses  Heures  du  jour,  les 
peintres  d'intérieur  du  «  siècle  d'^or  » ,  comme  Bloemaert,  dans  son 
Démon  semant  l'ivraie  y  en  laisse  deviner  les  admirables  paysagistes. 
On  sent,  rien  qu'à  les  voir,  que  le  grand  art  hollandais  va  bientôt 
manifester  sa  puissance. 

A  partir  du  dix-septième  siècle ,  en  effet,  tout  change  et  se  trans- 
forme. L'Espagnol  chassé,  la  liberté  conquise,  l'indépendance 
assurée,  la  richesse  et  la  gloire  en  expectative,  tout  concourt  à 
transformer  les  esprits,  les  besoins  et  les  mœurs.  Sur  les  ruines  de 
la  domination  étrangère,  une  république  puissante  et  grave  s'est 
établie.  La  patrie  n'est  plus  à  la  merci  des  caprices  lointains  ou  de 
fantaisies  transpyrénéennes.  L'initiative  personnelle,  surveillée  par 
la  méfiance  collective,  assure  à  jamais  à  la  nationalité  reconquise  le 
droit  d'être  elle-même.  De  tous  côtés  les  intelligences  s'épanouissent 
au  chaud  soleil  de  la  liberté ,  et  les  arts ,  les  lettres  et  les  sciences, 
s'élevant  en  quelques  années  à  des  sommets  inespérés,  entrent 
ensemble  dans  cette  voie  glorieuse  qu'ils  mettront  tout  un  siècle  à 
parcourir. 

A  ce  moment,  eu  effet,  encore  plus  dans  la  peinture  que  dans 
aucun  autre  art  ou  dans  aucune  autre  science ,  on  voit  surgir  tout  à 
coup  une  multitude  de  talents  les  plus  séduisants  et  les  plus  divers. 
Dans  chaque  genre  (et  l'on  en  crée  quatre  ou  cinq  nouveaux,  nature 
morte,  paysages,  intérieurs,  marines,  etc.)  apparaissent  une  foule 
d'œuvres  merveilleuses  d'exécution  et  superbes  de  couleur.   Les 


LA   PEINTURE   HOLLANDAISE,  595 

peintres  sont  si  nombreux ,  que  l'histoire  n'a  pas  le  temps  d'enre« 
gistrer  tous  leurs  noms.  Ils  ont  un  talent  si  charmant  et  si  simple, 
que  toute  cette  bourgeoisie  à  peine  émancipée,  mais  qui  marche  à 
grands  pas  vers  la  richesse,  les  comprend  à  première  vue  et  àe  les 
dispute.  A  mesure  qu'on  les  estime  davantage,  ils  semblent  se  per- 
fectionmerj  chaque  année  il  en  surgit  de  nouveaux  qui  viennetit 
grossir  la  vaillante  phalangie  de  leurs  aînés  ;  on  en  connaît  dès  cen- 
taines, et  il  en  est  encore  dont  le  nom  n'est  pas  parvenu' jusqu'à 
nous,  u  Pour  les  grands  maîtres  hollandais,  à  partir  dé  l'an  1600, 
écrit  M.  Michiels,  ils  sont  si  nombreux,  que  leur  histoire  deitiande- 
rait  quatre  ou  cinq  volumes.  » 

GettC:  histoire ,  nous  n*avons  certes  pas  la  prétentioù  de  l'écrire^ 
et  cependant,  pour  nous  reconnaître  à  travers  tous  ces  maîtres 
charmants,  il  va  nous  falloir  faire  entre  eux  un  classement  véritable. 
Il  n'est  pas  possible,  en  effet,  d'indiquer  l'histoire  de  l'école  eu 
signalant  les  principaux  sommets;  les  cimes  sont  trop  nonibreuses. 
La  chronologie  non  plus  ne  nous  dirait  rien.  Tous  se  produisent  en 
même  temps;  ils  se  révèlent  presque  à  la  même  heure;  ils  s'élanceilt 
spontanément  et  simultanément  du  génie  de  la  patrie  affranchie, 
comme  Minerve  du  cerveau  de  Jupiter,  sans  que  rien  les  fasse  pres- 
sentir, sans  rien  qui  les  annonce,  sans  rien  qui  les  rattache  au  passé, 
prolem  sine  maire  çreatam.  Le  seul  classement  qui  puisse  nous 
aider,  c'est  celui  des  spécialités,  et  encore  bien  souvent  serons-nous 
endbarrassés,  car  il  est  plus  d'un  de  ces  généreux  artistes  qui  brille 
dans  plusieurs  genres,  et  il  en  est  un,  Rembrandt,  qui  les.  traita 
tous  avec  un  même  succès  et  une  indiscutable  autorité. 

Bien  que  cette  grande  figure  de  Rembï'andt  ne  soit  point  une  des 
premières  par  ordre  chronologique,  on  se  sent  si  vivement  attiré 
de  son  côté,  qu'on  serait  presque  tenté  de  s'attaquer  à  elle  immé- 
diatement. Toutefois,  il  serait  injuste  de  passer  sous  silence  les 
noms  de  quelques  artistes  de  talent  et  de  valeur  qui  sont  comme 
les  précurseurs  de  ce  vaste  génie. 

Au  premier  rang,  parmi  ces  vétérans  du  grand  art  hollandais, 
il  nous  faut  placer  le  vieux  Ravestein,  qui  créa  ce  genre  de  «  pein- 
ture civique  r  dans  lequel  tant  de  peintres  illustres  devaient  exceller 


59G  AMSTERDAM    ET   VENISE. 

dans  la  suite.  A  ses  côtés,  mettons  Moreelse,  dont  ie  talent  à  la  (ois 
lumineux  et  sévère  nous  montre  déjà  ces  physionomies  expressives 
et  ces  carnations  vivantes  qui  seront  plus  tard  un  des  privilèges  de 
l'école,  et  aussi  Michel  Van  Mierevelt,  dont  la  peinture  à  la  fois  sobre 
et  solide  fait  d'un  portrait  une  pa^je  d'histoire.  Puis  viennent  le  vieux 
Van  Goyen,  avec  ses  poétiques  vues  de  la  Meuse  et  de  Dordrecht; 
Gérard  Honthorst,  qui,  dans  ses  effets  de  lumière,  laisse  prévoir  le 
clair- obscur  rembranesque  ;  Léonard  Bramer,  dont  la  joyeuse 
fantaisie,  déguisant  curieusement  les  personnages  de  l'antiquité, 
place  le  turban  sur  les  fronts  mythologiques  ;  et  enfin  Théodor  de 
Keyser,  ouvrant  la  marche  à  cette  armée  de  vaillants  peintres  qui 
peupleront  les  hôtels  de  ville  et  le  Doelen  de  tant  de  superbes 
portraits. 

Tous  ces  artistes,  tous  ces  grands  artistes,  devons*nous  dire,  en 
tout  autre  temps  ou  en  tout  autre  pays,  pourraient  nous  retenir  de 
longues  heures.  Il  en  est  plus  d'un  parmi  eux  dont  le  nom  suffirait  à 
illustrer  une  ville  ;  mais  leur  talent  semble  pâlir  devant  l'auréole 
de  gloire  qui  entoure  le  nom  de  Rembrandt.  Celui-ci,  en  effet,  n'est 
pas  seulement  le  plus  grand  peintre  qui  ait  illustré  son  pays; 
c'est  un  de  ces  merveilleux  génies  dont  l'humanité  tout  entière  a  le 
droit  de  se  montrer  fière.  Il  est  à  la  fois  le  Titien  et  l'Albert  Durer 
de  la  Hollande. 

Comme  Albert  Durer,  en  effet,  il  est  l'un  des  plus  grands 
(c  inventeurs  »  que  l'on  connaisse.  Rien  n'effraye  sa  vaste  intelli- 
gence. Il  fouille  dans  son  imagination  comme  dans  un  réservoir 
inépuisable;  et  chacune  des  compositions  qu'il  en  tire  possède  un 
tel  cachet  d'originalité  et  de  sentiment,  qu'on  éprouve  tout  de  suite 
cette  impression  qu'elle  lui  appartient  tout  entière.  D'autres,  en 
effet,  s'efforceront  de  lui  ressembler,  mais  lui,  il  ne  ressemble  à 
personne,  pas  même  à  Pieter.  Lastman,  son  dernier  maître,  «  au- 
quel  il  ne  trouva  rien  à  prendre,  dit  W.  Biirger,  si  ce  n'est  peut-être 
une  certaine  initiation  à  la  dégradation  des  ombres  » . 

Non-seulement  tous  les  personnages  qu'il  représente  lui  appar- 
tiennent, mais  encore  la  lumière  dans  laquelle  ils  se  meuvent,  les 
costumes  qu'ils  revêtent,  leurs  attitudes,  leurs  gestes,  jusqu'à  leur 


LA   PEINTURE   HOLLANDAISE.  597 

expression.  Il  a  pu  les  voir  ainsi  dans  la  rue,  à  la  synagogue  ou  sur 
les  quais,  les  rencontrer  dans  sa  Jodenstraat ;  mais  en  les  faisant 
passer  sur  la  toile,  il  les  transforme.  Ce  ne  sont  plus  des  hommes 
qu'il  nous  montre,  ce  sont  des  caractères  qu'il  développe  devant  nos 
yeux  surpris.  D'autres,  en  effet,  peuvent  être  plus  brillants  et  plus 
bruyants,  nul  n'est  plus  poignant  ni  plus  humain.  Dans  la  plupart 
de  ses  œuvres,  ce  côté  est  si  développé,  que  l'on  est  saisi  par  elles 
et  émotiouné  au  dernier  point,  sans  bien  savoir  au  juste  ce  qu'elles 
représentent.  Dans  sa  Ronde  de  nuit,  par  exemple,  on  ne  sait  guère 
tout  d'abord  ce  qu'on  a  sous  les  yeux.  Un  écriteau  pendu  à  la 
muraille  nous  apprend  que  tous  ces  gens  qui  s'agitent  ne  sont  point 
des  héros,  mais  de  simples  citoyens,  soldats  pour  un  instant; 
une  ombre  portée  par  la  main  du  capitaine  nous  apprend  qu'il  fait 
jour,  ce  dont  on  a  longtemps  douté  ;  mais  le  reste,  qui  le  sait?  Ces 
gens,  où  vont-ils,  que  veuleût-ils?  Qui  tious  dira  s'ils  courent  à 
l'ennemi  ou  s'ils  reviennent  du  tir?  Personne.  Et  cependant  il  est 
impossible  de  regarder  ces  groupes  de  figures  sans  ressentir  une 
rapide  émotion.  Cette  vie  qui  circule  partout,  ce  mouvement, 
cette  agitation,  nous  gagnent  et  nous  enveloppent.  Ou  croit  exister 
au  milieu  de  cette  cohue,  et  l'on  ne  s'occupe  plus  si  c'est  le  soleil 
ou  une  lampe  qui  illumine  tout  ce  monde;  on  sent,  en  effet,  que 
c'est  un  éclair  de  génie. 

Certes,  nous  n'avons  point  la  prétention  d'expliquer  en  quelques 
lignes  les  secrets  de  ce  peintre  isublime.  Mais  il  est  certains  côtés 
de  son  talent  qui  sont  si  saisissables,  certains  procédés  dont  il  tire 
des  effets  si  surprenants,  qu'il  nous  parait  impossible  de  les  passer 
sous  silence.  Ce  sont,  en  effet,  ces  grandes  lois  de  la  peinture ,  non 
pas  apprises  par  lui  chez  Lastman,  chez  Pinas  ou  tout  autre,  mais 
enfantées  ou  retrouvées  par  son  génie,  qui  constituent  sa  véritable 
gloire  u  d'inventeur  n ,  tout  autant  que  les  admirables  compositions 
dans  lesquelles  il  les  met  en  pratique. 

Nous  avons  dit  tout  à  l'heure  que  Rembrandt  était  un  peintre  de 
caractères;  rien  n'est  plus  vrai.  Ce  qu'il  a  peint,  en  effet,  ce  n'est  pas 
tel  ou  tel  homme,  c'est  u  Thonime  »  ;  ce  qu'il  a  représenté  dans 
ces  vastes  compositions,  ce  n'est  pas  tel  individu  isolé ,  telle  classe 


598  AMSTERDAM    ET  VENISE. 

spéciale,  telle  nature  particulière,  c'est  rhumanité.  A  regarder  toutes 
ses  figures,  on  démêle  non-seulement  la  profession,  le  tempérament 
et  rhumeur  de  ses  personnages,  mais  aussi  les  idées  de  leur  temps 
et  jusqu'à  leurs  aptitudes  spéciales.  Gomme  si  leurs  corps  n'étaient 
qu*une  lanterne  transparente,  laissant  voir  la  flamme,  qu'elle  con- 
tient, on  devine^  à  travers  leurs  traits,  le  feu  Intérieur  qijiî  les 
fait  agir,  les  désirs  qui  les  excitent,  les  passions  qui  les  tourmentent; 
en  un  mot,  c'est  le  caractère  de  chacun  d'eux  qu'on  aperçoit 
sous  les  touches  colorées  qui  le  représentent,  et  chacun  de  ces 
cariactères  est  si  essentiellement  humain,  que  tant  qiie  l'humanité 
pourra  contempler  ces  pages  merveilleuses,  elle  s'y  reconnaîtra 
avec  une  poignante  émotion. 

Or,  pour  opérer  ce  miracle,  Renibrandt  appela  au  secours  de  sa 
mierveilleuse  imagination,  outre  son  talent  d'observation^  trois 
moyens  ou  plutôt  trois  procédés  inconnus  ou  négligés  avant  lui  : 
d'abord  l'exactitude  des  physionomies  et  la  vérité  de  l'action  ;  en 
second  lieu,  la  simplification  par  l'ordonnance  de  là  lumière,  et 
enfin  la  violence,  ou  plutôt  l'éloquence  dès  contrastes. 

L'exactitude  des  physionomies  est  facile  à  reconnaître  dès  le 
premier  coup  d'œil  qu'on  jette  sur  son  œuvre.  Chaque  trait,  en 
efïet,  y  est  si  bien  étudié,  que  l'on  n'en  peut  supposer  un  autre  à  sa 
place.  Chaque  figure,  et  dans  chaque  figure  le  reg^ard,  ainsi 
que  le  sourire,  sont  si'bien  dans  l'idée  qu'on  se£ait  du  personnage, 
qu'il  ne  vient  pas  à  l'esprit  qu'il  puisse  avoir  une  autre  expression. 
Etifin  chaque  personnage  est  lui-même  si  bien  composé,  si  bien  à 
sa  place,  qu'il  semble  impossible  qu'on  le  puisse  sortir  de  la  scène , 
ou  le  remplacer  par  quelque  autre,  sans  enlever  à  la  composition  une 
partie  de  son  sens  et  de  sa  force.  La  vérité  de  l'action  se  voit  peut- 
être  moins  clairement  tout  d'abord  ;  mais  dès  qu'on  observe  l'œuvre 
dans  son  ensemble,  elle  devient  presque  aussi  évidente.  En  effet,  il 
n'est  pas  un  personnage  de  Rembrandt  qui  ne  soit  représenté  dans 
l'action  caractéristique  de  sa  vie  ou  de  sa  profession,  et  ce  n'est  pas 
là  un  mince  mérite.  Expliquons-nous  :  Au  moment  de  l'efflorescence 
de  l'art  hollandais,  c'était,  en  quelque  sorte,  une  coutume  générale, 
et  pour  ainsi  dire  naturelle,  de  représenter  à  table  les  confréries  et 


LA   PEINTURE   HOLLANDAISE.  599 

les  associations.  II  semblait  en  effet  que  toutes  ces  sociétés  de  tir  et 
de  bienfaisance  avaient  été  fondées  beaucoup  moins  pour  distribuer 
des  secours  ou  former  des  soldats  que  pour  fournir  à  leurs  membres 
une  légitime  occasion  de  célébrer  Bacchus  et  de  banqueter  joyeu- 
sement. D'un  autre  côté ,  la  bourgeoisie  patricienne  se  faisait 
un  plaisir  de  copier  les  allures  altières  des  anciens  maîtres  du 
pays,  et,  dans  les  portraits,  s'appliquait  à  imiter  les  seigneurs  ou 
les  dames  espagnoles,  à  se  donner  des  airs  de  capitan.  Que  de 
portraits  de  Van  der  Helst,  de  Miérevelt  et  de  Moreelse  sont  là 
pour  prouver  notre  dire!  Rembrandt,  lui,  ne  voulut  jamais  accepter 
ces  compromis  ridicules,  et  chaque  fois  qu'il  représenta  un  per- 
sonnage ou  un  groupe,  il  le  peignit  dans  Vaction  que  comportaient 
sa  situation  sociale,  ses  aptitudes,  son  caractère. 

Veut-il  nous  montrer  un  corps  savant,  une  corporation  ou  une 
Gilde  quelconque?  Il  n'appelle  pas  à  son  secours  les  verres  et  les 
plats,  il  ne  groupe  pas  ses  modèles  autour  d'une  table ,  dans  une 
salle  de  banquet  ou  dans  une  chambre  d'auberge.  Sont-ce  des  chi- 
rurgiens? Il  les  place  autour  d'un  cadavre,  et  le  plus  autorisé  d'entre 
eux,  la  pince  à  la  main,  expUque  une  découverte  nouvelle  ou  une 
opération  difficile.  Sont-ce  des  syndics?  Il  les  rassemble  autour 
d'une  table  avec  les  livres  de  la  corporation  entre  les  mains  et  le 
règlement  sous  les  yeux.  Rien  qu'à  les  regarder,  on  voit  tout  de 
suite  qu'il  s'agit  d'un  fait  qui  se  rapporte  à  leur  profession,  qu'ils 
résolvent  un  cas  difficile,  ou  mettent  l'accord  entre  des  parties 
hostiles.  Veut-il  nous  montrer  des  gardes  civiques,  des  soldats 
citoyens?  C'est  dans  l'agitation  d'une  prise  d'armes  qu'il  nous  les 
fait  voir. 

Dans  le  portrait  isolé  nous  rencontrons  absolument  la  même  préoc- 
cupation  ;  qu'il  soit  peint  ou  gravé,  chaque  personnage  représenté 
montre  tout  de  suite  ce  qu'il  est.  Il  n'est  pas  besoin ,  en  effet ,  de 
regarder  longtemps  le  portrait  d'Anna  Vijmer,  pour  découvrir  en  elle 
une  bourgeoise  accomplie.  Elle  se  repose  un  instant,  et  parait  écou- 
ter ;  mais  on  sent  que  son  esprit  est  ailleurs ,  qu'il  est  aux  soins  du 
ménage,  et  l'on  est  certain  qu'elle  n'a  qu'à  étendre  le  bras  pour  mettre 
la  main  sur  le  panier  aux  clefs.  Le  bourgmestre  Six,  lui,  se  dispose  à 


600  AMSTERDAM    ET  VENISE.     : 

sortir  ;;il  Va  courir  la  villes  se  rendre  au:5/a///i«if5,  .pour  délibérjer, 
comme  il  convieilt  à  tout  bon  édile,  ou  bien  encore. lit  quelque 
arrêté  municipal,  quelque  morceau  de  jurisprudence  communale, 
dont  le. reflet  éclaire  sa  figure;  Coppenole,  le  célèbre  calligrâpbe, 
nous  apparaît  une  plume  à  la  main;  Cornélis  Sylvius^  le. savant, 
avec  un  livre,  et  Lutma,  le  ciseleur,  tient  upe  statuette.  .         •    i 

Chacun,  on  le  voit,  est  à  sa  place  et  dans  son  milieu.  Sur  chaque 
visage,  dans  ch<ique  attitude  se  reflètent  les  pensées  dominantes 
et  les  préoccupations  spéciales  de  celui  que  le  peintre  a  voulu  nous 
montrer  ;  et  dé  cette  parfaite  concordance  entre  ce  qu'on  sait  du 
personnage  et  ce  qu'on  en  voit,  il  résulte  que  le  tableau  cesse  d'être 
un  portrait  pour  devenir  un  type.  Ce  type  est  si  vrai,  en  effet,  il  reste  si 
profondément  gravé  dans  l'esprit,  qu'il  serait  impossible  à  aucun  de 
ceux  qui  ont  contemplé  ces  merveilleuses  pages  de  l'histoire  hollan- 
daise d'imaginer  les  personnages  qu'ils  nous  montrent  autrement 
qu'ils  sont  représentés.  Bien  mieux,  dans  chacune  de  ces  figures  on 
retrouve  si  bien  un  caractère,  que,  si  l'on  veut  se  figurer  une  patri- 
cienne amsterdamoise  de  la  première  moitié  du  dix-septième  siècle, 
il  suffira  d'avoir  vu  le  portrait  d'Anna  Vijnier,  pour. qu'il  nous  re- 
vienne forcément  à  l'esprit  ;  si  c'est  Timage  d'un  bourgmestre  que 
vous  évoquez,  celle  de  Jean  Six  vous  apparaîtra  tout  de  suite,  et 
pour  peu  qu'on  parle  d'un  médecin,  le  docteur  Tûlp  sortira  de  son 
cadre  pour  venir  se  fixer  dans  votre  cerveau. 

Ce  premier  point  exphqué,  passons  aux  procédés  techniques 
employés  par  Rembrandt,  et  qui  lui  ont  permis  d'exprimer  sa 
pensée  avec  une  telle  intensité,  que  jamais,  depuis  lors,  personne 
n'a  pu  l'égaler  en  puissance.  De  tous  ces  procédés,  l'ordonpancc 
de  la  lumière  est  incontestablement  le  plus  visible.  C'est  celui  qui  a 
le  plus  frappé  les  peintres  et  les  critiques,  celui  dont  on  s'est  le  plus 
préoccupé.  On  a  presque  tout  dit  sur  cette  magie  de  la  lumière, 
mais  personne  ne  s'est  avisé  d'en  chercher  les  causes  voulues.  C'est 
pourtant  là  un  des  côtés  les  plus  intéressants,  à  ce  qu'il  semble. 
Essayons  donc  de  combler  cette  lacune. 

Rembrandt,  dans  la  solitude  de  sa  vaste  intelligence ,  est  peut- 
être  le  seul  des  maîtres  du  Nord  qui  ait  bien  compris  que  la  nature. 


J^^MAMf   U 


AMSTEHDAM 
La  Ueiconl^de  croix,  par  ltei»l>raiidl. 


LA   PEINTURE    HOLLANDAISE.  6^3 

pour  être  rendue  saisissante,  devait  être  simplifiée.  Les  Grecs,  et 
après  eux  les  Florentins,  avaient  déjà  mis  en  pratique  cette  grande 
loi  esthétique  de  la  synthèse,  et  leurs  œuvres  les  plus  belles  sont 
précisément  celles  où  les  parties  secondaires,  les  faits  accessoires, 
volontairement  négligés,  ne  laissent  devant  les  yeux  que  les  grands 
caractères  de  la  figure  qu'ils  représentent.  Ce  que  les  Florentins 
et  les  Grecs  avaient  obtenu  par  la  pureté  des  lignes  et  la  simplicité 
des  contours,  Rembrandt,  lui,  s'efforça  de  l'obtenir  et  l'obtint 
par  sa  répartition  de  la  lumière. 

Alors  que  les  vieux  peintres  allemands,  et  même  certains  de  ses 
contemporains  hollandais,  s'étaient  e£Forcés  de  répandre  sur  toutes 
leurs  compositions  une  clarté  à  peu  près  égale,  donnant  un  même  re- 
lief et  une  même  importance  à  tous  les  objets,  traitant  avec  un  soin 
inexorable  les  points  les  plus  accessoires,  ne  voulant  rien  oublier, 
ne  sachant  rien  négliger,  Rembrandt,  lui,  en  grand  maître  qu'il 
était,  procéda  d'une  tout  autre  manière.  Il  mit  en  lumière  les  faits 
importants,  et  plongea  dans  l'ombre  tout  le  reste,  simplifiant  de  cette 
façon  la  scène  ou  la  figure  qu'il  voulait  représenter,  concentrant,  dès 
le  principe,  toute  l'attention  sur  le  point  essentiel,  et  empêchant 
ainsi  qu'elle  ne  s'égarât  et  ne  s'éparpillât  sur  les  faits  secondaires. 
On  a  dit  que  sa  façon  d'éclairer  était  conventionnelle  ;  on  a  accusé 
sa  lumière  d'être  arbitraire.  Rien  n'est  plus  vrai...,  mais  c'est  jus- 
tement ce  qui  fait  son  mérite.  11  a  su  se  servir  des  moyens  qui 
étaient  à  la  portée  de  tous^  et  les  a  transformés  pour  leur  faire  pro- 
duire des  effets  inconnus  avant  lui.  Certainement  cette  lumière  est 
conventionnelle  au  point  de  vue  de  la  froide  logique,  certainement 
elle  est  arbitraire  au  point  de  vue  de  la  rigide  exactitude ,  mais  non 
pas  au  point  de  vue  des  idées  qu'elle  aide  à  exprimer. 

La  puissance  des  ombres,  en  effet,  n'est  pas  chez  Rembrandt  un 
moyen  de  voiler  des  parties  faibles  ou  d'escamoter  des  difficultés;  elle 
n'est  point  un  subterfuge  empreint  d'une  certaine  brutalité.  Son  clair- 
obscur  ne  se  transforme  pas,  comme  chez  le  Caravage  et  certains 
maîtres  italiens,  en  nuages  noii*s  et  opaques.  Ses  ombres  sont  au  con- 
traire transparentes  et  lumineuses.  Au  travers,  on  aperçoit  tous  les 
accessoires  qui  peuvent  compléter  l'action  ou  expliquer  la  scène. 


604  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

Ceux-ci  ne  sont  pas  escamotés,  ils  sont  en  leur  place,  conservent 
leurs  formes  et  leur  taille,  mais,  grâce  au  clair-obscur,  n'ont  que 
juste  l'importance  qui  leur  est  due.  I/œil  les  aperçoit,  les  regarde 
avec  curiosité,  mais  revient  toujours  à  la  partie  saillante,  à  la 
partie  en  lumière,  qui  dans  tous  les  tableaux  du  grand  maître  est 
la  partie  essentielle  de  la  composition. 

Après  la  simplification  par  les  jeux  de  lumière,  le  procédé 
auquel  Rembrandt  dut  le  plus  de  sa  force  et  de  son  énergique 
vitalité  est  certainement  la  science  des  contrastes.  Cette  science, 
qui  en  littérature  a  produit  de  si  puissants  effets,  parait  avoir  été 
comprise  par  lui  dès  le  principe.  Dès  ses  premières  oeuvres,  on  sent 
toute  Timportance  qu'il  y  attache;  pendant  toute  sa  féconde  carrière 
elle  sera  Tune  de  ses  constantes  préoccupations.  Ajoutons  enfin 
que  jamais  aucun  peintre  n'en  poussa  plus  loin  l'étude,  et  ne  sut  la 
mettre  en  œuvre  d'une  façon  aussi  variée,  aussi  magistrale  et 
surtout  aussi  saisissante. 

Il  appliqua  à  ses  ouvrages,  soit  peinture,  soit  gravure,  cette 
science  des  contrastes  de  trois  façons  différentes,  mais  en  faisant 
toujours  concourir  ces  trois  façons  à  l'unité  de  l'action,  et  sans  pro- 
duire jamais  de  disparates.  La  première,  c'est  le  contraste  des 
clartés  et  des  ombres;  la  seconde,  le  contraste  dans  la  facture, 
laissant  des  parties  inachevées,  et  finissant  les  autres  avec  une  déli- 
catesse de  touche  que  Gérard  Dow  n'a  point  dépassée  ;  et  enfin  le 
contraste  d'attitudes,  de  sentiments  et  de  caractères,  appliqué  aux 
différents  personnages  qui  composent  ses  tableaux. 

Nous  nous  sommes  déjà  occupés  du  contraste  des  clartés  et  des 
ombres,  nous  n'y  reviendrons  pas.  Le  contraste  de  facture,  lui,  est  une 
observation  nouvelle,  et  qui  même,  croyons-nous,  n'a  point  encore 
été  faite;  il  faut  donc  nous  y  arrêter  un  instant.  Nous  avons  dit 
qu'elle  apparaît  dès  les  premières  œuvres  de  Rembrandt  ;  en  effet, 
considérons  le  Siméon  au  temple,  l'un  des  premiers  tableaux  qu'il 
ait  peints,  et  notons  les  différences  de  facture  qui  existent  entre  les 
diverses  parties.  Dès  ce  premier  examen,  nous  aurons  une  idée 
fort  exacte  des  moyens  employés  et  des  résultats  obtenus.  La  scène, 
vous  le  savez,  se  passe  dans  le  Temple.  Le  groupe  principal,  qui 


LA   PEINTURE   HOLLANDAISE.  605 

représente  Siméon  et  la  sainte  Famille,  est  d*un  fini  parfait  ;  un 
escalier  tout  chargé  de  personnages,  et  qui  aboutit  au  trône  du 
grand  prêtre,  est  également  achevé  avec  le  dernier  soin.  On  peut 
compter  les  personnages,  distinguer  leurs  costumes ,  et  démêler  les 
moindres  détails  de  leur  ajustement.  Pour  le  peintre,  ces  deux 
parties  composent  tout  le  tableau  ;  voilà  ce  qu'il  faut  regarder.  Le 
culte  nouveau  et  le  culte  ancien,  Tun  en  plein  soleil,  rayonnant  la  lu- 
mière presque  autant  qu'il  la  reçoit,  l'autre  dans  une  ombre  douce 
comme  un  crépuscule,  mais  tous  deux  faits  et  parfaits  de  facture. 
Le  reste  est  accessoire;  aussi  voyez  comme  cet  accessoire  est 
traité.  L'architecture  du  Temple  est  à  peine  indiquée,  volontaire- 
ment négligée,  exécutée  à  coups  de  manche  de  brosse j  et  c'est 
par  une  ébauche  que  le  maître  termine  une  œuvre  délicate  dont  il  a 
si  précieusement  ciselé  les  groupes  principaux. 

Dans  la  Leçon  (fanatomie,  même  observation  ;  le  cadavre,  c'est- 
à-dire  la  science,  est,  en  dépit  de  la  nature  du  tableau  (qui  n'est, 
somme  toute,  qu'une  réunion  de  portraits),  le  fait  principal.  C'est  lui 
qui  va  nous  dire  et  la  profession  et  la  préoccupation  de  ceux  qui  l'en- 
tourent*; c'est  sur  le  cadavre  que  tombe  la  lumière.  Les  portraits 
viennent  ensuite,  savamment  gradués,  les  physionomies  se  projettent 
en  dehors  de  l'ombre  dans  laquelle  baignent  les  corps,  puis  tout  le 
reste  est  à  peine  indiqué.  D'architecture,  à  bien  prendre,  il  n'y  en 
a  pas  ;  on  ne  sait  si  l'on  est  dans  une  salle  de  dissection,  dans  un 
cellier  ou  dans  une  cave  ;  le  livre,  les  pieds  du  cadavre,  toutes  ces 
parties  accessoires  qui  ne  doivent  point  attirer  l'œil  sont  largement 
fndiquées,  à  peine  faites,  et  même,  disons-le,  volontairement  mal 
faites. 

Dans  Y  Apparition  de  CAnge  à  la  famille  de  Tobie,  nous  trouvons 
encore  exactement  les  mêmes  procédés  répondant  aux  mêmes  préoc- 
cupations. Quel  est  l'important?  c'est  l'Ange,  qui  se  manifeste  d'une 
façon  extraordinaire,  insolite,  n'apparaît  que  quelques  instants,  et 
qu'on  ne  reverra  plus  ;  c'est  pourquoi  l'Ange  est  d'une  facture  soi- 
gnée. Ses  cheveux,  que  le  vent  soulève,  ses  ailes,  ses  vêtements, 
tout  est  détaillé  avec  soin.  Puis  viennent  les  personnages  qui  le  con- 
templent, tous  dans  des  attitudes  diverses,  exprimant  un  saint  éton- 


606  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

nement  mêlé  d'une  crainte  respectueuse  ;  et  ces  personnages  sont 
d'une  facture  moins  serrée,  mais  cependant  suffisante.  Pour  le  reste, 
la  maison,  le  chien,  le  sol,  le  paysage,  tout  cela  existe  à  peine. 

L'œuvre  gravé  de  Rembrandt  présente  absolument  les  mêmes 
caractères.  Pour  ne  parler  que  de  la  plus  illustre  de  ses  planches, 
la  Pièce  de  cent  florins,  si  merveilleusement  reproduite  de  nos  jours 
par  un  éminent  graveur,  est  partagée  en  deux  parties  distinctes  : 
l'une,  finie  avec  un  soin  extrême,  poussée  à  la  perfection,  représente 
les  gens  qui  croient;  l'autre,  esquissée  seulement,  nous  montre  les 
pharisiens  qui  doutent,  les  sceptiques,  les  rieurs  et  les  raiUeurs. 

Mais  le  plus  remarquable,  c'est  que  dans  l'ordre  moral  de 
la  composition,  la  loi  des  contrastes  est  tout  aussi  régulière- 
ment observée.  Regardez  le  Bon  Samaritain;  il  a  gravi  le  perron 
de  l'auberge,  et  recommande  au  maître  hastelein,  comme  on  dit 
en  Hollande,  de  bien  soigner  le  blessé  qu'il  a  recueilli.  Pendant 
ce  temps,  des  domestiques  enlèvent  le  pauvre  homme,  et  s'ap- 
prêtent à  le  monter  dans  une  chambre.  C'est  l'image  la  plus 
naturelle  et  la  plus  vivante  qu'on  puisse  souhaiter  de  ce  sentiment 
si  élevé  qu'on  appelle  la  charité.  Au  premier  pian,  que  voyons-nous? 
la  bestialité  la  plus  triviale  sous  la  forme  d'un  chien  qui  s'oublie. 
Dans  la  Descente  de  croix,  les  disciples  qui  entourent  le  Christ,  qui 
le  soutiennent,  qui  portent  ses  membres  ou  retiennent  son  suaire,  ont 
l'air  profondément  ému.  Une  douleur  poignante,  une  désolation 
anxieuse  se  lit  dans  leurs  yeux,  sur  leurs  visages,  dans  leurs  gestes 
et  dans  leurs  attitudes.  Au  premier  plan,  les  mains  derrière  le  dos, 
le  nez  au  vent,  le  ventre  rebondi,  une  sorte  de  commissaire  de 
pohce  pharisien  assiste  à  la  a  levée  du  corps  »,  avec  l'indifférence 
d'un  fonctionnaire  ne  voyant,  dans  cette  lugubre  scène,  qu'un 
acte  ordinaire  de  son  ministère.  Dans  le  Jésus  prêchant,  pendant 
que  tous  les  assistants  semblent  absorbés  par  la  sainte  prédication, 
et  écoutent  la  parole  sacrée  avec  un  recueillement  profond,  au  pre- 
mier plan,  un  petit  enfant  couché  à  plat  ventre  trace  avec  son  doigt  des 
figures  sur  le  sol.  Et  la  distraction  de  cet  enfant,  tout  comme  l'indif- 
férence du  pharisien  obèse,  rendent  plus  saisissantes  et  la  désolation 
des  disciples  et  l'attention  des  auditeurs. 


LA    PEINTURE   HOLLANDAISE.  607 

Par  toute  cette  série  de  procédés  ingénieux,  savants  et  admira* 
blement  raisonnes,  Rembrandt  s'est,  on  le  voit,  mis  au  premier 
rang  des  inventeurs  de  la  peinture.  Sous  ce  rapport,  nous  avons 
donc  eu  raison  de  le  nommer  F  Albert  Durer  de  la  Hollande,  mais 
plus  maître  de  son  art  et  plus  complet  que  le  maître  allemand.  Nous 
avons  dit  qu'il  était  également  le  Titien  de  son  pays ,  et  rien  n'est 
plus  exact.  Il  y  a,  en  effet,  entre  le  magicien  hollandais  et  le  grand 
maître  de  l'école  vénitienne  des  rapports  nombreux  et  pour  ainsi 
dire  évidents.  Certes  leur  idéal  n'est  pas  le  même.  Mais,  poursuivant 
chacun  une  voie  différente ,  il  leur  arrive  plus  d'une  fois  de  se  ren- 
contrer, et,  au  passage,  de  se  tendre  la  main  comme  deux  frères,  ou 
tout  au  moins  comme  deux  proches  parents.  Cette  parenté  éclate 
pour  ainsi  dire  dès  qu'on  les  met  en  présence;  au  Louvre,  par 
exemple ,  avec  ces  deux  merveilleux  portraits  qui  se  font  pendants 
dans  le  Salon  carré,  mais  surtout  à  Florence,  au  palais  Pitti  dans  la 
salle  de  Vénus.  Jamais,  pour  ma  part,  je  n'oublierai  ma  délicieuse 
surprise,  lorsque  pénétrant,  il  y  a  cinq  ans,  dans  celte  dernière 
salle,  je  fiis  ébloui  par  un  merveilleux  rapprochement.  Pour  les 
besoins  d'un  copiste,  on  avait  changé  la  place  de  la  Bella  di  Tiziano, 
et  le  superbe  portrait  de  cette  admirable  jeune  femme  se  trou- 
vait, pour  quelques  joure,  à  côté  d'une  tête  de  vieillard,  la  plus  belle 
œuvre  de  Rembrandt  que  possède  l'Italie. 

Ce  fut  pour  moi  comme  une  révélation.  Malgré  la  différence  de 
sujet,  malgré  l'éloignement  du  but  que  l'un  et  l'autre  s'étaient  pro- 
posé, il  y  a  dans  leurs  sentiments  une  telle  connexité,  dans  leurs 
moyens  de  telles  analogies,  que  si  l'on  ne  peut  dire  que  le  Titien  soit 
le  Rembrandt  de  l'Italie,  on  peut  affirmer  que,  sous  certains  rap- 
ports, Rembrandt  est  le  Titien  du  Nord. 

Pour  être  juste,  toutefois,  nous  devons  reconnaître  que  supérieur 
par  l'invention  et  plus  profondément  penseur  que  son  rival  véni- 
tien, le  maître  hollandais  lui  est  de  beaucoup  inférieur  dans 
l'expression  de  la  beauté.  Comme  une  foule  d'autres  peintres  hol- 
landais, Rembrandt  paraît  n'avoir  pas  eu  le  sens  du  beau.  C'est 
une  note  qui  lui  fait  absolument  défaut.  Il  manque  souvent  de 
goût,  et  son  pinceau  caresse  des  laideurs  repoussantes  avec  la  même 


614  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

ceaux .  Ils  ne  sont  pas  les  seuls  du  reste  dans  ce  cas ,  et  au-dessus 
de  cette  joyeuse  phalange ,  la  dominant  de  toute  la  hauteur  de  leur 
humour,  Adriaan  Van  Ostade  et  Jan  Steen,  parla  finesse  et laprofon* 
deur  de  leur  observation,  par  la  sagacité  de  leur  coup  d'œil,  la 
vérité  de  leur  touche  et  la  sincérité  de  leur  exécution,  transforment 
en  scènes  de  haute  comédie  des  anecdotes  délicates,  qui  pourraient 
dégénérer  sans  cela  en  crapuleux  vaudevilles.  Chez  eux  les  carac- 
tères apparaissent,  les  passions  se  montrent,  les  appétits  se  dévoilent, 
l'homme,  en  un  mot,  se  révèle.  Tout  aussi  fins  de  touche  que  Ter- 
burg  et  Metzu ,  ils  sont  encore  plus  maîtres  de  leur  sujet  et  plus 
complets,  parce  qu'ils  ont  davantage  de  modèles,  et  que  ceux-ci, 
loin  de  poser,  s'abandonnent  sans  y  penser  à  toute  la  fougue  de  leur 
tempérament. 

C'est  aussi  la  façon  merveilleuse  dont  ils  comprennent  la  nature 
et  la  rendent  qui  place  les  paysagistes  hollandais  parmi  les  plus  forts 
et  les  plus  puissants  maîtres  de  l'art.  Dans  l'école  vénitienne,  ils 
n'ont  ni  concurrents,  ni  émules,  et  cela  se  comprend.  La  cité  des 
Lagunes,  sans  arbres  et  sans  verdure,  ne  pouvait  guère  sentir 
la  poésie  de  ces  frais  paysages,  dont  elle  ignorait  jusqu'à  l'exis- 
tence. Dans  les  autres  écoles  anciennes,  on  leur  trouverait  diffi- 
cilement quelques  rivaux.  Pour  toutes,  en  effet,  le  paysage  ne 
fut  jamais  qu'un  décor.  Il  appartenait  aux  artistes  hollandais  de 
nous  apprendre  à  aimer  la  nature  pour  elle-même  ;  il  leur  appar- 
tenait de  révéler  au  monde  surpris  et  charmé  les  splendeui*s  du 
vrai  paysage,  sans  ruines  et  sans  palais,  sans  nymphes  et  sans 
colonnades. 

Sous  ce  rapport,  ils  firent  une  vraie  conquête,  et,  au  nom  de  l'art, 
nous  devons  une  étemelle  reconnaissance  à  Van  Goyen  et  Wijnands, 
qui,  l'un  sur  les  fleuves  et  l'autre  dans  les  bois,  furent  les  initia- 
teurs d'un  art  nouveau,  à  la  fois  si  complet  et  si  simple. 

Sur  les  traces  de  ces  explorateurs  de  la  nature,  Salomon  Van 
Ruisdaël  et  son  frère  Jacob,  Isaac  Van  Ostade,  Hobbema  et  Paul 
Potter  s'élancent,  dépassant  leurs  maîtres.  A  leur  suite,  et  grftce  à 
leurs  leçons ,  le  monde  stupéfait  se  met  à  admirer  les  arbres ,  les 
vertes  prairies  et  les  sombres  feuillages ,  le  ciel  et  les  eaux ,  auprès 


L\    l'I'INTlIRF,   lIOLLA.XDAISr:.  .fiOf) 

jetixdc  lumici-e  et  sa  couleur  dorée,  mais  lui  non  plus  n'alla  point 
an  delà  des  procédés  extérieurs,  et  la  flamme  du  maître  n'embrasa 
jamais  ses  étranges  compositions. 


J-KAHK      HALS.P.  J 

AMSTIÎUDAM 
Ul'.1tilll(le^< ,  par  Pranj  Hal«. 


Philippe  de  Koninck,  lui,  se  spécialisa.  Ijcs  grandes  étendues  de 
paysages  dont  il  avait  appris  chez  l'auteur  des  Trois  Jrbres  à  com- 
prendi'e  l'austère  poésie   l'attirèrent  et  le  retinrent  ;   tandis   que 


610  AMSTERDAM   ET  VENISE. 

Maas,  au  contraire,  s'enfermait  dans  des  k  intérieurs  »  discrets, 
y  emprisonnait  avec  lui  un  rayon  de  lumière  rembranesque,  et 
se  familiarisait  avec  ces  hardis  empâtements  qui  donnent  du  relief 
aux  moindres  détails.  Quant  à  Fabricius  et  à  J.  Victoors,  leurs 
œuvres,  aujourd'hui  ou  perdues  ou  confondues  avec  celles  du 
maître,  ne  nous  permettent  guère  de  les  juger  à  leur  valeur; 
mais  le  peu  que  nous  en  savons  nous  dit  assez  quels  artistes  ils 
surent  être. 

GérardDow  sortit  aussi  de  cet  atelier.  Il  n'avait  pu  y  comprendre  et 
y  apprendre  que  la  technique  du  métier  ;  mais  dans  ce  coin  réduit  de 
l'art  il  excella,  dépensant  son  temps  et  son  talent  à  écrire  toutes  les 
tiges  d'un  balai,  à  tracer  tous  les  poils  d'une  barbe,  les  cils  des 
yeux,  faisant  voir  les  trames  de  ses  étoffes,  laissant  compter  les 
points  de  ses  broderies  et  les  fils  de  ses  dentelles;  mais  enveloppant 
toutes  ces  futilités  dans  une  admirable  lumière,  et  noyant  dans  des 
ombres  merveilleuses,  dont  il  avait  dérobé  le  secret  à  son  mattre,  les 
parties  accessoires  de  ses  tableaux.  Ses  imitateurs,  car  son  petit 
genre  fit  école,  Frans  Miéris,  Van  Toi,  etc.j  etc.,  atteignirent  à  sa 
finesse,  mais  non  pas  à  sa  couleur.  Il  leur  manqua  toujours  ce 
soleil  rembranesque  qui  donne  à  Gérard  Dow  un  charme  excep- 
tionnel. Leur  lumière  est  grise,  triste  et  blafarde,  et  Schalken,  qui 
vient  après  eux,  désespérant  de  pouvoir  les  égaler,  éclaire  ses  com- 
positions à  la  lueur  fumeuse  d'une  chandelle. 

Si  Gérard  Dow  rapetissa  la  manière  du  maître  et  amoindrit  son 
enseignement,  on  peut  dire  que  Van  Hoogstaten  le  renia  tout  h 
fait.  Quant  à  Johannes  Vermeer  et  Pieter  de  Hoog^  qu'on  cherche 
à  rattacher  à  l'école  de  Rembrandt,  ils  peuvent  être  de  la  même 
famille  en  tant  que  peintres,  comme  lui-même  est  parent  du 
Titien,  mais  ils  ne  sortent  certainement  pas  de  son  atelier.  Tous 
deux  apprirent  leur  art  à  Delft.  Contemporains  dans  le  sens  le  plus 
étroit  du  mot)  dès  leur  vingtième  année,  reçus  maîtres  par  la  Gilde 
de  Saint-Luc,  ils  n'eurent  certes  point  la  pensée  d'aller  apprendre 
à  Amsterdam  des  secrets  qu'ils  possédaient  déjà. 

lies  maîtres  en  ce  temps  ne  manquaient  point  du  reste  en  Hol- 
lande. Chaque  ville  eti  possédait  quelques-uns;  et  le  sceptre  du 


LA   PEINTURE   HOLLANDAISE.  OU 

portrait  était  disputé  à  Rembrandt  par  des  talents  de  premier 
mérite.  Deux  surtout  dans  le  nombre  sont  dignes  qu'on  les  cite  et 
qu'onles  admire  :  Frans  Hais,  coloriste  merveilleux,  et  Van  der  Helst, 
dessinateur  hors  ligne.  Autant  Fun  a  de  fougue  dans  sa  brosse, 
autant  l'autre  possède  de  vérité  calme  et  puissante  dans  son  soi- 
gneux pinceau.  Si  l'un  quelquefois  s'emporte,  l'autre,  toujours 
maître  de  soi,  n'exprime  rien  qu'il  n'ait  contrôlé  sur  le  modèle,  et 
écrit  sa  peinture  comme  un  comptable  tient  ses  livres.  Tous  deux 
ont  produit  de  grandes  et  belles  œuvres.  Leur  talent  resplendit 
d'un  éclat  différent  ;  joyeux,  bruyant  tapageur,  d'un  côté,  calme, 
réfléchi,  sérieux,  exact,  de  l'autre;  mais  des  deux  parts  brillant 
et  noble. 

D'autres  peignirent  encore  le  portrait  :  Cuyp,  Terburg,  Metzu 
et  l'Allemand  Netscher  ;  mais  à  l'exception  de  ce  dernier,  qui  se  fit 
une  spécialité  de  u  pourtraire  »  les  jolies  patriciennes  vêtues  de 
satin  blanc,  c'est  plutôt  dans  d'autres  genres  que  tous  ces  habiles 
artistes  se  sont  illustrés.  Cuyp,  un  enfant  de  Dordrecht,  célébra 
d'abord  la  Meuse.  Son  pinceau  filial  en  retraça  avec  amour  les  rivages 
verdoyants,  les  longues  allées  touffues,  les  grasses  prairies  et  les 
plantureux  bestiaux.  Puis,  s'élevant  par  degrés,  il  nous  montra  les 
gentilshommes  de  son  temps,  nous  initia  à  leurs  cavalcades  et  a 
leurs  parties  de  chasse,  pour  arriver  enfin  jusqu'au  portrait. 

Terburg  et  Metzu,  eux,  se  réfugièrent  dans  les  conversations 
galantes^  dans  les  chambres  à  coucher  et  dans  les  frais  boudoirs. 
C'est  la  vie  à  la  fois  élégante  et  raffinée  du  patriciat  hollandais 
qu'ils  nous  montrent,  et  leur  brosse  délicate  et  charmante  nous  en 
détaille  bien  moins  les  préoccupations  que  les  plaisirs.  Avec  de 
minces  compositions,  ils  arrivent  à  écrire  de  petites  pages  d'histoire, 
et  se  font  les  Dangeau  d'une  époque  qui  n'a  point  encore  eu  de 
Michelet.  Bien  qu'au  point  de  vue  chronologique  ils  ne  soient  que 
les  continuateurs  d'E.  Van  de  Velde,  de  Dirck  Hais  et  des  vieux 
peintres  de  conversation,  ils  se  révèlent  cependant  les  créateurs  d'un 
genre  où,  s'ils  ont  pu  trouver  quelques  imitateurs,  ils  n'ont  pas 
rencontré  de  rivaux. 

Mais  ces  peintres  d'élégances  patriciennes  ne  pouvaient  point 


618 


AMSTERDAM   ET   VENISE. 


mytholo^iades  qu'elle  ti-ouva  la  mort.  Avec  Gérard  de  Lairesse, 
elle  quitta  les  joyeuses  demeures  hollandaises  pour  s'envoler  vers 
les  nuages,  d'où,  nouvel  Icare,  elle  tomba  mortellement  blessée 
entre  les  bras  du  chevalier  Vau  der  Werff,  pour  s'en  aller  mourir 
entre  ceux  du  bon  monsieur  Van  Brée, 


AMSTERDAM 
LeDeucrI,  par  Heda.